(Paru à Bruxelles en 1910, chez Lebègue et Cie)
(page 133) Le Luxembourg, réuni au XVème siècle aux Etats bourguignons, soumis ensuite, comme les provinces belges dont il partagea le sort, tour à tour à l'Espagne, l'Autriche, la France, fut érigé en 1815, par les puissances alliées, en Grand-Duché, sous la souveraineté de la maison d'Orange-Nassau.
La situation politique de l'Etat nouveau était particulière.
Il n'avait pas d'institutions distinctes, étant incorporé au royaume des Pays-Bas ; bien que faisant partie d'un royaume indépendant, il était rattaché la Confédération germanique. Enfin la capitale, Luxembourg, forteresse d'une importance stratégique renommée, avait une garnison fédérale. Celle-ci, fournie d'abord par la Prusse et les Pays-Bas, devint exclusivement prussienne à partir de 1856 (convention du 8 novembre 1816 et du 17 novembre 1856).
En 1830, le Grand-Duché s'associa à la révolution belge, à l'exception de la ville de Luxembourg que sa garnison tenait en respect, et s'unit à la Belgique. Le traité du 19 avril 1839, qui régla définitivement la situation de notre pays vis-à-vis de la Hollande, mit fin à cette union. Il coupa le territoire grand-ducal en deux morceaux dont l'un fut attribué à la Belgique et (page 134) l'autre retourna à la maison d'Orange. Le Grand- Duché, ainsi démembré, eut désormais, sous la souveraineté de cette dynastie, ses institutions propres.
La guerre de 1866 devait faire renaître la question du Luxembourg. Le Grand-Duché, après la dissolution de l'ancienne Confédération germanique, fut laissé en dehors du groupement des Etats allemands du Nord dont la Prusse devint le noyau. Libéré de tous liens fédéraux, il ne subissait plus qu'une servitude de l'ancien droit public de 1815, l'occupation de la place de Luxembourg par des troupes prussiennes. Il chercha vainement, dès la fin de la guerre de Bohême,à obtenir de la Prusse qu'elle consentît à renoncer à sa garnison, dont le maintien ne se justifiait plus (SERVAIS, Le Grand-Duché de Luxembourg et le traité du 11 mai 1867).
Au même moment il se trouva englobé, avec la Belgique, dans le champ visuel de la diplomatie impériale, en quête de compensations. Quand, à Paris, l'on se rendit compte de l'impossibilité de faire aboutir l'entreprise sur la Belgique, c'est sur le Grand-Duché que se concentra l'effort. « D'ailleurs, disait Benedetti, une fois à Luxembourg on serait sur le chemin de Bruxelles ; nous y arriverons plus vite en passant par là » (d’après E. OLLIVIER, L’Empire libéral, t. IX, p. 168).
Au début de 1867, les plans furent arrêtés. L'intrigue aussitôt se déroula. Il s'agissait d'obtenir du Roi de Hollande la cession du Luxembourg, moyennant indemnité.
L'Empire, pour vivre, avait besoin de gloire. Dans une nation ardente et idéaliste, la gloire seule peut remplir la place que ne tient point la liberté. La vie politique intérieure en France, longtemps comprimée, aspirait à se détendre et à s'épanouir.
Un mouvement libéral se prononçait. L'opposition (page 135) se fortifiait, grandie par les déconvenues qu'essuyait la politique extérieure du gouvernement. Le prestige des institutions de 1852 baissait. L'amour-propre national, d’autre part, infatué des lauriers de Crimée et d'Italie, souffrait du spectacle de la renaissance allemande. Il fallait à l'Empire une consécration de sa puissance, un moyen d'apaiser le chauvinisme des fidèles et d'étouffer les récriminations des adversaires. L'annexion du Luxembourg y suffirait, quelque minime que fût l'accroissement du territoire.
Mais la Prusse veillait. Elle aussi avait son opinion publique, qui se traduisit au Reichstag et dans la presse en protestations véhémentes. Ses intérêts militaires s'opposaient à l'occupation par la France de la forteresse de Luxembourg. La Gazette universelle de l'Allemagne du Nord fit ressortir, dans un article étudié, les avantages que, dans une guerre avec la France, la possession de cette forteresse, qui commandait la vallée de la Saar et neutralisait Metz, procurerait à la Prusse. Elle signalait l'importance que donnaient à la position de Luxembourg les quatre lignes de chemin de fer qui s'y croisaient, la ligne Nancy-Metz-Luxembourg, la ligne Mayence-Trèves-Luxembourg, la ligne Luxembourg-Namur-Bruxelles et la ligne Luxembourg-Spa-Liége.
