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Frère-Orban de 1857 à 1896 (tome I : 1857-1878)
GARSOU Jules - 1946

Jules GARSOU, Frère-Orban de 1857 à 1896 (Tome I : 1857-1878)

(Paru à Bruxelles en 1946, aux éditions Vers l'Avenir)

Livre I. Le ministère Rogier (1857 à 1868)

Chapitre VI. Les années critiques (1866-1857). B. 1867

L'arrêté Vandenpeereboom sur les écoles d’adultes. Divergences au sein du Cabinet. Critiques à la Chambre. Intervention de Frère-Orban

(page 173) La trêve politique ne fut pas de longue durée. Le cabinet trouva même des adversaires de gauche sur la question de l'enseignement. Le 1er septembre 1866. Vandenpeereboom avait fait paraître au Moniteur un arrêté organique adaptant aux écoles d'adultes les de la loi de 1842 relatives à l’enseignement religieux et au concours du clergé.

Un assez grand nombre de parlementaires libéraux étaient devenus partisans de la révision de la loi susdite. Dans le cabinet même, Frère, Bara, Vanderstichelen ne cachaient pas leur opinion à cet égard. Ils avaient cependant laissé Vandenpeereboom suivre les traditions de son département. A la Chambre, toutefois, surgit le 7 décembre, lorsqu'on discuta le budget de l'intérieur, un assez vif débat. Defré, Bouvier. Funck et Van Humbeeck critiquèrent l'arrêté. Le ministre de l'intérieur soutint qu'il n'avait pas le droit d’organiser les écoles d'adultes en dehors de la loi de 1842. Il fut appuyé par le comte de Theux et Barthélémy Dumortier. Le fougueux député de Roulers accusa ses adversaires de vouloir créer des écoles d'athéisme. Cette attaque appela une riposte de Frère-Orban. Le ministre des finances protesta contre des inculpations exagérées ; il était partisan de l’enseignement purement laïque, et prétendait que, (page 174) en cas de laïcisation, le clergé sentirait le besoin de créer un sérieux enseignement religieux, bien supérieur au » piètre enseignement » donné à l'école.

Frère restait adversaire de la loi de 1842. Si la révision n’en a pas été poursuivie, « ...c'est parce qu'il y a sur cette question une grande division dans l'opinion libérale ; c'est parce qu'un grand nombre d’honorables membres, d'accord avec nous sur le principe, sont cependant convaincus qu'en touchant à la loi de 1842, on nuirait considérablement au développement de l’enseignement primaire en Belgique. C'est là ce qui a empêché jusqu'à présent une réforme d'ailleurs rationnelle et parfaitement constitutionnelle… »

Dumortier ayant, dans une réplique, dénaturé la pensée de Frère quant à l'enseignement religieux dans les écoles, le ministre fit observer que c'était « en préconisant les sentiments religieux et l'idée religieuse » qu'il avait montré l'insuffisance de l’enseignement religieux à l'école.

L'emploi du flamand en justice. Nouvelle intervention de Frère

Vint ensuite, les 11 et 12 décembre, un débat provoqué par un discours de Gerrits, représentant d'Anvers, réclamant un projet de loi sur l'emploi du flamand en justice. Il fut appuyé par Coomans et Delaet qui fut acrimonieux. Frère tint à déplorer la tendance des flamingants à représenter le pays comme divisé en deux fractions hostiles. Le ton assez vif des discours attira l'attention du ministre de France. M. de Comminges-Guitaud, qui écrivit le 15 au marquis de Moustier : « ... Cette accusation (l'incompréhension par les plaideurs flamands des paroles des juges parlant exclusivement le français), pour n'avoir rien de fondé, n'en a pas moins révélé la rivalité bien réelle qui subsiste entre les deux races dont se compose la population belge. Plusieurs séances ont été consacrées à ce singulier débat dans lequel M. Frère-Orban a dû intervenir à (page 175) plusieurs reprises avec toute l'autorité de sa parole pour rétablir les faits et prouver avec M. Bara, ministre de la justice, que rien ne justifiait les attaques dont le gouvernement était l'objet de la part de l'opposition au sujet de l'organisation de la magistrature… »

Le 14 décembre, après échange d’assez âpres propos. la droite vota tout entière contre le budget de la justice, ce dont le Roi parut très mécontent.

