(Paru à Bruxelles en 1910, chez Lebègue et Cie)
(page 151) Le traité de Londres du 11 mai 1867 qui mit fin au conflit, devenu aigu, de la France et de la Prusse, à propos du Grand-Duché de Luxembourg, fut suivi d'une accalmie. Celle.ci cependant ne dura guère. En apparence, la paix était assurée. Elle restait cependant éphémère et fragile. Un duel était inévitable : une cause avait disparu ; une autre surgirait. Le 31 juillet, le Roi, qui entretenait d'intimes relations avec la Cour d'Angleterre, écrivait à Frère-Orban que « tous les renseignements extérieurs étaient sombres » et « qu'on était très inquiet à Londres de l'état des rapports de la France et de la Prusse «
L'Empereur Napoléon. après le traité de Londres, comme avant, restait privé des compensations territoriales, vers lesquelles, dès Sadowa, avaient tendu ses efforts. La politique dilatoire de Bismarck avait découragé les offres faites pour obtenir de la Prusse licence de mettre la main sur la Belgique. L'affaire du n'avait pas mieux réussi que l'affaire belge.
Les avocats de l'Empire avaient vainement essayé de faire illusion à l'opinion publique française en célébrant le morcellement de l'ancienne Confédération germanique, divisée en trois groupes séparés, à l'est (page 152) l'Autriche, au nord la Prusse, au sud les Etats de la rive gauche du Mein. Bismarck avait brutalement et d'un coup mis en poussière la « théorie des trois tronçons » développée naïvement au Corps législatif par Rouher, en divulguant, le jour même, les traités d'alliance négociés par la Prusse, dès août 1866, avec les Etats du Sud, préliminaires de l'unité impériale allemande (18 mars 1867. Le 19, le journal officiel prussien publia les traités d’alliance avec Bade et la Bavière).
Les échecs, les désillusions se répétaient. La tactique était mauvaise. On en imagina une différente, plus ingénieuse, indirecte et qu'on espéra plus féconde en profits positifs. On retira les diplomates pour mettre en avant les hommes d'affaires. Les combinaisons économiques furent substituées aux plans de conquête. A défaut d'annexion territoriale, on se contenterait d'une annexion commerciale, en se rendant maître des tarifs douaniers et des chemins de fer. On s'assurerait à la fois la régie des marchés et la disposition d'importantes lignes stratégiques, en prévision d'une guerre avec la Prusse.
C'est ainsi que naquit en 1868 1'incident franco-belge, dont l'origine parut n'être d'abord qu'une spéculation financière et qui, bientôt, trahit, en se développant, des desseins plus profonds et prit les proportions d'un incident de politique internationale.
La figure de Frère-Orban s'y dessine au premier plan. Frère, le 3 juin 1868, avait assumé la direction du cabinet, la suite de la retraite de Rogier, qui fut remplacé aux affaires étrangères par M. Jules Vanderstichelen, alors ministre des travaux publics, tandis que la gestion de ce dernier département était attribuée à Alexandre Jamar. Lui-même conserva l'administration des finances, mais dès que les difficultés diplomatiques surgirent, il prit en main la (page 153) conduite des négociations, alla en personne les poursuivre à Paris et revint à Bruxelles victorieux.
L'affaire de 1869 est peu connue. Elle ne se révèle dans nos Annales parlementaires que par la discussion sommaire et discrète de la loi du 23 février, qui, frappant mortellement l'entreprise financière en voie d'exécution, ouvrit la phase diplomatique du conflit et mit directement aux prises les deux gouvernements. Elle s'agita dans les cabinets de ministres et d'ambassadeurs, à l'abri des investigations du public que renseignaient seulement, dans le temps même, d'incolores notes officieuses et des interprétations partiales ou fantaisistes. L'histoire n'en a pas été faite encore complètement et au point de vue national. Van de Weyer en donne un aperçu d'une extrême concision dans ses Relations extérieures de la Belgique (Patria Belgica, t. II).
Sybel en a tracé un raccourci dans sa Fondation de l’Empire Allemand (Die Bgründing des Deutschen Reiches durch Wilhelm I, t. VII, pp. 82 et suivantes).
Emile Ollivier, de son coté, lui a consacré un chapitre dans le XIème volume de son Empire libéral, sous le titre : L'Hallucination des chemins de fer belges. Cette esquisse pittoresque et marquée d'une noble préoccupation d'exactitude et d'équité, jette plus de lumière du côté français de la question que du côté belge. On ne saurait s'en étonner, puisque c'est des sources françaises que l'éminent écrivain a naturellement puisé.
Il nous est heureusement possible de mettre les choses au point, d'établir nettement les faits et les intentions, grâce à Frère-Orban lui-même, dont les notes sur cet épisode de sa carrière sont appuyées de documents authentiques : nous les avons largement mis à profit.
(page 124) La Compagnie française de l'Est fut l'instrument dont se servit le gouvernement impérial. Elle projeta de se mettre en possession de quelques-unes de nos principales lignes de chemin de fer ; cette tentative ne fut pas un acte isolé. Pour en comprendre la portée, il faut la rattacher aux incidents qui l'accompagnèrent ; elle se caractérise surtout par ceux qui l'ont précédée. On y perçoit alors un plan politique clairement dessiné et poursuivi avec logique et persévérance.
Quelques mois après l'avortement des négociations que l'Empire français avait engagées avec le souverain des Pays-Bas en vue de s'annexer le Grand-Duché de Luxembourg, la Compagnie de l'Est s'assura la direction exclusive des voies ferrées grand-ducales.
Cette opération d'accaparement avait été longuement préparée et graduellement accomplie. Il importe d'en suivre, depuis l'origine, les phases progressives.
Les chemins de fer du Grand-Duché avaient été concédés la Compagnie Guillaume-Luxembourg. Celle-ci en avait, par une convention du 6 juin 1857, affermé l'exploitation à la Compagnie de l'Est français.
Le cahier des charges de la concession, en prévision de telles conventions, réservait le pouvoir d'approbation du gouvernement et le droit pour (page 155) celui-ci d'obtenir la préférence à conditions égales. Avant toute approbation, avant d'avoir mis le gouvernement luxembourgeois en demeure d'user de son droit de préférence, la Compagnie de l'Est s'était mise en possession. La ratification de l'Etat s'était fait attendre pendant huit ans. Dans l'entre-temps. la Compagnie Guillaume-Luxembourg avait obtenu le prolongement de sa ligne septentrionale, en territoire belge, de Pepinster à Spa, et, à cette occasion, la Compagnie de l'Est avait abandonné une partie de l'exploitation dont elle était chargée dans le Grand-Duché à la Compagnie du Luxembourg belge. Ces arrangements n'avaient pas davantage reçu la sanction du gouvernement grand-ducal. Ce n'est qu'en 1865 que la sanction avait été accordée par une convention des 29 et 30 septembre, intervenue entre le gouvernement et la Compagnie Guillaume-Luxembourg, et qui portait approbation, moyennant certaines modifications et garanties, du traité primitif d'exploitation du 6 juin 1857.
Telle était la base sur laquelle on allait échafauder une plus large entreprise.
La compétition qui se produisit en 1867 entre la France et la Prusse pour la possession du Grand- Duché fit naître dans l'esprit de financiers ingénieux et hardis une vaste combinaison, reposant sur la coopération des intérêts privés de la Compagnie Guillaume-Luxembourg et des intérêts politiques du gouvernement français.
La Société Guillaume-Luxembourg était dans une situation précaire. Elle recevait de la Compagnie de l'Est une redevance proportionnelle à la recette kilométrique et qui, d'un minimum de 35 p. c., pouvait s'élever jusqu'à 60 p. c. Le produit de cette redevance n'était guère satisfaisant. Le sort des obligataires était incertain. La cote des actions était en baisse.
On se tourna vers la Compagnie de l'Est et bientôt (page 156) l'on obtint d'elle, sous la garantie du gouvernement français, une modification extraordinaire des clauses financières du traité du 6 juin 1857. (Note de bas de page : On avait, dit-on, fait des offres d'abord à Berlin. Tout au moins in persuada à Paris que la concession du Guillaume-Luxembourg pourrait être reprise par une société prussienne.)
A la redevance calculée sur la recette kilométrique fut substituée une annuité fixe et invariable de 3 millions. La Compagnie de l'Est reprenait à son compte, et pour 45 ans à partir du janvier 1868, l'exploitation par son matériel, son personnel et ses propres moyens, de tous les chemins de fer concédés à la Société grand-ducale, tant dans le Grand-Duché que sur le territoire belge. L'Est se subrogeait à la Compagnie Guillaume-Luxembourg dans les conventions conclues par celle-ci avec la Société belge du Grand-Luxembourg, relatives notamment à l'exploitation de la ligne de Pepinster à Spa. La Compagnie Guillaume-Luxembourg était affranchie de toutes les dépenses que le traité de 1857 avait laissées à sa charge, et ne subsistait plus en somme que pour toucher l'annuité et la répartir entre ses actionnaires et ses créanciers.
La convention fut signée le 21 janvier 1868. La Compagnie de l'Est faisait une affaire onéreuse, l'annuité de 3 millions qu'elle s'obligeait à payer correspondant à un produit kilométrique de 23,000 francs, tandis que le revenu des chemins de fer luxembourgeois n'était alors que de 19,000 francs. Mais la garantie de l'Etat français était promise, bien que les lignes fussent en territoire étranger. L'assistance du gouvernement expliquait seule que la compagnie s'engageât dans une telle opération, et cette assistance elle-même ne s'expliquait pas sans un but politique.
La convention du 21 janvier 1868 fut négociée dans l'ombre. Aucun bruit ne transpira des pourparlers en (page 157) cours.
Quand la nouvelle du traité se répandit, elle provoqua une émotion qui se traduisit aussitôt, au Parlement luxembourgeois, par une interpellation adressée au gouvernement. Dans la séance du 8 mai, on demanda au gouvernement si son autorisation était nécessaire pour donner pleine vigueur à la convention et si éventuellement il l’accorderait et à quelles conditions. Le ministre d’Etat, M. Servais, fit connaître qu'il avait exprimé à la Compagnie Guillaume-Luxembourg le regret de n'avoir pas été informé des négociations et de n'avoir pu ainsi veiller aux droits et aux intérêts du Grand-Duché, et qu'il avait formellement réservé les prérogatives du gouvernement luxembourgeois.