« Un Luxembourg prussien, concluait-elle, équivaut donc, pour nous, à sûreté ; un Luxembourg français signifie : menace de nos lignes de communication. » Déjà la perspective d'un choc de l'Allemagne nouvelle et de la France hantait les esprits.
Les préoccupations furent vives, au sein du gouvernement belge, pendant toute la durée de la négociation qui se poursuivit entre la France, les Pays-Bas et la Prusse. Le 8 avril 1867, M. Jules Devaux, le chef du cabinet du Roi, qui tenait directement Frère-Orban (page 136) au courant des nouvelles les plus importantes reçues au palais, lui écrivait : « Lord Cowley (l'ambassadeur d'Angleterre à Paris) a été reçu par l'Empereur hier. Il a emporté de son audience l'impression que si le danger de guerre n'est pas immédiat, il faut considérer l'avenir comme très noir (very black). Le sentiment contre la Prusse est tel en France que si l'Empereur entreprenait la guerre à présent, il aurait tout le pays avec lui sauf les grands capitalistes, et qu'en ne le faisant pas, il risque son prestige vis-à-vis de l'armée. »
Un autre billet de Jules Devaux transmet des nouvelles plus sombres encore : « Bernstorff, l'ambassadeur de Prusse à Londres, a déclaré à Lord St... (Lord Stanley, le chef du Foreign Office) que la guerre est imminente. L'Empereur, d'autre part, a déclaré G... (M. de Goltz) que la Prusse doit évacuer Luxembourg, vu que sa sécurité en dépend (his personal safety) Information anglaise certaine. »
Une troisième note de Jules Devaux porte = « Luxembourg. La France n'a rien pu obtenir de la Prusse. Bismarck a dit Benedetti : Si vous y entrez, vous y trouverez un million de soldats prussiens. L'Impératrice Eugénie ne cesse d'exhorter Metternich à hâter les armements. C'est vers l'Autriche qu'est en ce moment dirigé le courant français » (papiers de Frère-Orban).
La Belgique était doublement menacée.
(Note de bas de page : Le gouvernement ouvrit d’office et d’urgence un crédit de 2,650,000 francs au département de la guerre pour parer aux nécessités de la défense nationale. Il avait fait de même l’année précédente, au moment où avait éclaté la guerre austro-prussienne. Le 3 décembre 1867, il déposa un projet de loi régularisant ces crédits, pour lesquels le consentement préalable du Parlement n’avait pas été demandé, les Chambres n’étant pas alors réunies. Dans la discussion du projet, des reproches furent, à ce sujet, adressés au cabinet. Frère-Orban les réfuta en ces termes : « Nous avons fait, messieurs, ce que des hommes courageux, qui ont la conscience des devoirs que leur impose la haute mission dont ils sont investis, doivent faire dans de telles conjonctures. Nous avons pris sous notre responsabilité de faire ces dépenses en les limitant aux strictes nécessités du moment. Que nous en coûtait-il de convoquer les Chambres ? Nous leur soumettions la question, elles en délibéraient et nous étions affranchis de toute responsabilité. Mais au lieu d'agir ainsi, guidés uniquement par nos préoccupations pour les intérêts du pays, nous prenons la chose sur nous et nous disons à la Chambre : Jugez et décidez si nous avons agi en bons citoyens, en ministres dignes de leur mandat ! » (Chambre des représentants, 5 mars 1868). Les crédits furent approuvés par 77 voix contre 12 et 2 abstentions. Fin de la note.)
(page 137) Outre les périls auxquels l'exposeraient la rencontre à ses frontières de deux formidables armées et les accidents dont les hasards de la guerre pourraient la faire victime, elle se sentait secrètement visée, convoitée par la France.
Si le traité Benedetti était resté enseveli dans le portefeuille de Bismarck, si la combinaison imaginée pour mettre impunément la main sur elle avait avorté, des circonstances plus propices ne provoqueraient-elles point de nouvelles tentatives ? Les moyens avaient échoué ; mais l'idée subsistait. Divers indices permettaient de le croire.
