(Paru dans le journal, "La Liberté", en 1866 et 1867 et réédité par Jules Garsou, "Alexandre Gendebien. Sa vie, ses mémoires", paru à Bruxelles en 1930, chez René Van Sulper)
(page 198) La légitimité de la Révolution belge de 1830 est généralement reconnue aujourd'hui ; elle n'a pas besoin de justification dans son principe ; si elle laisse à désirer dans ses résultats ce n'est pas la faute de ceux qui l'ont faite, mais de ceux qui l'ont exploitée.
La part que j'y ai prise a été loyale et désintéressée, mes contemporains l'ont reconnu et m'ont rendu justice sur ce point. Ce n'est pas pour eux que j'écris, mais pour l'avenir, toujours oublieux et souvent ingrat. .
J'étais fatalement prédestiné à jouer un rôle dans la Révolution de 1830 ; premier promoteur de l'Union libérale catholique, j'étais moralement engagé d'honneur à en poursuivre les résultats, à en subir toutes les conséquences.
Défenseur de De Potter, puis de Claes, de Louvain, j'avais énergiquement développé les griefs des Belges, repoussé les accusations d'ingratitude, les calomnies qu'on leur adressait. En cassation, j'avais forcé le premier magistrat à quitter son siège, par une courageuse et énergique récusation.
J'avais forcé les juges à acquitter Claes qu'ils avaient mission de condamner et dont la condamnation paraissait inévitable ; - elle eût été fatalement prononcée, si les séides de Van Maanen n'avaient été profondément troublés et déconcertés par l'audace de la manœuvre. (Note de bas de page : M Claes, avocat, un des rédacteurs du Courrier les plus spirituels, les plus incisifs fit une vigoureuse protestation contre la procédure et la condamnation de De Potter, Tielemans, Bartels, etc. Il fut jeté en prison, les rigueurs d’un long et arbitraire secret, le zèle outré, l’acharnement inusité de l’instruction, les injures, les calomnies de la presse officieuse et officielle, la composition de la cour qui devait le juger, c’est-à-dire condamner (c’étaient les juges, moins un, qui avaient condamné De Potter) tout démontrait une condamnation certaine, inévitable.
Réunis en conseil, Van Meenen, Nothomb et moi, défenseurs de Claes, pour aviser sur les moyens de sa défense, je proposai un moyen audacieux de sauver Claes de l’exil.
Je proposai de faire publier toutes les pièces du procès, c’est-à-dire tous les documents saisis chez Claes, de les accompagner de quelques commentaires ; puis renoncer à se défendre ; d’écrire à chacun de ses défenseurs lesquels, de leur côté, approuveraient par lettre, la résolution de l'accusé. Le tout serait imprimé dans les journaux 48 et 24 heures avant l'ouverture des débats.
Après quelques hésitations, ma proposition fut adoptée par Van Meenen et Nothomb, puis ratifiée par M. Claes ; en conséquence celui-ci écrivit à chacun de ses défenseurs une lettre par laquelle il leur annonçait qu’il avait écrit au Président de la Cour, qu’il renonçait à se défendre et qu'il ne voulait pas être défendu ; qu’il repousserait les défenseurs qu'on voudrait nommé d’office.
Les lettres de Claes (au Président et à ses défenseurs) parurent dans le Courrier du 6 mai, sous la date du 7 ; c’est-à-dire l’avant-veille de l’ouverture des assises. Les réponses de ses défenseurs parurent dans le Courrier du 7 mai, au soir, sous la date du 8, c’est-à-dire la veille de l’ouverture des débats.
Ces publications d’ailleurs, très énergiques, firent un effet prodigieux qu’on ne manqua pas de colporter chez les juges et chez leurs amis, lesquels, effrayés de l’émotion générale et de ses suites, devinrent d’ardents solliciteurs. Les juges de Claes qui déjà étaient sous le coup de la réprobation générale, pour l’arrêt inique qu’ils avaient prononcé contre De Potter et Tielemans, ne se sentirent pas la force d’affronter une fois de plus, l’indignation générale. L’audacieuse manœuvre réussit. Claes fut acquitté. (Note de Gendebien.))
(page 199) ¬L'attitude énergique autant que résignée de De Potter, Tielemans et de leurs coaccusés, achevait d'électriser l'élément révolutionnaire.
Il eût, dès lors, débordé, si nous n'avions eu la prudence et l'énergie qui savent attendre.
Non seulement des patriotes exaltés, mais des personnages calmes, par caractère et par position, voulaient engager immédiatement l'action ; des familles opulentes, riches de plusieurs millions, m'offraient de faire le sacrifice de la moitié de leur fortune, si je voulais commencer la révolution et en prendre la direction suprême.
La veille du départ des proscrits, je passai toute la soirée aux Petits Carmes, avec De Potter et Tielemans.
Pendant trois heures, le futur contingent des révolutions, et spécialement de la Révolution Belge, fut l'objet de notre conversation.
Nous pensions qu'elle commencerait d'abord en Prusse, que nous devions nous y associer immédiatement ; qu'elle ne tarderait pas à se propager en France.
Ils insistèrent vivement et finirent par me persuader que je devais nécessairement en prendre la direction.
Ce qu'ils disaient, pour me convaincre était trop flatteur pour moi, je m'abstiens de le dire. .
Je reçus de nombreuses lettres, les unes signées, les autres anonymes, qui m'engageaient, qui me sommaient de commencer le branlebas (c'était le mot consacré) de me mettre à la tête du mouvement, d'accepter la dictature qui me serait offerte et au besoin imposée.
Enfin ma prédestination parut s'accomplir ; au théâtre de la Monnaie, le vendredi 20 août, on donnait la Muette. J'arrivai immédiatement (page 200) après le fameux duo Amour sacré de la Patrie. Il avait produit un effet magique ; un feu électrique paraissait avoir embrasé la salle tout entière ; les plus timides, les plus calmes, les plus froids, étaient exaltés et venaient me serrer la main, avec des signes non équivoques de satisfaction, d'encouragement et d'excitation pour moi.
J'allai prendre ma place au parquet (les stalles de cette époque).
J'entendis à ma droite ces mots : « C'est très bien de parler, mais il faut savoir agir lorsque le moment est venu. » Je me doutai que cela s'adressait à moi, mais je restai impassible. Un second se leva et dit « Oui, oui, Monsieur Gendebien, c'est à vous que cela s'adresse. »
Je sortis de la salle, 25 à 30 personnes firent de même. Nous nous rencontrâmes près de l'escalier où le colloque suivant s'établit.
« Oui, oui, Monsieur Gendebien, le moment d'agir est venu ; nous attendons le signal, nous comptons sur vous ».
« Je crois comme vous que le moment d'agir approche ; mais fidèle à la consigne, je dois m'abstenir ; après plusieurs conférences il a été, contre mon avis, reconnu et décidé qu'il fallait attendre et préparer le mouvement, avant de donner le signal. Je me conforme à la décision de la majorité et je pars demain pour remplir la mission qui m'est dévolue. »
Après quelques pourparlers, on me dit : « Si vous persistez à refuser votre coopération, nous agirons sans vous. » « - Vous êtes parfaitement libres ; je ne demande pas mieux que d'être dispensé d'agir et d'être dégagé de la responsabilité des événements qui peuvent devenir funestes par trop de précipitation, et à défaut d'ensemble. »
Sur ce, nous nous séparâmes.
Ce colloque prouvait, à lui seul, que la révolution était proche et que j'étais dans le vrai, lorsque je l'affirmais et que je demandais d'arrêter un plan pour éviter qu'elle s'égarât faute de direction.
Plusieurs conférences avaient eu lieu, depuis la révolution de juillet et plus particulièrement les 12, 13 et 15 août. J'insistai avec mon ami Van de Weyer, sur la nécessité d'arrêter un plan de direction, le plus grand nombre niait que la révolution fût mûre ; ils appuyaient leur opinion sur l'enthousiasme qui avait accueilli le roi Guillaume lors de sa visite à l'exposition.
Il en est même qui proposaient d'attendre l'arrivée de la famille royale à Bruxelles, pour la session de la Chambre des Représentants qui devait s'ouvrir au mois d'octobre, qu'alors on se débarrasserait de la famille royale en la jetant toute entière dans le canal, que c'était un moyen sûr d'éviter les revenants et d'engager la responsabilité du peuple
(page 201) Cette proposition fut facilement, énergiquement combattue. On arrêta par forme de transaction, qu'une réunion aurait lieu le 15 septembre, qu'en attendant des missionnaires se rendraient en Allemagne, en Hollande, en Angleterre et en France.
Cet ajournement fut probablement le résultat de communications de patriotes et d'autres agents français qui affirmaient que la France n'était pas en mesure de nous soutenir, parce qu'elle n'avait pas d'armée.
Charles X l'avait fort négligée, la transformation de l'artillerie avait commencé par la destruction de l'ancienne, la nouvelle était à peine ébauchée.
M. D. ancien secrétaire de M. le comte de Celles et administrateur d'un des domaines de la famille d'Orléans, me fut dépêché pour m'engager à prendre la direction suprême de la révolution et d'en retarder l'explosion, jusqu'à ce que la France fut en mesure de la protéger.
Il me révéla la situation déplorable de l'armée et la nécessité d'attendre pendant trois mois au moins, sa réorganisation qui serait encore fort incomplète.
Je lui répondis en substance :
« La révolution est inévitable, imminente ; tout le monde est puissant pour la faire éclater, personne n'est assez puissant pour l'arrêter.
Si l'élément militaire ne peut nous défendre, l'énergie, les sympathies du peuple français le remplaceront, elles feront, en nous défendant, une propagande qui, bien mieux que l'armée, encouragera les provinces Rhénanes et toute l'Allemagne à imiter notre exemple et celui de la France. »
Le samedi, 21 du mois d'août, je quitttai Bruxelles pour remplir, en France, la mission qui m'était dévolue.
Avant de partir, je remis au rédacteur du journal Le Belge, ami du Roi et de la patrie, une réponse aux insolentes provocations du National, feuille ministérielle dirigée par Libri Bagnano, forçat libéré, honoré de l'estime du roi Guillaume et richement salarié par lui.
Cette lettre était un véritable ultimatum qui devait être publié au moment où M. Levae le jugerait opportun.
Voici le brûlot :
« Mons, le 18 août 1830.
« Mon cher ami,
« Je n'ai pas été surpris du résultat de l'impudente provocation du ministère et de la Cour de France ; seulement, je ne pensais pas que le succès eût été aussi prompt, aussi décisif.
(page 202) « Je craignais des combats plus longs, et je croyais à la nécessité e sacrifices plus grands pour la conquête des droits imprescriptibles en principes, mais toujours contestés et disputés en fait, par ceux-là mêmes qui n'ont été élus que pour mieux en assurer la possession.
« Quelle leçon pour tous les soi-disant grands de la terre ! Puissent-ils se rappeler qu'ils ne sont que des hommes et qu'on ne les a mis au-dessus des autres hommes que pour le bonheur de tous. Puissent-ils s'apercevoir qu'ils ne forment que la plus infiniment petite minorité ; que si la majorité croit à l'utilité de se soumettre à la minorité, pour la conservation de son repos, la minorité ne peut se maintenir dans la glorieuse position, où les théories l'ont placée, que pour autant qu'elle respecte ,ces théories, et qu'elle réalise les compensations et les espérances mêmes qui s'y rattachent.
« Mes opinions sont peut-être erronées, mais elles sont de bonne foi.
« Je crois à l'éducation des peuples comme à celle des individus ; et pourquoi la masse qui se compose des individus, ne pourrait-elle pas s'améliorer comme les individus eux-mêmes qui composent cette masse ?
« Il se forme, chez tous les peuples, une morale publique qui, dégagée de tous les mystères, de tous les sophismes de l'ignorance, de l'ambition et de l'égoïsme suffira à toutes les nécessités sociales. Je vous l'ai dit souvent, l'éducation des peuples se forme, ils commencent à se comprendre, ils apprennent à s'estimer, à se compter, à s'évaluer. Malheur à qui leur fera sentir la nécessité de s'entr'aider, de se secourir, de former, en un mot, une alliance universelle ; celle-là sera une véritable sainte Alliance ! et qui en aura donné l'idée ? L'imprudent pacte de la minorité ; l'aveugle et stupide ingratitude des chefs de la coalition de 1813, qui serait tombée dans le néant de sa minorité, si la majorité n'avait levé les bras. Cet élan patriotique de 1813 est encore une grande leçon donnée aux puissants. En ont-ils profité ? Non, ils n'en sont pas capables ! Au lieu de marcher vers l'état de perfection légale et naturelle, qui était le but et le motif des généreux sacrifices de la majorité, ils ont tourné contre elle les armes qu'elle leur avait si généreusement remises en mains. Plus sages, ils auraient calculé les chances d'un nouveau réveil ; plus sages, ils auraient prévu la possibilité d'une commotion politique et le retour d'une émotion patriotique ; plus sages, ils se seraient convaincus que la majorité, justement indignée de l'ingratitude de la minorité, pourrait encore lever les bras, non pour soutenir la minorité sur ses pavois, mais pour conquérir, sans elle et contre elle, les droits si chèrement payés du sang le plus généreux.
« C'est dans cet état d'imprévoyance d'une part, de contrainte, de malaise et d'irritation toute rationnelle de l'autre, que la commotion la plus extraordinaire vient ébranler l'Europe et frapper tous les esprits.
« Que fera l'Europe ? se demande-t-on de toute part.
« Quel parti prendra le sacré collège de la Sainte-Alliance ? que fera la Belgique ?
« L'Europe admire aujourd'hui, elle imitera peut-être demain, si on ne se hâte de réparer les injustices et de donner des garanties pour l'avenir.
« La Sainte-Alliance est rompue depuis la mort de son chef apparent l'empereur Alexandre.
« Le traité de Pilnitz est devenu impossible ; il serait d'ailleurs impuissant dans ses résultats.
« L'Angleterre est obérée, son influence continentale se neutralise tous les jours ; son budget deviendra bientôt insuffisant pour conserver sa prépondérance maritime ; ses hommes d'état sont assez stupides pour ne pas s'en apercevoir, l'Europe le reconnaîtra bientôt ; et la Reine des mers aura cessé de régner avant dix ans, si elle fait la folie de verser son or sur le continent pour alimenter des coalitions. .
« Les puissances européennes ne sont point, au surplus, dans la position où elles étaient en 1792. La Russie a mieux à faire en Orient que vers l'Occident ; elle consultera ses intérêts plutôt que les extravagantes théories d’un Metternich. Elle a d’ailleurs la Pologne à conserver.
(page 203) « L'Autriche a l'Italie sur les bras et des frontières à garder.
« La Prusse a une dette sacrée à acquitter envers un peuple généreux qui a de justes griefs à opposer à une demande de nouveaux sacrifices. Ce peuple est intelligent, éclairé ; il ne sera pas facile de le pousser contre les idées dominantes et triomphantes en France. Il comprendra que les Français se sont armés pour la conquête des mêmes droits qu'on lui a promis en 1813 ; le cabinet prussien est trop prudent pour armer en 1830 les masses qui ont repoussé la tyrannie en 1813 ; le feu sacré qui a produit alors des prodiges n'est pas éteint ; le ranimer serait provoquer un résultat tout contraire à celui de 1814.
« Avant six mois le Piémont, l'Espagne et le Portugal, auront secoué le joug honteux et barbare qui les flétrit. S'ils tirent l'épée ce ne sera point contre les glorieux enfants de la terre miraculeuse.
« Dans cet état de choses, peut-il y avoir de doute sur le parti à prendre par le gouvernement des Pays-Bas ?
« Reconnaître le gouvernement de France est pour lui une condition d'existence. Exécuter franchement la loi fondamentale est une nécessité. Changer le ministère est le seul moyen de donner aux Belges une garantie pour l'avenir. Réparer toutes les injustices commises envers eux, établir une juste répartition entre le Nord et le Midi pour les établissements de la Haute Administration et pour les fonctions publiques ; traiter en un mot les Belges sur le même pied que les Hollandais ; voilà ce que tout homme sage doit conseiller au gouvernement. Les Belges ne demandent que justice, ils repoussent toute faveur, mais ils veulent justice complète, et la première de toutes, et avant toute autre, ils demandent comme garantie de toutes les autres, une représentation égale ; c'est-à-dire qu'ils veulent être représentés, aux deux Chambres des Etats Généraux, en raison directe de leur population, et non, comme aujourd'hui, en raison inverse de leur nombre.
« Ils veulent, sous le rapport des établissements publics, des fonctions de l'Etat, la même base de répartition.
« Ils veulent liberté complète de langage et d'instruction ; ils demandent l'abrogation de toutes les lois, décrets, règlements, arrêtés qui sont incompatibles avec le régime constitutionnel établi en droit depuis 15 ans, mais peu exécuté en fait.
« Ils demandent une organisation judiciaire en rapport avec les intérêts des justiciables, et non pas des sinécures, de véritables canonicats pour les provinces du Nord, tandis qu'on refuse à celles du Midi le personnel rigoureusement nécessaire pour satisfaire aux besoins des justiciables.
« Ils demandent que justice prompte et complète soit rendue aux braves officiers belges. Ils veulent, en un mot, égalité de droits, et liberté. n tout et pour tous.
« Ils ne veulent être ni colonie de la Hollande, ni colonie de la France ; ils veulent être citoyens belges sur le même pied que les habitants d'Amsterdam ou de La Haye, comme ils ont été citoyens français, quoique conquis par la France.
« Les Belges sont convaincus que, réunis aujourd'hui à ce royaume, ils partageraient, comme autrefois, les destinées de la France, en tout et pour tout.
« Le gouvernement n'a donc qu'un seul parti à prendre, un seul moyen de faire oublier le passé et de rassurer pour l'avenir, c'est de donner aux Belges des garanties, garanties qu'ils trouveront dans une représentation proportionnée à leur population ; c'est en faisant jouir le royaume entier des avantages que la France a su conquérir, et que le peuple belge pourrait aussi conquérir, mais qu'il recevra avec plus de plaisir d'un des descendants de Guillaume le Taciturne ; mais il n'y a pas de temps à perdre, et qu'on prenne bien garde de tout compromettre par les lenteurs, les hésitations qui, de chutes en chutes, nous ont plongés dans le fond d'un abîme, d'où nous ne pouvons nous tirer que par un accord unanime de sentiments et d'efforts. »
Ce document est incomplet ; le rédacteur du Belge, qui en avait reçu l'autorisation, en retrancha tout ce qui était trop significatif et compromettant.
(page 204) Il ne produisit pas moins une grande émotion ; par son texte et par la double coïncidence du changement du titre du journal : Le Belge tout court, et par son apparition quelques heures avant la représentation de La Muette, il a été considéré comme le signal de la Révolution.
(page 204) Tandis que la révolution éclatait à Bruxelles, j'étais en route pour Paris et retenu momentanément à Mons, où une importante affaire de famille et de clientèle s'élucidait, dans une conférence, tous les soirs ; c'est après une de ces conférences que le 26, à 10 heures du soir, j'appris les désordres de Bruxelles. C'est ainsi qu'on qualifiait l'événement précurseur de la révolution.
Je voulais partir immédiatement, mon père me retint : « Vous avez, me dit-il, accepté les fonctions de rédacteur des résolutions prises en consultation, vous devez activer votre œuvre ».
Le lendemain 27, je vis mes amis politiques et les meilleurs patriotes, presque tous voulaient immédiatement arborer le drapeau français. Je les dissuadai ; je leur fis comprendre que l'Allemagne, très disposée à faire sa révolution, pourrait hésiter, dans la crainte d'un envahissement de la France, ou du moins, de sa trop grande prépondérance chez nous.
J'assistai à la dernière conférence du soir, d'où je m'esquivai pour prendre place dans les Messageries françaises qui étaient encombrées des soldats des barricades de Paris.
J'arrivai à Bruxelles, à 5 heures du matin, 28 août.
Je courus immédiatement aux bureaux du Courrier et du Belge. Je proposais pour midi, une conférence dans les bureaux du Courrier, ce qu'on accepta, promettant d'y convoquer les meilleurs patriotes.
Je me rendis chez mes amis et chez plusieurs membres de l'Union, entre autres chez M. Félix de Mérode, que j'invitai à se rendre à la convocation dans les bureaux du Courrier. « Il est nécessaire, lui dis-je, de régulariser le mouvement et de gagner du temps, à cet effet on votera une députation à La Haye. »
Je dis à peu près la même chose à M. Joseph d'Hooghvorst, lui laissant entrevoir que cette députation au roi Guillaume pouvait mettre un terme à la révolution. Je l'engageai à se rendre au moins à la réunion à l'hôtel de ville et à y faire la proposition d'une députation au Roi, ce qu'il accepta pour lui ou pour son frère.
