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Les débuts d'un grand règne (1865-1868). Notes pour servir à l'histoire de la Belgique contemporaine
GARSOU Jules - 1934

Jules GARSOU, Les débuts d'un grand règne. Notes pour servir à l'histoire de la Belgique contemporaine

(Paru à Bruxelles en 1932 (tome I) et 1934 (tome II), aux éditions L'Eventail)

Tome I. De la mort de Léopold Ier à la retraite du général Chazal (décembre 1865-novembre 1866)

Chapitre XII. Le Roi et Chazal contre Frère-Orban

Frère et le département de la Guerre

(page 88) Le ministre des Finances, on l'a vu, se montrait peu disposé à laisser pousser à l'extrême les mesures de défense nationale. Aussi, dès la nouvelle de la médiation française, avait-il décidé de modérer les dépenses militaires et, comme le dit Vandenpeereboom, «... avait fait inviter le département de la Guerre (l'intendant général)... à dépenser lentement. Il a été répondu net que les 5 millions étaient engagés. Est-ce probable ? Est-ce possible ?... On se sera dit : En avant ! 5 millions pris sur l'ennemi ! Le département de la Guerre n'est pas comme les autres départements belges... Mais trêve... »

La lettre de Chazal à Rogier

Frère avait également écrit à Chazal qu'il ne pouvait plus, étant donné la tournure nouvelle que prenaient les événements extérieurs, accorder son assentiment à la dépense de 5 millions consentie pour les besoins de l'armée.

Le 7 juillet, le ministre de la Guerre, faisant part à Rogier de cet avertissement, manifestait au chef du Cabinet son « découragement profond. » Il revenait, (page 89) avec la plus vive insistance, sur la nécessité de renforcer la défense nationale. Il soulignait l'attitude lamentable des petits Etats allemands dont l'incurie avait causé la ruine et menaçait d'être dépassée par celle de la Belgique. Il annonçait son intention de se retirer, si son appel n'était pas entendu.

Dans ses commentaires, Vandenpeereboom prenait le parti de Frère-Orban. Il attribuait au département de la guerre la crainte de voir s'échapper l'occasion « d'obtenir les formations de cadres, les nominations, etc... que l'on avait en vue en profitant des circonstances. » Il appréciait bien mesquinement les vues de Chazal dont les lettres, insinuait-il, avaient peut-être pour but de « rejeter sur ses collègues civils, si quelque chose de fâcheux se produisait, toute la responsabilité de ce qui arriverait... »

Le Conseil royal du 8 juillet. Frère en opposition avec le Roi et le ministre de la Guerre

Vu ces dispositions d'esprit, le Conseil royal du lendemain devait être assez agité.

Les deux thèses s'y heurtèrent. Le Roi soutint énergiquement l'opinion de Chazal ; Frère, d'autre part, marqua la plus vive opposition.

Les ministres étaient tous présents. La réunion se prolongea de 2 heures à 5 heures 1/2.

« La discussion a porté - écrit Vandenpeereboom - presque exclusivement sur la question de savoir s'il faut armer et dans quelle mesure il faut armer. Le Roi a prié Bara, le plus jeune ministre, de tenir une espèce de procès-verbal.

« Le Roi fortement soutenu par Chazal, a émis l'avis qu'il fallait immédiatement prendre des mesures militaires énergiques. Il demande : 1° Qu'on fasse faire des fusils à aiguille en masse ; 2° Qu'on fortifie le Bas-Escaut ; 3° Il remercie le Conseil d'avoir mis 5 millions à la disposition du département de la Guerre et demande que Chazal, malgré les apparences de paix, soit autorisé (page 90) à les dépenser. Le Roi pense aussi qu'il faudrait mettre l'armée plus ou moins sur Ic pied de guerre.

« Frère objecte : 1° Qu'il ne serait pas possible de faire confectionner en temps utile les fusils à aiguille ; 2° D'élever les fortifications demandées pour le Bas-Escaut.

« La guerre éclatera, en effet, sous peu et dans ce cas les fusils ne pourront être faits et les travaux du Bas-Escaut ne peuvent être achevés avant deux ans ni mis en état de défense provisoire avant six mois. Quant à la mise de l'armée sur pied de guerre, il objecte : 1° La question politique : il ne faut pas créer des griefs ; 2° La question intérieure : il ne faut pas alarmer inutilement le pays ; 3° La question financière : où trouver l'argent ? Frère dit qu'il a cherché à contracter un emprunt de 10 millions. Rothschild a refusé et la Banque Nationale ne peut payer ; il faudrait donc convoquer les Chambres et ce serait inutilement troubler le pays et s'exposer à des débats qui ne seraient peut-être pas sans danger dans ce moment. Il conclut à ce qu'on prenne des mesures pour utiliser le mieux possible l'armée que l'on a et qu'on défende Anvers avec 30,000 à 40,000 hommes en attendant qu'on fasse plus si les circonstances le permettent et l'exigent.

« Chazal insiste pour la mise sur pied de guerre d'une armée de 100,000 ou au moins 80,000 hommes. Il rappelle 1839. Il demande à pouvoir former les états-majors.

« Le Roi intervient souvent avec tact mais avec ardeur, au débat. Frère par moments est très vif, il parle de se retirer. Le Roi réplique : « Et si vous ne faites rien, moi non plus je ne puis pas rester. »

« Chazal est plus calme mais très ferme dans son opinion ; il veut, dit-il, se retirer ; il refuse d'accepter la responsabilité de la situation.

« Frère objecte que la position que prend Chazal est trop facile. Il fait, en cas d'événement, retomber toute la responsabilité sur les autres. « Moi aussi, dit Frère, j'ai la responsabilité des finances. Que ferez-vous à Anvers sans argent ? »

« On met aux voix la question : Faut-il [tout] de suite mettre sur pied une grande armée de 100,000 à 80,000 hommes ? Rogier, Bara, Frère disent non ; moi j'opine qu'il faut faire ce qui est nécessaire pour la défense sérieuse d'Anvers... Le Roi est très vexé de ce vote qui ne va pas plus loin... Le Roi propose alors de réunir les Chambres. (page 91) « Si vous n'avez pas d'argent, vendez vos chemins de fer », dit le Roi.

L'idée de convoquer les Chambres est repoussée. Celle de vendre les chemins de fer n'est pas même discutée.

Bref, à 5 heures, le Roi se lève. Rien n'est décidé. Le Roi se montre très découragé, très mécontent... On se sépare assez agité... Mais on promet d'attendre les événements... « ce qui peut être vrai et bon aujourd'hui peut ne plus l'être demain. »

Les fêtes de Gand

Ce fut dans cet état d'esprit que Léopold II se rendit à Gand avec Vandenpeereboom, les 9 et 10 juillet. C'était sa première « Joyeuse Entrée » en province. Il lui fallut, dissimulant ses inquiétudes, montrer visage content et réjoui à la foule qui l'acclamait. Les fêtes furent splendides, selon le témoignage du ministre de l'Intérieur et toutes les relations du temps.