Au mois de mars 1867 (du 14 au 18), un grand débat sur les affaires extérieures s'engagea au Corps législatif .
Thiers termina par un mot resté fameux : « Il n'y a plus une faute à commettre, » un discours dirigé contre l'idée dominante de la politique napoléonienne, le principe des nationalités. Jules Favre fut plus catégorique : il déclara que la France repoussait tous agrandissements, condamna les annexions et posa cette question à laquelle Rouher s'abstint de répondre : « Si on proposait au cabinet des annexions, les repousserait-il ? Déclarerait-il que la Belgique ne sera jamais envahie ? que l'Etat du Luxembourg ne sera jamais menacé et que nous devons toujours (page 138) rester dans les limites de nos frontières ? Nous avons cette conviction profonde que l'heure à laquelle nous sommes est solennelle, que nous sommes à l'entrée de deux voies, dont l'une conduit à la liberté, l'autre la guerre. Notre choix est fait. A vous de faire le vôtre. »
Jules Favre fut interrompu par la majorité bonapartiste et par Granier de Cassagnac, l'un des plus ardents et des plus fidèles apologistes de la politique impériale. « C'est une honte, s'écria Cassagnac, c'est l'ignominie de l'abdication. » Et montant à la tribune, il accentua ses protestations par ces phrases comminatoires : « Je ne connais qu'une manière de grandir, c'est de s'étendre. Je ne renonce pas aux conquêtes, moi ! »
Quelques jours après, le 24 mars, le Pays, que dirigeait Cassagnac, publiait un article dont le titre était significatif : Annexion de la Belgique et où l'on représentait les Belges, à l'exception des cent mille électeurs censitaires, comme appelant de tous leurs vœux leur réunion à la France.
L'article reproduit à Bruxelles par l'Echo du Parlement, fut jugé si choquant que le Moniteur universel le désavoua. « Plusieurs feuilles, dit le Moniteur, s'efforcent d'accréditer le bruit que le journal le Pays est l'interprète de la pensée du gouvernement. C'est là une erreur qu'il importe de ne pas laisser propager. La politique et la rédaction du Pays lui sont toutes personnelles et n'engagent d'autre responsabilité que celle de son rédacteur en chef, nommé par les actionnaires. »
Le Temps et la Gazette de France se moquèrent de la manie annexionniste de Granier de Cassagnac. Il n'en est pas moins vrai que, succédant, en ce moment troublé, à tant d'autres avertissements du même ton, l'article du Pays pouvait être reporté à la même origine ; on y vit le reflet de dispositions (page 139) inquiétantes dans les sphères où planait la pensée des Tuileries.
Malgré tant d'ambitions et de jactance, le gouvernement français n'alla pas jusqu'au bout dans l'affaire du Luxembourg. Il modifia son attitude, se bornant à demander l'évacuation de la forteresse par la Prusse, et renonçant à l'acquisition du Grand-Duché. La diplomatie européenne, d'autre part, agissait et cherchait des solutions transactionnelles. La France avait l'amitié de l'Autriche, frissonnante encore des blessures reçues un an auparavant. La direction des affaires étrangères à Vienne était aux mains de M. de Beust, qui, président du conseil des ministres de Saxe au moment de la guerre austro-prussienne, avait aussitôt après, passé brusquement au service de l'empereur François-Joseph. Ancien antagoniste de Bismarck, il aimait, comme tel, à se tenir pour son rival. Le désir d'une revanche l'inclinait favoriser les prétentions de la France.
Quand il fut avéré que la Prusse se refuserait à l'abandon de la forteresse de Luxembourg, de Beust proposa une solution habilement conçue, qui semble lui avoir été suggérée par l'Empereur Napoléon, et qu'on appela « la combinaison belge. » Elle consistait dans une double cession : du Grand-Duché à la Belgique, moyennant indemnité, et, par la Belgique à la France, d'une bande territoriale qui rétablirait la frontière de 1814.
Le Grand-Duché comprenait 200,000 âmes. La partie du Hainaut et de la province de Namur qu'il aurait fallu livrer comprenait un nombre à peu près égal d'habitants. Huit cantons belges seraient devenus français. La frontière aurait été reportée près de Mons. La Belgique d'autre part eût récupéré un territoire dont elle avait dû, avec amertume et colère, subir l'amputation en 1839.