(page 205) A 10 heures je sortis de chez moi (place des Martyrs), je donnai un coup de sonnette chez MM. De Sécus, on me dit qu'ils étaient tous deux au corps de garde de la Monnaie. Arrivé à l'angle de cette place et de la rue Neuve, je vis M. De Sécus, père, l'arme au bras, portant au chapeau et à la boutonnière, d'abondantes couleurs brabançonnes. « Mon jeune ami, me dit-il, c'est tout comme en 1789. » - « Oh ! j'espère bien que cela finira tout autrement. »
- « Mon cher Maître, lui dis-je, ce n'est pas ici votre place ; il est temps de songer à régulariser le mouvement, rendez-vous au Courrier à midi ; on y décidera une réunion à l'hôtel de ville, à 6 heures du soir, vous la présiderez, il s'agit d'envoyer une députation au Roi, M. d'Hooghvorst la proposera. » En sa qualité de primus de Louvain, il aimait le latin (Note de bas de page : A l'ancienne Université de Louvain, on appelait primus l'étudiant qui avait été proclamé le premier au concours général annuel. Cette proclamation donnait lieu à une cérémonie solennelle et à des réjouissances très originales). Je lui dis « Cedant arma togae ; remettez votre fusil aux plus jeunes et montez dans la chaise curule. »
Plus loin je rencontrai une patrouille, j'y vis le bon, l'excellent Lesbroussart, dont le grand cœur lui faisait oublier que sa cécité ne lui permettait pas même de voir son chef de file. J'eus de la peine à le faire sortir des rangs ; il comprit enfin, comme M. De Sécus, que sa place était au conseil qui dirige.
La réunion du Courrier fit cesser l'isolement qui avait existé jusque-là et fit sentir la nécessité de réunions fréquentes, elle eut aussi, pour résultat, de raffermir les courages, de raviver la confiance quelque peu troublée par les premiers désordres. La réunion à l'Hôtel de Ville, à 6 heures, fut votée à l'unanimité et sans débats.
L'assemblée ouvrit sa séance le 28 août à six heures du soir.
Mon siège étant préparé ou plutôt étant fait et accepté d'avance, j'évitai de montrer du zèle et de la passion ; j'arrivai après l'ouverture de la séance et je parlai très peu. J'avais pour cela plusieurs motifs : le plus grand nombre des assistants ne comprenant pas la situation.
Ils voyaient dans les désordres des troubles à apaiser et non une révolution qui pouvait et devait fatalement arriver à terme. Il fallait, sans les effrayer et à leur insu, les mener au but, par des voies plus ou moins détournées.
L'énergie que j'avais montrée dans les débats du procès De Potter, l'audace dont j'avais fait preuve devant la Cour de cassation et, dans le procès de Claes, de Louvain, me faisaient considérer comme un exalté par ces timides qui sont toujours en très grand nombre.
(page 206) La rude et acerbe hostilité que j'avais montrée pour le roi Guillaume et surtout pour le ministre Van Maanen, une expression un peu sauvage dont je m'étais souvent servi, en présence des gens qui disaient : « Il faut chasser les Hollandais au-delà du Moerdyk. » - « Non pas au-delà, mais dans le Moerdyk, disais-je.» Cette boutade n'avait, au fond, rien de sérieux pour les gens qui me connaissaient, mais on s’en servait pour neutraliser mon influence que les tièdes et les timides redoutaient.
Toutes ces circonstances m'imposaient une grande sobriété de langage, de zèle et d'action, pour éviter d'effrayer les timides et peut-être plus encore pour éviter des actes prématurés, des imprudences de la part de beaucoup de patriotes très disposés à l'exaltation et à l'action immédiate.
D'un autre côté, je désirais éviter la corvée d'un voyage en Hollande. Je croyais être plus utile à Bruxelles qu'à La Haye. J'avais donc tout intérêt à m'effacer.
L'assemblée s'occupa sérieusement de plusieurs incidents oiseux, saugrenus, tels, par exemple : la proposition d'inviter le gouverneur de la province, puis l'administration communale à assister à la délibération de l'assemblée improvisée. On eut même la naïveté d'envoyer une députation au gouverneur, puis à la Régence, pour les inviter sérieusement à prendre part aux délibérations.
C'était, je le veux bien, une précaution oratoire qui cachait le désir d'éviter, dans l'avenir, l'accusation d'avoir agi illégalement. Mais déjà on avait pris cette précaution, en proposant et en obtenant de la presqu'unanimité de l'assemblée, la protestation qu'on voulait rester dans la stricte légalité. Aller au-delà, s'adresser humblement aux autorités provinciales et communales, c'était montrer de l'hésitation et de la faiblesse, vis-à-vis d'autorités qu'il fallait annuler et vaincre par l'intimidation. L'unique objet de la réunion, la proposition d'envoyer une députation au Roi, fut votée à l'unanimité et sans débats.
Malgré mon prudent effacement, je fus nommé de la députation avec MM. J. d'Hooghvorst, Félix de Mérode, de Sécus fils et Palmaert père (Note de bas de page : Palmaert père, négociant, fut membre de la Commission administrative provisoire de Bruxelles, nommée, le 9 octobre 1830, par le gouverneur de la province Van Meenen).
(page 206) Le lendemain 29 août, à dix heures du soir, nous montâmes en voiture ; nous arrivâmes à Anvers à 3 heures du matin. On s'y était (page 207) battu. la veille ; il y avait un mort dans les écuries de la poste. On nous fit perdre du temps, sous prétexte qu'on ne pouvait nous donner des chevaux, sans l'autorisation du commandant de la place. On nous fit aussi perdre du temps au Moerdyk. Ces retards affectés nous ont porté à penser qu'on voulait donner au Roi le temps de délibérer sur le parti à prendre au sujet de notre mission, et peut-être, contre nous. Ils nous parurent de mauvais augure et même quelque peu inquiétants.
Nous arrivâmes à La Haye le 3 août à une heure. J'adressai immédiatement au roi, au nom de la députation, une demande d'audience, elle nous fut accordée pour le lendemain à midi.
. J'allai voir mon ami Dotrenge, conseiller d'Etat, ancien membre des Etats-Généraux, avec lequel j'étais très lié, lorsqu'il faisait de l'opposition, toujours spirituelle et souvent courageuse, contre l'exploitation du Midi par le Nord (Note de bas de page : Dotrenge (1761-1836) avait été proscrit, comme Vonckiste, en 1790. Il fut nommé, en 1815, membre de la seconde chambre des Etats-Généraux et y siégea jusqu'en 1828. C'était un libéral-voltairien. Il appuya Guillaume Ier dans sa politique anticléricale et obtint en récompense un siège au Conseil d'Etat).
Il fut, en me voyant entrer, tellement effrayé, que je crus qu'il allait être frappé d'un coup d'apoplexie.
« Calmez-vous, lui dis-je, je ne viens pas pour vous enrôler dans notre armée ; nous serons bientôt une armée ; je viens par déférence d'abord, puis pour vous demander sans les exiger, les renseignements et les conseils que vous croirez pouvoir me donner dans l'intérêt de notre Belgique que vous avez portée et que vous portez sans doute encore, dans votre excellent cœur. »
« Mon cher ami, me dit-il, vous êtes fou.» - « C'est possible, mais je suis fou avec la Belgique entière, que vous avez affolée pendant une douzaine d'années ; elle croit que le moment est venu de réaliser vos prophéties et de suivre vos préceptes. » - « Non, cher ami, reprit-il, vous êtes fou ! Votre révolution est une inspiration de la Muette, elle aura le sort de la révolution de Masaniello.
« Les princes sont à Bruxelles ou bien près d'y entrer ; tâchez d'obtenir ce que vous pourrez, mais contentez-vous de peu : implorez leur intervention auprès du Roi et surtout auprès des Etats-Généraux qui sont convoqués pour le 14 septembre. C'est là que votre sort sera décidé. Le Roi, avec les meilleures intentions, ne peut rien sans eux.
« Quittez-moi au plus vite, dit-il, si le peuple savait que vous êtes ici, il viendrait vous massacrer et moi aussi probablement, parce qu'il me considérerait comme votre complice. »
(page 208) ¬- « Vous vous exagérez le danger ; nous ne sommes pas dans un pays de sauvages, de cannibales.» - « Non, mais sous la main de Van Maanen qui, sous prétexte de zèle, se vengera des Belges en général et surtout de vous qui l'avez bravé et fort maltraité. Soyez prudent, ne vous montrez pas ; retournez à Bruxelles, le plus tôt que vous pourrez. »
En rentrant à l'hôtel je dis à mes collègues mon entrevue avec Dotrenge et ses terreurs. Ils n'en furent pas étonnés, mais quelque peu effrayés, moins pour eux que pour moi, dirent-ils.
Le soir, M. Smidts, employé au gouvernement, à La Haye, mon ancien camarade au lycée de Bruxelles, vint me voir, il nous conseilla beaucoup de prudence. Il nous conseilla de ne pas sortir et de bien prendre toutes les précautions convenables ; la police de Van Maanen, nous dit-il, excite la populace contre les Belges. Un homme a été jeté à l'eau, sous prétexte qu'il était Belge. .
Smidts paraissait très effrayé, très inquiet pour nous et pour lui¬-même... «Mon cher camarade, lui dis-je, vous étiez très brave autrefois, avez-vous cessé de l'être ? Votre imagination et l'intérêt que vous nous portez ont, sans doute, grossi les dangers et vos inquiétudes ?» - « Non, répondit-il, vous vous trompez, le danger n'est pas exagéré, il est très réel et très sérieux. »
Nous ne tardâmes pas à en faire la bien triste expérience.
Le lendemain matin, nous allâmes à Scheveningen ; notre promenade fut courte ; un homme appartenant, sans doute, à la police, nous avait suivis. Il s'adressa à des pêcheurs qui nous regardèrent d'un air très menaçant. Nous jugeâmes notre retraite nécessaire ; nous la fîmes sans précipitation, notre nombre et notre contenance digne et calme nous sauvèrent d'un danger sérieux.
A midi, nous nous rendîmes à l'audience du Roi, qui eut la coquetterie de se faire excuser, par un de ses officiers, de ne pouvoir nous recevoir immédiatement. Trois minutes étaient à peine écoulées, il nous reçut d'un air calme et même bienveillant.
J'exposai, avec simplicité, l'objet de notre mission ; puis je dis : « Sire, permettez-moi de donner lecture à V. M. du mandat dont nous sommes chargés. »
Le Roi fit une légère grimace et dit :
« Qui vous a donné ce mandat ? Est-ce le conseil provincial ou le conseil de Régence de Bruxelles ? » - « Non, Sire. » - « Je ne connais personne qui ait le droit de vous donner un mandat. » - « Sire, en temps ordinaires, on doit se tenir strictement aux formes légales ; mais dans les temps troublés, on peut, on doit y déroger, quand le mandat a pour (page 209) but de ramener le calme et d'éviter l'effusion de sang.» - « Transeat » dit le Roi.
Je lus le mandat et dis le nom des mandataires.
« C'est vous qui êtes M. Gendebien, dit le Roi. - « Oui, Sire.» - « C'est la première fois que je vous vois ; pourquoi n'êtes-vous jamais venu à mes audiences ? » - « Sire, je n'avais aucune qualité pour m'y présenter.» - « Mais tout le monde pouvait s'y présenter, je recevais tout le monde. » - « Sire, je n'avais rien à demander à Votre Majesté, ni pour moi, ni pour personne ; j'ai cru inutile d'augmenter le nombre souvent trop grand des importuns. » - « Je vous invite, je vous engage à venir me voir, lorsque je serai à Bruxelles, il n'est pas nécessaire, pour cela, que vous ayez quelque chose à me demander. »
La discussion s'engagea sur la responsabilité ministérielle, le rapport de notre députation en fait mention ; ce qu'il ne dit pas, c'est que le Roi se fâcha, lorsque je lui dis : « Dans toutes les situations de la vie, on serait heureux d'avoir un responsable de ses actes, quelqu'un qui prît seulement une part de responsabilité ; pourquoi, lorsque les fonctions royales sont si multiples, si importantes, si délicates souvent, le Roi repousserait-il la responsabilité des ministres ? Ce serait pour le Roi une chance de ne pas se tromper, et pour les ministres un puissant intérêt de ne pas le tromper.
La responsabilité ministérielle est, pour la royauté, un bouclier toujours utile ; il est nécessaire dans les temps troublés. Si la responsabilité ministérielle couvrait Votre Majesté, les griefs, les plaintes, s'arrêteraient aux ministres, elles n'atteindraient pas la royauté. »
Le Roi répondit :
« Les griefs, les plaintes, on les ferait toujours remonter jusqu'au Roi ; en pratique, comme en théorie, la responsabilité ministérielle est une illusion, un mensonge qui ne trompent personne ; d'ailleurs aussi longtemps que la Constitution ne sera pas changée, je resterai seul responsable. Les Chambres, que j'ai convoquées pour le 13 septembre, pourront s'en occuper. Mais il faut avant tout que les troubles cessent, que mon autorité soit rétablie ; que les insignes de la royauté soient replacés partout, dans les rues de Bruxelles » (Note de bas de page : Ce dernier point paraît puéril, c'est cependant la vérité. Le prince d'Orange, le prince Frédéric ont demandé la même chose à plusieurs personnes. Ils me l'ont demandé ; je l'affirme. (Note de Gendebien.))
- « Sire, la Belgique attendrait patiemment la responsabilité ministérielle, si Votre Majesté remplaçait immédiatement M. Van Maanen. C'est un des vœux les plus pressants que nous sommes chargés d'exposer avec insistance ».
(page 210) Le Roi dit : « J'ai le droit de nommer et de conserver les ministres ; la loi fondamentale ne m'impose, à ce sujet, aucune condition. J'aviserai cependant lorsque ma conscience me le dira ; mais je suis décidé à ne rien faire aussi longtemps que mes fils n'auront pas été reçus à Bruxelles, aussi longtemps qu'ils n'auront pas rétabli mon autorité dans toute sa plénitude. »
- « Sire, le meilleur moyen, le seul moyen, peut-être, de faire recevoir convenablement, de faire accueillir avec joie les fils de Votre Majesté, c'est de les faire précéder des concessions ou au moins d'une partie des concessions que la : Belgique réclame depuis longtemps ; les vieux Flamands n'ont pas oublié les privilèges de la Joyeuse Entrée : « Point de réparation de griefs, point de subside », les générations plus jeunes, en prenant les anciennes couleurs brabançonnes, se sent pénétrées de cet ancien et salutaire privilège. On résistera probablement et avec énergie. »
. Le Roi irrité dit : « Je suis, je dois être maître en Belgique comme à La Haye. » Montrant la porte du salon voisin il dit : « Si je voulais entrer dans ce salon j'enfoncerais la porte, si on voulait la tenir fermée. »
- « Sire, il y aurait imprudence à le faire, s'il y avait de l'autre côté de la porte, quatre hommes vigoureux pour s'y opposer. »
Le Roi s'arrêta un instant, puis relevant la tête, il dit avec une visible émotion : « Vous êtes donc en insurrection contre mon autorité, vous êtes en révolution. » .
- « Non, Sire, il y a en Belgique de vives émotions, une grande irritation, un mot de V. M. peut tout calmer ; je la supplie humblement de prononcer ce mot, mais mon devoir m'oblige aussi de dire, avec franchise et loyauté, la révolution éclatera si les princes essaient d'entrer à Bruxelles, à coup de canon... lorsque le sang aura coulé, la Belgique toute entière se lèvera et sa révolution sera faite. »
Le Roi, ému jusqu'aux larmes, dit avec vivacité : « Je ne veux pas faire couler le sang de mes sujets ; j'ai horreur du sang. Mais je serais la risée de toute l'Europe, si, le pistolet sur la gorge, je cédais à des menaces folles, à des plaintes, à des griefs imaginés par quelques perturbateurs du repos public. » - « Sire, les griefs que nous sommes chargés d'exposer à Votre Majesté, sont réels, sérieux : la Belgique réclame la liberté de la presse. » - « Mais la liberté de la presse existe. » - « Oui, Sire, dans la loi fondamentale et en Hollande, mais pas en Belgique. » ¬
« On en abuse, en Belgique.» - « Sire, on trompe Votre Majesté, c'est le ministre de la Justice qui abuse du droit de répression et presque toujours pour venger sa vanité blessée et celle de ses amis. Entre (page 211) plusieurs exemples que je pourrais citer, je m'arrêterai, à un seul : la peine de mort est l'objet de dissertations très animée, un Belge, M. Ducpetiaux, combat avec persévérance et talent la peine de mort ; M. Asser, secrétaire général au ministère de la justice, est partisan de la peine de mort, il ne dédaigne pas d'employer le sarcasme contre ses interlocuteurs. M. Ducpetiaux, répondant a ses sarcasmes, lui donne la qualification d'ami de la peine de mort. Asser, à bout de raisons, fait, par les ordres de Van Maanen, poursuivre Ducpetiaux et trouve des juges qui, pour obtenir les faveurs ou éviter la disgrâce du ministre tout puissant, trop puissant, condamnent le jeune et courageux philanthrope à plusieurs mois de prison.
En présence de ce scandale et de beaucoup d'autres, peut-on sérieusement croire, en Belgique, à la liberté de la presse, et ne doit-on pas insister sur la nécessité de la responsabilité ministérielle ? Ce sont aussi les deux principaux objets de notre mission. »
Le Roi m'écouta avec calme, mais avec un embarras visible ; il me répondit :
« Si on n'avait pas abusé, beaucoup abusé de la presse en Belgique, le ministre ne serait pas aussi rigide et les juges ne seraient pas aussi disposés à condamner. Au reste, je suis très disposé à admettre les propositions que pourront me faire les Etats-Généraux. »
- « Il est d'autres griefs sur lesquels nous sommes chargés d'appeler l'attention de Votre Majesté : « Tous les grands corps de l'Etat, toutes les administrations civiles et militaires sont en Hollande. » - « Il faut bien qu'elles soient d'un côté ou de l'autre, dit le Roi ; elles ne peuvent pas émigrer tous les ans, d'une partie du royaume dans l'autre. »
- « Sire, on pourrait faire une part aux provinces méridionales ; l'administration des mines, par exemple, est en Hollande où il n'y a ni mines, ni minières. La Haute cour de Justice vient d'être transférée en Hollande, elle pourrait, sans inconvénient, rester en Belgique. Son établissement en Hollande aura de graves inconvénients et amènera de criantes injustices : les plaideurs de la rive droite du Moerdyk sont à ceux de la rive gauche, comme 15 ou 20 est à deux cents. Ainsi, vous forcez 200 justiciables à passer le Moerdyk pour l'éviter à 15 ou 20 justiciables hollandais. Non seulement vous faites un vrai déni de justice pouf les Belges, mais vous jetez une profonde perturbation dans la profession des avocats et tout ce qui tient à la judicature. » Le Roi ne répondit rien. Après un léger temps d'arrêt je continuai :
« Sire, il est bien d'autres griefs sérieux : les emplois civils et militaires sont réservés pour les Hollandais qui les considèrent comme leur (page 212) patrimoine, par droit de naissance, et les exercent, avec l'orgueil et la morgue des privilégiés du droit d'aînesse.
Les armes spéciales comptent à peine trois ou quatre Belges, cependant ils ont donné des preuves de capacité à l'Ecole polytechnique et dans les armées françaises. »
Le Roi répondit : « L'armée hollandaise, l'administration civile étaient organisées lorsque la Belgique a été remise à la Hollande ; il en est résulté des inconvénients pour les Belges, ils disparaîtront avec le temps.
« Allez chez le ministre de l'Intérieur, il est Belge : entretenez-le de tout ce que vous m'avez dit. Voyez avec lui ce qu'il est possible de faire pour calmer les Belges. » ¬
- « Sire, permettez-moi une observation que nous considérons comme très importante : nous pensons que les Etats-Généraux, pour délibérer avec calme sur les importantes questions qui leur seront soumises, devraient siéger sur un terrain neutre : le Brabant septentrional, par exemple, ne partage ni les effervescences du Midi, ni les irritations, les colères de La Haye. » - « Ils seront en sécurité à La Haye, ils délibèreront plus librement que partout ailleurs, dit le Roi. Je suis maître à La Haye, le gouvernement y est respecté. »
- « Sire, depuis 24 heures que nous sommes ici, nous avons remarqué, et on vous a signalé beaucoup d'effervescence et des menaces non équivoques pour les Belges. Les députés de la deuxième Chambre n'arriveront avec sécurité à l'Assemblée qu'à la condition d'être escortés par une force importante, depuis leur domicile jusqu'au Palais. »
- « Soyez tranquille, dit le Roi, je suis maître à La Haye, je réponds de tout. »
Au moment de nous retirer, le Roi dit à M. J. d'Hooghvorst et à moi : « Aussitôt votre arrivée à Bruxelles, allez voir mes fils ; ils auront besoin de conseils ; je suis persuadé que vous ne leur en donnerez que de bons. » ¬
Pendant cette conférence, qui a duré deux grandes heures, M. Demey Vanstrefkerke, secrétaire d'Etat, se tenait debout à une table, tenant en main un journal attaché à un long bâton, qu'il agitait dans les cristaux d'un lustre, toutes les fois que le Roi s'animait ; il l'agita plus fort pour l'avertir que le moment était venu de nous congédier.