La Commission militaire mixte et ses travaux

Le 20 décembre 1866 fut définitivement constituée la grande commission chargée d'examiner si l'organisation de l'armée répondait encore aux exigences de la défense nationale. Elle composait de quatorze parlementaires et de quatorze officiers supérieurs.

Le gouvernement lui soumit les quatre questions suivantes :

\1. Quel doit être l'effectif de l'armée pour assurer la défense du pays ?

\2. Y a-t-il lieu d'apporter des modifications à l'organisation de l'armée en raison des changements introduits dans le système de nos places fortes et des progrès accomplis dans l'art militaire

\3. Les rapports numériques qui existent aujourd’hui entre les diverses armes doivent-ils rester les mêmes ?

\4. Le mode de recrutement de l'armée doit-il être modifié ?

Installée par le ministre de la Guerre le 16 janvier 1867, elle forma deux comités de cinq membres chacun, le premier exclusivement militaire, chargé de faire rapport sur les trois premières questions, le second mixte, chargé d’étudier la quatrième. Après d'assez chaudes discussions. qui opposèrent les partisans du réduit national à ceux qui, comme le général Renard, (page 176) voulaient défendre sérieusement tout le pays, elle adopta les résolutions suivantes :

l. Une armée effective de 100.000 hommes.

\2. Un contingent annuel de 13.000 hommes, dont 2.000 destinés aux bataillons de réserve.

\3. Service de 2 ans et demi pour les miliciens ordinaires: de 7 mois, en plusieurs périodes, pour les soldats des bataillons de réserve.

\4. Suppression du remplacement et de la substitution faculté pour les jeunes gens ayant atteint l'âge de la milice de s'exonérer avant le tirage au sort (pour un prix ne pouvant être inférieur à 1.000 francs, et réductible en cas de plusieurs fils dont l'un aurait payé le prix intégral).

\5. Organisation du premier ban de la garde civique. de manière à fournir en temps de guerre une armée de réserve d'environ 30.000 hommes.

La question du service personnel fut posée, comme le constate le rapport de M. Van Schoor, au nom de la seconde sous-commission, qui comprenait, outre 4 parlementaires. le général Guillaume.

« On s'est demandé si l'intérêt de l'armée et, par conséquent, l'intérêt bien entendu du pays, n'exigeaient pas que, comme cela se pratique dans un grand pays voisin, les jeunes gens désignés par le sort fussent tenus à servir personnellement.

« Ceux des membres de votre sous-commission qui reconnaissent tout ce que l'armée aurait gagner à un tel système. ne se dissimulent pas que les usages et les mœurs du pays forment un puissant obstacle à son adoption.

« Aussi a-t-on été unanime pour décider que la faculté de se soustraire au service personnel doit être maintenue. »

On n'osa donc aller jusqu'à la réclamation du principe du service personnel. Mais le remplacement fut flétri avec vigueur et on en proposa la suppression au profit de l'exonération.

(page 177) Le Roi suivit de très près les travaux de la Commission, dont il espérait voir adopter les conclusions par son gouvernement et par les Chambres. A preuve la lettre (citée par l'Echo du Parlement du 6 octobre 1867) qu'il écrivit au président. Henri de Brouckère :

« Je vous prie d'être, auprès des membres de la Commission, l'interprète de ma gratitude pour l'œuvre si nationale qu'ils viennent de transmettre à mon gouvernement. Je suis reconnaissant à tous ces messieurs... du temps et des soins qu'ils ont mis dans l'accomplissement de leur mandat. Je suis bien heureux de constater le parfait accord qui existe entre nous tous sur la nécessité d'avoir un état militaire respectable ; les derniers événements m'ont prouvé que c'était, en effet, une des bases les plus solides de notre existence nationale. »

Toutefois. le Cabinet libéral ne se prêta pas aux désirs du Souverain, qui aurait voulu une session extraordinaire d'abord.