L'Empereur aurait considéré comme un (page 140) dénouement glorieux pour lui, et propre à satisfaire le chauvinisme français, la reconstitution de la frontière de 1814, que les alliés avaient réduite en 1815. La suppression des traités de 1815 était une des idées fixes du règne.
La solution proposée par la chancellerie d'Autriche était en réalité beaucoup plus française que belge.
M. Rothan, dans le livre partial, malveillant pour notre pays et souvent inexact, qu'il a consacré à l'affaire du Luxembourg et que Banning a sévèrement critiqué (L’Echo du Parlement, 18 et 19 décembre 1881) n'a pas dissimulé les profits que la France espérait en recueillir. M. de Moustier, le successeur de Drouyn de Lhuys à la direction des affaires étrangères, » inclinait personnellement, dit-il, vers l'idée suggérée par M. de Beust, l'annexion du Luxembourg à la Belgique ; il croyait qu'on pourrait s'en faire un mérite aux yeux de l'Angleterre et en tirer des avantages. ne fût-ce qu'une union douanière. » Et il rapporte ce propos caractéristique d'un diplomate « peu scrupuleux » : « Que la Belgique s'annexe le Luxembourg et la France s'annexera le tout. »
(Note de bas de page : L’idée d’une union douanière avec la Belgique, d’une annexion économique, était dans l’esprit de beaucoup d’hommes d’Etat français. M. Rothan, blâmant Drouyn de Lhuys d’avoir, après Sadowa, recherché des compensations territoriales, émet l’avs qu’une politique habile aurait dû tendre à la conclusion d’une « union douanière et militaire avec la Belgique » (p. 399, la note). L’idée reparut en 1869 et une propagande fut organisée en Belgique en sa faveur. Mais Frère-Orban étouffa le mouvement. Voir infra, chapitre VI. Fin de la note.)
Quant au gouvernement belge. il ne pouvait hésiter et il fit, sans tarder, connaître son refus. « Il était à craindre, dit Frère-Orban, que dans le vif désir d'étouffer la guerre, une pression ne fût exercée sur la Belgique, pour lui faire admettre un arrangement qui, en apparence, ne l'affaiblissait pas. » (Note sur notre situation politique vis-à-vis de la France) Le ministre des affaires étrangères, Charles Rogier, fit savoir à (page 141) Vienne que la Belgique n'entendait sacrifier aucune partie du royaume, qu'elle ne cherchait pas à acquérir de nouveaux territoires qui ne pourraient être pour elle que la source de difficultés et de dangers probables pour l'avenir. » (DISCAILLES, Charles Rogier, t. IV, p. 278).
Lord Stanley assura la Belgique de l'appui du gouvernement anglais, et Napoléon à son tour, désavoua la combinaison de Beust, qui, privée de soutien, s'écroulait. L'Empereur déclara au prince de Metternich et au baron Beyens, qu'il ne désirait rien de la Belgique, qu'il ne voulait pas se donner l'apparence d'avoir poursuivi un but de conquête ou d'agrandissement en négociant la question du Luxembourg. ((DISCAILLES, Charles Rogier, t. IV, p. 280 ; E. OLLIVIER, t. IX, p. 330 ; ROTHAN, L’Affaire du Luxembourg, p. 324).
Une autre solution s'offrit alors l'esprit de Rogier.
Rogier était un homme de 1830. Les souvenirs affluèrent à sa mémoire. Il se rappela les angoisses que la question du Luxembourg avait fait souffrir aux patriotes belges, lorsqu'elle s'était posée pour la première fois, au lendemain de l'effort accompli pour la conquête de l'autonomie, la douleur qu'avait infligée la séparation forcée de 1839. Il rêva de réparer la brèche faite à l'œuvre nationale, d'obtenir la restitution du Luxembourg à la Belgique, au moyen d'arrangements financiers, et sans compensations territoriales. Puisque la Prusse opposait son veto au marché que la France cherchait à conclure avec le souverain des Pays-Bas, pourquoi la Belgique ne se porterait-elle pas acquéreur ? La neutralité belge. étendue à la province récupérée, soustrairait le Luxembourg aux compétitions des puissances antagonistes.