Nous prîmes congé.
(page 212) La police avait préparé une émeute à notre sortie du Palais. Elle seule pouvait savoir notre audience ; nous étions arrivés incognito, au milieu du calme le plus parfait.
(page 213) Au moment de monter en voiture, nous fûmes entourés de tout ce qu'il y a de plus abject dans la population de La Haye ; on vociférait les plus grossières injures et on nous menaçait du poing. Nous traversâmes la foule avec calme et dignité. Je m'étais armé d'une clef, prévoyant une lutte. Mes collègues étant entrés en voiture, la canaille s'enhardit contre un homme seul. Je repoussai l'assaillant de gauche, je donnai à l'assaillant de droite un violent coup de poing armé de ma clef, et j'entrai en voiture en écartant la foule. Le valet de place ne put fermer la portière que nous tenions de l'intérieur. Je frappai de ma clef toutes les mains qui s'efforçaient de l'ouvrir.
Le valet de pied, quoique Hollandais, fut fort maltraité, les basques de son habit et son chapeau restèrent dans les mains de ses compatriotes.
Ainsi que le .Roi nous y avait invités, nous nous rendîmes chez le ministre de l'Intérieur, accompagnés d'une foule toujours grossissante, toujours plus menaçante ; le ministre nous fit dire que devant se rendre chez le Roi, il ne pourrait nous recevoir que le soir à huit heures.
Nous pûmes remonter en voiture sans difficultés, parce que la porte d'entrée était très étroite et que le cocher avait rasé le mur, de manière que personne ne pouvait trouver place entre la voiture et le mur.
Nous fûmes accompagnés jusqu'à l'hôtel par une foule menaçante qui nous jetait des pierres ; ce qu'il y a de plus déplorable et de moins croyable, chez un peuple qui se vante d'être très civilisé, c'est que nous traversâmes une place, rendez-vous de l'élite de la société, et que ces hommes d'élite accoururent se mêler à la populace pour nous insulter et l'exciter à nous faire un mauvais parti.
Arrivés à l'hôtel, nous fûmes bientôt menacés d'un assaut. Nous n'avions pour nous défendre que les deux pistolets à deux coups de M. J. d'Hooghvorst, la garniture de la cheminée et deux chenêts. L'hôtelier était venu nous engager à quitter sa maison pour éviter une mort certaine et pour sauver, disait-il, sa maison du pillage.
La fuite était sinon impossible, du moins plus dangereuse que notre défense sur place. ¬
Nous barricadâmes la porte de notre appartement qui était au rez-de-chaussée ; puis nous nous préparâmes à repousser vigoureusement les attaques et les irruptions par les croisées qui faisaient front à une place. Nous nous attendions, à chaque instant, à être écrasés par cette foule sauvage. Nous subîmes, pendant trois quarts d'heure, les angoisses d'une véritable agonie.
Après ces trois quarts d'heure de vociférations, de menaces (page 214) furieuses, la foule se dissipa peu à peu devant la schutterij (garde civique) qui par un hasard providentiel se réunit à quelque pas de notre hôtel pour un exercice. ¬
Je déposai les armes (un chenet), j'écrivis au Roi, au nom de la députation ; je lui dis tout ce que nous avions subi d'injures, de voies de fait, en sortant du palais, à sa porte même, puis dans les rues de La Haye et enfin à notre hôtel.
J'invoquai le droit des gens, les immunités dues aux mandataires politiques, enfin, la protection des lois.
Je renouvelai mes appréhensions au sujet des dangers qui attendaient et menaçaient les députés belges aux Etats-Généraux. J'insistais sur la nécessité de réunir les Chambres sur un terrain neutre, le Brabant septentrional.
J'écrivis aussi au ministre de l'Intérieur. Je lui annonçai que nous ne nous rendrions pas à la conférence qu'il nous avait assignée pour le soir. Je lui dis qu'il ne nous restait d'autre devoir que de protester et de quitter, au plus vite, un pays inhospitalier, barbare. Je protestai, au nom de la députation, contre les actes de violence, dont nous avions failli être victimes.
Au nom de la Belgique, dont nous étions les mandataires, je le déclarai personnellement responsable envers nous et envers son pays, de toutes infractions nouvelles au droit des gens. M. Lacoste était Belge (Note de bas de page : Gendebien écrit tantôt Lacoste, tantôt de Lacoste. L'orthographe officielle est de la Coste. Cet homme d'Etat, né à Malines en 1788, mourut à Bruxelles le 30 mars 1870. Après avoir refusé, en 1831, le mandat de sénateur que l'arrondissement de Bruxelles lui avait conféré, il se rallia au nouveau régime, fut élu représentant de Louvain en 1842, devint gouverneur de Liége de 1846 à 1847. Il fut révoqué par le ministère Rogier, perdit son siège de représentant le 13 juin 1848, le reconquit en 1850 et fut remplacé en 1859 par Beeckman. De 1859 à 1863, il représenta Louvain au Sénat).
Le ministre de l'Intérieur, sans répondre à notre protestation, nous invita à nous rendre à la conférence qu'il avait proposée et que nous avions acceptée. Nous refusâmes catégoriquement. Il insista et nous proposa une réunion chez le ministre, son collègue qui habitait non loin de notre hôtel ; nous nous y rendîmes, protégés par la police militaire et par des officiers belges, en garnison à La Haye. Il y avait encore beaucoup d'émotion, une circulation très agitée, mais plus d'attroupements tumultueux.
Le ministre, en nous abordant, s'excusa de n'avoir pu prévenir et empêcher les actes déplorables dont nous nous plaignions. Je lui répondis : « Nous ne vous accusons pas, nous savons d'où le coup est parti.»
(page 215) ¬La conférence fut très orageuse. Je lui déclarai tout d'abord que je ne voulais pas discuter, que j'avais consenti à me rendre à l'invitation pressante du ministre, non pour faire des propositions, mais pour entendre et porter à nos concitoyens les propositions qui nous seraient faites et les garanties qui nous seraient données. « Calmez-vous, dit le ministre, les insultes d'une foule égarée ne peuvent atteindre personne. » - « S'il ne s'agissait que de moi, je serais parfaitement calme et indifférent, mais il s'agit de mon pays, de notre Belgique, Monsieur Lacoste, de sa dignité, de son honneur indignement, lâchement outragés par la police de M. Van Maanen. » - « Oh, vous vous trompez, dit M. Lacoste, le ministre de la Justice n'y est pour rien. » - « L'histoire des stadhou¬ders fournit tant d'exemples de pareilles émeutes, qu'on peut, sans beaucoup se tromper, y voir la même chose aujourd'hui. » - « Vous vous trompez, Monsieur Gendebien, je dois protester contre une supposition aussi injurieuse pour le Roi. Calmez-vous, et voyons ce qui peut mettre un terme aux troubles de Bruxelles. »
« La guerre est déclarée, Monsieur le Ministre, la séparation est faite ; il ne s'agit plus que d'en régler les conditions. N'oubliez pas que quatre millions d'hommes, braves et bien déterminés ne subiront pas plus longtemps le joug honteux des deux millions d'enfants gâtés du Nord, présomptueux, pleins de morgue et d'insolence. »
- « Vous allez vite et trop loin, dit le ministre ; il y a du vae victis dans votre langage ; je ne sache pas qu'une bataille ait été gagnée et j'espère qu'on n'en arrivera pas à cette cruelle nécessité.» - « Moi aussi, je fais les mêmes vœux ; mais je déclare avec franchise et loyauté, et j'affirme, que le seul moyen d'éviter la bataille, c'est de prononcer immédiatement la séparation administrative, avec le prince d'Orange comme vice-roi, ou comme lieutenant-général, avec résidence continue à Bruxelles. »
- « Comme Belge, cette idée me sourirait, si elle était réalisable, dit M. Lacoste ; comme ministre, je ne puis la discuter sans prendre les ordres du Roi. »
- « Eh bien parlez-en au Roi, dites-lui que la Belgique entière applaudira, avec enthousiasme, à cette résolution, si elle est immédiatement proclamée ; dites-lui et persuadez-le bien que, dans huit ou dix jours, ce remède, seul efficace aujourd'hui, aura probablement perdu toute chance de succès. »
Mes collègues appuyèrent mes propositions, surtout celle de la séparation administrative. M. Félix de Mérode dit quelques mots contre la propagande calviniste d'autant plus dangereuse pour notre religion, (page 216) dit-il, que le Roi en est le chef dirigeant et Van Maanen son digne coadjuteur. » (Note de bas de page : Les journaux ont faussement attribué à M. Félix de Mérode la phrase suivante ;. « Souvenez-vous Sire, que c'est l'entêtement de Polignac qui a fait perdre à Charles X sa couronne. » M. Félix de Mérode a dit au Roi ce qu'il a répété au ministre de l'Intérieur au sujet de la propagande calviniste. Le Roi l'a interrompu très brusquement, lui disant ; « Vous n'êtes pas Belge ». Puis se retournant de mon côté, il me dit en souriant ; « à nous deux ». Il paraissait heureux d'avoir donné un coup de patte à M. de Mérode. (Note de Gendebien.))
Le ministre lui répondit :
« Monsieur le comte, je ne puis que vous répéter ce que le Roi vous a dit ; vous n'êtes pas Belge, vous avez mauvaise grâce de vous permettre de critiquer un gouvernement qui n'est pas le vôtre. Je suis tout aussi bon catholique que vous et je suis plus juste et plus tolérant. »
Nous prîmes congé ; le ministre nous engagea à ne pas sortir tous à la fois afin d'éviter de nouveaux désagréments.
La police militaire qui nous protégeait dit à chacun de nous : votre voiture vous attend au Bois (parc de La Haye). Je marchais le dernier avec M. de Sécus. Au moment d'entrer au Bois, un officier nous dit en français : « Etes-vous les derniers ? » Sur notre réponse affirmative, il fit croiser la baïonnette à sa troupe et interdit l'entrée aux curieux ou malveillants qui nous suivaient. Il nous indiqua le lieu où nous trouverions notre voiture, puis, d'une voix bienveillante, visiblement émue, il nous dit : « Bon voyage ; soyez prudents et sur vos gardes. » C'était un officier supérieur belge dont je regrette de ne pas savoir le nom.
Entrés en voiture, notre premier mot fut : « Quelle humiliation ! Obligés de fuir comme des voleurs, des assassins ! Voltaire avait bien raison de dire : « Adieu canaux, canards, canaille, etc., etc... ».
Nous ne suivîmes pas la route ordinaire ; on nous conduisit par des chemins détournés et grand train. Vers minuit, nous arrivâmes à une espèce de carrefour très sombre, en face d'une maison silencieuse et très ombragée.
Le cocher s'arrêta, regarda à droite, à gauche et derrière lui, pendant une minute au moins, puis poussa ses chevaux droit devant lui.
Après avoir marché pendant six minutes sur une digue étroite entre un canal et un fossé en contrebas du canal, il s'arrêta, tourna sur un espace tellement étroit, que les chevaux avaient les pieds de devant dans l'eau, et les roues de derrière devaient immerger dans les eaux du contre fossé.
Nous échappâmes à un danger très sérieux, grâce à la vigueur de (page 217) ¬nos chevaux, qui appartenaient aux écuries de la cour, ce que nous apprîmes plus tard.
Revenant sur nos pas, nous arrivâmes ; au même carrefour sombre, que nous dépassâmes d'une centaine de mètres, puis, revenant sur ses pas, le cocher s'arrêta un instant devant la demeure qui nous paraissait sinistre. Il prit un chemin longeant la droite de la maison, puis fila grand train.
Tous nous avons eu la pensée que notre cocher et un homme vigoureux qui l'accompagnait, avaient la mission de nous assassiner ; que la demeure sombre choisie pour le lieu du guet-apens n'avait, sans doute, pas encore reçu leurs complices ; que c'était pour cette raison qu'ils s'étaient lancés sur une digue étroite dans l'intention de nous noyer ; qu'ayant sans doute trouvé des inconvénients à la noyade, ils étaient revenus sur leurs pas pour mieux se conformer aux instructions qu'ils avaient reçues. Après le second temps d'arrêt au carrefour sombre, nous avons pensé qu'ils s'étaient trompés sur le lieu choisi pour le guet-apens, nous nous attendions à arriver, un peu plus tôt, un peu plus tard, au lieu désigné pour l'exécution ordonnée par Van Maanen.
En temps ordinaire, nos suppositions, nos craintes eussent été déraisonnables, ridicules même ; mais les émotions de la journée, les menaces de mort, les précautions prises par l'autorité, les mystères et la honte de notre départ clandestin, tout légitimait les plus graves soupçons, les appréhensions, les interprétations les plus excentriques.
Nous arrivâmes enfin dans un village où deux diligences nous attendaient ; nous traversâmes la route ; à cent mètres plus loin, le cocher tourna court et, revenant sur ses pas, il s'arrêta derrière une des deux diligences dont la portière était ouverte et dans laquelle on nous pressa d'entrer.
Nous arrivâmes à Rotterdam à trois heures et demie du matin. Les soi-disant voyageurs de la première diligence étaient des officiers belges en bourgeois. Ils descendirent les premiers et nous accompagnèrent jusqu'au bateau à vapeur, amarré en face de l'arrivée de la diligence. On nous invita à descendre immédiatement dans la cabine pour éviter de nouvelles insultes.
Aussitôt que notre embarcation eut pris le large, nous fûmes heureux comme des hommes échappés au naufrage, mais le cœur ulcéré de tant d'outrages, de tant d'humiliations subies. Nous respirâmes enfin, comme on respire au sortir d'un cauchemar qui a brisé le corps, énervé l'esprit et la pensée. Nous disions souvent : « Est-ce un rêve, est-ce une réalité qui, depuis trente-six heures s'est déroulée (page 218) ¬devant nos yeux ! » Chacun répétait à son tour : « Adieu pour toujours, canaux, canards, canailles... ». Le calme se rétablit peu à peu, mais avec des fréquentes intermittences et recrudescences d'irritations, de colères, d'imprécations, contre Van Maanen, et sa police, contre le pays entier.
Je rédigeai le rapport à faire à nos concitoyens... il était véridique, très circonstancié, quelque peu accentué, en un mot, je pensais qu'il était complet - on le trouva trop complet ; chacun demanda des modifications, de nombreux retranchements. Il ne resta plus guère qu'un squelette.
En revanche, M. Félix de Mérode insista vivement sur la nécessité de mentionner sa réclamation au sujet des souffrances de la religion et de l'envahissement du calvinisme.
M. Palmaert demandait que le rapport fît mention de ce qu'il avait dit en faveur des fabricants de Gand, c'est-à-dire qu'il avait eu l'intention de dire, car le Roi l'avait très brusquement interrompu. MM. Joseph d'Hooghvorst et de Sécus voulaient, disaient-ils, rester dans la stricte légalité ; ils voyaient partout des atteintes à la légalité. Ils proposèrent de faire un rapport verbal.
A M. de Mérode, je fis observer que je ne pouvais mentionner ce qu'il avait dit au Roi, sans mentionner aussi que le Roi lui avait fermé la bouche très cavalièrement, en lui disant : « Vous n'êtes pas Belge, Monsieur le Comte, vous êtes Français ; vous n'avez pas le droit de vous mêler aux affaires belges. » .
A M. Palmaert, je fis observer que le Roi ne lui avait pas donné le temps de dire ce qu'il croyait avoir dit ; qu'il l'avait interrompu brusquement en lui adressant des choses fort désagréables.
Je dis à tous deux que si je passais sous silence les observations du Roi, les journaux hollandais ne manqueraient pas de les publier avec force commentaires très désobligeants pour eux.
A MM. d'Hooghvorst et de Sécus, je dis qu'il n'était pas nécessaire, pour rester dans la légalité, de dire toujours des choses agréables au Roi et de taire toujours la vérité ; que nous avions mission de dire la vérité et que le rapport était très sobre sur ce point. J'ajoutai que j'étais disposé à faire un rapport verbal à la condition que je dirais que j'avais préparé un rapport écrit, et qu'à l'unanimité, il avait été repoussé et remplacé par un rapport verbal.
A la demande de tous mes collègues, je fis un rapport très court, très maigre.
J'en donnerai le texte plus tard.
(page 219) Pendant notre traversée, je fis la connaissance de M. Amesse, officier très distingué.
J'avais remarqué, lors du transbordement de notre voiture dans une des deux diligences dont j'ai parlé plus haut, cet officier en bourgeois qui nous pria d'entrer dans la diligence.
A Rotterdam, j'avais vu le même militaire protéger notre passage dans le bateau à vapeur qui nous attendait.
Désirant le remercier, je l'abordai en disant : « Puis-je, sans vous compromettre, faire avec vous un bout de conversation ? »
- « Sans doute, M. Gendebien », répond-il.
- « Puisque vous me connaissez, vous devez être certain de ma discrétion ; j'ai remarqué que vous preniez soit protection, soit sympathie, intérêt à notre position fort critique ; j'ai désiré vous en remercier très cordialement. » - « Ne sommes-nous pas des compatriotes, dit-il ; puis, ne faut-il pas toujours s'entr'aider ? »
La conversation s'engagea sur les événements de Bruxelles, et sur les antipathies furieuses du Nord contre le Midi ! « C'est une révolution que vous êtes en train de faire en Belgique, me dit-il, c'est une révolution de peuple à peuple ; ce sont ordinairement les plus acharnées et les plus cruelles. Je désire tout naturellement que vous ne soyez pas écrasés ! » « Nous pourrons essuyer quelques échecs d'abord ; mais il est impossible que quatre millions d'hommes ne réussissent pas à en vaincre un nombre de moitié moindre. La Hollande a pour elle une armée organisée qui ne tardera pas à se dissoudre, parce qu'elle est composée de deux éléments aussi antipathiques que les deux peuples qui vont commencer la guerre. Les Belges qui ont gravement à se plaindre des injustes préférences qu'on accorde aux Hollandais, ne tarderont pas à s'apercevoir que leur patrie n'est pas à La Haye mais à Bruxelles. »
Il ne répondit pas, mais je pus me convaincre que ses sympathies étaient pour la Belgique.
Plus tard, j'eus encore avec lui des relations très agréables. Nous parlions souvent de notre rencontre sur le bateau à vapeur. Je le chargeai de préparer un nouveau code militaire dont je me suis aussi occupé très sérieusement. Nous avions tous deux des idées très libérales et nous serions arrivés à un très heureux résultat, si les perpétuelles tracasseries du premier Ministère du Régent, si la conspiration du mois de mars 1831 n'y avaient fait obstacle. Après ma sortie du ministère de la Justice, plus personne ne s'en occupa.
Arrivés à Anvers, nous fûmes assaillis des nouvelles les plus contradictoires. « Tout est fini, disaient les uns, les princes ont fait leur (page 220) entrée triomphale à Bruxelles ; tout est rentré dans l'ordre. » D'autres disaient : « Les princes veulent entrer de vive force à Bruxelles ; les ¬bourgeois s'y opposent, ils se défendront vigoureusement ; on fait partout des barricades ; on doit se battre dans ce moment ; on a entendu plusieurs fois le canon. »
Ayant laissé à La Haye notre voiture et nos bagages, oh ! honte, nous montâmes dans la diligence Van Gend. Très inquiets sur ce qui se passait à Bruxelles, nous pensions de temps en temps entendre les coups de canon dont on nous avait parlé à Anvers.
Arrivés à Malines, nous fûmes rassurés : nous connûmes l'entrée fort modeste du prince d'Orange et l'attitude formidable de toute la population de Bruxelles.
Nous rencontrâmes à Malines la députation de Namur au Roi. M. de Stassart, ancien préfet de La Haye sous l'Empire, en faisait partie. Il savait combien peu il y avait été regretté ; il savait le mauvais accueil que lui feraient le Roi et la population hollandaise.
Il aurait dû comprendre que sa présence dans la députation ne pouvait que nuire à ses collègues et mettre sa personne en danger.
Je lui dis les insultes, les avanies, les dangers auxquels nous avions été exposés. Il n'en tint aucun compte et continua sa route ; à Rotterdam puis à La Haye, il faillit être massacré. C'est par mirac1è, qu'à l'aide d'un déguisement, il réussit à rentrer en Belgique.