Rogier et Goethals surtout voulaient maintenir l'œuvre de la Commission. La majorité du cabinet que dirigeait Frère ne fut pas de cet avis. D'où la retraite, pour ce motif, de Goethals et, pour d'autres causes,. celle de Rogier et d’A. Vandenpeereboom.

L’Echo du Parlement, le 13 octobre 1867, affirmait que l'opinion publique avait été péniblement impressionnée par les conclusions de la commission, préconisant l’« exonération, système abandonné en France et repoussé en 1862 par le gouvernement belge. »

La section centrale de la Chambre. comme on le verra, modifia profondément les conclusions de la Commission.

L'abrogation de l'article 1781 du Code Civil

Le discours du Trône du 13 novembre avait annoncé le dépôt d'un projet de loi abolissant l'article 1781 du Code Civil consacrant une inégalité flagrante à l'égard des domestiques et (page 178) ouvriers. La Chambre le vota, le 6 février 1867, par 67 voix contre 30 et 4 abstentions.

Le Sénat, sur rapport de Barbanson, le rejeta. le 22 mars. par 39 voix contre 12. Ce fut le premier échec marquant de Bara devant cette assemblée.

La réforme électorale

Le projet de réforme électorale était resté en suspens depuis mai 1866. Le 19 février 1867, Couvreur, par motion d'ordre, demanda qu'il fût mis à l'ordre du jour de la Chambre. Le Cabinet aurait voulu qu'il fût encore ajourné. Il fut mis en échec. Une majorité disparate décida, par 50 voix contre 48 (dont trois catholiques), que la Chambre s'occuperait de cette question le 19 mars. La discussion fut assez vive. Trois membres de la droite ayant déclaré qu'il voulaient arriver par degrés au suffrage universel, Frère après avoir indiqué des lois plus urgentes, et affirmé que le pays ne se préoccupait pas du tout de la réforme électorale, regretta d'avoir dû, en 1848. sous la pression de l'unanimité de la Chambre, aller en une seule étape au minimum constitutionnel du cens. Aux orateurs qui affirmaient, bien gratuitement, que le régime du suffrage universel ne connaîtrait plus la corruption, il répondit : « Non. en effet, quelques tonneaux de bière ou de genièvre feront l'affaire. Voilà la vérité. » « - Vous voulez, ajouta-t-il, en deux actes, arriver au suffrage universel. Quant nous, ni en un, ni en deux, ni en trois, ni en cinq actes, nous ne voulons y arriver. »

A cette séance aussi, Dumortier déclara qu'il n'avait jamais été partisan du programme Dechamps, qui n'avait jamais été soumis à l'approbation de la droite. Tech, appuyant l'assertion de Frère, assura que le pays n'avait nul souci de la réforme électorale.

Un important discours de Frère

Les débats furent donc repris le 19 mars. Frère prononça, le 22 et le 23, un important discours. Après avoir rappelé l'initiative récente du parti catholique en matière de réforme (page 179) électorale (1864), il prétendit que l'opinion publique ne croyait nullement à la nécessité d'un changement, puisqu'elle avait, lors de la dissolution. renvoyé au pouvoir les libéraux, adversaires du projet clérical.

Il rappela aussi son opposition à la proposition d'abaissement du cens, avec correctif de savoir lire et écrire, déposée par Guillery, à la veille des élections de 1866, qui renforcèrent encore le libéralisme.

Il voyait dans ces diverses propositions le suffrage universel comme conséquence.

Il blâma la droite, hostile en grande majorité au suffrage général, d'avoir paru accepter la solidarité des tendances de certains de ses membres, d'avoir permis à une « idée malsaine » de se répandre dans le pays.

Il condamna ceux qui, comparant la Belgique aux pays voisins, prétendaient qu'il était nécessaire de conformer ses institutions aux leurs.

