(Paru à Bruxelles en 1932 (tome I) et 1934 (tome II), aux éditions L'Eventail)
Le gouvernement prussien contre la presse belge
(page 91) La Belgique se trouvait réellement entre des feux croisés. Après avoir éprouvé la mauvaise humeur du Cabinet des Tuileries, elle allait être prise à partie de nouveau, et rudement, par le gouvernement prussien. Rogier rappelant, le 4 juillet, à Nothomb les démarches du baron de Balan au sujet des caricatures de L' Espiègle et du Grelot, signalait que le ministre prussien lui avait déclaré n'attacher qu'une importance très relative aux feuilles peu notoires qui s'étaient permis ccs écarts, et que son gouvernement avait partagé sa manière de voir.
Tout autre avait été son appréciation de la grande (page 92) presse belge, qui n'avait pas ménagé ses critiques à la Prusse.
« Ce langage, il faut bien en convenir - poursuivait Rogier - en présence des projets qu'elle attribue à la Prusse, de la guerre qu'elle a entreprise et des conséquences qu'elle peut avoir pour la Belgique, témoigne peu de sympathie pour la cause prussienne et il est fréquemment acerbe et hostile vis-à-vis de M. de Bismarck. »
Le ministre prussien visait tout particulièrement « L'Echo du Parlement », qu'il qualifiait d'« organe officieux mais reconnu », ce qui semblait endosser au gouvernement lui-même « la solidarité des articles parfois peu bienveillants de ce journal.3
Rogier avait dû faire remarquer au diplomate que le gouvernement belge n'exerçait aucune action directe sur les journaux, et que l'indépendance de « L'Echo » et de Louis Hymans, son rédacteur en chef, était complète en matière de politique extérieure. Il promit, toutefois, de faire agir officieusement auprès d'Hymans « pour qu'il ne s'écartât point d'une ligne de conduite complètement impartiale aussi bien dans l'appréciation des actes que dans la reproduction des nouvelles. »
Le ministre de Prusse avait paru satisfait, mais, dans une conversation particulière qu'il savait devoir être rapportée à Rogier, il avait dit « qu'il pourrait être amené à demander un congé, pour ne pas continuer à être témoin d'une attitude aussi peu sympathique de la part de la presse et de l'opinion publique. »
Nothomb répondit à Rogier le 7 juillet. Il l'informa des attaques et des railleries continuelles dirigées par les journaux prussiens contre les souverains étrangers. Le « Kladderadatsch », notamment, dans chaque numéro, s'attachait à mettre en scène Napoléon III. L'empereur des Français, avec François-Joseph et les petites cours d'Allemagne, formaient à Berlin l'élément comique. Notre ministre ajoutait cette réflexion amusante : Sans cela « je ne sais pas de quoi on rirait ici. » Les petits théâtres se moquaient constamment de Napoléon III, « représenté comme une espèce de Méphistophélès politique. » Les journaux sérieux ne se faisaient pas faute de le traiter sans respect.
Enfin, le 7 juillet, dans une lettre non officielle, de Balan soumettait à Rogier le dernier numéro de « L' Espiègle », lui demandant, avec une colère concentrée, « si le moment est bien choisi pour de pareilles infamies. » Il faisait observer que « la législation belge dispense (page 93) heureusement la diplomatie de faire des démarches officielles à leur égard. » Il laissait donc au gouvernement belge le soin de juger « s'il est convenable de les laisser continuer impunément ». (Note de bas de page : La loi Faider du 20 décembre 1852 avait subordonné les poursuites contre la presse à l'intervention du gouvernement lésé. La loi du 10 mars 1858 substitua la poursuite d'office par le parquet à la demande préalable de l'Etat intéressé.)
En note, Rogier faisait remarquer que de Balan ne s'était pas aperçu de ce que, dans le numéro même qu'il dénonçait, le journaliste se plaignait d'être l'objet de poursuites judiciaires de la part du gouvernement.