Malines était en grand émoi ; on nous accabla de questions. Je répondais à toutes : Il n'y a pas de transaction possible, le Roi n'en veut point ; s'il le voulait, Van Maanen et les exploiteurs s'y opposeraient ; préparez-vous à la résistance, c'est le seul moyen de vous soustraire au joug hollandais qui serait cent fois plus intolérable si vous étiez vaincus ; l'insolence, la morgue, la cupidité hollandaise ne connaîtraient plus de bornes. Après de nombreuses poignées de mains nous remontâmes en voitures.
(page 220) Nous arrivâmes à Bruxelles, le 1er septembre à 8 heures du soir. Je dis sommairement aux patriotes, réunis à l'hôtel de ville, le résultat de notre mission.
Je promis de leur faire, le lendemain, un rapport écrit. J'ajoutai que le Roi avait invité M. Joseph d'Hooghvorst et moi à aller, immédiatement après notre arrivée, nous entendre avec le prince d'Orange, sur les moyens de ramener le calme, sans effusion de sang ; (page 221) il y eut assentiment unanime, preuve d'une grande modération après le succès de la journée.
A 9 heures nous entrâmes au Palais du Prince, nous fûmes reçus immédiatement. En traversant l'antichambre, nous fûmes accueillis avec des marques équivoques de dédain de la part des officiers d'état¬-major du Prince ; quelques-uns même s'appuyant sur leur sabre, le firent résonner sur le parquet.
Je leur rendis dédain pour dédain et je sus profiter de ces inconvenances.
Je m'attendais à être aussi mal reçu par le Prince que par ses valets, « tels valets, tel maître. » Pour prévenir une boutade, Je pris l'initiative et dis au Prince, en l'abordant : « Nous avons été insultés dans Votre antichambre par des hommes qui se croient supérieurs aux autres hommes, parce qu'ils portent au côté un morceau de fer ; faites-leur comprendre, Monseigneur, que le fer est impuissant et souvent ridicule, en présence de tout un peuple qui réclame des droits, et qui a aussi du fer pour les conquérir ».
L'à-propos eut un plein succès, le Prince me dit : « Calmez-vous, calmez-vous, vous vous êtes trompé, je suis persuadé qu'ils n'ont pas eu l'intention de vous insulter ; ils sont un peu irrités des dangers que j'ai courus aujourd'hui, ils ne sont, pas plus que moi, habitués au spectacle hideux de la populace menaçante ; des ouvriers bouchers couverts de sang, et portant sur l'épaule les instruments de leur métier, qui me faisaient, comme à eux, l'effet d'instruments de supplice. Cet horrible spectacle ne sortira jamais de ma mémoire. » Il répéta souvent la même chose, pendant notre entrevue, qui fut longue.
« Je suis content de vous voir tous les deux, dit-il, je suis enfin en pays de connaissance. Voyons, que me venez-vous apprendre ? »
M. J. d'Hooghvorst lui dit : « Le Roi nous a prié de venir vous voir et de vous donner les conseils que vous pourriez nous demander. »
« Oh ! des conseils, il y a longtemps qu'on aurait dû nous en donner, dit le Prince, nous ne soupçonnions pas, personne à La Haye, le Roi lui-même ne se doutait pas de la gravité des événements qui se sont préparés dans l'ombre, et qui vont éclater et peut-être se noyer dans le sang. Tout le monde a conspiré, personne ne nous a donné un avis, un avertissement, un conseil. Vous-même, Frère Gendebien (frère maçon) que j’ai toujours traité avec la distinction que vous méritez, vous avez oublié vos devoirs de Frère : au lieu de m'avertir, au lieu de me montrer le précipice où nous marchions, vous avez aidé à creuser le précipice, vous nous avez fait bien du mal.» Il avait les larmes aux yeux, (page 222) en parlant haut. « Quel mal vous ai-je fait, Monseigneur ? » - « Pas à moi personnellement, mais au Roi, au gouvernement, dit le Prince. Vos écrits dans le Courrier, dans le Belge, votre plaidoyer dans le procès de De Potter, le scandale que vous avez fait devant la cour de cassation où vous avez insulté le président que vous avez forcé de quitter son siège ; le scandale que vous avez fait au procès de Claes où vous avez encore insulté toute la magistrature, causé de vives émotions, et provoqué des récriminations violentes ! » - « Ah ! Monseigneur, on vous a trompé ». - « Je n'entends rien à tout cela moi, je sais seulement que Van Maanen voulait vous faire condamner, et je crois avoir contribué à arrêter les poursuites, en faisant savoir à Van Maenen, qu'il se ferait, et au gouvernement, plus de mal, qu'à vous-même. Je savais que vous étiez homme à soutenir la lutte avec vigueur et votre condamnation m'eût fait mal. » -« Monseigneur, mes écrits dans le Courrier et dans le Belge, ne peuvent pas avoir produit toute l'influence que vous leur attribuez, puisqu'aucun n'a été poursuivi en justice. » - « C'est précisément pour cela qu'ils nous ont fait tant de mal : ils étaient d'autant plus dange¬reux qu'ils étaient modérés, en apparence, et à l'abri de toute répression ». Je repris : « Le procès de De Potter a, sans doute, produit beaucoup de scandale et de formidables irritations, mais à qui la faute ? à ceux qui devraient toujours donner l'exemple de la modération ; à ceux qui recherchaient toutes les occasions de donner des preuves de leurs mauvais instincts, de leurs passions haineuses pour les Belges ; à ceux qui les considèrent comme des colons taillables et corvéables, selon leur bon plaisir.
Le procès était absurde : accuser de conspiration des hommes qui publient dans les journaux un projet d'association, d'assurance mutuelle, ce n'est pas seulement absurde, c'est odieusement ridicule.
Puis, méconnaissant le respect qu'on doit au secret des lettres, méconnaissant les plus simples notions de convenances sociales, ils ont imprimé et distribué, avec profusion, les lettres intimes de deux amis, dans l'espoir de leur attirer des inimitiés implacables.
Ce n'est pas tout : Van Maanen a ordonné à l'avocat général S... d'accuser les Belges d'ingratitude envers leur Roi. .
Enfin, feignant de se tromper sur la signification du mot « Pédarchie », ils en ont fait sortir une accusation infâme. (Note de bas de page : Ce fut plutôt un incident grotesque, provoqué par l'ignorance surprenante de l'avocat-général Spruyt, qui prononça son réquisitoire dans les séances des 19, 20 et 21 avril 1830. De Potter avait écrit, le 18 octobre 1829, dans une lettre à Tielemans : « Je me sépare entièrement de la "pédarchie" - De Potter, bon helléniste, avait forgé ce mot pour qualifier un groupement de quelques jeunes journalistes assez présomptueux pour aspirer au gouvernement - ; je romps tout engagement et ne veux rien avoir rien de commun avec ce tripot-là... ». Confondant "pédarchie" avec "pédérastie", l'avocat général demanda pardon à la Cour de prononcer ce "mot ordurier" !... Nous devons ces détails à l'amabilité de M. L. Laudy).
(page 223) Notre devoir, l'honneur du pays nous ont imposé l'obligation de repousser énergiquement toutes ces absurdes calomnies, chacun de nous a rempli loyalement sa tâche.
J'ai répondu à l'accusation d'ingratitude : j'ai démontré que le million consacré à l'industrie avait souvent servi à corrompre, à faire des créatures serviles et dévouées. J'ai démontré qu'il avait nui à la véritable industrie, en soudoyant des mains avides et inintelligentes qui tuaient l'industrie indépendante par une concurrence ruineuse pour tout le monde et pour le gouvernement lui-même.
J'ai démontré que la création des canaux serait peu profitable à l'industrie, à cause de la hauteur des péages, j'ai prouvé que le but de cette création était de procurer au syndicat d'Amsterdam, en peu d'années, un gros revenu dont les Belges feraient tous les frais.
Enfin, Monseigneur, j'ai prouvé que le million de l'industrie avait très grassement soudoyé un forçat libéré chargé d'insulter, de calomnier, chaque jour, la Belgique et ses plus nobles enfants. ,
Je crois m'être justifié du reproche que Votre Altesse Royale m'a adressé. Il me serait facile de compléter ma démonstration. » - « Cela n'est pas nécessaire, dit le Prince, je vous ai compris. De quelque part qu'il soit venu, le mal est fait. Il faut maintenant chercher un remède ; on en veut beaucoup à Van Maanen ; je ne l'aime pas, si j'en avais le pouvoir, je n'hésiterais pas à le renvoyer.
Je sais qu'il fait beaucoup de mal. Si mon père le renvoyait, et le remplaçait par Dotrenge ou Reyphins (Note de bas de page : Reyphins (1767-1838) fut député de la Flandre Occidentale à la seconde chambre des Etats-Généraux de 1815 à 1828. Plus anticlérical encore que Dotrenge, il fut, comme lui, élevé, en 1828, à la dignité de Conseiller d'Etat) ou un autre Belge, calmerait-il les esprits ? »
- « Il y a six semaines, cette mesure eût eu, sans doute, d'excellents effets ; elle ne suffit plus aujourd'hui, les défiances sont grandes ; on exigera des garanties contre son retour. On ne s'arrêtera pas là : on exigera la réparation des griefs, qui sont nombreux ; on exigera une représentation aux Etats-Généraux, en raison du nombre des habitants dans les deux parties du Royaume.
C'est je pense, la seule mesure qui puisse conjurer la révolution, parce qu'elle réparerait toutes les iniquités, et donnerait des garanties certaines contre le retour des abus dont on se plaint. »
(page 224) - « Ce que vous me demandez est impossible, le Roi n'y consentira pas, dit le Prince, et, s'il l'accordait, une révolution éclaterait immédiatement en Hollande, dans quelles complications votre proposition nous jetterait ! »
- « Ce que vous considérez comme une complication, me paraît, au contraire, simplifier la question qui se réduit à choisir entre une révolution de 2,000,000 d'habitants qui n'ont pas souffert dans le passé, et une révolution de 4,000,000 d'hommes qui ont été humiliés, exploités, et qui sont très irrités. Le choix ne me semble pas difficile. Conjurez d'abord la révolution des 4,000,000. Lorsque vous leur aurez accordé la justice qu'ils réclament, ils vous aideront à comprimer la révolution des 2,000,000 d'enfants gâtés, si, ce que je ne crois pas, la majorité de ces enfants gâtés se refusait à comprendre qu'elle n'a rien à gagner en s'insurgeant, et qu'elle a des libertés :, acquérir, en faisant cause commune avec les Belges. N'oubliez pas qu'il y a en Hollande un parti républicain nombreux et puissant, qui se rangerait nécessairement du côté de ceux qui aiment la liberté. Donnez des libertés ; beaucoup de libertés, c'est le seul moyen d'éviter la révolution dans le Nord et d'arrêter la révolution dans le Midi.
- « Oh ! dit le Prince, vous m'effrayez, et vous appelez cela une simplification. »
- « Sans doute, vous m'avez demandé un remède pour éviter une révolution dans le Midi, j'en ai hasardé un, vous m'avez fait une objection, j'ai essayé de la résoudre. Je persiste à croire le remède bon, bien entendu, pour résoudre l'alternative d'une révolution dans le Midi ou dans le Nord. Le remède que je demande c'est le moyen de terminer votre révolution sans effusion de sang. Si le Roi refuse les concessions qu'on lui demande, la révolution se fera avec ou sans effusion de sang. Elle se fera, je la considère comme faite. » - « A quoi cela aboutira-t-il ? » ¬« A une séparation du Midi et du Nord, administrativement peut-¬être, et plus probablement une séparation complète. »
- « Vous voulez donc la dissolution du Royaume.» - « Oui, au moins momentanément, jusqu'à votre avènement au trône. »
- « Comment entendez-vous cela ? Expliquez-vous. »
- « Monseigneur, la séparation est inévitable, vous ne pouvez le méconnaître ; eh bien, acceptez la charge d'administrer la Belgique comme Vice-Roi, ou plutôt comme Roi ; cela sera mieux agréé par la Belgique. A la mort du Roi, votre père, les deux parties aujourd'hui si profondément divisées, se réuniront sans difficultés ; les intérêts (page 225) réciproques bien compris feront ce que la diplomatie n'a pu faire. Les 4,000,000 de Belges cesseront d'être considérés comme un accessoire inféodé à 2,000,000 de Hollandais, la première cause de la morgue hollandaise et de l'humiliation de la Belgique cessant, la fusion se fera complète, dans l'intérêt de tous. Si les Hollandais se refusent à ce nou¬veau pacte d'union, vous aurez au moins conservé la plus grande et la plus importante part du Royaume des Pays-Bas. » - « Mon père ne consentira jamais à cette combinaison.» - « Eh bien, il perdra pour lui et pour ses successeurs les deux tiers de son royaume. » - « Mais puis-je honorablement, consciencieusement, détrôner mon père ; cela n'est pas possible. D'ailleurs mon beau-frère, l'empereur Nicolas (empereur de Russie) ne le souffrira pas ; il réunit son armée, et avant trois mois il sera en Belgique. »
- « Ne comptez pas sur son arrivée, elle sera arrêtée en Pologne qui ne peut manquer de faire sa révolution ; puis elle rencontrera de graves événements en Allemagne. L'Allemagne n'a pas oublié les déceptions de 1813-1814 ; elle jette ses regards vers la France de Juillet ; elle a compris que la liberté ne peut lui venir du Nord, mais du Midi. Si l'armée russe voulait passer le Rhin, la France se lèverait en masse pour la repousser. »
- « Il y a du vrai dans ce que vous dites, répliqua le Prince, si je pouvais le faire comprendre à mon père, s'il adoptait vos idées, s'il consentait à abdiquer en ma faveur, croyez-vous que la Belgique adopterait ces idées ? »
- « Demain, oui, j'en réponds, Monseigneur ; dans trois jours, je ne répondrais plus de rien ; demain, si vous voulez aujourd'hui signer un compromis qui stipule toutes les conditions de votre avènement au trône, où vous ne monteriez qu'après avoir juré la Constitution qu'un Congrès serait appelé à voter librement pendant votre absence ; car vous prendriez l'engagement de quitter la Belgique pendant le temps nécessaire pour voter la Constitution ; si le compromis est accepté, signé, avec engagement d'honneur de l'exécuter, je prends l'engagement de vous faire proclamer demain, à midi, Roi des Belges. Je n'y mets pour moi qu'une condition, c'est d'être libre de n'accepter aucune fonction. »
- « Tout cela est très bien imaginé et serait même raisonnable si vous me donniez le temps de consulter mon père ; sans son consentement, je ne puis, je ne veux rien faire. » - « J'ai déjà eu l'honneur de vous le dire : ce qui est possible demain sera probablement impossible dans trois jours. Les idées, les événements marchent rapidement en temps de révolution. » - « Indiquez-moi un autre remède d'une plus (page 226) facile exécution, dit le Prince, vous avez l'habitude de démêler des affaires compliquées, vous devez avoir des ressources inépuisables, donnez-moi une alternative qui peut me permettre de faire un choix. »
- « J'ai déjà eu l'honneur de vous offrir deux alternatives, je ne connais pas de moyen terme. »
Comme il insistait, je lui dis : « Vous exigez une alternative nouvelle,. Monseigneur, eh ! bien, voici mon dernier mot : Demain, à midi, Roi des Belges, aux conditions que j'ai indiquées, ou otage de la ville de Bruxelles pour la sécurité de la Belgique. »
Le Prince recula deux pas et dit : « Comment, votre prisonnier ? - « Non, otage. » - « Mais c'est violer la promesse donnée, la foi jurée, vous voulez donc me faire assassiner ! »
- « Ah ! vous n'en croyez rien et vous me faites une bien grave injure. Je réponds sur ma tête de votre sécurité ; dans deux heures, cent, deux cents jeunes gens veilleront à votre sûreté, et moi je me coucherai en travers de la porte de votre appartement. Vous ne serez en réalité otage que pour le Roi seul ; vous aurez le temps de le consulter sur le parti à prendre. Nous ferons courir le bruit que vous insistez pour obtenir du Roi la séparation administrative, ce qui sera un acheminement à l'exécution du seul parti sérieux que j'ai eu l'honneur de vous proposer. Vous voyez que je ne veux pas vous faire assassiner, mais que je travaille dans l'intérêt de tous, le vôtre compris. »
Le Prince me donna une affectueuse poignée de main et me dit : « Vous m'aviez effrayé, ou plutôt vous m'avez fait grand chagrin », puis il ajouta : « Puisque nous n'avons rien pu conclure ce soir, venez demain au conseil extraordinaire que j'ai convoqué.» - « Je m'y rendrai, si vous l'exigez, mais je dois vous prévenir que je ferai les mêmes propositions que j'ai développées ce soir. »- « Oh ! cela n'est pas possible ! » ¬
« Eh bien, je m'abstiendrai de m'y rendre. » Le prince insista, je persistai dans mon refus. - « Dites-moi quelques noms que je pourrais convoquer. » me dit-il. - «Cela est assez difficile, ne connaissant pas les éléments dont se composera votre conseil. »
Il me cita quelques noms très aristocratiques. - « Des grands seigneurs ! c'est très bien, si vous voulez des avis conformes au vôtre, que pouvez-vous espérer d'hommes, très honorables sans doute, mais qui ne connaissent pas la situation des esprits et des choses ? S'ils le savaient, ils n'oseraient peut-être pas vous le dire, dans la crainte de vous désobliger. Pour établir une discussion utile, appelez à votre conseil : Rouppe, Van de Weyer, Teichman, l'ingénieur. » - « Ils sont vos (page 227) amis ? » - « Oui, mais je ne leur dirai pas les propositions que j'ai faites ; je promets de ne les influencer d'aucune manière. »
- « Puisque vous ne voulez pas prendre place au conseil, venez me voir, vous serez reçu à toute heure de jour et de nuit ; je vais donner des ordres. » - « Et à vos officiers, Monseigneur, d'être convenables et polis, si c'est possible. » - « Vous y pensez encore ! soyez tranquille, vous serez bien reçu par tout le monde ici, au revoir» (Note de bas de page : Le prince d'Orange était brave, bon, généreux, mais il avait les défauts de ses qualités. Entré très jeune au service de l'Angleterre, il avait passé sa jeunesse dans les camps, où il avait contracté des habitudes de frivolité, de légèreté, dont il se serait affranchi, si son père l'avait associé à ses travaux. Toutes les fois qu'il me rencontrait, il me donnait une poignée de main, s'informait de la santé de mon père qu'il estimait beaucoup, disait-il.
Aux banquets maçonniques, il m'invitait souvent à prendre place près de lui. En qualité d'orateur, j'avais souvent parlé de l'égalité, de la nécessité pour tous, gouvernement et gouvernés, de s'en rapprocher autant que possible.
Il me dit : « Vous êtes sans doute républicain.» - « Oui, lorsque les rois voudront sincèrement l'égalité, je serai royaliste. » Je définis ce que j'entendais par l'égalité. ¬« Je pourrais donc être roi et républicain, car j'aime beaucoup l'égalité.» «Vous êtes dans le vrai, Vénérable (président de loge) ; la royauté n'est possible, au XIXe siècle, qu'à la condition d'être républicaine, c'est-à-dire égalitaire. ».
Dix-huit mois avant la révolution, je quittai la loge pour n'être pas en contradiction avec les principes de l'union catholique libérale.
J'aimais le prince d'Orange, je l'ai combattu à regret, j'ai toujours placé le devoir au-dessus de mes sympathies, au-dessus de toute considération. (Note de Gendebien.))
Nous prîmes congé, il était bien près d'une heure. M. J. d'Hooghvorst était mon voisin, nous cheminâmes ensemble. « Il y a du bon chez le Prince, me dit-il, il a écouté, sans se fâcher, des vérités bien dures.» ¬- « Dures, non, mais sévères, utiles, nécessaires même pour lui, autant que pour la Belgique. Figaro n'a-t-il pas dit : « La nécessité rapproche les distances.» - « Je n'ai pas voulu vous contredire, mais les choses ne sont pas aussi avancées que vous le croyez. » - « C'est précisément pour les faire avancer que j'en ai parlé, comme si elles étaient arrivées au point. J'ai voulu le prémunir contre les endormeurs de son conseil extraordinaire, ils ne savent pas qu'il n'y a pas un moment à perdre ; qu'une résolution énergique peut seule éviter ou clore honorablement une révolution. Je voudrais comme vous l'éviter, parce qu'elle entraînera de grandes souffrances, des ruines peut-être ; mais je suis convaincu qu'on ne peut l'éviter ou la clore immédiatement, qu'en prononçant immédiatement la séparation, un divorce complet. »
- « Le Roi est entêté et n'y consentira pas, dit M. d'Hooghvorst. » : - « Nous nous passerons de son consentement, et la révolution suivra son cours ; elle est inévitable, vous devez le reconnaître. 4,000,000 d'hommes une fois mis en mouvement, ne s'arrêtent pas. »
(page 228) ¬- « Je le crois aussi, mais nous ne devons pas moins faire tout ce qui est possible pour éviter ce grand malheur. » - « Sans doute, mais je regrette que nous ne soyons pas d'accord sur les moyens : si nous montrons de la faiblesse, nous sommes perdus, c'est la guerre civile ; si nous montrons de l'énergie, de la détermination, nous pouvons conjurer la révolution par l'intimidation ou par la défaite de nos ennemis. »
Sur ce, nous nous séparâmes.