Un membre de l'assemblée, M. Norbert Metz, fit ressortir la gravité des modifications qui venaient d'être apportées, à l'insu de l'autorité supérieure, au régime de 1857. « Il y a une différence énorme, dit-il, entre le premier concessionnaire, qui n'avait d'autre but que l'exploitation des chemins de fer du Luxembourg seulement, dont les intérêts étaient les mêmes que ceux du pays, et une société qui a 2,500 à 3,000 kilomètres de chemin de fer dans un autre pays, dont l'intérêt peut avoir une certaine influence sur l'exploitation de nos chemins. Si la société était libre d'exploiter comme elle l'entend, sans devoir respecter les intérêts du pays, sans contrôle de la part du gouvernement, ce serait une abdication complète ; ce serait pour le Luxembourg une situation dangereuse et qui compromettrait tout son avenir. »
Sous le régime des conventions primitives, la Société Guillaume-Luxembourg, dont les intérêts étaient identiques ceux du Grand-Duché, continuait à exploiter conjointement avec l'Est ; aucune mesure ne pouvait être prise sans le consentement du Guillaume-Luxembourg. Un comité mixte décidait de toutes les questions concernant l'exploitation.
En (page 158) vertu des nouveaux arrangements, toutes ces garanties s'évanouissaient : « Le Guillaume-Luxembourg, constata M. Metz, disparaît complètement, et, avec lui, le comité mixte. La seule société qui reste maîtresse de nos chemins de fer, c'est cette société étrangère, qui nous inquiétait déjà, lorsqu'il s'agissait de lui céder l'exploitation. Aujourd'hui elle est, pour ainsi dire, propriétaire de nos voies ferrées ; elle n'a plus à ses côtés le Guillaume-Luxembourg, qui représentait les intérêts du pays » (compte rendu des séances de l’assemblée des Etats du Grand-Duché de Luxembourh, Session ordinaire et extraordinaire de 1867-1868, 18ème séance).
Rien ne devait arrêter cependant l'exécution de la convention du 21 janvier 1868.
Le 28 avril, les actionnaires de l'Est ratifiaient la convention, sous la réserve du vote par le Corps législatif des clauses financières ayant pour effet d'engager la garantie de l'Etat. Le 29, les actionnaires du Guillaume-Luxembourg donnaient à leur tour leur approbation.
Le gouvernement français, sans prendre souci des réserves, des scrupules, des résistances du gouvernement luxembourgeois, saisit le 12 mai le Corps législatif d'un projet de loi accordant la garantie de l'Etat. Le 20 juin, le projet fut voté.
Ainsi, des chemins de fer établis en pays étranger se trouvaient soumis à la garantie de l'Etat français, sans que le gouvernement territorial eût même été consulté. Il y avait une ingérence peu en harmonie avec le droit et qui blessait toutes les convenances internationales. (Note de bas de page : La garantie fut appliquée à la ligne de Spa à la frontière du Grand-Duché, à l’insu du gouvernement belge. Le fait ne fut révélé à celui-ci que par les investigations auxquelles il se livra, lorsque naquit l’incident de 1869. Note de Frère-Orban.)
(page 159) Le gouvernement grand-ducal fit de vains efforts pour se défendre. Le vote de la loi de garantie aggravait sa position, en le plaçant directement en face du gouvernement français. Une brochure luxembourgeoise publiée à cette époque disait avec raison : « Ce n'est que parce que le Grand-Duché forme un Etat très faible, que l'on a agi sans tenir compte de lui. »
Il ne restait au Grand-Duché qu'à plier et reconnaître les faits accomplis. Il ne pouvait secouer le joug de la Compagnie de l'Est, ni échapper la pression du gouvernement français. En vertu d'une convention du 5 décembre 1868. approuvée par arrêté royal du 13 janvier 1869, et moyennant quelques concessions plus apparentes que réelles, la convention du 21 janvier 1868 fut définitivement approuvée.
(page 161) « Une veine financière à exploiter venait d'être trouvée. On avait découvert un acheteur politique pour les chemins de fer en détresse, et disposé à les bien payer. » Ainsi s'exprime Frère-Orban dans un écrit inachevé, contenant un historique resté incomplet de l'incident francobelge de 1869. (Note de bas de page : Cet écrit fut rédigé en 1870, après la chute du-cabinet libéral. Il intitulé : Exposé des causes du conflit franco-belge.)
La région orientale de la Belgique était parcourue par deux réseaux importants, qui constituaient le prolongement, au nord, du réseau grand-ducal, et avaient été concédés des sociétés belges, la Grande Compagnie du Luxembourg (Note de bas de page : On appelait communément « le Grand-Luxembourg » le réseau exploité par cette compagnie. Nous nous servirons fréquemment de cette expression) et la Compagnie du Chemin de fer liégeois-limbourgeois. Les membrures saillantes de ce vaste organisme affectaient les formes suivantes : une ligne partant de Luxembourg et traversant d'abord le Grand-Duché. suivait la frontière belge par Gouvy et Stavelot, atteignait Spa et se prolongeait de Spa à Pepinster. Appartenant au Guillaume-Luxembourg, elle était exploitée par l'Est. A Pepinster, elle rencontrait le chemin de fer de l'Etat belge de Liége à Verviers. (page 161) Près de Liége, s'embranchait sur la ligne de l'Etat, une ligne qui, touchant Tongres et Hasselt, rejoignait la frontière hollandaise et se dirigeait vers le Moerdyk, sur lequel on projetait alors de jeter un pont. Elle appartenait à la Compagnie du Liégeois-Limbourgeois. Le jour où le pont sur le Moerdyk serait construit, une grande voie internationale mettrait donc les ports d'Amsterdam et de Rotterdam en communication directe avec le Grand-Duché, l'est de la France et la Suisse.
D'autre part, la Compagnie du Grand-Luxembourg exploitait une ligne, qui, prenant naissance à Luxembourg, se divisait Marloie en deux branches, dont l'une courait, par la vallée de l'Ourthe, sur Liège, tandis que l'autre, touchant Namur, aboutissait à Bruxelles.
Aucune des deux sociétés belges n'était en 1868 dans une situation rassurante. Le Grand-Luxembourg avait autrefois traversé une crise pénible. De graves fautes administratives avaient été commises et avaient provoqué en 1855 des récriminations au Parlement (Chambre des représentants, 5, 6, 7 février et 31 mai 1855). Le bilan de 1861 accusait 17 millions de pertes pendant la construction. Dans la suite, sous l'impulsion d'une administration nouvelle et la direction de mains expertes, le sort de la société s'était relevé. Mais l'une de ses lignes, celle de l'Ourthe, produisait des recettes inférieures ce qu'on en attendait, et, bien que l'Etat eût accordé en faveur de cette ligne, la garantie d'un minimum d'intérêt, ce mécompte réagissait sur l'ensemble de l'affaire. Les dividendes en 1866 et 1867 avaient dépassé 4 p. c., mais l'entretien des voies et du matériel était insuffisant et de lourdes charges grevaient l'avenir.
Quant au Liégeois-Limbourgeois, l'exploitation de (page 162) son réseau avait été affermée une compagnie hollandaise, la Société des Chemins de fer néerlandais, que cette opération frappait de pertes considérables et qui, atteinte d'une part par le déficit, obligée d'autre part de payer une redevance élevée, avait fini par se trouver gravement menacée.
Le marché de l'Est français avec le Guillaume-Luxembourg venait de se conclure. L'un des hommes d'affaires qui l'avaient négocié, et qui avait dans le Guillaume-Luxembourg d'importants intérêts, était en même temps président du conseil d'administration du Liégeois-Limbourgeois. C'était M. de Hirsch, esprit audacieux et fertile, grand capitaine de finance, enclin aux entreprises aventureuses, merveilleusement doué pour y réussir, disposant à Paris de nombreuses et fortes relations. M. de Hirsch offrit le Liégeois-Limbourgeois à l'Est français et ouvrit la voie aux offres du Grand-Luxembourg.
Le plan était bien conçu et propre à séduire le gouvernement français, dont la garantie devait être, dans la reprise des chemins de fer belges, comme dans celle des voies grand-ducales, un élément indispensable de l'opération. La Compagnie de l'Est n'avait aucun motif propre d'étendre à ce point son champ d'action. Elle pouvait, par des conventions de service mixte, s'assurer le trafic, qu'auraient convoité peut-être des lignes concurrentes, et il ne se concevait point qu'elle l'achetât par des conventions d'exploitation qui lui imposaient des charges et l'exposeraient à des pertes.
Au point de vue économique et politique, l'affaire se présentait comme aussi avantageuse pour la France que menaçante pour la Belgique.
Une puissante compagnie française, placée dans la main du gouvernement impérial, agissant pour lui et sous son influence, acquérait, par l'exploitation des deux réseaux qui sillonnaient l'est de la Belgique, une (page 163) action prépondérante sur nos intérêts industriels et pouvait mettre en péril jusqu'à la neutralité belge.
Une difficulté matérielle cependant s'opposait à la réalisation de la combinaison en ce qui concernait le Liégeois-Limbourgeois.
Les chemins de fer du Grand-Luxembourg se rattachaient directement au réseau Guillaume-Luxembourg. Il n'en était pas de même du Liégeois-Limbourgeois dont les voies s'arrêtaient à Liége. Il y avait là une solution de continuité. L'Est, arrivé à Pepinster, y rencontrait la ligne de l'Etat et ne pouvait rejoindre le Liégeois-Limbourgeois Ans qu'en parcourant un chemin de fer exploité par le gouvernement belge. On comprit tout ce qu'il y avait d'absurde à unifier l'exploitation de deux lignes qui ne se joignaient point.
M. de Hirsch se mit l'œuvre pour faire disparaître l'obstacle. Il demanda, le 31 octobre 1868, la concession des chemins de fer du plateau de Herve, qu'une loi récente autorisait le gouvernement à accorder. Il proposait des modifications au tracé, consistant à faire aboutir le nouveau chemin de Ier d'une part à Pepinster, de l'autre à la Meuse, où il s'unirait au Liégeois-Limbourgeois. Sur un rapport de l'administration compétente qui mit au jour la pensée inspiratrice de la demande, celle-ci fut repoussée par le gouvernement le 23 novembre.
On ne se découragea pas cependant. Le 22 décembre, la Compagnie du Liégeois-Limbourgeois sollicita l'autorisation de se substituer la Compagnie de l'Est français pour l'exploitation de son réseau ; et l'on vint même soumettre verbalement au gouvernement la question de savoir s'il ne consentirait pas au passage des trains de l'Est sur la ligne de l'Etat. Il fut répondu qu'il n'y avait pas à délibérer sur pareille proposition Quant la demande de substitution, le gouvernement n'y répondit point sur l'heure, la jugeant (page 164) dépourvue d'objet, par suite du refus opposé à la jonction des lignes.