En 1848, également, disait-il, on tenait un langage analogue ; on condamnait le parlementarisme.

Il s'agissait de savoir si la démocratie « doit être réglée ou abandonnée à son propre mouvement. si les destinées de l'humanité doivent être l'œuvre de l'intelligence et de la raison ou celle de la force matérielle et du nombre. Il s'agit de savoir s'il faut creuser un lit au torrent, élever des digues pour en contenir les flots tumultueux, ou s'il faut rompre les digues afin que le torrent puisse dévaster la plaine. »

Frère protesta contre le reproche d'« aveugles résistances » adressé au cabinet ; celui-ci avait présenté un projet de loi suffisamment libéral.

Il montra tous les dangers inhérents au suffrage universel, dont il n'admettait pas la justice en principe, qui ne réalisait pas l'utilité sociale, qui serait oppresseur, ne représentant qu'une classe. Il rappela que « l'histoire tout entière... témoigne contre les démocraties pures », affirma que le suffrage universel produirait une corruption bien plus forte que le suffrage restreint.

(page 180) Il termina en montrant que le projet ministériel, basé sur la capacité sérieuse, constituait une « réforme dans le sens des idées saines et modérées de la justice et du progrès. »

Rogier incline à des concessions. Frère n'y est pas favorable

La discussion se prolongea jusqu'au 1er mai. Frère intervint encore, le 2 avril notamment, à propos d'un éloquent discours de Schollaert père, défenseur de la Constitution et du cens, et adversaire implacable du suffrage universel. Ce discours, auquel applaudirent Vandenpeereboom et Frère-Orban. fut qualifié de « hors-d'œuvre » par A. Nothomb, et de « chef-d'œuvre » par Dumortier. Frère fit aussi remarquer que le projet gouvernemental réalisait un vœu du Congrès libéral de 1846 : l'adjonction des capacités.

Le cabinet eût été bien inspiré, semble-t-il, en se ralliant au projet anodin présenté par la jeune gauche d'alors, beaucoup moins agressive et moins exigeante que la « petite chapelle » de 1883. Rogier inclinait à des concessions, mais l'ascendant de Frère, de plus en plus marqué, détermina le gouvernement et la majorité à se contenter de quelques dispositions capacitaires dont l'effet ne pouvait être que d'augmenter de quelques milliers d'unités le corps électoral. De timides amendements de la section centrale ne furent pas admis.

Le projet du cabinet fut voté par 63 voix contre 45 et l'abstention du progressiste Van Humbeeck, formulée en termes dédaigneux ; le projet, dit-il, n'ayant pas eu pour résultat d'initier à la vie publique l'élite de la classe ouvrière, ne méritait ni l'honneur d'un vote approbatif, ni l'indignité d'un suffrage négatif.

Le projet - nous ignorons pour quelles raisons - ne fut transmis au Sénat qu'en 1870 ! (Note de bas de page. Frère, écrivant en mars 1870 au Prince de Ligne, rappelle au président du Sénat que le gouvernement a combattu résolument « les propositions, émanant de droite ou de gauche, qui tendaient au suffrage universel. Il ignore le sort que le Sénat va faire au projet modéré du ministère. Refuser de suivre ce dernier dans la voie modérée, prudente où il s'est engagé » , serait un véritable danger ; aussi Frère espérait-il encore que le Sénat n'oublierait pas, en approuvant la loi, le rôle que lui assignait la Constitution.) Il fut adopté le 18 mars et promulgué le 11 juin. Il ne fut jamais mis en application, par suite de la loi nouvelle votée en 1871 par les catholiques.