(page 228) Le 2 septembre, je me mis de bonne heure en campagne ; j'allai chez mes amis, chez les meilleurs patriotes, leur rendre compte de ma longue conférence avec le prince d'Orange. Je leur dis : « Il est persuadé, je crois l'avoir convaincu, que la séparation du Nord et du Midi est inévitable, est nécessaire pour la tranquillité et le bonheur de tous et pour la conservation de son royaume futur. Tous les efforts, toutes les volontés doivent tendre vers ce but, il doit être le mot de ralliement et de toutes les acclamations. »
Je rencontrai des incrédules ; mais tous adoptèrent avec joie et même avec enthousiasme cette idée, cette perspective, comme la meilleure planche de salut.
A dix heures, je me rendis à l'hôtel de ville, je donnai lecture du rapport de la députation envoyée au Roi à La Haye. Il fut accueilli avec bienveillance, l'assemblée qui était très nombreuse, vota des remerciements à la députation.
Je dis, non comme rapporteur de la députation, mais en mon nom personnel, les dispositions mauvaises du Roi, les colères du peuple, les machiavéliques intrigues de Van Maanen qui avait poussé la canaille la plus abjecte de La Haye, à nous insulter, à nous menacer ; je dis les dangers sérieux que nous avait suscités la police de Van Maanen. « Le joug du roi Guillaume, la morgue hollandaise était, leur dis-je, intolérable ! Ils seraient cent fois plus intolérables, plus humiliants, si vous vous laissiez vaincre ou séduire par de fallacieuses promesses. Il n'y a pas à tergiverser : il faut vous mettre en mesure de repousser la force par la force. N'écoutez pas les endormeurs ; soyez bien convaincus que la seule chance de réussir, ou de n'être pas attaqués, c'est de vous organiser, et de vous montrer forts et résolus ; comme hier à l'arrivée du prince d'Orange, l'attitude calme et fière du peuple a fait sur son esprit une grande et salutaire impression ; il s'en est expliqué plusieurs (page 229) ¬fois pendant notre longue conférence de la nuit dernière. » Je reçus de nombreuses et très expressives poignées de mains.
Mon rapport fut publié et placardé dans l'après-midi. Je le donne in-extenso, non à cause de son importance, mais parce que c'est un document qui a droit de trouver place dans mes aperçus historiques.
Le Courrier des Pays-Bas fait précéder la publication de mon rapport, des lignes suivantes : « Vers six heures du soir, le rapport de la députation à La Haye fut affiché partout et distribué au public. Des groupes nombreux se formèrent aussitôt pour le lire et le connaître. Beaucoup de monde assiégeait la porte de l'imprimeur de la rue de la Régence, M. Bols Wittouck, pour s'en procurer des exemplaires. »
« Rapport.
« Messieurs,
« Arrivés à La Haye, lundi à une heure, nous avons demandé une audience à S. M. Une demi heure s'était à peine écoulée, que déjà nous avions reçu réponse favorable. Le mardi, à midi, nous nous sommes rendus au palais ; S. M. nous a reçus avec bienveillance, nous a demandé nos pouvoirs, et n'a pas décliné le titre en vertu duquel nous nous présentions.
« Après avoir entendu la lecture de notre mission écrite, S. M. nous dit qu'elle était charmée d'avoir pu devancer nos vœux, en convoquant les Etats-Généraux, pour le 13 septembre ; moyen légal et sûr de connaître et de satisfaire les vœux de toutes les parties du royaume, de faire droit aux doléances, et d'établir les moyens d'y satisfaire.
« Après quelques considérations générales, nous sommes entrés dans l'exposé, puis dans la discussion des divers points dont votre réunion du 28 nous avait chargés verbalement de faire communication à S. M.
« Discussion s'est établie sur les théories de la responsabilité ministérielle et du contre-seing. Le Roi a dit que la Loi fondamentale n'avait pas consacré nos théories ; qu'elles pouvaient être justes et même utiles, mais qu'elles ne pouvaient être établies que par un changement à la loi fondamentale, de commun accord avec les Etats-Généraux, convoqués en nombre double ; qu'une session extraordinaire s'ouvrant au 13 septembre, il pourrait y avoir lieu, soit à sa demande, soit sur l'invitation de la deuxième Chambre, à une proposition sur ce point, comme sur tous les autres exposés par nous et jugés utiles et avantageux au pays.
« Sur la demande du renvoi de quelques ministres, particulièrement de M. Van Maanen, S. M. n'a pas dit un mot en leur faveur, elle n'a ni (page 230) témoigné de l'humeur, ni articulé de contradiction sur les plaintes que nous lui avons énumérées longuement à leur charge. Elle a fait observer que la Loi fondamentale lui donne le libre choix de ses ministres ; que du reste elle ne pouvait prendre aucune détermination aussi longtemps qu'elle y paraîtrait contrainte ; qu'elle tenait trop à l'honneur de conserver sa dignité royale, pour paraître céder, comme celui à qui l'on demande quelque chose le pistolet sur la gorge. Elle nous a laissé visiblement entrevoir, ainsi qu'aux députés liégeois, qu'elle pourrait prendre notre demande en considération (cette question est actuellement soumise à la commission organique créée par le prince d'Orange). Nous avons l'heureuse conviction qu'avant la fin de cette journée, elle aura pris une résolution qui satisfera nos vœux.
« Au sujet de la Haute cour, S. M. a dit que ce n'était qu'après mûre délibération que le lieu de son établissement avait été choisi ; que du reste elle s'occupera de cette réclamation et avisera au moyen de concilier tous les intérêts.
« Sur nos demandes au sujet de l'inégale répartition des emplois, des grandes administrations et établissements publics, S. M.. a paru affligée, et sans contester la vérité des faits, elle a dit qu'il était bien difficile de diviser l'administration ; qu'il est bien plus difficile encore de contenter tout le monde ; qu'en outre elle s'occuperait de cet objet aussitôt que le bon ordre serait établi.
« Qu'il convenait, avant tout, que les princes, ses fils, rentrassent dans Bruxelles, à la tête de ses troupes, et fissent ainsi cesser l'état apparent d'obsession à laquelle elle ne pouvait céder, sans donner un exemple pernicieux pour toutes les autres villes du royaume.
« Après de longues considérations sur les inconvénients et même les désastres probables d'une entrée de vive force, par les troupes, et les avantages d'une convention et d'une proclamation, pour cette entrée, en maintenant l'occupation partielle de la ville par les postes de la garde bourgeoise, S. M. nous a invité à voir le ministre de l'Intérieur, et à nous présenter aux princes, lors de notre retour à Bruxelles.
« En terminant, S. M. a exprimé le désir que tout se calmât au plus vite ; elle nous a dit, avec une vive émotion, et répété plusieurs fois, combien elle avait horreur de l'effusion du sang.
« Après deux heures d'audience, nous avons quitté S. M. et nous sommes allés chez le ministre de l'Intérieur, qui, devant se rendre chez le Roi ; nous a donné rendez-vous à huit heures du soir.
« Les mêmes discussions se sont établies sur les divers objets soumis par nous à S. M. Tout s'est fait avec une franchise et un abandon qui (page 231) nous ont donné les plus grandes espérances. M. de Lacoste nous a prouvé qu'il a le cœur belge, et qu'il est animé des meilleures intentions.
« Sur l'invitation de plusieurs membres de l'état-major de la garde bourgeoise, réunis hier soir, et conformément aux désirs exprimés par S. M., MM. Joseph d'Hooghvorst et Gendebien se sont rendus chez le prince d'Orange, ils lui ont donné communication des résultats de leur mission à La Haye et de l'état des choses à Bruxelles qu'ils lui ont dépeint tel qu'il est, sans rien dissimuler.
« Il les a assurés qu'il espérait de la réunion de la commission (laquelle a eu lieu ce matin) les résultats les plus satisfaisants et les plus propres à prouver son désir et sa résolution inébranlable de satisfaire aux vœux du pays. Il les a chargés de vous dire qu'il se constituait l'intermédiaire entre S. M. et les habitants du pays, et qu'il appuierait nos demandes, de manière à obtenir le succès le plus prompt et le plus complet. .
« Nous avons appris positivement ce matin, que la commission réunie au Palais du Prince s'occupe avec activité de l'objet de sa mission et que dans la journée, il vous sera transmis sur plusieurs points de vos réclamations, des résolutions très satisfaisantes.
« Signé : MM. Joseph d'Hooghvorst, Alexandre Gendebien, le comte Félix de Merode, baron Frédéric de Sécus, fils, Palmaert, père. »
A la suite de ce rapport, le journal Le Courrier dit :
- « Il fut loin d'apaiser l'effervescence des esprits. Chacun se disait et répétait :« Ce sont des promesses vagues et rien de plus. Dans le fait on pouvait s'attendre à davantage. »
Sans doute, on pouvait s'attendre à davantage. Nous aurions sans doute pu dire beaucoup plus, mais rien de mieux.
Ce rapport a mécontenté et devait mécontenter tout le monde ; les uns le trouvaient violent et y voyaient un brûlot, malgré toutes les réticences exigées par la majorité de la députation ; d'autres, avec plus de raison, le qualifiaient de somnifère et y voyaient un leurre habilement dissimulé.
En réalité, il n'était pas à la hauteur des événements ; la révolution avait marché, depuis la réunion du 28 août, à l'hôtel de ville et le départ de la députation au Roi ; elle avait fait un pas immense la veille, 1er septembre, lors de l'entrée du prince d'Orange à Bruxelles.
(page 232) Le 2 septembre arrivèrent de Paris MM. de Celles, de Langhe, Le Hon et Ch. de Brouckère, membres des Etats-Généraux (Note de bas de page : De Langhe (1785-1853) fut membre de la seconde Chambre des Etats-Généraux de 1819 à 1830, député d'Ypres au Congrès national, représentant du même district de 1837 à 1841). Ils avaient été électrisés au contact des vainqueurs de Juillet.
Ils étaient très chauds, croyaient la révolution belge faite et n'avoir plus qu'à monter sur son char triomphant. .
Ils se réunirent le soir à l'hôtel de Hollande. M. de Celles m'invita à cette réunion ; je refusai, alléguant que je serais un intrus, au milieu des honorables appelés par leur position, à diriger les conséquences de la révolution. Il insista, je cédai à contrecœur en apparence, mais heureux de constituer la révolution sur sa véritable base : la représentation nationale, bien entendu surveillée, poussée, maîtrisée par le peuple ou en son nom.
Je me rendis à la réunion à 9 heures. Dans une discussion ou plutôt une conversation générale qui a duré très longtemps, je présentai la révolution comme faite inévitablement, je vantai, j'exagérai même les éléments du succès, afin de les déterminer à en prendre la direction suprême. De nombreuses objections furent faites.
Pour couper court aux tergiversations et les déterminer à rester à Bruxelles, je fis un effrayant tableau des effervescences de la population de La Haye, et qui ne manqueraient pas d'augmenter à leur arrivée en Hollande, et surtout rendant leur séjour à La Haye.
J'affirmais que le Roi était dans de très mauvaises dispositions ; que son entêtement serait un obstacle à toute concession ; que la toute puissance de Van Maanen les ferait avorter si le Roi était disposé à les accueillir.
Je rendis compte de mon entrevue avec le prince d'Orange, des propositions que je lui avais faites et de la conviction qu'il paraissait avoir de la nécessité d'une séparation des deux parties du royaume. Enfin, je proposai d'appeler à Bruxelles tous leurs collègues méridionaux, trois ou quatre exceptés, de s'y constituer en permanence. J'insistai sur la nécessité de constituer une commission de trois ou cinq membres, laquelle se chargerait d'administrer provisoirement les affaires des provinces méridionales.
Ce dernier point fut vivement combattu, il fut ajourné jusqu'à la réunion des députés méridionaux à Bruxelles.
La réunion à Bruxelles, sans rien préjuger, fut acceptée à l'unanimité. (page 233) M. Ch. de Brouckère en qualité du plus jeune, avait été nommé secrétaire, il fut invité à faire les convocations.
M. de Brouckère s'y refusa. « Pourquoi, dit-il, moi plutôt qu'un autre ? » - « Parce que vous êtes secrétaire, lui dit-on. » - « Secrétaire, c'est pour la forme et par habitude qu'on m'a nommé et non pour prendre sur moi la responsabilité d'un acte. aussi important. »
- « Mais, dit M. De Langhe, vous ferez les convocations au nom de nous tous, ici présents. »
M. Ch. Le Hon se leva et dit : « Pas du tout, je n'entends pas, je ne veux pas sortir de la légalité ; nous n'avons pas le droit de convoquer les Chambres ; c'est un acte tout à fait illégal. » - « Mais que faisons-nous donc ici depuis trois heures, leur dis-je, que fait-on à Bruxelles depuis le 25 août, que fait-on à Liége, à Namur, et bientôt que fera-t-on dans la Belgique entière ? Au reste, nous ne convoquons pas les Chambres, nous invitons quelques membres de la Chambre à venir à Bruxelles. »
Le mot légalité avait fait son effet ; comme la tête de Méduse, il avait refroidi, terrifié les plus beaux élans ; chacun prenait son chapeau, et trois heures de conférence allaient aboutir à une déroute lorsque je dis : « Je me charge de faire les convocations ou invitations, je suis connu de presque tous vos collègues absents ; ils me savent digne de confiance, ils n'hésiteront pas à venir. »
« Il est bien entendu, dirent quelques-uns, que vous ferez les convocations en votre nom personnel. » - « Sans doute, soyez tranquilles, je ne nommerai personne. » (Note de bas de page : L'auteur anonyme d' "Un mois de d'histoire de Bruxelles" (1835), après avoir donné le texte de la déclaration, ajoute : « Chose assez curieuse, cette déclaration était le résultat d'une conférence des députés : mais nul n'ayant voulu prendre sur lui de convoquer ceux de ses collègues absents, ce fut M. Gendebien qui se chargea de ce soin. »)
Rentré chez moi, j'écrivis les lettres de convocation ; à quatre heures du matin, je fis venir mon secrétaire, dont l'écriture ressemblait fort à la mienne. A 9 heures, toutes les lettres étaient expédiées : quelques-unes par la poste, d'autres par les messageries et par personnes interposées.
Ces convocations eurent un plein succès, presque tous les membres convoqués arrivèrent successivement, selon leur degré d’éloignement.
(page 233) Le 3 septembre, les députés, qui s'étaient réunis la veille à l'hôtel de Hollande, se rendirent à l'audience du prince d'Orange. Ils trouvèrent (page 234) le terrain bien préparé, ou plutôt la question résolue. Le grand conseil convoqué par le Prince et présidé par M. le duc d'Ursel, avait voté, à l'unanimité, la séparation des provinces du Midi de celles du Nord.
Invités par le Prince à dire leur opinion sur l'état des choses en Belgique, ils ont déclaré et affirmé que la séparation était nécessaire, inévitable, ils ont déclaré de plus qu'ils ne se rendraient pas à la convocation des Chambres à La Haye.
Le même jour, ils publièrent la proclamation suivante :
« Nos chers compatriotes,
« Nous soussignés, députés aux Etats-Généraux, actuellement à Bruxelles, avons été appelés chez S. A. R. le prince d'Orange : nous avons eu l'honneur de lui exposer consciencieusement l'état des choses et des esprits.
« Nous nous sommes crus autorisés à représenter au prince royal que le désir le plus ardent de la Belgique était la séparation complète entre les provinces méridionales et les provinces septentrionales, sans autre point de contact que la dynastie régnante.
« Nos représentations ont été favorablement accueillies, aussi bien que celles de plusieurs commissions spéciales, et déjà le prince royal est allé en personne porter l'expression de nos désirs à son auguste père.
« Persuadés, nos chers compatriotes, que nous avons été les interprètes de vos sentiments, que nous avons agi en bons et loyaux Belges, nous vous informons de notre démarche. C'est ici, dans votre capitale, que nous attendons avec confiance les résultats de vos efforts et des nôtres.
« Bruxelles, 3 septembre 1830, était signée : comte de Celles, baron de Sécus, etc., etc.
« Pour copie conforme : (signé) Ch. de Brouckère.
M. de Roisin, colonel d'état-major du Prince, adhéra à cette proclamation !
Le même jour, 3 septembre, l'état-major de la garde bourgeoise et les députés de toutes les sections ayant été convoqués au Palais du Prince, celui-ci leur demanda quels étaient leurs vœux ?
Tous, d'une voix unanime, demandèrent énergiquement la séparation de la Belgique de la Hollande et la retraite immédiate des troupes de la garnison de Bruxelles.
« Promettez-vous, dit le Prince, de rester fidèles à la dynastie ? » Ils répondirent : « Nous le jurons. »
- « Marcherez-vous avec moi pour notre défense ? »
Ils répondirent : « Oui, nous le jurons. »
Le Prince : « Enfin, direz-vous avec moi « Vive le Roi ? »
Ils répondirent, sans hésiter, et d'une voix unanime : « Non, jusqu'à ce que nos vœux soient écoutés. » Puis ils crièrent : « Vive le Prince ! Vive la Liberté ! Vive la Belgique ! »
Le Prince, ému jusqu'aux larmes, promit d'intercéder auprès du roi pour l'accomplissement des vœux et du bonheur des Belges.
Il partit à deux heures pour La Haye.
(page 235) Toutes les troupes de la garnison quittèrent Bruxelles immédiatement après le départ du Prince.
(page 235) Ici, Gendebien retrace, en un résumé saisissant, les événements qui viennent de se dérouler, et les propose à la méditation de ses lecteurs.
Le 28 du mois d'août 1830, première réunion à l'Hôtel de Ville de Bruxelles ; timide, irrésolue, elle n'a guère d'autre préoccupation que de rester dans la plus stricte légalité.
Le 31 du même mois, les princes, arrivés à Vilvorde, veulent entrer à coups de canon à Bruxelles, ils exigent soumission complète et immédiate. .
Une première députation est fort mal reçue par les princes qui menacent de faire usage des articles du code pénal qui prononce la peine de mort.
Le peuple s'émeut, s'indigne, menace ; la seconde députation est mieux accueillie.
L'irritation du peuple grandit, il fait des barricades ; la troisième députation stipule d'égal à égal, le prince d'Orange entrera à Bruxelles avec quatre officiers seulement et le peuple conservera ses couleurs, ses drapeaux, ses armes !
Le Prince entre le 1er septembre, non en maître, mais contrit, fasciné par l'imposante attitude du peuple qui fier, dans sa force, en a le calme et le dédain presque.
Dès ce moment tout change : Depuis la nuit du 1er au 2 septembre, le Prince discute, il hésite pendant trois heures toujours sous la pression de la terrible image du peuple en armes, il finit par comprendre les périls de la situation.
Le 2 septembre, une commission instituée par le Prince discute, se divise, ne résout rien, parce qu'elle ne comprend pas la situation.
Le Prince qui l'a comprise demande une prompte décision ; le 3, la commission, dès dix heures du matin, proclame à l'unanimité la séparation des deux parties du royaume..
Les députés aux Etats-Généraux arrivés à Bruxelles depuis quelques heures, ignorant l'attitude du peuple, décident, dans la nuit du 2 au 3 septembre, qu'ils ne sortiront pas de la stricte légalité ; ils n'osent pas même inviter leurs collègues absents à se réunir à Bruxelles.
Le lendemain à midi, ils déclarent au prince d'Orange, que la séparation est nécessaire, urgente ; qu'ils ne se rendront pas à la convocation (page 236) des chambres à La Haye ; et publient une proclamation au peuple, dans laquelle ils confirment ce qu'ils ont dit au Prince.
De Brouckère qui, dans la nuit du 2 au 3 septembre avait refusé, en sa qualité de secrétaire, de signer les invitations aux députés absents de se rendre à Bruxelles, n'hésite pas à contresigner, quelques heures plus tard, cette proclamation.
M. le colonel de Roisin, qui était au nombre des officiers d'état-major du Prince, qui nous avaient fort mal accueillis au palais, le 1er septembre à 9 heures du matin, s'empressa, 36 heures plus tard, d'approuver et signer la proclamation de ses collègues aux Etats-Généraux.