Mais il ne savait pas alors que, malgré tout, le 12 décembre une convention provisoire de cession avait été signée par les représentants du Liégeois-Limbourgeois et de l'Est ; il ne savait pas davantage que quatre jours auparavant, le 8 décembre, une convention analogue était intervenue entre l'Est et le Grand-Luxembourg. (Note de bas de page : La révélation de ces faits ne fut obtenue qu’ultérieurement, dans un entretien du ministre de Belgique à Paris avec le président du conseil d’administration de la Compagnie de l’Est et par une lettre de M. Jacqumin, directeur de l’exploitation de l’Est, à un haut fonctionnaire de l’Etat belge, en date du 15 février 1869 (FRERE-ORBAN, Expose des causes du conflit franco)belge.)
Bientôt la lumière allait se faire sur le caractère et le but des combinaisons qu'on poursuivait. La négociation du Grand-Luxemb0urg avec l'Etat préoccupait le gouvernement, sans qu'il eût réussi jusque-là à en pénétrer le secret, adroitement gardé.
Il ne connut la vérité qu'au dernier jour. Instruit par l'expérience du Grand-Duché, il comprit qu'on se réservait de passer outre à sa volonté, et de le contraindre ensuite à capituler, de le traiter comme on avait traité, sans scrupules ni ménagements, le gouvernement luxembourgeois. Il prit aussitôt d'énergiques mesures de défense. Et son attitude résolue fit s'effondrer les tentatives dont il était menacé.
Il importe, avant d'en arriver à ce point, d'exposer les préliminaires de l'affaire du Grand-Luxembourg, afin d'éclairer les incidents qui vont se passer et ouvrir la crise politique.
La Grande Compagnie du Luxembourg dont les actions appartenaient, pour une part considérable, à des capitalistes d'Angleterre, était administrée par un conseil où, à côté de plusieurs financiers anglais, (page 165) siégeait M. Tesch, ancien ministre de la justice et ministre d'Etat, homme de vouloir opiniâtre, de solide souche ardennaise, au parler libre et rude, jurisconsulte rompu aux finesses du droit, homme d'affaires consommé.
Au mois de janvier 1868, les négociations engagées entre la Compagnie de l'Est et le Guillaume-Luxembourg, pour la reprise complète des lignes grand-ducales, avaient abouti. En Belgique, M. Alexandre Jamar, à la suite du remaniement du cabinet, entrait au ministère des travaux publics. A peine en avait-il pris possession qu'il reçut la visite de M. Tesch. Celui-ci l'entretint de la situation de la Compagnie du Luxembourg, qu'il représenta comme compromise par la création récente de groupes puissants d'exploitation, par l'isolement et les dangers de concurrence qui en résultaient pour elle ; il lui fit part du désir de la Compagnie, dans ces circonstances, de céder son réseau à l'Etat et, si ce souhait ne se réalisait pas, de négocier avec d'autres compagnies en vue d'opérer une fusion ou toute autre combinaison qui offrirait au Grand-Luxembourg les garanties de sécurité dont il avait besoin. (TESCH, Traité du 8 décembre1868 entre la grande Compagnie du Luxembourg et la Société du Chemin de fer de l’Est. Les faits tels qu’ils ont été exposés et tels qu’ils se sont passés, Arlon, 1870).
Aucune proposition ne suivit toutefois ces ouvertures. On ne soupçonna point qu'il pût être question d'une cession une société étrangère ; on crut que c'était avec le Grand-Central que la Compagnie du Luxembourg songeait à s'entendre, et c'est au point de vue d'un arrangement de cette nature qu'un projet de rachat éventuel fut examiné par les administrations des travaux publics et des finances (FRERE-ORBAN, Exposé des causes du conflit franco-belge (en manuscrit).
(page 166) Dans les premiers jours de mars 1868, M. Tesch revint la charge. M. Jamar lui demanda s'il avait des propositions à lui soumettre. M. Tesch répondit que le moment ne lui paraissait pas venu d'en faire, que la question intéressait le département des finances et que tout dépendait du point de savoir si M. Frère-Orban était ou non disposé à entrer dans la voie d'une reprise des chemins de fer. Jusque-là il serait inutile d'entamer des négociations, de faire des propositions ; elles auraient le même sort que celles du Grand-Central (TESCH, op. cit.). C'était une allusion des négociations récentes entre le Grand-Central et l'Etat, lesquelles n'avaient point abouti à raison des conditions financières de l'opération, jugées onéreuses par le gouvernement. M. Jamar promit de se mettre en rapport avec son collègue des finances,
En avril, les administrateurs du Grand-Luxembourg eurent avec le ministre des travaux publics une entrevue, au cours de laquelle ils l'interrogèrent sur les intentions du gouvernement. Ces intentions n'étaient pas arrêtées. M. Jamar entretint le conseil des ministres de l'affaire et celle-ci fut mise à l'étude (note de Frère-Orban). Le problème était grave et complexe. Les avis des administrations compétentes furent divergents.
« Le département des travaux publics, écrit Frère-Orban, voyait de grands inconvénients dans une fusion éventuelle du Grand-Luxembourg avec le Grand-Central ; le département des finances ne partageait pas ces appréhensions. Il persistait d'ailleurs à penser que la question de savoir s'il convenait d'opérer la reprise des chemins de fer concédés devait avant tout être examinée dans son ensemble ; qu'une fois entré dans la voie du rachat, il serait impossible de s'arrêter ; que (page 167) déjà le Grand-Central avait fait les mêmes ouvertures que le Luxembourg et qu'on n'avait pas jugé opportun d'y donner suite ; qu'il s'agirait de savoir si l'on allait changer de système et remettre le monopole exclusif des transports par chemin de fer dans les mains de l'Etat, et que, sous ce rapport, les avantages industriels et commerciaux devaient être mûrement considérés, tout autant que les inconvénients politiques et financiers qui pourraient résulter de la concentration dans les mains du gouvernement d'une puissance aussi formidable que celle des chemins de fer » (Exposé des causes du conflit franco-belge).
(Note de bas de page : Frère-Orban hésitait à s'engager dans la politique de la reprise totale des chemins de fer par l'État; il l'entrevoyait cependant dès lors comme inévitable et nécessaire dans l'avenir. Les événements de 1869 et le trafic auquel donnèrent lieu le Liégeois-Limbourgeois et le Grand-Luxembourg contribuèrent beaucoup à le raffermir dans cette idée. Dans une note du 15 mai 1869, intitulée « la question des chemins de fer belges au point de vue politique et économique » et qu'il soumit au Roi, il se prononce nettement pour l'avenir, en faveur du système de l'exploitation directe par l'Etat. Cette note avait été, d'après Brialmont, rédigée par Banning (Notice sur Emile Banning Annuaire de l'Académie royale de Belgique, 1900.) Fin de la note.)
Une note du 2 mai, signée de MM. Mercier et Fisco, hauts fonctionnaires du département des finances, conclut énergiquement contre l'idée de la reprise du Grand-Luxembourg par l'Etat (papiers de Frère-Orban).
L'administration du Grand-Luxembourg déduisit des conversations que ses membres avaient eues avec M. Jamar que, quant à présent, le gouvernement belge ne voulait pas, pour des raisons financières ou autres, de l'acquisition ou de la prise à bail de ses chemins de fer (rapport de M ? Fenton à la séance du conseil d’administration tenue à Londres, le 13 mai 1868 (TESCH, op. cit.)).
Aucune décision cependant n'était prise. Aucune n'avait été notifiée. L'affaire restait en suspens. Au mois de juillet le ministre des travaux publics, s'étant (page 168) mis préalablement d'accord avec le ministre des finances, lui proposa d'instituer une commission afin d'examiner d'une manière générale quelles étaient les lignes concédées qu'il serait avantageux d'adjoindre aux chemins de fer de l'Etat, et à quelles conditions celui-ci pourrait s'assurer l'exploitation de ces lignes. M. Jamar continuait s'inquiéter de la fusion du Grand-Luxembourg et du Grand-Central que ses fonctionnaires représentaient comme dangereuse pour les intérêts de l'Etat. La proposition du ministre des travaux publics, bien que verbalement agréée par le ministre des finances, n'eut provisoirement pas de suite et, pendant quelques mois, la question sommeilla. Depuis avril d'ailleurs. la Compagnie du Luxembourg n'avait fait aucune communication directe ou indirecte au gouvernement.
Soudain l'affaire reparut sous une forme nouvelle et inattendue. Le Grand-Central, qu'on n'avait cessé jusque-là d'entrevoir à l'horizon, s'évanouit. L'Est français surgit.
Le 29 octobre, M. Tesch alla voir Frère-Orban et lui fit pressentir que des négociations étaient à la veille de s'engager entre la Compagnie du Luxembourg et la Compagnie de l'Est, en vue de la cession des lignes de la première à la seconde. (Le 1er novembre, M. Tesch renouvela l’avertissement par lettre.)
Que s'était-il passé ? La Compagnie de l'Est, entrée en possession des voies du Guillaume-Luxembourg, avait dénoncé le traité qui réglait avec la Compagnie du Luxembourg belge, la direction des transports et les tarifs communs, et proposé un projet de traité nouveau qui dépouillait cette dernière de la plus grande (page 169) partie de son trafic. Dans la discussion qui s'était engagée entre les représentants des deux sociétés, l'idée avait été suggérée par un administrateur anglais du Grand-Luxembourg, M. Reed, d'une reprise par l'Est français. Et cette proposition avait été immédiatement l'objet d'un examen sérieux. Telle est la version qu'a publiée M. Tesch, en 1870, des débuts de la négociation (TESCH, op. cit.).
La communication qu'il fit Frère. Orban le 29 octobre provoqua de la part de celui-ci une déclaration catégorique : « Je n'hésitai pas un instant, écrit Frère-Orban. Je répondis sur-le-champ : C'est impossible. La Compagnie de l'Est ne peut exploiter chez nous ce réseau de chemins de fer » (Exposé des causes du conflit franco-belge) Frère ajouta qu'il allait, sans retard, procéder à l'étude de la reprise du Grand-Luxembourg par l'Etat. L'exécution ne tarda pas. Le 2 novembre, la commission qu'il avait été question de nommer en juillet, était constituée. Un programme lui fut tracé. Elle se mit à l'œuvre aussitôt, et dès les premiers jours, annonça au secrétaire de la Compagnie du Luxembourg son intention de visiter la ligne.
Cet agent, M. Kremer, avertit M. Tesch qui lui répondit, le 8 novembre, que les commissaires de l'Etat pouvaient, s'ils le jugeaient à propos, parcourir la ligne, mais que cet examen devait se faire en dehors de la compagnie, à raison de pourparlers très sérieux commencés avec une autre société. « Dans cette situation, disait.il, je crois devoir m'abstenir, de crainte de compromettre une négociation, en faisant croire par des actes que je poserais qu'il en existe une parallèle » (TESCH, op. cit.)