Les dissensions libérales à Bruxelles. Le manifeste des ouvriers et les « Lettres démocratiques » d'Adelson Castiau

Depuis 1860, les libéraux « progressifs » avaient regagné du terrain à Bruxelles, dans les diverses catégories d'électeurs. Successivement Van Humbeeck, Funck, Couvreur avaient renforcé le petit groupe composé de Defré, Goblet, Guillery. La réconciliation avec les scissionnaires de 1859 s'était opérée en 1863 et s'était maintenue à l'Association libérale, mais les deux tendances recommençaient se heurter. D'un autre côté, se manifestait un mouvement beaucoup plus avancé, qui prit à Bruxelles le nom de « parti de la Louve », local où se tenaient les réunions du Meeting libéral. Le journal La Liberté venait de paraître et s'attaquait à l’« immobilisme » doctrinaire. Le manifeste des ouvriers, d'ailleurs rédigé par Edmond Picard et d'autres jeunes avocats à la plume acerbe, prétendait exprimer les aspirations de la classe ouvrière.

La proposition de Guillery fut l'occasion pour tous ces éléments de s'agiter. Adelson Castiau voulut reparaître dans l’arène en publiant ses « Lettres démocratiques » et en préconisant le suffrage universel (cf. p. 84). Il est piquant de constater qu'il fut ce propos raillé par la fraction socialiste pure des collaborateurs de la Liberté, Victor Arnould, Hector Denis, Guillaume De Greef, qui s'étaient séparés d'Edmond Picard, Charles Graux et Xavier Olin. Ils se moquaient de la « poli- tique idéaliste, fantaisiste, formaliste » de l'ancien député, n'avaient aucune confiance en le suffrage universel, ne comptant pour faire triompher les aspirations des prolétaires, que sur le fédéralisme et le « mutuellisme. » D'autres militants socialistes, allant plus loin dans l'extrémisme, n'attendaient de remèdes aux « maux du peuple » que de la révolution.

(page 182) Quoiqu'il en soit, les avancés engagèrent la lutte contre l'Association libérale, en 1866, à l'occasion d'une élection partielle. (En vertu de la loi Orts, deux sièges à la Chambre, un au Sénat, avaient été attribués à l'arrondissement de Bruxelles.) Ils présentèrent un seul candidat, qui n'obtint que peu de voix. Les catholiques s'abstinrent.

Une certaine agitation se ranima lors de la discussion de la loi électorale. Les frères Georges et Paul Janson, Emile Feron, Pierre Splingard, Adolphe Demeur, d'autres encore, essayèrent d'intéresser à leurs idées progressives l'opinion fort indifférente.

La mort de Louis Goblet, en janvier 1867, avait opposé le modéré Watteeu au progressiste Albert Picard. Le premier, combattu par l'Indépendance et la Liberté, appuyé par l'Etoile Belge et l'Echo du Parlement, l’emporta à l'Association libérale par 387 voix contre 161. Le Meeting libéral se contenta de préconiser l'abstention devant le corps électoral.

Le Journal de Liége se réjouit de ce succès qui dénotait à l'Association libérale, où, parfois, de regrettables concessions avaient été faites au Meeting, un revirement complet vers le libéralisme gouvernemental.

Difficultés en Hollande

Remarquons aussi que, d'après Vandenpeereboom, lors d'un Conseil tenu le 31 décembre 1866, il fut question du différend belgo-hollandais, notamment d'un manque d'égards (Jules GARSOU, op. cit., t. II, pp. 35-39), à l'adresse de Rogier, du Grand Maréchal de la Cour de La Haye et du ministre néerlandais des affaires étrangères. Frère intervint pour se plaindre du peu d'influence que possédait à Berlin J.-B. Nothomb. (Note de bas de page. Ce qui, selon lui, empêchait la Prusse de prendre parti pour la Belgique. Il faut se rappeler que Bismarck et J.-B. Nothomb ne sympathisaient guère, et que Frère n'aimait pas les Nothomb.) Le Roi, de son côté, se montra peu gracieux à l'égard du premier ministre qui, d'ailleurs, vieillissait visiblement.

Les prodromes de la brouille entre Frère et Goethals

(page 183) Au début, Goethals parut fort déférent pour Frère, qu'il considérait, dit Vandenpeereboom, « comme son chef de corps. » Cette attitude ne devait pas se maintenir. La question militaire opposa les deux hommes qui se brouillèrent irrévocablement.