L'Etat-Major de la garde bourgeoise et les délégués des sections, qui, à la réunion du 29 du mois d'août, s'étaient montrés si scrupuleux observateurs de la stricte légalité, et qui, le 2 septembre n'osaient encore s'arrêter à l'idée de la séparation, n'hésitent plus le 3 septembre à midi, d'acclamer la séparation, en présence du Prince, et ils refusent de crier « Vive le Roi ».
Le 31 du mois d'août, le 1er septembre au matin, le Prince menace Bruxelles d'un assaut.
Le 3 septembre, à 2 heures, le Prince et ses soldats quittent la capitale - Bruxelles est libre et indépendante !
Toutes ces conversions subites sont le résultat des réflexions, des méditations sérieuses et logiques, de la démonstration de force et d'énergie, donnée par le peuple, le 2 septembre, lors de l'entrée du prince d'Orange à Bruxelles, ou plutôt à l'occasion des menaces qui avaient précédé cette entrée.
Cette première journée, c'est le peuple qui l'a gagnée : elle a été a peu près aussi décisive que les dernières du. mois de septembre qu'il a gagnées aussi, par son énergique initiative et par son dévouement.
(page 236) Immédiatement après le départ du Prince, mon ami Stevens, membre et secrétaire de la grande commission, vint me voir : « Je suis chargé, me dit-il, de vous transmettre ces paroles du Prince. Dites au frère Gendebien, que j'ai oublié tout le mal qu'il nous a fait ; que je l'estime parce qu'il a, le premier, dit la vérité, et qu'il m'a ouvert les yeux sur les dangers de la situation, dites-lui que je le remercie des conseils qu'il m'a donnés, des propositions qu'il m'a faites. J'espère qu'il ne les oubliera pas. »
Je dis à mon ami Stevens, mes conseils et mes propositions au Prince : « Ce sont des coups d'épée dans l'eau, lui dis-je, le Roi ne (page 237) comprend pas la situation ; Van Maanen le poussera à nous écraser ; c'est lui qui sera écrasé. »
Stevens ne fut pas de cet avis, il était dans un camp opposé au mien, non par un zèle immodéré pour le roi Guillaume, mais parce qu'il redoutait l'influence des prêtres et surtout des Jésuites.
« Vous voulez secouer le joug de Van Maanen, dit-il, et vous allez au devant du joug du pape et de ses satellites. Ce que vous appelez le joug de Guillaume et de Van Maanen est temporaire, transitoire, il porte avec lui son remède : le temps. Le joug de Rome se perpétuera jusqu'à la fin des siècles. Voilà pourquoi je supporte provisoirement le premier et je repousse et combattrai toujours le second. »
Nos relations devinrent rares, mais notre amitié resta toujours la même. Lorsque, au fort de la révolution, nous nous rencontrions, nous nous donnions une poignée de mains, je lui demandais si je pouvais être utile à quelqu'un de sa famille, puis en nous quittant, je lui disais : « Sans préjudice aux coups d'épée ou de carabine que nous nous donnerons peut-être demain, ce qu'à Dieu ne plaise. »
(page 237) L'aveugle obstination de ceux qui n'avaient voulu ni prévoir les conséquences prochaines de la révolution de Juillet, ni organiser une forte direction au mouvement inévitable en Belgique, faillit tout compromettre au moment de l'explosion. A défaut d'une direction intelligente et fortement organisée, le peuple se laissa entraîner à des désordres par des intrigants de deux espèces : les uns poussèrent à des désordres pour effrayer les populations et les exciter à une répression de l'élan populaire ; les autres, pour masquer une onzième ou douzième faillite, ou pour motiver une suspension de travail et de paiement, laissèrent faire et, prétendit-on à cette époque, furent complices des ennemis de la Révolution ; on vit des industriels indiquer à leurs propres ouvriers, les pièces de leurs machines à briser afin d'arrêter momentanément leur marche et légitimer la suspension des travaux et des paiements.
On raconte même que des agents anglais poussaient à la destruction des machines par avidité et mercantilisme.
Après ces excès inévitables au commencement de toute révolution, et qui furent de très courte durée, l'anarchie, le tumulte, étaient bien plus dans les esprits que dans les faits. Le vague, l'incertitude, les défiances disparurent, le 31 du mois d'août, devant la menace des princes de réduire Bruxelles par les armes.
(page 238) ¬Le peuple s'associa spontanément à la résolution de repousser la force par la force. Le lendemain, 1er septembre, lors de l'entrée du prince d'Orange, il prouva une seconde fois, que ses intentions avaient été calomniées, que son patriotisme avait été méconnu.
Son attitude, calme et ferme avait été admirable. Le Prince en avait été vivement ému, et les patriotes y puisèrent l'espoir et la force suffisante pour conquérir l'indépendance et la liberté.
La révolution date du 1er septembre ; elle eût été consacrée définitivement le 3 septembre 1830, si des parasites, des caméléons politiques n'avaient détourné, neutralisé les heureuses conséquences de cette double victoire.
Le 3 septembre, la séparation du Nord et du Midi fut proclamée à l'unanimité par la Commission extraordinaire créée par le Prince, par les députés aux Etats-Généraux présents à Bruxelles, par l'état-major et les différents chefs de la garde bourgeoise qui firent un pas de plus ; ils refusèrent de crier « Vive le Roi ».
Le même jour, les soldats de Guillaume avaient quitté la capitale, Bruxelles était libre et devenait la capitale des Provinces Méridionales, par la déclaration des députés aux Etats-Généraux qu'ils ne la quittaient pas.
Tant de succès obtenus en 36 heures, inspirèrent une immense confiance et produisirent un grand calme.
(page 239) Lorsque je fus certain du succès, je courus chez M. d'Hooghvorst, je lui fis un tableau effrayant du conflit qui allait s'engager et qui ne manquerait pas de réagir sur Bruxelles.
Je lui fis facilement comprendre que la tranquillité de Bruxelles et les devoirs d'humanité ne nous permettaient pas d'hésiter ; que nous devions nous rendre chez le prince Frédéric à Vilvorde. Nous partîmes immédiatement.
(page 240) ¬Je mis à mon chapeau et à ma boutonnière d'abondantes couleurs nationales ; M. d'Hooghvorst avait les siennes. Nous étions dans une voiture découverte. Arrivés entre Trois Fontaines et Vilvorde, en face d'une grand'garde, un sergent voulut nous faire rebrousser chemin.
Je lui dis : « Nous sommes des ambassadeurs envoyés auprès du prince Frédéric », puis je dis au cocher : « En avant ».
Le sergent courut à notre poursuite, monta sur le marchepied et s'accrocha à la portière. Je lui donnai un vigoureux coup de poing sur la poitrine, il alla rouler sur un tas de pavés. - Je dis au cocher : « Au galop ». Nous arrivâmes bientôt à Vilvorde.
Même refus de nous laisser passer. Deux officiers de garde, un Hollandais et un Belge, nous dirent qu'ils avaient pour consigne rigoureuse de ne laisser passer ni drapeau ni cocarde tricolores. Une discussion s'engagea. L'officier belge souriait. Un nombreux rassemblement, composé, sans doute, de Belges en majorité, montrait des sympathies non équivoques, il criait : « Laissez-les passer, laissez-les passer. » Tous parurent satisfaits, heureux que nous eussions conservé nos couleurs.
Par transaction, un des deux officiers de garde, nous fit escorter par 25 à 30 hommes qu'il commanda. Nous traversâmes ainsi Vilvorde dans toute sa longueur au pas (le Prince était logé à l'autre extrémité de la ville).
Notre marche, escortée par la troupe, attira la foule à laquelle je montrais avec affectation mes couleurs ; j'agitai de temps en temps mon chapeau avec une pantomime significative qui finit par provoquer à plusieurs reprises des cris de « Vivent les Belges ! » et même quelques cris « A bas les Hollandais ! ».
Arrivés au quartier général du Prince, nous eûmes une nouvelle lutte à soutenir avec les officiers d'Etat-major. Un général, il ne portait pas d'épaulettes, mais je crois que c'était un officier supérieur, porta la main sur les couleurs que je portais à ma boutonnière ; de la main gauche, je lui saisis le poignet et je portai la main droite sur ses décorations. Je lui dis : « Si vous ne lâchez pas mes rubans, j'arrache les vôtres ».
- «Vous m'insultez, Monsieur. » -« C'est vous qui avez pris l'initiative, mes rubans valent bien les vôtres : ils ont fait reculer les couleurs françaises, il n'est pas bien sûr que vos rubans en auraient fait autant. Au reste, Monsieur, pour peu que vous y teniez, nous pourrions vider notre différend après le triomphe de la révolution. »
Après quelques explications, je lui dis que si le Prince se croyait offensé de nos couleurs, je les détacherais pendant nos pourparlers ne voulant, par un défaut de forme, faire manquer notre mission toute d'humanité.
(page 241) En abordant le Prince, je lui dis : « Le prince d'Orange ayant reconnu la nécessité de la séparation des deux parties du royaume, il me semble naturel et logique que Votre Altesse Royale ne s'offense pas des couleurs que le prince d'Orange n'a pas repoussées à Bruxelles. »
- « Vous comprenez, frère Gendebien, (frère maçon) que dès l'instant que vous n'avez pas l'intention de m'offenser, je ne dois pas attacher plus d'importance à vos couleurs que je n'en attache aux rubans maçonniques, au-dessus du grade de maître (Note de bas de page : Le prince veut dire par là qu’il n’appréciait que la maîtrise maçonnique qui, elle, confère les droits essentiels de tout franc-maçon.) Je suis censé ne pas voir vos rubans, mais vous avez résisté à la consigne, à l'entrée de la ville ; vous avez donné du scandale et fait presque une émeute, en faisant ostentation de vos couleurs. Je désire qu'en retournant vous évitiez tout scandale. »
Je lui dis l'objet de notre mission ; l'effervescence qu'avait produite à Bruxelles l'occupation de Tervueren, par des troupes hollandaises, contrairement à la convention agréée par le prince d'Orange. Un rassemblement formidable marche sur Tervueren ; le sang va couler et a probablement coulé déjà.
Il me répondit qu'il venait d'envoyer un ordre de retraite aux troupes de Tervueren et à celles de Cortenberg. Je le remerciai avant de le quitter. Je lui dis qu'à la grand'garde, sur la route de Bruxelles, on nous avait molestés, on voulait nous faire rebrousser chemin. Je demandai un sauf conduit, pour éviter de nouveaux désagréments. Il nous en fit délivrer un qui nous fut très utile.
En effet : de si loin que le sergent nous vit venir, il fit sortir sa troupe de la cabane qui l'abritait, et se mit en travers de la route.
Notre cocher me demanda s'il fallait foncer : « Non, vous vous arrêterez. »
Le sergent n'eût pas le temps de se fâcher. Je lui montrai le sauf-conduit qui l'étonna et produisit son effet.
Au moment de partir de Vilvorde, une pluie torrentielle nous arrêta pendant 25 minutes ; j'en profitai pour faire de la propagande.
Beaucoup d'officiers s'étaient abrités chez Portaels. - Je dis à quelques-uns que je reconnus comme Belges : « Voici désormais vos couleurs, le prince d'Orange a proclamé la séparation des deux parties du royaume ; notre armée sera toute Belge ; vous n'en serez pas fâchés, j'en suis sûr. Que le Roi le veuille ou ne le veuille pas, nous serons Belges, uniquement Belges ». Tout ce que je disais à ce sujet était accueilli avec beaucoup de sympathie. La discipline était très relâchée ; car (page 242)¬ MM. les officiers se gênaient peu pour exprimer par signes et même par paroles, leurs sentiments patriotiques et leur dégoût pour le service hollandais.
(page 242) A Bruxelles, l'effervescence avait grandi depuis notre départ ; le cri « aux armes ! » se faisait entendre, des rassemblements très animés se formaient partout ; on se fût cru à la veille d'un siège.
M. de Celles et mon beau-père Barthélemy qui étaient du parti qui voulait rester à Bruxelles, me dirent que le mouvement désordonné de la journée amènerait une majorité pour aller à La Haye. Mais, leur dis-je, la majorité, s'il yen a une pour le départ, ne peut contraindre personne à manquer aux engagements pris de rester à Bruxelles. Quel que soit le nombre de ceux qui auront le courage de rester à Bruxelles, ils seront les vrais représentants de la Belgique ; les autres pourront aller se faire battre à La Haye ; mais ce ne sera pas sur le dos de la Belgique qu'ils se feront battre, car la Belgique les désavouera et protestera contre leur présence à La Haye ; qu'une douzaine de députés aient le courage de protester et de déclarer qu'ils veulent exécuter l'engagement pris de rester à Bruxelles, les autres resteront probablement aussi, ou au moins un nombre suffisant pour vous constituer. Ne fussiez vous que dix ou douze, vous rallierez la nation entière et vous opérerez des miracles.
Le soir, Van de Weyer et moi, nous nous rendîmes à la réunion des députés chez M. de Sécus. Une bombe, tombant au milieu d'eux n'eut pas fait plus d'effet que notre arrivée. La discussion fut longue, fut vive. M. de Sécus qui présidait l'assemblée fut le seul qui nous répondit et très laconiquement.
Il y avait évidemment résolution prise de ne pas discuter.
J'interpellai vivement M. Ch. De Brouckère qui se cachait derrière M. de Sécus : «Vous avez dit hier soir, en présence de M. Claes, que si, contre votre attente, vos collègues se rendaient à La Haye, vous résisteriez, fussiez vous seul ; vous avez vivement protesté contre le projet de quitter Bruxelles.
« Vous ne dites rien aujourd'hui pour appuyer les raisons que nous ¬avons données pour démontrer la nécessité de rester au poste que vous avez accepté librement, spontanément ? que ceux qui ne se sentent pas (page 243) le courage de rester, quittent la partie, soit ; mais que tous nous quittent, après des promesses solennelles, c'est, ce me semble, impossible.
« Que dix ou douze députés restent, nous n'en demandons pas davantage pour sauver la Belgique du joug hollandais que vous allez concourir à nous imposer impitoyablement. »
Van de Weyer soutint avec énergie et beaucoup de talent que nous quitter, c'était nécessairement tuer la révolution et tous ceux qui en avaient pris l'initiative, aux grands applaudissements de la plupart des membres présents et de son honorable président.
Réfléchissez donc après les engagements solennels que vous avez pris, que nous quitter, c'est reconnaître, proclamer l'impuissance de la révolution, c'est la condamner, c'est la tuer. Si vous n'aviez pas ostensiblement, solennellement pris part à la révolution, si vous nous aviez laissés seuls, nous pourrions continuer seuls, sans grand inconvénient ; il nous suffirait de ne pas désespérer du succès. Mais aujourd'hui dans quelle position nous mettez-vous ? Dans la position insoutenable de révoltés contre le Roi Guillaume et contre nos représentants, contre les représentants légaux de la nation ; c'est-à-dire en un mot « Nous devenons des révoltés contre la Hollande et contre la Belgique ». Personne ne prit la parole pour répondre à Van de Weyer. M. de Sécus se borna à dire : « Nous délibérerons » ce qui signifiait : « Allez-vous en. »
Indigné, je dis : « Réfléchissez-y bien, Messieurs, votre départ sera considéré comme une fuite honteuse, comme une trahison devant l'ennemi et une désertion à l'ennemi. Si la Belgique succombe, si notre sang coule, vous en répondrez devant l'histoire. La postérité vous condamnera et flétrira vos noms et les vouera à l'exécration des générations.
« Je vous en supplie, Messieurs, réfléchissez aux conséquences de votre départ, pour nous et pour vous. » Même silence qu'après le discours de Van de Weyer.
Mêmes paroles de M. de Sécus : « Nous délibérerons. »
Dans mon indignation, une idée diabolique me traversa l'esprit.
« Puisque vous délibérerez, leur dis-je, je ne désespère pas que vous vous décidiez à rester à Bruxelles ; mais si vous nous quittez, il est de votre intérêt comme du nôtre que votre départ ne soit pas considéré comme un abandon, comme une rupture avec nous et avec la révolution. Je vous prie donc et je vous supplie de venir tous demain à l'hôtel de ville. Cette démarche solennelle qui aura pour but avoué d'assurer le bon ordre et la tranquillité pendant votre absence aura pour effet réel (page 244) de neutraliser les funestes conséquences de votre départ, cette démarche le fera considérer comme le résultat d'un commun accord. »
L'assemblée, consultée par M. de Sécus, décida, à l'unanimité, qu'elle se rendrait, le lendemain, à dix heures du matin, à l'hôtel de ville.
Nous prîmes congé. Je dis à Van de Weyer mon projet que voici : « Si les députés viennent en majorité, soit 27 ou 28 je les retiendrai en charte privée jusqu'à ce qu'ils prennent l'engagement de rester à Bruxelles ; en attendant, nous prendrons des délibérations, des arrêtés avec mention que c'est de leur avis ; de plus, nous les menacerons d'émeutes et d'un soulèvement général qui pourra tout compromettre, y compris leurs personnes, s'ils ne se soumettent pas au régime de la séquestration ou à l'engagement de rester à Bruxelles. »
« Ils ne viendront pas en nombre, dit Van de Weyer ; d'ailleurs cela me paraît un peu illégal, me dit-il ; si cela n'était qu'illégal ; mais cela me paraît peu praticable. » - « En temps ordinaire, cela serait absurde, cela serait criminel ; mais il s'agit de sauver la révolution et nos têtes. Vous l'avez si bien démontré tout à l'heure : « Nos députés à Bruxelles, ou la mort de la révolution ». Nous renouvellerons votre démonstration aux timides qui nous blâmeront ; nous serons approuvés, applaudis, par les patriotes qui dominent aujourd'hui la situation. »
Le lendemain, 7 septembre, à 10 heures, une vingtaine de députés se rendirent à l'hôtel de ville, ce n'était pas assez pour mettre mon plan à exécution.
Dans son Histoire du royaume des Pays-Bas, 3e édition, tome 2, page 265, M. de Gerlache s'exprime en ces termes au sujet de cette réunion :
« Les exaltés de Bruxelles (Van de Weyer et moi) qui avaient leurs vues sur nous, la blâmèrent hautement (la résolution d'aller à La Haye) ; ils voulaient forcer les membres les plus marquants de l'opposition à prendre en mains la direction des affaires et à se constituer en gouvernement provisoire. »
Cela n'est précisément exact : dans la réunion de quelques députés, dans la nuit du 2 au 3 septembre, j'avais, il est vrai, proposé la réunion, à Bruxelles, des députés belges aux Etats-Généraux et j'avais proposé la désignation de trois ou cinq membres pour administrer provisoirement les affaires des provinces belges. Ce qui ne fut pas agréé, mais ajourné jusqu'à la réunion plus complète des députés méridionaux.
Dans la réunion chez M. de Sécus, la veille, 6 septembre, Van de Weyer et moi ne demandâmes point la constitution immédiate d'un (page 245) gouvernement provisoire. Nous leur demandions simplement de rester à Bruxelles, sans leur imposer aucun rôle déterminé.
M. de Gerlache continue : « On convoqua, à cet effet, une réunion nombreuse à l'hôtel de ville, où plusieurs d'entre nous assistèrent. Nous combattîmes l'idée d'un gouvernement provisoire, d'abord pour les raisons que nous avions alléguées précédemment pour engager nos collègues à se rendre à La Haye, et nous y ajoutâmes d'autres qui nous semblaient de nature à frapper les esprits. » - « L'élection immédiate d'un gouvernement provisoire à Bruxelles, disions-nous, c'est la guerre ! Or, désirez-vous la guerre ? où sont vos moyens pour la faire ? où sont vos soldats, vos généraux, vos munitions, vos forteresses, vos finances ? Vous n'avez rien de tout cela ; tout est aux mains des Hollandais ! »
Je lui répondis : « Tout cela peut être la cause déterminante de votre départ, de votre fuite, de votre abandon, je dirai presque de votre trahison. Mais ce n'est pas une raison pour nous livrer, pieds et poings liés, aux vengeances du roi Guillaume et de ses satellites. Malgré l'inégalité de la position, - toute ressource nous manquant - nous sommes forcés de nous défendre et ce devrait être, pour vous et vos collègues, un puissant, un impérieux motif de nous aider à la défense et non pas de nous décourager, en quittant la partie dans laquelle vous vous êtes engagés avec nous. »
M. de Gerlache continue : « Quant à nous, nous remplirons notre mandat, notre devoir ! Notre avis est qu'il faut aller à La Haye. Si nous ne réussissons point dans cette dernière tentative, il sera temps de recourir à la force... »
Ces paroles ne plurent guère à nos auditeurs dont plusieurs étaient venus armés de blouses et de grands sabres et annonçaient des intentions très belliqueuses pour le moment. Toutefois, ils ne répondirent rien ! ! « Je vous ai répondu très énergiquement ; bien d'autres, avant et après moi, vous ont confondus et vous ont dit entre autres choses : Vous avez décidé d'abord, de rester à Bruxelles, parce que vous avez eu peur d'aller à La Haye. Puis, les événements ayant marché, un conflit paraissant imminent, vous avez eu plus peur de rester à Bruxelles que d'aller à La Haye. On vous a fait entendre plus d'une fois les mots de fuite honteuse, de désertion, de trahison, de lâcheté.