(page 170) Cette lettre, communiquée à M. Mercier, directeur général de la Trésorerie et membre de la commission, et montrée par celui-ci au ministre des finances, fut jugée inquiétante.
On n'était donc plus à la veille de pourparlers. Les choses avaient marché rapidement. Les négociations étaient engagées, si loin même qu'on ne pouvait, de peur de les énerver, paraître poursuivre, avec le gouvernement belge, l'examen de la reprise par l'Etat. La perspective de cette reprise était donc abandonnée par le Grand-Luxembourg, pour la recherche d'une fortune meilleure.
Dans cette situation, dit Frère-Orban, deux résolutions furent prises : d'abord de continuer l'examen commencé ; ensuite de s'efforcer de savoir, par l'intermédiaire de la légation belge à Paris, ce qui se passait en réalité entre la Compagnie de l'Est et la Compagnie du Luxembourg.
Les délégués du gouvernement se mirent en rapport avec les agents du Grand-Luxembourg, visitèrent les stations, les hangars. les voies, les arsenaux ; de fréquentes communications eurent lieu entre l'administration de la compagnie, d'une part, les fonctionnaires de l'Etat et le ministre des travaux publics, d'autre part.
Pendant ce temps des investigations se faisaient à Paris. Mais on comprit vite qu'il serait difficile de percer le mystère dont l'opération était entourée.
Notre légation était alors dirigée par le baron Beyens, qui occupa longtemps cet office et y déploya de précieuses qualités de tact et de clairvoyance. C’était un homme du monde accompli, très répandu dans les salons, familièrement reçu aux Tuileries, où, dans le cercle de l'Impératrice, la baronne Beyens brillait par sa beauté et son élégance. Il était souple, fin, très sûr ; il se mit immédiatement en campagne, (page 171) mais quelques jours se passèrent avant qu'il pût recueillir des indications précises. Le 5 décembre, il transmit les premiers renseignements qu'il avait obtenus : la Compagnie de l'Est, après l'acquisition du Guillaume-Luxembourg, avait mollifié ses tarifs, pour détourner sur son réseau le trafic qui se faisait par la ligne du Grand-Luxembourg. Celui s'en était ému. Des pourparlers avaient eu lieu au cours desquels un des représentants de la Compagnie du Luxembourg avait émis cette idée : Pourquoi n'achèteriez-vous pas le chemin de fer ? (Note de bas de page : Cette version sommaire se rapproche assez du récit publié par M. Tesch dans sa brochure déjà citée et que nous avons résumée plus haut.)
Le 10 décembre, le baron Beyens rapporta à Frère-Orban des bruits contradictoires. Selon les uns, l'achat du Luxembourg était confirmé ; selon d'autres, l'affaire avait échoue ; selon d'autres encore, il y avait débat sur le prix. Cependant une personne bien placée pour être au courant croyait à l'aboutissement. Le baron Beyens commençait à soupçonner l'intervention du gouvernement français. La situation de l'Est, qui a une grosse dette, disait-il dans sa lettre du 10 décembre, ne permet pas de croire qu'il fasse pour lui-même une affaire inutile. puisqu'il s'agit d'avantages qui ne risquent pas de lui échapper - et probablement même onéreuse. Il est donc certain qu'il est encouragé par le gouvernement comme pour l'affaire du Guillaume-Luxembourg. Cela se fait à demi-mot entre MM. de Forcade. de Franqueville et Sauvage et peut donc difficilement… être constaté en termes précis… (Note de bas de page : M. Sauvage était directeur de la Compagnie de l’Est, M. de orcade, ministre français des travaux publics, M. Franqueville, directeur général des chemins de fer en France. Fin de la note.)
« Officiellement, ajoutait le distingué diplomate, il (page 172) n'y a rien à faire auprès du gouvernement impérial. Et il recommandait « d'arrêter les choses à leur source » et d'agir sur la société belge. Une autre voie, disait-il encore, serait de donner avis à Paris de l'opposition du gouvernement belge. « L'Est serait sans doute bien aise de sortir d'affaire par ce moyen, que l'Etat ne pourrait lui imputer à mal. L'Est aurait fait preuve de bonne volonté. »
A l'heure où le baron Beyens écrivait cette lettre, l'affaire était faite. Le 8 décembre, un traité provisoire avait été signé. Le 5, prenant les devants, M. Tesch en avait prévenu à Bruxelles le ministre des travaux publics. Il lui avait annoncé que deux ou trois jours plus tard, la convention serait conclue. M. Jamar lui ayant signifié qu'il s'y opposerait, M. Tesch avait répondu que c'était son affaire et non celle des administrateurs du Luxembourg, que chacun avait sa responsabilité à sauvegarder et que si le refus de l'Etat portait préjudice aux intérêts des actionnaires anglais de la Compagnie du Luxembourg, la Belgique aurait des difficultés avec leur gouvernement (TESCH, op. cit.). M. Jamar, très ému à la suite de cette entrevue orageuse, alla sur-le-champ en faire part à Frère-Orban. Celui-ci, lié de longue date avec M. Tesch, lui écrivit immédiatement pour lui demander un rendez-vous afin d'éclaircir la situation. Mais il ne reçut pas de réponse et pour le moment n'apprit rien de plus. (Note de bas de page : M. Tesch (op. cit.) explique que la lettre du ministre des finances lui avait été adressée à Messancy, sa résidence de campagne, qu’il était parti pour Paris après son entrevue avec M. Jamar, et que lorsqu’il la reçut, toute réponse était devenue inutile. Fin de la note.)
Trois jours après, le bruit de la cession du Luxembourg à l'Est fut colporté par les journaux. On s'en émut dans les sphères parlementaires, et le 11 décembre, un membre de l'opposition, M. Van Overloop, (page 173) demanda des explications au gouvernement. La réponse de M. Jamar fut nette et brève :
« L'affaire dont a parlé l'honorable M, Van Overloop a un caractère très sérieux et je suis heureux pour ma part de saisir l'occasion de m'expliquer catégoriquement sur ce point. Ainsi que l'a dit l'honorable membre, les journaux, dans ces derniers temps, ont donné une grande publicité au projet attribué à la Compagnie du Luxembourg de céder à la Compagnie française de l'Est le chemin qui lui a été concédé.
« Ces rumeurs qui ont fait naître certaines appréhensions dans le public, ont appelé toute l'attention du gouvernement. Nous avons examiné attentivement quelle attitude le gouvernement aurait à prendre éventuellement, et il est résulté pour nous de cet examen qu'une autorisation est nécessaire pour une opération du genre de celle que méditerait la Compagnie du Luxembourg. Cette autorisation, le gouvernement est bien résolu à la refuser, et je puis donner à la Chambre l'assurance que cette cession ne s'accomplira pas. »
La déclaration de M. Jamar fut vivement approuvée par la Chambre et ne souleva de critiques d'aucun côté.
Cependant, de Paris arrivèrent bientôt des nouvelles qui achevèrent d'éclairer l'affaire et la montrèrent en progression continue.
Le 12 décembre, le baron Beyens écrivait : « Je puis vous confirmer plus nettement l'intervention du gouvernement impérial. Lorsque l'Est a été à peu près d'accord, lorsqu'il n'y avait plus qu'une différence de prix, l'Est a demandé officieusement au ministère que ce chemin de fer fût compris dans le nouveau réseau, comme cela a eu lieu pour le Guillaume-Luxembourg. c'est-à-dire qu'il jouît de la garantie du gouvernement français. Cela a été accordé on ne peut (page 174) plus gracieusement. pour un rien on aurait demandé si l'on ne voulait pas quelque chose de plus... Ainsi donc voilà une compagnie française et garantie par l'Etat français que l'on veut installer à Bruxelles. »
Il écrivait encore à Frère-Orban le 30 décembre : « M. de Forcade, à qui j'ai exprimé ma satisfaction de son changement de portefeuille. puisque, en qualité de ministre des travaux publics, il menaçait de nous envahir, s'est vivement récrié. Tout en exprimant quelque surprise de la vigueur de votre opposition à laquelle il ne pouvait s'attendre, il a toujours pensé qu'il y avait pour nous une question à examiner, et qu'il était conforme aux convenances de toucher ce point. Aussi, a-t-il demandé tout d'abord aux Anglais, qu'il a reçus, s'ils étaient d'accord avec le gouvernement belge. Ils ont répondu « que son assentiment ne pouvait faire doute ; que l'on savait l'importance des capitaux anglais engagés, que l'on voudrait bien voir que l'on n'en tînt pas compte à Bruxelles, que le gouvernement britannique était là, etc. » J'ai fait remarquer au ministre qu'il avait dû précisément voir là l'aveu d'une résistance à vaincre. Il a aussitôt protesté qu'il avait compris que cela pouvait souffrir des difficultés économiques, financières, mais qu'il n'avait nullement songé une opposition du caractère de celle qui s'était révélée à la Chambre, et a même paru lui rendre justice. Il est vrai qu'il était déjà ministre de l'intérieur. »
Ainsi, les administrateurs anglais de la Compagnie du Luxembourg avaient été reçus par le ministre des travaux publics de France, avaient invoqué l'appui de leur gouvernement. La déclaration faite par le ministre des travaux publics de Belgique, en pleine Chambre, ne paraissait pas plus émouvoir la (page 175) Compagnie de l'Est que la Compagnie du Luxembourg. Le gouvernement anglais pour les uns, le gouvernement français pour les autres, devait assurer leurs intérêts. Du gouvernement belge, il n'y avait pas à s'occuper.
Le 7 janvier 1869, le baron Beyens précisait : « Le comité de l'Est s'est laissé convaincre, et il répète que l'opposition du gouvernement belge n'a rien de sérieux et qu'il devra céder. » Cependant des doutes subsistaient sur sa résolution définitive. « Sans doute, la garantie de l'Etat suffit contre les chances de perte au point de vue restreint ; mais on peut, dans un ordre d'idées plus général, ne pas donner plus d'extension à la situation actuelle de l'exploitation. » C’était sur la Compagnie de l'Est qu'il fallait agir, disait le diplomate belge ; il importe d'être à même d'établir que le gouvernement peut et veut donner son veto à tout prix, fût-ce par une loi ; bref, que la résistance sera certaine et complète. Quel intérêt alors de poursuivre les négociations «
A ce moment encore. le gouvernement belge n'avait pas de certitude sur la conclusion d'un arrangement entre les compagnies. Il ignorait la convention du 8 décembre pour la cession du Grand-Luxembourg, comme il ignora celle du 12 décembre pour la cession du Liégeois-Limbourgeois. On lui assura cependant qu'un traité était intervenu, mais qu'il était provisoire ; il avait été signé par les directeurs de la Compagnie de l'Est et ne pouvait devenir valable que par l’approbation de son conseil d'administration. On conçut l'espérance d'empêcher la ratification et le 9 janvier ordre fut donné à notre ministre à Paris de faire connaître à la Compagnie de l'Est les décisions irrévocables du gouvernement belge.