Rogier fit connaître son plan à Vienne et y intéressa (page 142) Van de Weyer, notre ministre à Londres, qui avait été son collaborateur dans les luttes de l'indépendance. Et Van de Weyer en entretint, à titre privé, Lord Stanley.
Discailles. dans sa scrupuleuse biographie, a mis en pleine lumière la conception de Rogier et les espérances patriotiques que son auteur y attachait. Il semble d'après lui qu'elle ait rencontré des sympathies, platoniques d'ailleurs, chez certains hommes d'Etat étrangers (Charles Rogier ? t. IV, p. 282).
De son côté, Emile Ollivier la prône, estimant qu'elle aurait été bien accueillie et peut-être même adoptée si le gouvernement belge l'avait résolument soutenue (L’Empire libéral, t. IX, p. 331).
Dans une partie de l'opinion elle éveilla de l'enthousiasme et trouva des appuis. L'Echo du Luxembourg, feuille libérale arlonnaise, fit campagne en faveur du retour du Grand-Duché la Belgique. Il publia une série d'articles dus à un conseiller provincial libéral du Luxembourg belge, M. Arthur d'Hoffschmidt, et qui furent réunis en brochure. Dans la capitale grand-ducale, la solution belge avait des partisans nombreux qui se recrutaient surtout dans le monde industriel. Une propagande active fut poursuivie. Des pétitions furent mises en circulation. Des articles préconisant la fusion parurent dans la presse allemande. On a cru y reconnaitre la plume de Banning, qui, alors chef de bureau au département des affaires étrangères, était entré avec ferveur dans les idées de Charles Rogier. Il paraît en tout cas certain que Banning joua dans le mouvement que l'on s'efforça d'organiser une part secrète et importante.
(Note de bas de page : Banning, à la demande de Rogier, fit, pour la Conférence de Londres, un exposé complet des rapports historiques et actuels entre la Belgique et le Grand-Duché, dit le général BRIALMONT dans la notice biographique qu'il a rédigée pour l'Académie. Un fragment des notes manuscrites laissées par Banning marque fortement sa pensée : « Le Grand-Duché entre les mains de l'Allemagne et de la France entraînerait à bref délai la perte de la rive droite de la Meuse. Les hommes politiques de 1830, en revendiquant avec une suprême énergie, de la Conférence, la possession du Luxembourg et de la Flandre zélandaise, obéissaient à un sentiment profond des nécessités de notre existence nationale » (Annuaire de l'Académie, 1900). Les mots : « la Flandre zélandaise » indiquent une conception plus large encore que celle de la reprise du Luxembourg. Nous avons trouvé dans les papiers de Frère-Orban une étude manuscrite intitulée : « Complément territorial de la Belgique. La gauche de l’Escaut », sans signature, datée du 5 mai 1864. Ce travail, très hardi, conclut à la nécessité, dans l'intérêt du port d'Anvers et de la défense du territoire, d'obtenir de la Hollande, moyennant des compensations, la rive gauche de l'Escaut. L'auteur va jusqu'à soutenir, en théorie, que la Belgique, pour remplir ses destinées, devrait s'étendre à l'est et au nord jusqu'à la ligne de la Moselle et du Rhin. Fin de la note.)
(page 143) Ce petit homme, disgracié par la nature, avait des yeux ardents et l'âme passionnée. Il songea, dit-on, avec des amis d'Arlon, à déchaîner dans le Grand- Duché une agitation populaire. Des indications curieuses ont été récemment fournies sur cette hardie et généreuse aventure de jeunesse.
D'après une correspondance bruxelloise adressée un journal du Hainaut, Banning se serait rendu à Luxembourg, apportant avec lui des drapeaux tricolores et un ballot dc proclamations qui rappelaient les liens unissant les Luxembourgeois à la patrie belge et les invitaient à demander leur incorporation à la Belgique (L’Avenir du Tournaisis, 20 septembre 1906).
M. Discailles a rapporté le fait dans un discours prononcé en 1907 devant l'Académie, et qui constitue une précieuse contribution à l’histoire des événements de 1867 (Trois dates de l’histoire du Grand-Duché de Luxembourg (1839-1851-1867). Séance publique de la Classe des lettres et des sciences morales et politiques de l’Académie royale de Belgique, 8 mai 1907).
(page 144) Il le confirme par le témoignage d'un ami et confident de Banning. De notre coté, et à raison de renseignements sûrs, nous le tenons pour vrai en substance. Mais les détails ne nous sont pas connus et n'ont jamais été révélés.