« Il est impossible que vous ayez oublié ce petit incident si gracieux pour vous : quelqu'un demanda à haute voix : Qu'est ce qui rime avec Gerlache ? - On répondit spontanément par un adjectif qui rimait admirablement avec Gerlache. »
On vous a dit encore : « Vous allez remplir un devoir à La Haye ; il (page 246) sera temps encore de recourir à la force, dites-vous, si vous ne réussissez pas. Lâche hypocrisie, quand vous aurez échoué à La Haye, vous ne trouverez plus que des tombeaux en Belgique, si la Belgique vous imite. »
A la fin de cette discussion, M. Moyard, ancien militaire, proposa la nomination d'un gouvernement provisoire et la nécessité de le prendre parmi les représentants de la nation. C'est la première fois, quoi qu'en dise M. de Gerlache, que la proposition fut catégoriquement faite.
M. de Sécus lui répondit : « Vous avez mieux qu'un gouvernement provisoire, vous avez la dictature. » Dénégations. - « Vous êtes tous des dictateurs. »
M. Moyard répliqua : « Parlez-vous sérieusement, M. le baron ? »
« Certainement » dit M. de Sécus. - « Sommes-nous sérieusement, réellement des dictateurs ? » - « Sans aucun doute, dit M. de Sécus. »
- « Eh bien, puisque nous sommes des dictateurs sérieux, je vous ordonne à tous, je vous somme, Messieurs les membres des Etats¬-Généraux, de rester à Bruxelles, et de nommer dans votre sein ou en dehors de vous, un gouvernement provisoire.
« Et si, dans dix minutes, vous ne l'avez pas fait, je vous ferai fusiller tous sur la Grand'Place.¬
« Voilà la dictature réelle et sérieuse, voilà comment j'entends la dictature. »
M. de Sécus qui était à côté de moi, me dit : « Ce Monsieur-là dit des bêtises.» - « Non, Monsieur de Sécus, lui dis-je, c'est celui qui a parlé avant lui qui a dit des bêtises et qui est responsable des conséquences qu'en a très logiquement déduites M. Moyard. » (Note de bas de page : M. de Sécus ne me pardonna jamais ces paroles dites à haute voix et qui provoquèrent des rires peu flatteurs pour lui. Dès ce jour MM. de Sécus père et fils furent pour moi des ennemis. Ils ne sont pas les seuls que ma loyale et rude franchise a fait surgir. (Note de Gendebien.))
Ainsi finit la prudente comédie de la légalité, honteuse apostasie, lâche abandon en présence des dangers qu'ils avaient provoqués et dont ils avaient accepté la solidarité !!!
A chacun selon ses œuvres.
(page 247) Après avoir, par leur honteuse palinodie, jeté le découragement dans l'âme des patriotes, à l'hôtel de ville, le 7 septembre, dans la matinée, plusieurs députés sollicitèrent une audience du prince Frédéric, et allèrent à Vilvorde implorer la clémence du Prince ; c'est-à-dire lui prouver, par d'abondantes larmes, que la cause qu'ils désertaient, était perdue et livrée à sa merci.
M. de Gerlache se chargea d'aller à Vilvorde, compléter l'œuvre qu'il avait si bien commencée à l'hôtel de ville.
Voici comment il rend compte de sa philanthropique mission, dans son Histoire du Royaume des Pays-Bas, 3e édition, tome 2, page 267.
« Le prince nous écouta avec une attention soutenue et polie et qui contrastait péniblement avec les larmes dont quelques-uns d'entre nous, affectés de prévisions sinistres, finirent par assaisonner leurs patriotiques supplications ; il parla justement comme son père. »
J'ai souligné le mot assaisonner, parce qu'il est d'une naïveté admirable dans le style cuisinière qui prépare le pot au feu représentatif.
Le matin, à Bruxelles, on décourage les patriotes, on les condamne à une catastrophe certaine. Après-midi, à Vilvorde, on encourage les mauvaises passions, les projets sinistres du prince, par des larmes inspirées par des prévisions sinistres !! C'était logique pour des caméléons politiques.
S'ils avaient été à la hauteur des événements, s'ils avaient été des hommes libres, indépendants, comme ils ont toujours eu la prétention de l'être, ils n'auraient pas déserté ce qu'ils avaient excité, encouragé, exalté.
Mes expressions sont vives, acrimonieuses, elles seraient cent fois plus incisives, si je me laissais aller à toutes les amertumes de mes souvenirs (Note de bas de page : Ce qu'il y a peut-être de plus poignant, c'est que nous fûmes forcés de pallier la conduite de nos députés et d'approuver leur départ, pour rassurer les patriotes de Bruxelles et surtout ceux des provinces, le mot fut donné et accepté généralement par les journaux patriotes. (Note de Gendebien.))
(page 247) Van de Weyer et moi fûmes atterrés de la désertion de nos représentants, nous comprenions que la position n'était plus tenable ; tous les hommes sensés pensaient de même.
(page 248) Pendant quelques heures, nous avons été dans un état de prostration complète : que faire ? que faire ? qu'allons-nous devenir ? quel parti prendre ? après avoir répété mille fois cette expression de désespoir, nous examinâmes et discutâmes avec sang-froid les chances de résister en évitant l'anarchie ; l'espoir de vaincre l'ennemi nous souriait encore et nous nous sentions la force de supporter la grave responsabilité qui résulterait d'une défaite, mais ce qui nous déconcerterait plus encore qu'une défaite, c'est la responsabilité des désordres, de l'anarchie, des pillages, des incendies, que ne manquerait pas de produire le cri de trahison, de vengeance.
Enfin, fatigués, épuisés par la douleur autant que par la colère et le ressentiment des lâchetés qui nous avaient condamnés au plus intolérable des supplices, nous prîmes la résolution de déposer le fardeau qui devait nous écraser : nous résolûmes de quitter le pays.
Chacun de notre côté, nous passâmes la nuit à mettre ordre à nos affaires.
Tout en emballant mes papiers, et ceux de mes clients, je réfléchissais, je maugréais contre les cruelles nécessités de la position que nous avait faite la trahison de nos représentants ; sans cesse revenait à mon esprit, ce que m'avait dit à La Haye, mon ami Dotrenge : « Votre révolution est une inspiration de la « Muette », elle finira comme la révolution de Masaniello ».
Oui, me disais-je, nous finissons plus mal que les Lazzaroni : nous quittons le champ de bataille avant d'avoir tiré un coup de fusil ! Pas un coup de fusil ! Pas un coup de fusil !
Nous avons cependant des fusils, des canons, nous avons une population vigoureuse, ardente et brave ; elle demande à combattre, aurons-nous le temps de l'organiser, saurons-nous la contenir jusqu'au moment de l'attaque des Hollandais ? Car c'est à Bruxelles que nous pouvons vaincre. Après mille conjectures, mille projets repoussés, ma raison tourmentée aboutit à une idée qui m'illumina ; passant en revue les révolutions qui ont fait souvent le malheur, mais toujours la gloire de la Belgique, la tactique des Gueux me parut sublime : « protester au nom de Philippe II contre le Conseil des troubles !!!! » - C'est cela ! c'est cela ! on demande réparation des griefs, on demande la séparation ; le Prince a promis sa puissante intervention, pour nous faire obtenir justice, il a adhéré au principe de séparation ; il a demandé la conservation de la dynastie ; on la lui a promise, on a juré de la maintenir tout en refusant de crier « Vive le Roi» jusqu'à réparation des griefs, et bien reprenons en sous-œuvre cette position d'abord agréée et proclamée (page 249) par nos représentants, puis désertée par peur et par spéculation, faisons ce qu'ils n'ont pas osé faire, constituons un pouvoir qui ne sera, en apparence, qu'un auxiliaire nécessité par les circonstances et qui, en réalité remplacera tous les pouvoirs constitués et deviendra une véritable dictature. .
Notre programme, calqué sur les conventions faites avec le prince d'Orange, sera :
1°) Veiller au maintien de la dynastie ;
2°) Assurer le maintien du principe de la séparation du Nord et du Midi.
3°) Veiller aux intérêts commerciaux et industriels par tous les moyens possibles.
A six heures du matin arriva la voiture qui devait aller prendre à la campagne, ma femme que j'avais prévenue la veille. J'y montai, j'allai chez Van de Weyer ; il avait aussi passé la nuit devant sa table de travail.
J'exposai mon plan. - « Sublime ! » me dit-il ; nous nous embrassâmes.
Il était coiffé d'un petit bonnet grec qu'il jeta au loin derrière lui ; jetons, dit-il, le bonnet par dessus les moulins, puis, prenant trois ou quatre lettres qu'il avait écrites à sa mère et à ses amis, pour annoncer et justifier notre retraite, il les déchira, disant : « Brûlons nos vaisseaux ». Dans les moments les plus critiques, Van de Weyer trouvait toujours un gai propos.
Nous reconnûmes la nécessité, non pas d'associer le gouverneur et le bourgmestre (M. De Wallens) à nos projets, mais de les leur faire agréer, afin qu'ils aient un intérêt, au moins d'amour-propre à les justifier, à les défendre au besoin.
Je n'étais pas en bon termes avec le bourgmestre dont la grave nullité avait eu souvent à souffrir de mes critiques et de mon irrévérence. Van de Weyer avait avec lui et surtout avec son fils de fréquents rapports ; il se chargea de lui expliquer et de lui faire agréer notre projet.
Le bourgmestre qui était dans la position d'un homme qui se noie, accepta, avec reconnaissance, la planche de salut qui lui était offerte.
En quittant Van de Weyer, j'allai rassurer ma femme à la campagne. - « Hier, dit-elle, j'ai compris votre désespoir, mais je n'approuvais pas votre résolution qui aurait été condamnée par beaucoup de monde. Vous avez pris le seul parti honorable. Du courage, mon ami, du courage ! puis le reste à la garde de Dieu. »
(page 250) A 9 heures, j'étais à l'hôtel de ville, où les sentiments les plus contradictoires se produisaient, avec animation, avec colère, avec douleur ; il y avait peu, très peu de découragements. Il y avait unanimité de blâmes, de colères, d'invectives contre la fuite, la trahison de nos députés.
« Ils méritent vos mépris, vos imprécations, leur dis-je, leur conduite mérite vengeance, sans doute ; mais la meilleure manière de nous venger c'est de leur prouver que nous n'avons pas besoin d'eux ; le peuple s'était habitué à l'idée qu'ils se chargeraient de tout diriger, de tout faire. Cette idée doit être remplacée par une autre : voici ce qui remplacera facilement une autorité qui n'a rien fait, qui ne s'est révélée que par sa désertion. »
Van de Weyer et moi, nous avons conçu le projet de la création d'une autorité qui, sous le nom de Commission de Sûreté, continuera la révolution. Je crois les commentaires inutiles et peut-être imprudents. Approuvez-vous ? » - « Oui ! oui ! » - « Eh bien, convoquez tous les bons patriotes, tous les chefs de sections, à une assemblée à 6 heures à l'hôtel de ville. »
A onze heures, Van de Weyer et moi, nous allâmes chez le gouverneur qui nous reçut très gracieusement, il approuva, sans hésiter, notre projet.
M. Faider père, qui aimait à faire du zèle, mais dont l'esprit n'égala jamais le zèle, se permit une observation aussi maladroite que malveillante. Nous la repoussâmes avec autant de mépris que de vigueur. Elle fut blâmée par le gouverneur lui-même qui avait reçu une rude leçon le 26 du mois d'août : il comprenait l'opportunité de ne pas se faire de nouveaux ennemis (Note de bas de page : M. Faider, qui avait montré beaucoup de zèle au quartier-général du prince Frédéric, fut le premier fonctionnaire qui, après sa défaite, vint féliciter chaudement le Gouvernement provisoire, entrainé, sans doute, par l'enthousiasme qu'excita la victoire. (Note de Gendebien.))
La réunion convoquée à l'hôtel de ville, très nombreuse, fut présidée par M. Vanderlinden d'Hooghvorst, commandant de la garde. Van de Weyer, son interprète habituel, exposa le but de la convocation : « Vous êtes appelés à élire seize candidats parmi les notables de Bruxelles, dignes de votre confiance et à la hauteur des événements.
Parmi ces candidats, le conseil de régence en choisira huit pour constituer un comité de salut public chargé spécialement de veiller à l'exécution des promesses du prince d'Orange et de la convention (page 251) du 3 de ce mois qui maintient la dynastie et consacre la séparation du Nord et du Midi. ¬
Dans ce but, voici le mandat que vous êtes appelés à donner à la Commission de Sûreté : 1°) veiller au maintien de la dynastie ; 2°) assurer le maintien du principe de la séparation du Nord et du Midi ; 3°) veiller aux intérêts commerciaux et industriels par tous les moyens possibles.
Vous reconnaîtrez sans doute, Messieurs, l'urgente nécessité de procéder, sans désemparer, à l'accomplissement d'une œuvre qui assurera la tranquillité publique et le succès de la révolution. »
L'urgence est proclamée à une immense majorité et avec une animation qui prouvait que la confiance et la résolution n'avaient pas été ébranlées par la désertion de nos députés.
On nous objecta :
« Où sont vos soldats, vos généraux, vos munitions, vos forteresses, vos finances, etc., etc. »
On répondit : « C'est une redite inutile, on nous a rabâché tout cela hier, dans l'espoir de nous intimider, de nous décourager, on n'a pas réussi. Trente-six heures de réflexion nous ont fait comprendre et apprécier notre véritable situation : Si nous voulions conquérir la Hollande demain, nous ne serions pas seulement téméraires, nous serions absurdes et ridicules ; mais il s'agit de nous défendre à Bruxelles. Nous avons tout ce qu'il faut pour repousser l'ennemi. Le jour où il nous attaquera, vingt mille volontaires viendront écraser l'ennemi ».
D'autres soutinrent que les représentants de la Belgique étant rentrés dans l'ordre légal, il y avait nécessité pour nous d'y rentrer aussi.
On leur répondit que nos députés ayant spontanément, librement et consciencieusement prononcé et proclamé la séparation, l'ordre légal pour eux, comme pour nous, était de maintenir le statu quo, jusqu'au règlement définitif de la séparation.
La nomination d'une Commission de Sûreté a pour but le maintien du statu quo, elle est parfaitement dans l'ordre légal, puisque son premier article garantit la dynastie.
L'assemblée cria d'une voix unanime : « Votons, votons ».
La Commission de Sûreté fut votée par acclamations.
On procéda à la nomination des seize candidats à présenter à la Régence.
Ils furent nommés au scrutin, dans l'ordre suivant :
MM. Gendebien, avocat, Rouppe, ancien maire de Bruxelles, comte Félix de Mérode, baron Joseph Vanderlinden d'Hooghvorst, (page 252) marquis de Chasteleer, Frédéric de Sécus, duc d'Ursel, prince de Ligne, Ferdinand Meeus, banquier, S. Van de Weyer, avocat, Ph. Lesbrous¬sart, professeur à l'Athénée, duc d'Arenberg, J.-F. Claes, avocat, Fortamps aîné, négociant, Spinnael, avocat.
La séance s'étant prolongée jusque vers 11 heures du soir, cette liste fut transmise le lendemain matin au Conseil de Régence, qui choisit les huit membres formant la Commission’de Sûreté :
MM. Rouppe, ancien maire de Bruxelles, duc d'Ursel, Gendebien, avocat, prince de Ligne, Frédéric de Sécus, S. Van de Weyer, avocat, comte Félix de Mérode, Ferdinand Meeus, banquier.
(page 252) Une vive discussion s'est établie au sein du Conseil de Régence, non seulement sur le choix des personnes, mais principalement sur les termes et la forme du mandat à octroyer à la Commission de Sûreté.
Par une espèce de transaction, le Conseil maintint le mandat dans ses trois articles, mais il en retrancha l'article final « par tous les moyens possibles » .
C'était dénaturer le mandat et lui ôter non seulement toute efficacité, mais c'était annuler les projets que Van de Weyer et moi avions conçus.
La Commission de Sûreté publique se réunit à l'hôtel de ville le 10 septembre dans la matinée.
MM. le duc d'Ursel, le prince de Ligne et de Sécus fils ne se présentèrent point et plus tard donnèrent leur démission.
Van de Weyer et moi nous avions reconnu la nécessité de maintenir les mots « par tous les moyens possibles ». Nous avons, en conséquence, rédigé la lettre suivante qui fut adoptée et signée par tous nos collègues.
« A Messieurs les membres du Conseil de Régence,
« Messieurs,
« Les sections ayant été réunies par suite de votre lettre du 8 septembre, ont nommé 16 candidats dont le mandat était déterminé, et par la lettre.de M. le Commandant en chef et par votre réponse ; par votre délibération du 9 de ce mois, les termes de ce mandat sont dénaturés.
« En conséquence, nous croyons, Messieurs, que nous ne pouvons, sans manquer à ce que nous devons à nos concitoyens, accepter la mission qui nous avait été déléguée.
« Nous vous prions d'accepter l'expression de nos regrets et de nos sentiments distingués.
« A. Gendebien, Ferd. Meeus, Comte Félix de Merode, S. Van de Weyer, Rouppe.
(page 253) Copie de cette lettre fut adressée à M. le Commandant de la garde bourgeoise : « Vous apprécierez, M. le Commandant, les raisons qui nous ont fait prendre cette détermination, etc. ».
Mêmes signatures que ci-dessus.
Le lendemain 11 septembre, Van de Weyer et moi, fûmes invités à nous rendre au Conseil de Régence ; nous résistâmes à toutes les instances qui furent faites pour nous faire accepter le mandat, tel que le Conseil l'avait réduit.
Une discussion assez vive s'engagea avec MM. Stevens, avocat, et Catloir, et je n'en ferai ressortir qu'un seul point.
Ces Messieurs disaient : « Vous insistez tant sur les mots « par tous les moyens possibles », parce que vous voulez la dictature, parce que vous voulez sortir de l'ordre légal. Nous ne pouvons y consentir, sans manquer nous-mêmes à l'ordre légal. » ,
Je répondis : «Nous ne demandons pas la dictature ; nous n'hésiterons pas à la prendre, si les événements en font une nécessité.
Si l'ordre légal suffit pour maintenir le bon ordre, la Commission de Sûreté est inutile ; vous avez le pouvoir suffisant pour faire face à toutes les éventualités.
C'est parce que vous avez reconnu, vous-mêmes, la nécessité d'un pouvoir auxiliaire, que vous avez accepté le projet d'une Commission de Sûreté publique, dans les termes ou nous l'avons proposée. Trente-¬six heures de calme vous ont fait changer d'avis ; vous y reviendrez, peut-être trop tard, aux premiers désordres. »
Van de Weyer insista et dit, en son nom et au mien, que nous étions très satisfaits, ainsi que tous nos collègues, d'être déchargés du fardeau écrasant de la responsabilité que nous regrettions d'avoir acceptée.
Deux heures plus tard, l'émeute que j'avais organisée, dès le matin (et qui m'avait coûté 30 florins) descendit à midi, la rue de la Violette, vociférant « A bas le bourgmestre ! A bas la Régence ! A bas les traîtres ! » et jetant des pierres dans les fenêtres du salon où siégeait le conseil.
Ce mouvement produisit l'effet prévu : MM. Delvaux de Saive et l'avocat Kockaert, membres du Conseil, vinrent nous supplier, Van de Weyer et moi, de nous rendre au Conseil ; nous refusâmes obstinément ; nous dîmes enfin que nous ne nous rendrions au Conseil que pour autant qu'il eût préalablement reconnu la légitimité et la nécessité de maintenir notre mandat tel qu'il avait été admis précédemment. Ils retournèrent au conseil et quelques minutes après M. Kockaert vint nous dire qu'on était d'accord. Van de Weyer étant obligé de se rendre à (page 254) l'état-major, j'allai seul au Conseil ; on me proposa une nouvelle rédaction du mandat dans les termes primitifs.