Les premiers germes de désaccord apparurent lorsque Goethals se montra complètement opposé au système de défense d'Anvers, tel que Chazal l'avait exécuté. Il était notamment d'avis que la citadelle du Nord était sans valeur, et cette conception créait, à Frère surtout, une situation bien difficile, car, pas plus que ses autres collègues, il ne pouvait condamner ce qu'il avait soutenu avec Chazal.

D'autre part, la personnalité de Frère, s'affirmant davantage chaque jour, provoquait au sein du cabinet certaines plaintes. Rogier, Goethals, Vandenpeereboom étaient mécontents de l'esprit dominateur du ministre des Finances, et le trouvaient très irritable. « C'est le printemps peut-être qui réchauffe la sève... » écrivait Vandenpeereboom le 25 février.

Les députés d'Anvers annonçaient à ce moment une interpellation sur les fortifications d'Anvers. Goethals, le 28 février, écrivit à Frère que, d'après ses renseignements, les interpellateurs, tenant compte du peu de temps écoulé depuis son entrée au ministère, comprenaient qu'il n'avait pu s'occuper de la question, mais espéraient qu'il chercherait « à concilier la sécurité de la ville avec les nécessités de la défense. » Le ministre de la guerre comptait répondre ceci : « Il m'a été impossible présent d'étudier le système d'Anvers dans ses détails, mais je prends l'engagement, d'accord avec mes collègues, de m'occuper de cette question et de rechercher loyalement et avec bienveillance et par tous les moyens à ma disposition, de concilier autant que possible les nécessités de la défense avec la sécurité d'Anvers. »

Il soumettait à Frère cette rédaction, communiquée au Roi et approuvée par lui. Si la forme déplaisait son collègue, Goethals l'autorisait à la modifier, pourvu que le sens en fût maintenu.

(page 184) Il était d'avis que l'on devait éviter de provoquer de la part des Anversois une interpellation plus précise, qui le forcerait, disait-il, « à sortir de la réserve que je dois m'imposer, et m'obligerait à des déclarations plus positives que vous et moi-même ne désirons en faire. »

Il ne pouvait répondre « par un faux fuyant, par une fin de non recevoir » à une demande qu'il trouvait naturelle.

« Je ne puis avoir à la Chambre, ajoutait-il, qu'une position nette, franche, dégagée de tout engagement antérieur, si cela n'est pas possible, si les déclarations de mon prédécesseur doivent me lier, il vaut mieux que je laisse le soin de débrouiller cette position à qui voudra s'en charger. »

Il regrettait vivement de causer tous ces ennuis à Frère qui, disait-il, devait maudire le jour qui avait fait de Goethals son associé.

Une importante lettre de Frère à Van Praet

Frère, le 1er mars, écrivit à Van Praet une très longue lettre qui est un véritable historique de l’affaire anversoise.

« Depuis neuf ans, disait-il, je suis occupé de l'affaire d'Anvers. Après avoir échoué dans la proposition d'opérer un agrandissement restreint, nous avons fait un effort suprême pour obtenir de l'opinion libérale l'exécution de l'immense place de guerre qui, avec l’armement, ne coûte guère moins de 70 millions de francs.

« Ce travail était à peine entrepris, que la ville d'Anvers qui l'avait réclamé avec les plus vives instances, formula de nouvelles prétentions dans des meetings tumultueux. On réclamait la démolition des citadelles et des indemnités pour les servitudes.

« Le gouvernement, menacé d'être dominé par une ville, opposa une résistance énergique à des réclamations injustes présentées sous la forme de l'émeute. Si cette résolution n'avait pas été à la fois ferme et juste, toutes nos grandes villes, à leur tour, pour obtenir ce qu'ils auraient voulu, auraient fait leur pronunciamento.