Il fallut bientôt d'ailleurs abandonner tout espoir de voir se réaliser le rêve de l'union. Les puissances s'étaient mises d'accord sur le principe d'une solution qui écartait tout péril de guerre, le Grand-Duché paraissant un mince enjeu pour une lutte de titans. On convint de la réunion d'une conférence internationale dont le programme serait l'indépendance et la neutralisation du Luxembourg.
L'échec du projet qu'avait conçu Rogier a été attribué à Frère-Orban. Emile Ollivier lui en impute la responsabilité (L’Empire libéral, t. IX, pp. 331 et 338).
La légende s'en est établie. (Note de bas de page : Dans le récit publié par l’Avenir du Tournaisis, on dit que « le matin même du jour où les hommes de Banning devaient descendre avec lui sur la place publique, arriva un télégramme de Bruxelles : Frère-Orban n’osait pas. » D’après l’ami de Banning, qu’a consulté M. Discailles, ce serait sur le mot : Fini, télégraphié de Bruxelles, que Banning aurait cessé sa campagne. Frère-Orban « n’osait pas » sans doute approuver l’équipée d’un fonctionnaire belge en pays étranger. Fin de la note.)
La solution de l'affaire du Luxembourg ne dépendait pas d'un ministre belge. Mais il est exact qu'il y eut désaccord entre les deux hommes d'Etat libéraux.
Frère-Orban s'en explique, en termes précis, dans sa Note sur notre situation politique vis-à-vis de la France. Il s'exprime ainsi :
« Rogier était d'avis de prendre l'initiative de proposer la rétrocession du Luxembourg à la Belgique, après avoir provoqué dans le Grand-Duché des (page 145) manifestations favorables à cette solution, mais en repoussant toute compensation territoriale. J
« J'étais d'une opinion contraire. Je pensais qu'il était plus prudent d'attendre les ouvertures qui pourraient être faites par les puissances, puisqu'il était certain que, sans cession territoriale, il n'y aurait eu qu'une humiliation profonde pour la France et, par conséquent, de vifs ressentiments contre nous, en supposant que, dans ces conditions, le Grand-Duché pût nous être attribué.
« Après divers conseils tenus sous la présidence du Roi, je soumis un projet d'instructions à notre ministre à Londres, qui fut adopté. »
Le dissentiment qui se produisit entre Rogier et Frère-Orban ne fut pas alors divulgué et resta confiné dans le secret des délibérations ministérielles. Lorsque le 15 mai Rogier communiqua à la Chambre les résultats de la Conférence de Londres, il ne fit point allusion à l'idée qu'il avait un instant caressée et dont il dut, sans pouvoir même se permettre un mot d'approbation, entendre l'exposé de la bouche de Barthélémy Dumortier, à qui, sous l'empire des mêmes souvenirs et des mêmes regrets, elle était venue comme à lui.
S’il y eut d'ailleurs au début divergence d'opinion, y eut unanimité dans la décision, accord et unité dans l'action. Les instructions envoyées le 5 mai à Van de Weyer et signées par Charles Rogier en sa qualité de ministre des affaires étrangères, exprimaient la volonté collective du Roi et du cabinet. (Note de bas de page : Emile Ollivier rapporte (t. IX, p. 337) que Rogier aurait, sans avoir consulté ses collègues, adressé à Van de Weyer des instructions dont Frère, informé du fait, aurait provoqué le retrait, après une séance orageuse du conseil des ministres. Or, le résumé que publie Emile Ollivier des instructions que Frère aurait fait retirer s'applique très exactement aux instructions officielles, délibérées en conseil, qui furent effectivement envoyées à notre représentant à Londres, sur la proposition de Frère-Orban. Nous avons sous les yeux, en copie, le texte intégral de la lettre qui les contient. Cette lettre, datée du 5 mai et signée par Rogier, ne fait aucune allusion à des instructions antérieures, conçues dans un sens différent. Ajoutons que nous n'avons pas trouvé la trace dans les papiers de Frère-Orban de l'incident que relate Emile Ollivier ; DISCAILLES, d'autre part, conteste et réfute la version de l'historien de l’Empire libéral, dans son discours de 1907 à l'Académie, cité plus haut. Fin de la note.)