Je refusai, j'exigeai que le texte primitif fût conservé et qu'en marge on écrivît : « Les mots par tous les moyens possibles ont été biffés par le Conseil, parce qu'il avait pensé que les moyens extra-légaux n'étaient pas nécessaires pour maintenir l'ordre ; mais qu'ayant reconnu depuis la nécessité de maintenir le mandat dans toute son intégrité, le Conseil rétablissait les mots : « par tous les moyens possibles ». Je leur fis comprendre que cette manière de procéder donnait, à la fois, satisfaction aux mandataires et garantissait les mandants de tout reproche de précipitation, de la part du pouvoir supérieur.
Avant de sortir du Conseil, je dis à son secrétaire, M. Cuylen : « Envoyez-moi immédiatement tous les règlements de police et en même temps tous les commissaires-chefs. Je les attendrai dans notre salle des délibérations. »
Dix minutes après, ils vinrent tous et me remirent tous les règlements demandés.
(page 254) J'étais seul, Van de Weyer, mandé par le général d'Hooghvorst, était à son poste habituel ; les autres membres de la Commission attendaient une convocation dans le cas où les difficultés avec la Régence seraient levées. Je dis aux chefs de la police : « Emportez tous ces volumes, je vous charge de faire immédiatement un règlement de police en 25 articles que vous approprierez aux circonstances actuelles et aux événements qui peuvent surgir. » J'ajoutai : « A partir de ce moment, vous ne recevrez des ordres que de moi, et vous n'aurez de rapport qu'avec moi. La police appartient à la Commission de Sûreté et je me charge de l'administrer. »
Deux minutes s'étaient à peine écoulées, que M. Cuylen arriva tout effaré. « Qu'y a-t-il ? lui dis-je, encore une émeute ? » - « Oui, dit-il, et dans l'Hôtel de Ville.» - « Cela n'est pas possible», lui dis-je. Elle voulait entrer pour jeter par les fenêtres le bourgmestre et tout le Conseil, disait-elle. Je lui ai dit qu'il n'y avait plus ni bourgmestre ni conseil, mais une Commission de Sûreté dont je faisais partie ; sur ce, ils sont tous partis, criant : Vive Gendebien !
« Mais ce n'est pas de cela, dont je veux parler, c'est d'une émeute qui est ici, dans ce salon, à trois pieds de moi. »
(page 255) - Je le comprenais parfaitement, mais je lui dis : « Expliquez-vous, car je ne vous comprends pas. » .
- « Mais vous vous êtes emparé de la police, vous lui avez défendu tous rapports avec l'administration, c'est bien là, il me semble, une émeute intérieure ! »
- « Ah ! vous vous imaginez que nous allons nous charger de la sûreté publique, sans police, et en la laissant dans vos mains débiles et impuissantes ? Si le Conseil a, de nouveau, changé d'avis, s'il regrette de nous avoir donné un mandat, qu'il le reprenne, il nous fera à tous un grand plaisir, nous aurons de plus la satisfaction d'une vengeance populaire qui le renversera définitivement, avant la fin de la journée. » - « Sérieusement, vous l'entendez comme cela.» - « Sans doute, et je vous défie de trouver dans Bruxelles huit citoyens qui, dans notre position, l'entendraient autrement. » - « Dans ce cas-là, il ne nous reste plus qu'à nous en aller. » - « Sans doute, et je m'étonne que le Conseil n'ait pas compris l'incompatibilité des deux pouvoirs. Au surplus, qu'il s'en aille ou qu'il reste, cela n'importe pas ; mais à la condition qu'il ne dise rien, qu'il ne fasse rien, absolument rien. » - « Dans ce cas, nous partirons tous. » - « Tous, soit, excepté vous. » - « Pourquoi moi excepté ? » - Parce que vous êtes un archiviste précieux et que nous aurons besoin de vous pour les rétroactes que nous aurons à consulter.»
- « Nenni, nenni, je pars avec les autres. » - « Vous resterez ; j'ai donné des ordres et si vous forcez la consigne, vous recevrez un coup de baïonnette dans le ventre, ou dans les reins si vous préférez. » - « Mais, mon ami, vous n'y pensez pas.» - « Je suis toujours votre ami, mais en révolution, il n'y a pas d'amitié qui dispense de l'accomplissement d'un devoir ; je ne connais d'amis, en ce moment, que ceux qui se dévouent au triomphe de notre indépendance et de nos libertés.
« Arrangez-vous de manière à vivre ici en charte privée, le plus commodément, le plus agréablement possible ; contraint et forcé, ¬je vous écrirai, si vous le désirez, une sommation dans ce sens contraint et forcé, vous n'êtes pas responsable ni reprochable de la part de l'autorité, si vous étiez libre, si vous sortiez, vous pourriez être compromis vis-à-vis de tous les partis. Vous voyez que je vous traite en véritable ami. »
- « Sérieusement, je dois donc faire chercher mon bonnet de nuit ?» - « Vous pouvez même faire chercher toutes les nécessités, tous les agréments de la nuit. Si, comme je n'en doute pas, la révolution triomphe, vous me trouverez disposé à vous accorder toutes les compensations qui pourront vous faire oublier quelques jours de séquestra¬tion. » (page 256) - « Je crains bien, mon cher Gendebien, que vous ne soyez victime de vos illusions. »
(page 242) Ce n'était pas assez - dit Gendebien - d'avoir, dès avant la constitution de la Commission de sûreté, pris possession du pouvoir communal et de sa police, pour nous constituer avec chance de succès, il nous restait à conquérir, ou au moins à neutraliser la police judiciaire qui était dans les mains d'un des plus dévoués séides de Van Maanen.
M. Schuermans, procureur du roi, dont le zèle dépassait de beaucoup la prudence, siégea, contre son habitude, à la Chambre de police correctionnelle, le jour même du funeste départ de nos députés. Cette coïncidence fut considérée comme une audacieuse réaction et produisit une effervescence très vive.
Je proposai à mes collègues de la Commission de Sûreté d'inviter M. Schuermms à s'abstenir, avec menace de destitution, s'il ne tenait pas compte de notre invitation. Ma proposition n'eut pas de succès. Le lendemain le Tribunal de Commerce siégeant dans le même local où avait siégé Schuermans, fut chassé brutalement par des patriotes qui croyaient que Schuermans avait l'audace de braver une seconde fois l'indignation publique.
Je m'emparai de cet incident pour renouveler ma demande. Deux de nos Collègues, ne voyant dans ce fait qu'une insulte à la magistrature, proposaient de faire poursuivre sévèrement les citoyens qui s'en étaient rendus coupables ; je déplorai plus qu'eux cet événement et je dis qu'il n'y avait qu'une seule manière d'en prévenir le retour, c'était de faire disparaître la cause, c'est-à-dire destituer Schuermans ou au moins l'éloigner du parquet, ainsi que je l'avais demandé précédemment.
« Vous voulez faire des poursuites judiciaires ? Vous ne réfléchissez pas que c'est à Schuerm1ns que vous devez vous adresser, lui, la cause première de ce déplorable incident. Réfléchissez enfin, que si vous devez un jour sévir contre les ennemis de la Révolution, c'est encore à Schuermans que vous devrez vous adresser ! Quelle répression pouvez¬-vous espérer de l'intervention obligée de l'ami de Van Maanen ? » Il n'y a plus à hésiter, il faut écarter cet homme.
Je ne fus pas plus heureux que la première fois, le vertige de la légalité l'emporta.
(page 257) ¬Je dus recourir à un remède héroïque, le seul qui réussisse en Révolution : je fis, par des officieux, savoir à Schuermans qu'il était menacé de nouveaux désagréments (sa demeure avait été saccagée le 26 du mois d'août) que sa vie était en danger, que les patriotes avaient décidé sa mort.
Le lendemain je réunis quelques-uns des jeunes gens qui étaient toujours à ma disposition ; je leur dis : « La nuit prochaine vers une heure du matin, lorsqu'il n'y aura plus à craindre une émeute, vous casserez la sonnette, demandant à entrer, vous menacerez de briser la porte, vous casserez quelques vitres, vous le menacerez de mort, il essayera de se sauver, vous le poursuivrez jusqu’à ce qu'il soit sorti par une des portes de la ville, vous constaterez par les employés de la garde, l'identité et la fuite de Schuermans, vous m'en ferez rapport demain matin, à 7 heures. N'oubliez pas qu'il ne faut pas lui faire du mal ; il ne faut pas même l'arrêter, il faut seulement constater qu'il est parti ! »
Tout s'étant accompli, selon mes instructions, j'ouvris immédiatement une enquête constatant son absence et je pris l'arrêté suivant :
« Vu l'absence constatée du procureur du Roi, considérant que dans les graves circonstances où nous sommes, il est nécessaire et urgent de le remplacer provisoirement et jusqu'à son retour. ,
« … Prions M. M. , avocat, de remplir momentanément et gratuitement les fonctions de procureur du roi, jusqu'à ce qu'il y soit autrement pourvu.» ,
M. M.... était un jeune homme instruit, très intelligent, très dévoué, jouissant d'une haute considération, par ses qualités personnelles et sa fortune.
Je m'étais concerté avec lui, et pour le mettre à l'abri d'une réaction éventuelle, je lui avais remis une lettre sommatoire motivée sur la nécessité et l'urgence de pourvoir au bon ordre et à la sécurité de tous. SALUS POPULI SUPREMA LEX.
(page 259) Ce succès n’eut guère d’autre résultat que de neutraliser l’influence de M. Schuermans; parce que la Commission de Sûreté était divisée en deux groupes, l’un qui prétendait n’avoir qu’une mission de police (page 260) et de sécurité, pour les citoyens et les propriétés ; l’autre qui voulait marcher de l’avant et continuer la révolution.
Entre ces deux groupes, M. Félix de Merode prétendait qu’il n’y avait plus rien à faire, qu’il fallait inscrire aux portes de la Ville et de la Régence « Notre députaille est à La Haye, il n’y a plus rien à faire. » Aussi la Commission ne fit rien ou très peu de chose.
Van de Weyer était l’âme, l’esprit, le bras droit de M. le général d’Hooghvorst, qui faisait ou plutôt laissait faire en son nom, ne demandant qu’une chose, c’est d’être convaincu qu’il restait dans la légalité et dans sa mission de maintenir l’ordre ; il se montra toujours de très bonne composition, jusqu’à la veille du combat. On chercha en vain à lui démontrer que repousser la force par la force, c’était encore faire de la légalité, puisque c’était exécuter la proclamation du prince d’Orange, celle de nos députés du 3 septembre ; c’était remplir l’engagement que nous avions pris de maintenir, par tous les moyens possibles, le principe de la séparation du Midi et du Nord. On lui dit en vain qu’il ne sortirait de la légalité qu’en attaquant l’armée.
Il n’accepta pas cette distinction et déclara qu’il se démettait de son commandement et se bornerait à faire de la police.
De mon côté, j’étais président de tous ces comités et Ducpetiaux, secrétaire perpétuel. Ces comités se composaient du président et du secrétaire, excepté celui de défense et d’armement, qui n’eut pas une bien longue durée. Parmi ses membres, il y avait un officier d’artillerie pensionné, qui voulait établir la défense par des ouvrages, des redoutes extérieures. Je le suivis dans deux excursions; je lui démontrai que son système était impraticable. Il n’y persistait pas moins et par des motifs si dénués de sens qu’ils me parurent suspects.
Le considérant, à tort peut-être, comme chargé de préparer notre défaite, je lui dis « Notre défense est à l’intérieur de Bruxelles, nous résisterons aussi longtemps qu’il restera une maison debout. Les princes ne nous vaincront qu’en démolissant, brûlant la plus belle des deux capitales ; quand cette belle et noble besogne sera faite, si on leur laisse le temps de l’accomplir, la Belgique entière se soulèvera; elle écrasera ses barbares et fratricides ennemis. »
Je me suis dit « S’il est le séide des princes, il ne manquera pas de leur rendre compte de nos énergiques, de nos sinistres projets. Cette salutaire menace arrêtera ou retardera l’attaque qu’ils méditent. M. Roget (ne pas confondre avec Ch. Rogier), M. Roget, ancien élève de l’école polytechnique, ancien officier de génie, prépara un plan de la ville sur lequel nous avons commencé à tracer la défense, au moyen (page 261) de barricades. Nous n’eûmes pas le temps d’achever notre œuvre l’attaque ayant eu lieu douze jours avant l’époque annoncée. Je considère comme une cause de succès l’inachèvement de notre plan : parce que si le peuple avait pensé que la défense avait été préparée, que tout avait été prévu, il aurait attendu des ordres et n’aurait pas pris la vigoureuse initiative qui a vaincu.
Pour les armes, nous avons sollicité de toutes les députations, de toutes les communes où nous avions des relations, des envois d’armes. Ducpetiaux a pris la poste, deux fois je pense, pour aller en solliciter à Liége et à Louvain. De mon côté je m’étais assuré les armes qui étaient à la caserne Ste Elisabeth, à la garde d’un ancien frère d’armes de mon beau-frère, le général Duvivier. La veille de mon départ pour aller chercher De Potter à Lille, c’est-à-dire le 18 septembre, j’allai le voir, je le convainquis de l’inutilité de sa résistance, quand on viendrait prendre son dépôt d’armes. Il n’avait avec lui que quelques hommes pour l’entretien des armes. Je vais d’ailleurs, lui dis-je, vous remettre une sommation en règle qui mettra votre responsabilité à couvert en constatant que toute résistance était inutile, impossible; ce que je fis. On alla prendre les armes après mon départ pour Lille.
Les autres comités nous occupaient beaucoup plus.
Ils nous imposaient de nombreuses correspondances, des réceptions continuelles et surtout la triste obligation de leur dire « Attendez,. tenez-vous prêts à marcher au premier signal. » Nous n’avions pas d’argent pour les nourrir. Cet ajournement n’eût pas eu grand inconvénient si nous n’avions pas été attaqués à l’improviste, et douze jours avant le terme annoncé par mon beau-père, par M. Ch. De Brouckère et par MM. Vleminckx (Note de bas de page : Le docteur Vleminckx (I800-1876) consacra, comme inspecteur général, son activité à l’organisation du service médical de l’armée. Il fut de 1864 à 1876 membre de la Chambre des Représentants, pour Bruxelles) et Nicolaï qui avaient été chargés de porter à La Haye l’adresse aux députés méridionaux.
Tous les jours je passais trois ou quatre heures au Conseil de la garde, pour maintenir l’harmonie et l’ensemble, bien plus que pour régler les affaires de service, qui marchaient aussi régulièrement qu’il était possible de l’espérer au milieu des agitations et des alarmes continuelles.
Ayant remarqué que tous les papiers restés sur la table étaient enlevés tous les matins et remis, disait-on, au général de Vautier (Note de bas de page : Nous parlerons plus loin du général de Wautier), qui avait placé, au service du Conseil, un espion que je connaissais, j’en profitai pour laisser de temps en temps une liste des villes et communes (page 262) qui étaient censées avoir promis des volontaires, des armes, des canons, des munitions, etc. Je laissai une liste commençant par C’; le lendemain une liste commençant par P’». Au bout de chaque lettre, il y avait : volontaires, un chiffre quelconque, armes, canons, munitions, un chiffre, vivres, boeufs, moutons, pains, etc. de telle façon qu’au bout de quelques jours les additions présentèrent des chiffres effrayants pour ceux qui nous faisaient espionner, et qui étaient ainsi victimes de leurs turpitudes.
Les espions ne sont pas dangereux pour les hommes qui savent être discrets ils sont, comme on le voit, très utiles pour les hommes qui savent en tirer parti.
Il y avait dans le Conseil quelques timides qui tempéraient quelquefois les excentricités des exaltés ; ils étaient souvent des auxiliaires utiles à la froide et prudente raison qui conçoit et dirige les événements.
Un des plus exaltés, un vrai brûle raison, M. Pletinckx, demandait, exigeait sans cesse qu’on allât attaquer les Hollandais, souvent il terminait sa péroraison en mettant sur la table son sabre, comme dernier argument, comme gage de son courage.
Je lui répondais sans cesse « Avec quoi voulez-vous vous battre ? Vous n’avez ni armes, ni munitions, ni organisation ; une charge de cavalerie peut tout compromettre. Notre champ de bataille est à Bruxelles, ici nous pouvons vaincre et nous vaincrons. » Je finis par lui dire un jour : « Mon cher Pletinckx, vos provocations obstinées au combat sont si déraisonnables qu’on finira par y voir un parti pris de compromettre la révolution ; on y verra peut-être de la trahison. » - « Ah bah ! me dit-il, cela n’est pas possible. » - « Cela est plus possible et cela serait plus raisonnable que vos plans de campagne en plaine. » Cela le fit réfléchir, il ne mit plus son sabre sur la table ; mais il se dédommagea en proposant une attaque de la ville de Termonde dont les habitants étaient très disposés à combattre la faible garnison, tandis qu’on se présenterait aux portes.
Puis il prépara une attaque contre la ville de Charleroi, dont les habitants étaient très chauds patriotes.
L’une et l’autre expédition manquèrent, par les indiscrétions qui mirent les autorités militaires en mesure de faire avorter les surprises ; en effet, l’expédition de Termonde s’arrêta à Assche ou à Zellick ; celle de Charleroi s’arrêta à mi-chemin de Waterloo.
Ces deux déconvenues ayant calmé Pletinckx, je le persuadai facilement que tous nos efforts devaient se concentrer sur la défense de Bruxelles ; qu’il devait désormais y consacrer toute son activité et employer toute son intelligence à convaincre les patriotes que dans Bruxelles nous triompherions certainement.
(page 263) Ainsi que je l’ai déjà dit, la Commission de Sûreté n’avait aucune initiative ; loin de tirer parti de la dictature que nous donnait notre mandat « par tous les moyens possibles », elle se bornait à quelques mesures d’ordre et de sécurité.
Je dis à Ducpetiaux avec qui j ‘étais constamment en relations « Il ne suffit pas de déplorer l’inaction de la commission, il faut la mettre en demeure d’agir, il faut la déborder, il faut la remplacer par quelque chose d’homogène, n’importe quoi. » Ducpetiaux proposa une Société patriotique, un club, par exemple. « Ce mot pourrait effrayer, lui dis-je, donnez-lui un nom quelconque mais pas celui-là. »
Ducpetiaux avec son activité infatigable, organisa, le même jour, une réunion qui prit le nom de Réunion centrale. - Elle sauva la révolution, ou y contribua au moins pour une bonne part. J’annonçai à Ducpetiaux que j ‘avais rendez-vous avec De Potier à Lille, pour le 20 septembre ; que j’espérais le décider à rentrer en Belgique; que nous arriverions à Bruxelles le 22 ou le 23; qu’un gouvernement provisoire serait proclamé à son arrivée, qu’il serait composé de De Porter, de Merode, Van de Weyer et moi, que cette autorité serait, comme toutes les autres, impuissante, s’il n’y avait unité d’action ; que, par conséquent, il fallait faire table rase à l’Hôtel de Ville.
Je lui recommandai le secret le plus absolu, parce que, lui dis-je, De Potter doit arriver ici comme le Deus ex machina, afin d’augmenter son prestige. Le secret est aussi nécessaire pour éviter les obstacles qu’on pourrait opposer à notre arrivée.
J’ajoutai qu’avant de partir nous constituerions un gouvernement provisoire composé de de Merode, Van de Weyer et moi, lequel ne serait proclamé qu’à mon retour et pour le cas où De Potier refuserait de rentrer en Belgique, Van de Weyer, vous et moi sommes seuls dans le secret, qui ne sera communiqué à de Merode qu’au moment de mon départ.
Le jour du départ de nos députés, c’est-à-dire dès le 7 septembre, on m’avait offert la dictature ; je la refusai ; je ne me sentais pas les épaules assez solides pour porter un pareil fardeau. Je proposai à M. Teichmann, ingénieur des ponts et chaussées, de partager le fardeau ; il se serait chargé des affaires de la guerre, de la défense de Bruxelles et de tout ce qui a rapport aux travaux publics. Il me demanda vingt-quatre heures de réflexion; puis il refusa. Je fus par là autorisé, à ma grande satisfaction, à persister dans mon refus.
(page 264) Mon ami, l’excellent Lesbroussart, ayant appris qu’on avait songé à créer un dictateur et qu’on avait jeté les yeux sur moi, vint me demander si j’étais disposé à accepter la dictature ?
Sur ma réponse négative, il me serra la main et me dit « J’en suis bien heureux, car quelqu’amitié, quelqu’estime que j’aie pour vous, je vous tuerais. » Il tira un poignard de sa poche et ajouta « Ce poignard aurait fait deux victimes. Ce n’est pas le dictateur que j’aurais tué, mais la dictature. Je suis persuadé que vous avez toutes les qualités pour sauver la patrie, mais les dictateurs ne vivent pas longtemps, et après vous, un intrigant (un Monk) pourrait s’emparer de la dictature et tuer ou vendre la révolution. »