Le baron Beyens alla directement trouver, à titre personnel, la sommité de l'administration de l’Est, M. le sénateur Dariste, président de son conseil. Il (page 176) insista sur l'importance des déclarations faites au Parlement par M. Jamar, sur l'opposition résolue du gouvernement. Pour la justifier, il fit ressortir deux points, l'impossibilité de laisser une compagnie étrangère s'instituer l'arbitre des intérêts des deux grands centres industriels belges, entre lesquels l'équilibre devait être maintenu, et la question de dignité posée dans les mêmes termes qu'elle le serait en France, s'il s'agissait de donner à une compagnie prussienne le chemin de fer de Metz à Paris.
M. Dariste, qui était resté étranger aux négociations, répondit qu'il avait toujours considéré l'adhésion du gouvernement belge comme indispensable, qu'on lui avait fait entrevoir d'une façon générale, plus ou moins vague, qu'elle était au bout ; que le directeur de la compagnie avait agi seul pour préparer une base à soumettre à l'Etat et à la compagnie ; que la convention provisoire n'était pas autre chose ; et qu'on s'était assuré de la garantie éventuelle de l'Etat. En terminant, il dit au baron Beyens que les déclarations que celui-ci venait de lui faire étaient nécessaires pour empêcher de laisser les choses aller plus loin, qu'il les communiquerait à son comité.
L'impression du baron Beyens fut, en se séparant de M. Dariste, qu'on se quittait « sur une affaire conclue. »
La relation de cette conversation donna l'espoir à Frère-Orban que l'affaire serait abandonnée. De son côté, il chercha à savoir si la Compagnie du Luxembourg ne trouverait pas le moment opportun pour renouer les négociations au sujet de la reprise par l'Etat. Il n'obtint aucun résultat. La Compagnie de l'Est, de son côté, garda le silence.
Brusquement un télégramme chiffré du 2 février annonce que le 30 janvier deux traités cédant à l'Est (page 177) français le Liégeois-Limbourgeois et le Grand-Luxembourg ont été définitivement signés à Paris. (Note de bas de page : Le traité entre la Compagnie de l'Est et la grande Compagnie du Luxembourg donnait à bail à la première, les chemins de fer concédés à la seconde, sur le territoire belge, avec toutes leurs dépendances, canal de l'Ourthe, concessions minières, etc. , pour une durée de quarante-trois ans expirant le 1er janvier 1913 ; l'exploitation de l'Est commençait à partir du Ier janvier 1869. La Compagnie de l'Est s'engageait à payer au bailleur une redevance fixe et annuelle de 5,450,000 francs. Le traité entre l'Est et le Liégeois-Limbourgeois prenait cours à la même date et était conclu pour la même durée. II réservait « en tant que de besoin » l'approbation des gouvernements belge et français. De même le traité relatif aux lignes du Grand-Luxembourg disposait qu'il serait soumis dans le plus bref délai à l'approbation « en tant que de besoin » des deux gouvernements. La teneur des deux conventions ne fut connue que plus tard. Fin de la note.)
La nouvelle est confirmée le lendemain. Et diverses dépêches apportent des renseignements complémentaires et font clairement apparaître l'intervention active du gouvernement impérial dans la dernière phase de l'affaire.
Devant la notification de l'opposition du gouvernement belge, mande-t-on le 3 février, l'Est reculait et se disposait à renoncer aux négociations quand la question fut soumise au conseil des ministres. « La pression fut décidée et exercée. » Le 4, on exprime la conviction que des avantages exceptionnels ont dû être assurés à l'Est indépendamment de la garantie, car « la compagnie se considère comme ayant rendu un grand avantage à l'Etat. » Le 6 février, au matin, parvient au ministère des affaires étrangères une dépêche datée de la veille, du caractère le plus grave. Une loi était nécessaire pour l'octroi de la garantie. Le baron Beyens avait appris qu'on allait préparer le projet d'urgence, »fallût-il y passer la nuit. » D'autres détails recueillis éclairaient la situation : « M. Gressier qui n'était d'abord pas au courant de l'affaire, (page 178) a commencé par une approbation modérée ; plus tard, au moment de conclure, il a été consulté de nouveau. » (Note de bas de page : M. Gressier était ministre des travaux publics. Il avait succédé à M. de Forcade.) Informé de la démarche faite par le représentant de la Belgique auprès de M. Dariste, il a répondu « qu'il fallait aller de l'avant... » « Depuis la conclusion de l'affaire, ajoutait notre ministre à Paris, ces messieurs de l'Est ont été félicités par M _ Gressier et même par M. Rouher. » « L'affaire est médiocre, nous dit-on, elle n'en est que plus patriotique, et pour un rien, on nous donnerait la plaque de la Légion d'honneur. »
Cette dépêche révélait le sort que l'on préparait à la Belgique. L'histoire des chemins du Grand-Duché était à cet égard pleine de suggestions. Les procédés étaient analogues. Même ils avaient un caractère plus accentué, puisqu'une déclaration solennelle faite par un ministre belge du haut de la tribune nationale n'avait arrêté ni les entreprises des compagnies ni les sourdes menées du gouvernement impérial. Il n'y avait aucune raison. écrit Frère-Orban, au récit duquel nous empruntons presque textuellement ces lignes (exposé des causes du conflit franco-belge, pour que, en se réveillant le matin, on ne trouvât pas les agents de l'Est en possession des chemins de fer Liégeois-Limbourgeois et du Luxembourg et installés d'autorité jusque dans ma capitale. On avait agi ainsi pour les chemins de fer du Grand-Duché. On s'était passé du consentement du gouvernement. Un long conflit s'en était suivi ; puis, lorsqu'enfin il avait été réglé par la convention de 1865, les compagnies avaient modifié à leur gré leurs arrangements primitifs et leurs positions respectives, sans consulter l'autorité et, pendant que les débats soulevés par ces incidents se déroulaient, le gouvernement impérial avait fait voter par le Corps législatif une loi accordant la garantie de l'Etat pour l'exploitation des lignes du (page 179) Guillaume-Luxembourg (le 20 juin 1868, Voir supra, p. 158). Il avait ainsi placé le gouvernement grand-ducal devant le fait accompli, l'obligeant, s'il persistait dans sa résistance, à se mesurer avec l'Empire français.
Il n'y avait pas à hésiter ; le gouvernement devait faire respecter son droit, son autorité, agir sur l'heure pour n'être point devancé.
Certes, aux termes de la législation existante, les conventions de cession et de fusion des chemins de fer devaient être soumises à son consentement préalable, sous peine de la suspension ou de la suppression de la concession (arrêté royale du 24 novembre 1846, approuvé par le gouvernement le 1er octobre 1846, article 50).
D'autre part, la loi du 21 avril 1864 n'accordait à la Société des chemins Liégeois-Limbourgeois, la faculté de céder partiellement ou totalement son réseau qu'avec l'approbation du gouvernement ; et de même les statuts de la Compagnie du Luxembourg (article 50 des statuts du 11 septembre 1846, approuvé par le gouvernement le 1er octobre 1846 subordonnaient pareille autorisation la fusion avec d'autres sociétés. Mais si, sous prétexte que cette autorisation était nécessaire, le gouvernement attendait pour se défendre qu'on la lui demandât, il aurait gravement compromis les intérêts qu'il avait à défendre, La solliciterait-on d'ailleurs ? On savait qu'elle serait refusée. Et l'on paraissait résolu de n'en point tenir compte. (Note de bas de page : « Que se passait-il chaque jour ? » dit Malou au Sénat, le 20 février 1869. « On disait en Belgique : le gouvernement a déclaré ne pas vouloir autoriser la cession. Mais nous nous passerons bien du gouvernement ; il y a pour cela plusieurs moyens. On publiait même à quelques milliers d'exemplaires, dans des journaux belges, le moyen qui paraissait le meilleur pour éluder le droit du gouvernement. » Fin de la note.)
La Compagnie de l'Est ne s'était pas, dans le Grand-Duché, fait scrupule de se passer de la sanction des (page 180) pouvoirs publics. Montrerait-elle en Belgique plus de soumission et de déférence ? (Exposé des causes du conflit franco-belge)
Dès l'arrivée de la dépêche du 5 février, le conseil des ministres se réunit d'urgence. Il reconnut unanimement que la question devait être immédiatement déférée aux Chambres. Divers avis y furent émis sur le mode d'action le plus pratique et le plus sage. Un nouveau conseil fut convoqué pour le même jour, midi. M. Dolez, président de la Chambre. M. Henri de Brouckere, ministre d'Etat, et M. Van Praet, ministre de la maison du Roi, furent invités à y assister. Les faits, que les deux premiers ignoraient complètement, leur furent exposés et leur sentiment fut conforme celui des ministres.
L'idée de formuler un projet de loi donnant une sanction efficace au droit du gouvernement d'approuver ou d'improuver des cessions de chemin de fer, fut mise en avant, examinée sous toutes ses faces et adoptée par tous. Cette sanction consisterait dans la faculté pour le gouvernement, au cas où une société céderait ses lignes sans son consentement, de reprendre l'administration de ces lignes et de les exploiter pour le compte de la société, au profit de ses actionnaires et de ses créanciers.
On convint de préparer le projet le jour même, de peur que le Corps législatif ne fût préalablement saisi d'une proposition de garantie de l'Etat français La Chambre allait en effet se séparer jusqu'au mardi suivant, et, ce jour-là peut-être, il eût été trop tard pour agir.
Surpris par les informations contenues dans la dépêche du 5 février, le cabinet n'avait eu le temps de préparer aucun projet. Dans l'impossibilité d'arrêter séance tenante un texte législatif et les termes de l'exposé des motifs, on obtint du ministre de la maison du Roi l'autorisation, au nom de Sa Majesté absente, de déposer un projet (page 180) formulant le principe qui venait d'être admis et quelques articles furent rédigés à la hâte pour le cas où un député demanderait la lecture (Exposé des causes du conflit franco-belge). La Chambre en fut saisie le jour même, dans la séance du 6 février.