(page 146) Elles déterminaient d'abord la position que la Belgique avait gardée jusque-là dans l'affaire du Luxembourg et qu'elle entendait maintenir.
« La Belgique ne saurait avoir au début de la Conférence qu'un rôle purement passif, et son représentant, évitant autant que possible de se mettre à l'état d'antagonisme avec l'une ou l'autre des grandes puissances, semble devoir se borner à observer, en simple auditeur et spectateur, la marche des délibérations... Cette attitude sera en parfaite harmonie avec la ligne de conduite que le gouvernement du Roi a lui-même suivie depuis l'origine du différend. Nous nous sommes scrupuleusement abstenus de rien faire ou de rien dire qui pût aller à l’encontre de la politique des Etats plus directement intéressés, ou qui pût trahir l'intention de faire tourner à notre profit l'objet même du débat. (Note de bas de page : Cette phrase est démonstrative. Elle prouve qu'aucune instruction dans une direction opposée n'avait été donnée à notre ministre en Angleterre.)
« Il s'est toutefois présenté une circonstance dans laquelle l'abstention cessait d'être possible : c'est lorsque le gouvernement autrichien a proposé d'attribuer le Grand-Duché la Belgique, qui, de son coté, aurait cédé à la France ses limites de 1814. Vous connaissez de quelle manière nous avons dû envisager cette proposition et les motifs qui ont dicté notre détermination de la repousser... »
Sur l'idée de la réunion sans condition de rétrocession territoriale, dont on prévoit l'apparition (page 147) éventuelle à l'occasion de la question de la neutralisation du Luxembourg, la lettre du ministre des affaires étrangères poursuit en ces termes :
« Nous ne pouvons oublier que le Luxembourg a fait partie de la Belgique durant des siècles, qu'il n'en a été séparé que par le traité de 1839 et que les Luxembourgeois, comme les Belges, n'ont pas cessé de regretter cette séparation.
« Nous avons subi ce démembrement douloureux qui nous a été imposé dans l'intérêt de la paix. L'Europe sait que nous avons scrupuleusement, loyalement, exécuté les conventions faites à cette époque. Notre intention ne peut être d'y porter atteinte aujourd'hui.
« C'est aux grandes puissances et au Roi-grand-duc à examiner et à décider si l'intérêt bien entendu de la sécurité commune ne fait pas un devoir de revenir un état de choses qui, en assurant la paix maintenant, la consoliderait pour l'avenir.
« Il est à craindre qu'un Etat déjà plusieurs fois troublé par des luttes contre son gouvernement n'éprouve un grand mécontentement de l'isolement dans lequel il se trouverait placé par des mesures qui feraient obstacle ce qu'il pût se rattacher soit à l'Allemagne, soit à la France, soit la Belgique, et que, par suite, des agitations intérieures ne viennent compromettre bientôt le but que les grandes puissances auraient voulu atteindre. Nos vœux pour une réunion qui ferait revivre un passé regretté ne peuvent être douteux et, pour les réaliser, nous ne serions pas arrêtés par un sacrifice pécuniaire raisonnable qui indemniserait le Roi-grand-duc de la perte d'une souveraineté qu'il a acquiseà titre onéreux. Mais nous n'avons aucune initiative à prendre à ce sujet.
« Si une proposition dans ce sens était faite par une des puissances représentées à la Conférence, il serait (page 148) indispensable de s'assurer avant tout, du sentiment des autres puissances et en toute hypothèse. cette proposition ne devrait être acceptée qu'ad referendum.
« La prudence et la circonspection sont d'autant plus nécessaires qu'une perspective de ce genre pourrait faire renaître le projet de M. de Beust : il est inutile de répéter que nous ne pourrions, en aucun cas, nous rallier à un pareil projet.