On s'occupa ensuite de donner au projet et à l'exposé des motifs leur forme définitive. Le ministre de l'intérieur, Eudore Pirmez, qui connaissait le droit autant que l'économie politique et maniait les affaires avec autant de tact et de sûreté que l'administration, collabora à ce travail, ainsi que M. Hubert Dolez, qui brillait au premier rang du barreau, et Jules Bara, le jeune ministre de la justice dont la droiture d'esprit, la vivacité du raisonnement et le sens juridique avaient été déjà éprouvés au gouvernement et dans les débats parlementaires. Les questions relatives au régime des concessions de chemins de fer, aux prérogatives des pouvoirs publics, aux droits des concessionnaires, aux relations nécessaires entre l'intérêt privé de ceux-ci et l'intérêt général de l'État, avaient été, depuis la fin de l’année 1868, l'objet de la part de Frère-Orban d'une étude minutieuse et attentive. Il avait fait appel à divers hommes compétents, avait réclamé de l'administration et de la diplomatie des notes sur les législations étrangères et sur les principes juridiques régissant la matière. Les éléments étaient donc réunis et facilitaient la prompte élaboration des mesures jugées nécessaires. (Note de bas de page : Ces divers documents forment une liasse volumineuse.)
Le projet, qui devint la loi du 23 février 1869, fut rédigé en ces termes :
« Article premier. Les sociétés de chemins de fer ne peuvent céder les lignes dont elles sont concessionnaires qu'avec l'approbation du gouvernement.
(page 181) « Sont considérées comme cessions non seulement les conventions portant aliénation de la concession, mais tous les actes par lesquels une société transférerait par bail, fusion ou autrement l'exploitation totale ou partielle d'une ligne.
« Art. 2. En cas d'infraction à l'article précédent, le gouvernement pourra, indépendamment des droits qui lui sont attribués par la législation existante, ordonner que la ligne sur laquelle la convention a porté, sera administrée par le département des travaux publics pour compte de la société.
« Art. 3. Cette mesure sera décrétée par arrêté royal.
« Le gouvernement pourra seul la faire cesser en remettant l'exploitation à la société.
« Si la société conteste le fait de la contravention, elle peut recourir aux tribunaux quant ses intérêts privés. Elle sera déboutée si le fait de la contravention est établi ; dans le cas contraire, les tribunaux lui alloueront, à titre d'indemnité, une somme égale au préjudice qu'elle subirait par suite de l'impossibilité où elle est de diriger l'exploitation ; l'indemnité sera fixée, d'après la demande de la société, soit par une somme annuelle due pendant tout le temps de l'exploitation de l'Etat, soit pour le temps écoulé, sous réserve des droits pour l'avenir. Les tribunaux pourront ordonner qu'au commencement de chaque mois, la somme à laquelle ils évalueront le bénéfice qu'eût réalisé, pendant ce mois, la société exploitant elle-mème, soit versée dans ses caisses.
« Art. 4. La présente loi sera exécutoire le lendemain de sa publication.
« Donné à Ardenne, le 6 février 1869
« Léopold.
« Par le Roi : Le Ministre de la Justice, J. Bara. »
L'exposé des motifs, appuyé de notes démonstratives de jurisprudence et de doctrine et de citations de législation comparée, était signé par le ministre de la justice, mais révèle, en maints passages, la pensée et la manière de Frère-Orban.
Il posait d'abord les principes. Les chemins de fer, faisant partie de la grande voirie et établis en vue d'un intérêt national. appartiennent au domaine public. Les lois belges et étrangères reconnaissent aux concessions de chemin de fer le caractère de propriété publique.
« Comment, du reste, en pourrait-il être autrement ? Comment admettre que les services publics des postes, du télégraphe, du transport des voyageurs et des marchandises, que les mouvements des troupes en temps de paix et en temps de guerre, que l'observation des lois de douane et de sûreté nationale puissent dépendre uniquement d'intérêts privés, étrangers peut-être ? Il faut reconnaître que si les capitaux privés peuvent concourir à la création de chemins de fer, c'est pour autant qu'ils servent les besoins du pays. Ce n'est point, en effet, pour les capitaux que les chemins de fer sont créés, mais pour les populations. De là, pour le législateur, le droit souverain de décider ce qu'exigent, au point de vue des (page 184) communications ferrées, les intérêts généraux de la nation, d'édicter même des dispositions nouvelles pour mieux les protéger, dans les seules limites de l'équité ; pour le gouvernement, le droit de concéder et de régler les conditions de la concession. De là aussi, l'interdiction de céder soit une concession, soit son exploitation, sans l'assentiment du pouvoir.
« Une concession de chemin de fer est accordée en vue de l'utilité générale ; jamais l'intérêt du concessionnaire n'est et ne peut être le motif de pareil octroi. Or, comment admettre que ce concessionnaire puisse, à sa guise, modifier la situation pour laquelle il a été investi d'un privilège et d'un monopole ? Chargé de créer un chemin de fer pour protéger certaines industries, il pourrait céder sa concession au propriétaire d'une voie ferrée, même étrangère, desservant des industries rivales ! »
Si la prérogative du gouvernement est incontestable, cependant les moyens de sanction destinés à la garantir sont insuffisants et propres à entraîner de grands dommages : « En cas d'infraction, le gouvernement peut prononcer la déchéance de la concession. La déchéance, c'est la liquidation ; la liquidation, c'est la dépréciation de l'avoir social au préjudice du pays, des obligataires et des actionnaires. La rigueur de ces moyens en affaiblit l'effet ; elle place le gouvernement entre des mesures extrêmes et l'abandon de l'exercice de son droit. » Le projet a pour but de l'armer d'instruments plus simples et plus efficaces et tout l'esprit, tout le mécanisme du système proposé sont expliqués en ces quelques lignes :
« Le gouvernement belge, qui exploite lui-même des chemins de fer, peut, sans inconvénients, reprendre l'exploitation qui serait cédée malgré les principes de la matière et les obligations essentielles inhérentes à de telles concessions. Si une société qui a la charge (page 185) d'un service public aux lieu et place du gouvernement ne s'en acquitte pas, il est naturel que le gouvernement reprenne ce service. Cette reprise sera faite pour compte de la société qui conserve ainsi tous les avantages de l'opération. La société n'aura pas à subir les dures conséquences d'une déchéance ; mais les effets de la contravention seront arrêtés et tous les droits seront ainsi sauvegardés ; au lieu d'une liquidation, on aura, par les soins de l'Etat, une exploitation que le gouvernement est apte à conduire, et pour laquelle il a des services complètement organisés ; les actionnaires et les créanciers de la société conserveront leurs droits, et les intérêts des populations desservies par la ligne ne seront pas compromis. Rien, du reste, ne sera irrévocable ; si la société abandonne ses projets, l'exploitation pourra lui être remise. »
Le projet, comme on le voit, n'était, au point de vue des principes, qu'une confirmation du régime existant. Il consacrait le pouvoir supérieur de l'Etat et conservait celui-ci le droit de prononcer la déchéance. L'innovation, c'était la faculté pour le gouvernement de se rendre maitre de l'exploitation de la ligne si ses interdictions étaient violées. Elle était ingénieusement conçue, puisque tout en sauvegardant l'intérêt public, elle respectait l'intérêt privé des actionnaires et des obligataires, au profit desquels, en cas de reprise, l'Etat administrerait et percevrait les recettes. Le chemin de fer continuerait à fonctionner et fonctionnerait au bénéfice des concessionnaires. Mais toute entreprise de cession ou de fusion, poursuivie contrairement à la volonté du gouvernement, se heurterait à une infranchissable barrière.
C’était atteindre mortellement les projets de l'Est et du Grand-Luxembourg et non moins directement ceux du Liégeois-Limbourgeois. On sc rappelle que cette compagnie avait, le 22 décembre, demandé (page 186) l'autorisation de se substituer la Compagnie de l'Est, bien qu'elle n'eût point réussi à obtenir une jonction entre le réseau qu'exploitait celle-ci et le sien. Pour cette raison. qui semblait frapper la combinaison de caducité, le gouvernement s'était abstenu de répondre officiellement. Le Liégeois-Limbourgeois n'en avait pas moins marché de l'avant, Ses administrateurs avaient signé le traité de cession de ses lignes à l'Est le 30 janvier 1869, le jour même où les administrateurs du Grand-Luxembourg signaient une convention semblable. On ne s'était pas borné là. Les actionnaires avaient été convoqués en assemblée générale extraordinaire pour le 22 février, afin de ratifier le traité. Le 10 février, le ministre des travaux publies notifia par écrit à la Compagnie du Liégeois-Limbourgeois qu'il refusait son approbation au projet de substitution.
Ainsi, de toutes parts, la défense du gouvernement était assurée.
Le projet de loi du 6 février parcourut rapidement les étapes de la procédure parlementaire.
Le rapport de la section centrale, réunie d'urgence, fut déposé la Chambre le 11 février. Il était d'Auguste Orts et portait le sceau de la pure intégrité, de la haute raison juridique de son auteur. Ferme et sobre de langage, il était aussi réservé sur l'aspect politique de la question que l'exposé des motifs. Orts se contenta d'entrouvrir la fenêtre de ce côté afin de le laisser au moins soupçonner ; il inséra dans le rapport cette phrase :
« Il est dans la vie des peuples comme dans la vie des individus de ces choses qui se sentent sans qu'il soit besoin de les exprimer, et ce que l'on comprend le mieux alors est précisément cc qu'il est inutile de dire. » Elle choqua vivement l'opinion française qui y trouva un prétexte de récriminations.
La discussion eut lieu dans la séance du 13. Le (page 187) projet encourut les critiques de deux membres de l'opposition, MM. Coomans et Jacobs, et d'un membre de la majorité. M. le Hardy de Beaulieu. Tous trois se placèrent sur le même terrain. Le système proposé, d'après eux, armait le gouvernement de pouvoirs arbitraires, dont l'usage devait être fatal à l'industrie des chemins de fer. « La mauvaise influence que le gouvernement pourrait exercer au moyen du projet, s'écria Coomans, qui ne voulait pas voir ni comprendre, et dont la parole avait d'ailleurs plus de verve que d'autorité, serait telle que j'y verrais une cause de plus de l'affaiblissement du caractère politique en Belgique et aussi une cause de plus de l'affaiblissement de l'autorité gouvernementale. »
La confrontation de l'histoire et des prophéties parlementaires provoque de ces curieuses contradictions. Coomans, seul dans le débat, risque une allusion à la France. « C'est contre la France, dit-il, que le projet de loi est dirigé. Cela me paraît malhabile, imprudent, dangereux. » On ne releva pas ces paroles irréfléchies, dont leur auteur avait lui-même d'ailleurs détruit l'effet en déclarant un instant auparavant : « Je dis net ma pensée, comme vous croyez qu'elle ne tire pas conséquence, cela augmente la liberté dont j'use en l'exprimant. »
Frère-Orban, au contraire, prit soin de rejeter dans l'ombre toutes considérations politiques. Il fallait en effet se garder de toute provocation à l'égard du gouvernement français, s'abstenir de le mettre en cause, alors que lui-même affectait de ne point se montrer, et diriger la résistance contre les seuls adversaires apparents, les compagnies qui bravaient l'Etat. Il n'y avait en somme qu'une question d'administration de chemins de fer à régler, en Belgique. par le gouvernement belge, dans l'intérêt industriel et commercial du pays.
(page 188) Le thème que Frère développa resta donc purement économique. Le projet de loi avait pour but principal de sauvegarder la légitime influence que doit avoir l'Etat sur les chemins de fer en territoire national ; le régime des chemins de fer, nouveau comme leur puissance même, a fait naître des problèmes qui ne sont pas tous résolus : « les lois qui doivent présider au règlement de cet instrument merveilleux sont bien loin d'être découvertes. » De là, dans tous les pays, des hésitations et des contradictions. A l'origine on a laissé le champ libre à l'action individuelle, se fiant à l'effet de la concurrence entre les compagnies. Mais la concurrence a bientôt fléchi devant les coalitions, plus fructueuses. Et la nécessité fut démontrée de prendre des mesures pour protéger l'intérêt public. Le Parlement anglais, à la suite d'une grande enquête, confia au gouvernement le droit, dans certaines conditions, de réviser les tarifs des compagnies et retira à celles-ci le droit d'aliéner leurs concessions. En Belgique, on ne peut s'étonner qu'il y ait eu des tâtonnements dans une matière où tout est à l'état d'expérimentation. Dans ces derniers temps, une tendance s'est affirmée en faveur des fusions des compagnies. A peine s'est-elle manifestée que les dangers se révèlent.
Qu'est-ce que le projet en discussion ? « Il ne fait que reconnaître, affirmer et consacrer un droit absolu, indubitable, indiscutable. Les chemins de fer font partie du domaine public, les concessions de chemin de fer ne peuvent émaner que de la puissance publique et les concessions ne peuvent être cédées sans autorisation du gouvernement. Dans le système de la législation actuelle, la peine contre les infractions à ce principe, quelle est-elle ? C’est la peine de mort : c'est la déchéance, c'est la révocation de la concession. » Le projet substitue à cette sanction une garantie plus efficace et plus clémente.
(page 189) A cet exposé théorique succède la relation des faits qui ont déterminé l'initiative du gouvernement. La combinaison recherchée par le Liégeois-Limbourgeois est mise en relief, les réseaux des chemins de fer sommairement décrits, les pourparlers du Grand- Luxembourg avec le gouvernement en vue de la reprise par l'État rapportés en détail. La nouvelle d'un traité avec l'Est français éclate et provoque à la Chambre la déclaration de M. Jamar, du 11 décembre. Celle-ci reste inopérante. Le ministre de Belgique à Paris avertit la Compagnie de l'Est des intentions du gouvernement. Rien n'y fait. Le mystère se prolonge. Et le 30 janvier les traités de l'Est français avec le Grand-Luxembourg et le Liégeois-Limbourg sont définitivement passés. Pas un nom propre, pas une incrimination personnelle, pas une insinuation contre le gouvernement français. Il n'y a dans ce récit exact et discret, plein de vie cependant et d'un accent puissant de vérité, que ce qui est nécessaire à l'intelligence de la situation, et la justification publique des mesures proposées.
La péroraison, de pensée ferme et d'expression prudente, caractérise l'attitude du gouvernement et résume les raisons de dignité et d'économie nationale qui la justifient :
« Messieurs, je ne fais aucune réflexion sur ces procédés. Je les livre la Chambre et au pays ; mais je demande si, dans un pays quelconque, il y a un gouvernement assez peu soucieux de ses devoirs et de sa dignité pour accepter facilement de pareils procédés ? Lorsque, pour pénétrer chez vous, on a si peu d'égards pour le gouvernement du pays, ne vous donne-t-on pas la mesure de la déférence que l'on aurait pour vous le jour où l'on serait installé sur notre territoire ?
« Vous voyez qu'il ne s'agit pas là de (page 190) gouvernement ou, s'il s'agit de gouvernement, il ne s'agit que du gouvernement belge, du gouvernement national placé en face d'une compagnie étrangère, qui semble le méconnaître et le braver.
« Ces raisons, à nos yeux, sont péremptoires et suffisantes pour refuser d'approuver les cessions projetées. Mais, à part ces considérations, il en est d'autres. je vous l'ai dit, je vous les ai fait percevoir dans l'exposé que je viens de faire. il en est d'autres de toute gravité.
« Je crois que personne ici ne consentirait à remettre aux mains des compagnies étrangères les moyens légitimes qui nous appartiennent de protéger et de défendre les intérêts que nous avons mission de sauvegarder.
« Il est indubitable que la Compagnie de l'Est, exploitant le Liégeois pourrait, en combinant ses tarifs avec ceux du réseau néerlandais. détourner au profit d'Amsterdam et de Rotterdam une partie notable du trafic anversois. Il est indubitable que la même compagnie, en possession des lignes du Luxembourg, peut agir d'une manière énergique sur les intérêts exclusivement belges. La compagnie, en possession de cette ligne et en se maintenant dans ses tarifs, qu'elle pourra faire mouvoir dans les limites qui sont déterminées, pourra, à son gré, faire renchérir le prix de la matière première de nos hauts fourneaux. et ceux-ci se trouveront dans l'impossibilité de lutter, non seulement sur les marchés de France, où nous sommes admis par les traités, mais aussi sur les marchés tiers, et même sur nos propres marchés. On peut, à l'aide de ces tarifs, établir des conditions plus favorables au profit de l'industrie française qu'au profit de l'industrie belge elle-même...
« Messieurs, voilà les raisons de la présentation du projet de loi. Voilà les motifs de l'urgence. Car, à (page 191) voir les procédés qui étaient employés vis-à-vis de nous, nous n'aurions pas dû nous étonner beaucoup de trouver un beau matin la Compagnie de l'Est français installée à la gare du Luxembourg. Nous vous avons dit les motifs économiques qui nous dictent cette mesure. Nous avons pensé que le moment était venu d'affirmer notre droit et de vous associer au gouvernement dans la défense de nos intérêts nationaux. »
Le discours du chef du cabinet produisit l'impression voulue. Le scrutin en témoigna ; 61 membres, dont plusieurs membres de l'opposition, approuvèrent le projet. Il n'y eut que 16 non et 2 abstentions. Le résultat répondait à l'effort et aux exigences de la situation. Le Roi en exprima sa satisfaction à Frère-Orban. « Je suis heureux, lui écrivit-il, du vote de la Chambre qui a suivi votre beau discours. L'attitude d'une notable partie de la droite a été très bonne et j'ai vu avec plaisir le nombre considérable de voix que vous y avez rallié.
« J'espère qu'au Sénat tout ira bien. La tribune nationale est en cette circonstance une tribune internationale, je n'ai pas besoin de vous dire avec quelle confiance je vous y vois monter.’
L'adoption du projet à une aussi forte majorité fit sensation au dehors. L'émotion en France fut vive. Les journaux officieux de l'Empire, lancés comme une meute sur une piste nouvelle, donnèrent tous ensemble de la voix.
La Patrie, le Public, la France, le Pays, l'Etendard, la Presse, le Peuple, l’Univers, rivalisèrent dans un concert d'accusations, de défis et d'outrages. La phrase que nous avons citée du rapport de la section centrale, dans laquelle Orts faisait allusion aux « choses qui se sentent sans qu'il soit besoin de les exprimer », fut exploitée de toutes façons par un chauvinisme susceptible et agressif qui prenait sa revanche sur (page 192) la Belgique des déceptions subies ailleurs depuis deux ans. L
e projet était dénaturé, qualifié de « monstrueux », représenté comme une offense au gouvernement français, comme une infraction à la neutralité belge, perpétrée sous l'inspiration de la Prusse. Frère-Orban avait mis « sa traditionnelle antipathie à l'égard de la France au service d'un mot d'ordre venu de Berlin. » Bismarck était derrière le cabinet de Bruxelles : « En réalité, c'est la Prusse déclarant la guerre à la France et portant le combat en Belgique sur le terrain commercial. » « M. de Bismarck aime les campagnes de huit jours ; il ne manquera point de donner un bon point à M. Frère-Orban. Peut-être lui réservera-t-il la succession de M. de Bennigsen à la vice-présidence du parlement allemand, quand la Belgique aura subi le sort du Hanovre. » Alfred Assolant dans le Gaulois s'attaque au Roi et couvre la dynastie d'injures. Cucheval-Clarigny, dans un article de la Presse, met le peuple belge en garde contre les dangers où ses ministres l'entraînent : la mesure qu'ils proposent est à la fois un « acte d'hostilité contre la France, une atteinte matérielle à l'indépendance de la Belgique, une atteinte morale sa neutralité. » Emile de Girardin, dans la Liberté, dénonce les sentiments dont la Belgique est au fond du cœur animée contre la France. « Entre la crainte de mécontenter injustement le gouvernement prussien et la crainte de mécontenter le gouvernement français, le gouvernement belge n'a pas hésité... Qui ne voit pas, conclut le fougueux polémiste, que l'armée belge ne tardera pas à être l'avant-garde de l'armée germanique contre la France, est aveugle. » La France fait de l'incident belge un incident de politique internationale et le rattache aux événements de 1866 et l'affaire du Luxembourg : le sentiment français s'est ému de voir une brusque (page 193) transformation de l'équilibre européen mettre l'Allemagne entre les mains de la Prusse, « puissance guerrière, entreprenante, audacieuse, affichant le mépris du droit. » On n'a rien fait pour calmer « ces patriotiques angoisses. » Au contraire, au Luxembourg, on s'est mis en lutte contre les intérêts français ; en Italie, on a favorisé tous les malentendus propres à engendrer la brouille ; et maintenant, « on attire la Belgique dans l'orbite de la politique prussienne » ; on est fatigué en France de cette situation précaire et énervante ; « cet état d'incertitude qui alarme tous les esprits est intolérable et il est temps que l'on en sorte. »
Au bout des invectives pointent les menaces. La Belgique, imprime encore la France, ne doit se prémunir que contre sa propre imprudence. Rester neutre, c'est sa loi et sa sécurité : « Le jour où elle se ferait la complice d'une ambition exclusive, elle perdrait toutes les prérogatives tutélaires de la neutralité qui la couvre et deviendrait le champ de bataille des rivalités qu'elle aurait témérairement mises en jeu. » Comment peut-on oublier à Bruxelles, dit l’Etendard, que trop compter avec la Prusse est le plus sûr moyen d'avoir compter avec la France ? « Pour tirer satisfaction de la provocation morale de la Belgique, il faudrait à un corps français le temps d'arriver à Bruxelles. » On doublera les tarifs de chemin de fer pour le transport des houilles belges ; on dénoncera le traité de commerce. Le Public, qu'on dit être l'organe de M. Rouher, reproche à la Belgique de vouloir s'enfermer dans la « muraille de la peur. » Plus sage que les autres feuilles officieuses, il cherche à modérer les transports d'un zèle excessif. « Il n'y a pas, il ne saurait y avoir de question belge » ; mais il y a une question économique ; « comment sera-t-elle résolue ? Par des (page 194) représailles très légitimes de la part de la France - ou par la chute du cabinet qui l'a malencontreusement soulevée. » Pour réparer l'ingratitude et la faute dont la Belgique s'est rendue coupable, dit la Patrie, une seule porte reste ouverte, c'est le vote du Sénat ; que le Sénat refuse de sanctionner le vote des députés.