« S'il se produisait, il ne faudrait pas hésiter à déclarer que si un intérêt européen devait déterminer les puissances à restituer la Belgique une de ses anciennes provinces, ce ne pourrait jamais être la condition de nous imposer un sacrifice territorial. »
La pensée du gouvernement ainsi exprimée, et qui était celle de Frère-Orban, était pleine de sagesse. Sans doute la Belgique accueillerait-elle avec joie la rétrocession du Luxembourg et même consentirait-elle à la payer d'un sacrifice d'argent, si les puissances s'accordaient pour la lui offrir, en vue de rétablir l'harmonie internationale. Mais elle ne pouvait la solliciter, la proposer, négocier pour l'obtenir, sans risquer soit de se voir réclamer des compensations politiques, soit de soulever des récriminations et de heurter des susceptibilités. Elle ne pouvait surtout, en suscitant ou en encourageant des manœuvres téméraires, essayer de faire violence à l'Europe. C'était l'intérêt de l'Europe qui devait dominer. Et l’intérêt propre de la Belgique était de se régler sur lui. La situation générale révélait un trouble profond, annonçait de redoutables commotions. Il ne fallait pas que la Belgique s'exposât à perdre des sympathies nécessaires et à créer contre elle-même des prétextes de représailles.
La Conférence de Londres, réunie le 7 mai, accomplit rapidement son œuvre. Elle résolut le problème qui, depuis plusieurs mois, agitait les chancelleries, par le traité du 11 mai 1867 qui maintint l'indépendance du (page 149) Grand-Duché et proclama sa neutralité. La place de Luxembourg fut évacuée par les troupes prussiennes et la forteresse démantelée.
La solution conçue par Rogier ne fut l'objet d'aucune proposition, d'aucune délibération. Le délégué belge, conformément aux décisions prises par son gouvernement, s'abstint de toute initiative.
Rogier ne vit pas sans amertume échouer la combinaison à laquelle il eût voulu légitimement attacher son nom et dont il avait puisé l'inspiration aux sources du plus noble patriotisme ; à en croire son biographe, ce « mécompte » secret ne fut point étranger peut-être à sa retraite prochaine. (Note de bas de page : Rogier quitta le pouvoir le 3 janvier 1868, à raison d’un dissentiment avec ses collègues sur la question du régime des écoles d’adulte. Il faut emplacé aux affaires étrangères par M. Jules Vanderstichelen, qui avait épousé sa nièce, la fille de M. Firmin Rogier.)
Assurément. l'idée de la reprise du Luxembourg était propre à séduire le sentiment national ; sa réalisation eût donné au pays une satisfaction d'amour-propre, et lui eût procuré dans l'avenir de sérieux avantages économiques. Mais le silence que les puissances, à la Conférence de Londres, gardèrent à son sujet, suffit justifier les scrupules de Frère-Orban, qui redoutait la fois d'irriter la France, dont il se méfiait, et de froisser la Hollande, dont il aspirait à se rapprocher.
La Belgique avait tenu à siéger la conférence. Sa prétention était naturelle et fut reconnue légitime. La question à régler la touchait de près. Elle avait à veiller aux combinaisons diplomatiques où l'on tenterait peut-être de l'entraîner, comme on l'avait déjà fait sans la consulter, et où elle se pourrait trouver compromise. Il fallait les prévenir ou les déjouer. Pour la première fois elle entrait dans les conseils de l'Europe. Son rôle y fut celui que lui commandait sa situation.
(page 150) Elle fut taciturne, attentive et discrète, se préoccupant de ne créer aucun embarras, de ne rien faire qui retardât le dénouement, de ne poursuivre aucune politique égoïste et intéressée, qui sacrifiât une parcelle de la sécurité future au bénéfice immédiat d'une médiocre extension territoriale.
A se montrer sans appétits et sans vanité, uniquement soucieuse de maintenir son droit et sa position internationale, la Belgique sauvegardait sa dignité, en même temps qu'elle évitait tout reproche. Elle se créait ainsi des titres à la confiance et l'estime de l'Europe.
Addendum. Au cours d'une conversation rapportée par BUSCH, (Bismarck Some secret pages of his history, t. Ier, p. 501), le chancelier allemand aurait raconté qu'en 1867 il avait eu l'idée de passer le Luxembourg à la Belgique. Cette combinaison aurait eu à ses yeux l'avantage, notamment, de fortifier en Belgique l'élément germanique vis-à-vis de la population de langue française. Bismarck aurait même fait une proposition dans ce sens, mais sans aucun succès. On ne trouve pas trace d'une proposition de cette nature faite aux puissances. Il semble plutôt résulter du texte de BUSCH qu'elle aurait été exposée par Bismarck en conseil des ministres et que, n'ayant pas rencontré d'appui, elle aurait été aussitôt abandonnée. — Voir supra, page 142.