Le Sénat allait se prononcer. Le 20 février, il aborda l'examen du projet de loi. La discussion y eut plus d'ampleur qu'à la Chambre. Le débat devant les représentants avait été pour la France une surprise. Devant les sénateurs, après l'orage déchaîné dans la presse parisienne, il devait être une réponse et une réfutation.
La tâche fut accomplie, côte à côte, par le chef du cabinet et le chef de l'opposition. Dans cette circonstance où les intérêts majeurs étaient en jeu, Jules Malou donna un noble et rare exemple de civisme. « Je suis, dit-il, membre de l'opposition politique, non systématique ; je saisis avec bonheur cette occasion d'appuyer le ministère, je lui demande seulement qu'il me procure plus souvent le plaisir de le faire. «
Prenant le premier la parole, Malou se montra attristé du caractère inattendu donné au projet ; il affirma les sympathies de la Belgique pour la France et la volonté du pays de maintenir son indépendance et sa neutralité, garantie de son existence libre ; il revendique très haut le droit de la nation à son autonomie, le pouvoir pour elle de « disposer en souveraine des intérêts qui sont exclusivement siens. » Il n'y avait, dans la question agitée, que des intérêts belges. L'initiative de la loi était spontanée ; aucune pression, aucune insinuation venue d'au delà du Rhin, ne l'avait provoquée. Les pouvoirs publics belges n'avaient pas voulu qu'on pût impunément les braver ; ils avaient usé de droits incontestables ; le refus qu'ils (page 195) avaient opposé aux compagnies était un « acte de neutralité prudent et prévoyant.3
Malou compléta son argumentation en remémorant certains précédents de notre administration en matière de chemin de fer, qui établissaient l'absence de tout parti pris, de toute prévention à l'égard des compagnies françaises, dont la part, dans l'exploitation du réseau belge, restait fort belle. Toujours l'intérêt national avait été la mesure des décisions du gouvernement. En 1855, le Nord français avait été autorisé à reprendre les lignes de Namur à Liége et d'Erquelines à Charleroi. En 1856, au contraire, il s'était vu refuser la reprise de la ligne de Mons à Manage. Les motifs en avaient été formulés en ccs termes :
« Déjà la Compagnie française du Nord a repris successivement l'exploitation des lignes belges d'Erquelines à Charleroi et de Namur à Liége. Si elle avait pu s'approprier maintenant l'exploitation du chemin de fer de Mons à Manage, il est à prévoir que ce fait nouveau aurait eu pour conséquence probable de faire passer dans ses mains d'autres lignes encore, car celles-ci devaient se trouver plus ou moins dans sa dépendance… Nous ne parlerons pas des inconvénients très sérieux que pouvait avoir, au point de vue des intérêts généraux du pays, une extension trop grande de l'exploitation des chemins de fer belges par une compagnie étrangère très puissante » (doc. parl., 1856-1857, ,°122). Le refus du gouvernement n'avait suscité ni émotion, ni plaintes. La France ne s'en était pas froissée.
Plus tard, en 1859, le Nord français avait construit la ligne de Givet à Namur. L'Est enfin n'exploitait-il point la ligne de Pepinster la frontière du Grand-Duché ?
(page 196) « Je rappelle ces faits, conclut Malou, parce qu'il me semble en résulter à toute évidence que le gouvernement belge, dans sa politique d'intérêt matériel en ce qui concerne le droit des sociétés françaises en Belgique, s'est toujours conduit d'une manière large, généreuse et vraiment libérale ; que nous avons été, dans cet ordre d'idées, des amis sincères et confiants dans la loyauté d'une grande nation ; que nous n'avons jamais usé de mauvais procédés, mais qu'au contraire nous avons saisi toutes les occasions compatibles avec nos intérêts pour favoriser les sociétés étrangères en Belgique, en même temps que les intérêts de ceux qui nous apportaient leurs concours dans l'exploitation de notre réseau national. »
Le discours de Frère-Orban eut de la vigueur, de la netteté, de l'émotion. La situation était difficile. L'orateur la domina. « Plus nous sommes assurés de notre bon droit, de la sincérité de nos intentions, dit-il, plus il importe d'expliquer nos actes et de les justifier. »
Il reconnut que la présentation inopinée, la discussion et le vote précipités du projet devaient frapper les esprits.
Mais les faits expliquaient la promptitude de l'initiative et la célérité de la procédure ; il les rappela brièvement. En agissant comme le souci des intérêts nationaux l'exigeait, le gouvernement aurait-il commis une légèreté ou manqué aux convenances ? Le 11 décembre, en pleine Chambre, le gouvernement, par l'organe du ministre des travaux publics, avait déclaré de la manière la plus expresse que la cession du Luxembourg à l'Est ne s'accomplirait pas. Cette déclaration solennelle n'avait pas soulevé la moindre protestation : l'opinion française ne s'en était pas préoccupée, la presse française n'en avait rien dit. Et voici que subitement, le jour où elle se transformait (page 197) en loi, où, en somme, le gouvernement ne faisait que traduire dans un texte législatif sa volonté déjà connue, on donnait à cet acte une portée politique, un caractère d'hostilité ; on l'attribuait à des intentions blessantes.
Frère alors, sans hésiter, saisit à plein corps et repousse l'accusation outrageante d'avoir obéi au commandement de la Prusse. Le morceau est de belle et frémissante allure :
« Nous aurions, oubliant tous nos devoirs, méconnaissant nos plus chers intérêts, nous aurions pris part à une abominable intrigue concertée pour offenser la France, attiser des discordes dont nous serions les victimes peut-être, et mettre en lutte deux grands peuples qui sont l'honneur de la civilisation européenne.
« Et pourquoi ? dans quel but ? quel profit pourrions-nous tirer d'une pareille manœuvre ?
« Je ne puis pas dire que j'aie l'honneur de connaître M. le comte de Bismarck. Je ne l'ai vu qu'une fois en ma vie, ici même, à Bruxelles, accidentellement, dans un salon du palais encombré par la foule. M. de Bismarck accompagnait S. M. le Roi de Prusse revenant de Paris. Je ne connais donc cet homme d'État que par ses actes, qui appartiennent l'histoire. Mais à le juger d'après ses actes publics, il me semble qu'on lui fait, en cette circonstance, un rôle qui n'est pas sa taille, et je me fais difficilement à l'idée que M. de Bismarck serait d'humeur de venir se cacher honteusement derrière nous, pour essayer de réaliser ses desseins. Et ce que je sais, c'est que si l’on pouvait avoir la pensée, qui n'a jamais existé assurément, de nous faire l'instrument d'une pareille politique, nos devoirs internationaux les plus sacrés, nos intérêts les plus évidents, nous dicteraient, sans hésitation possible, notre langage et notre conduite.
(page 198) « Le rôle de la Belgique est si nettement tracé en Europe, ce rôle est si simple, si naturel, il peut être si loyalement rempli, qu'il y aurait folie à vouloir s'en écarter. Le rôle que la Belgique doit jouer lui a été assigné par les puissances intéressées à sa liberté et à son indépendance. Elle est tenue d'être neutre et elle doit être bienveillante pour tous ses voisins, avec lesquels elle doit s'efforcer d'entretenir de bons rapports. La Belgique a pratiqué constamment, loyalement cette politique ; elle n'a pas habitué l'Europe à une politique d'intrigues, se plaisant aux querelles et cherchant les occasions de soulever des débats ou des conflits.
« Depuis le jour où elle a été constituée en Etat indépendant, elle s'est attachée à suivre avec persévérance la même politique, sensée, modeste et honnête, la seule qui soit conforme à ses destinées. Les hommes qui ont eu l'insigne honneur de faire admettre la Belgique au nombre des Etats indépendants, ceux qui ont dû la conduire à travers les phases diplomatiques des premières années de notre existence nationale, comme ceux qui leur ont succédé, tous ont invariablement pratiqué la même politique, qui n'a d'autre prétention que de mériter la sympathie des peuples civilisés. Nous sommes solidaires sous ce rapport. Depuis vingt-deux ans j'ai l'honneur d'être mêlé aux affaires du pays. Pendant ce temps, sauf quelques années, j'ai été presque constamment au pouvoir. Depuis tantôt douze ans je suis à cette même place, et jamais, en aucune circonstance, un acte de notre politique extérieure n'a été incriminé. Et ce serait à l'égard de la France que nous eussions inauguré une politique, j'ose le dire, indigne de nous ! Ce serait à l'égard de la France à laquelle, comme l'a rappelé tout à l'heure si justement l'honorable M. Malou, nous sommes liés par des devoirs de gratitude et de reconnaissance. »
(page 199) A cette protestation d'amitié et de reconnaissance pour la nation française, Frère ajouta l'attestation qu'après « les instants de défiance et d'inquiétude » causés par la restauration de l'Empire, les rapports du gouvernement impérial avec la Belgique avaient toujours été imprégnés de bienveillance et dominés par le sentiment du droit.
Il forçait sa pensée intime et faisait large part aux convenances et aux nécessités politiques. Mais la conciliation dans les paroles et la douceur dans les manières étaient d'autant plus opportunes que les résolutions prises étaient plus fermes et la volonté de ne rien céder mieux arrêtée.
Le Sénat passa au vote le jour même. Il adopta le projet à l'unanimité, moins sept abstentions ; le 23 février, la loi reçut la sanction royale.
L'œuvre de défense intérieure était accomplie. La phase administrative et parlementaire s'arrête ici. La phase diplomatique commence.