(page 185) « Nous avons tout sacrifié en cette circonstance à l'intérêt gouvernemental. Nous y avons sacrifié l'intérêt de notre propre parti. Nous avons perdu six députés libéraux plutôt que de céder à une agitation dangereuse. »

Il rappelle la motion déposée le 15 mai 1862 par les députés libéraux d'Anvers, à laquelle fut opposée avec succès la question de cabinet.

« Quelques mois après, dans les premiers mois de 1863, les journaux d'Anvers annoncèrent une combinaison financière et militaire ayant pour but de modifier profondément le système défensif d'Anvers, en démolissant les citadelles et en exécutant des travaux sur la rive gauche de l'Escaut.

« Une vive polémique eut lieu ce sujet. On déclara que le Roi et Mgr. le Duc de Brabant voulaient la réalisation de ce projet. On affirma l'existence de plans au département de la guerre propres à donner la solution de la question d'Anvers.

« J'étais alors absent. J'écrivis à Chazal pour avoir des explications. Il me répondit qu'il ne comprenait absolument rien à ce que disaient les journaux.

(Note de bas de page. La lettre de Chazal est du 13 août 1863. Le ministre de la guerre ne comprend pas grand chose à ce qui se passe à Anvers. De retour après trois mots d'absence, il a été informé tout d'abord par Vandenpeereboom que des bruits qui couraient de concessions du gouvernement aux nouveaux élus. Il a nettement déclaré qu'il quitterait le ministère plutôt que de consentir la plus petite modification. » Il a répété cette affirmation à Loos et Edmont Pécher. Il suppose que l'origine de ces bruits persistants doit être attribuée à des propos tenus par le duc de Brabant et Rogier « qui ont beaucoup de vague dans les idées sur cette question. » Ils auront dit : Il y a quelque chose à faire. D'où des commentaires. C'est une « indigne canaille », le capitaine du génie de Mahieu, qui, pour se faire nommer ingénieur de la ville d'Anvers, espoir d'ailleurs déçu, a promis aux adversaires du gouvernement de leur procurer des documents qui prouveraient qu'une transaction est possible. De l'avis de Chazal, la réaction contre les gens du Meeting s'affirme et s'étend. « Je pense, conclut-il, que ce qu'il y a de mieux à faire, est de ne pas répondre à leurs dires et de ne pas daigner y faire attention. » Fin de la note.)

(page 186) « Le 23 août 1863, le gouvernement démentit formellement (par la voie du Moniteur, « Scripta manent ». Note de Frère-Orban) les combinaisons financières et militaires qu'on lui prêtait. Il déclara n'en avoir nulle connaissance en ajoutant qu'aucune délibération sur ces prétendus projets n'avait donc pu avoir lieu dans le sein du cabinet. »

Frère signale ensuite l'interpellation des députés meetinguistes « parfaitement avertis par ceux qui tenaient les fils de l'intrigue », l'opposition nette de Chazal, la seconde motion tentée pour « rechercher les moyens de mieux concilier les intérêts de la ville et du commerce avec ceux de la défense nationale » et l'ordre du jour adopté le 24 décembre 1863.

« Dans toutes ces circonstances, observe Frère, le gouvernement, sans nuance dans le langage, sans la moindre division, Chazal en tête, a combattu, non seulement les projets, mais le simple examen des modifications à introduire par l'exécution de travaux sur la rive gauche.

« A la veille d'une élection, notamment, je disais : Ce qui nous préoccupe, ce n'est pas la crainte de perdre quelques voix dans les élections, c'est la dignité du gouvernement. Mes honorables amis et moi avons répété : le pouvoir sera perdu ; la majorité sera décimée, soit ; mais notre honneur sera intact. »

Chazal, au point de vue militaire, trouvait les modifications indiquées « inutiles ou même dangereuses. »

Telle était, constate Frère, la situation des choses, parfaitement connue et résultant d'actes publics, lorsque Goethals est entré dans le cabinet.

Frère rappelle qu'il a, dès ce moment, affirmé que la question d'Anvers ne pouvait être rouverte.

Le gouvernement, interpellé sur les attributions de la Commission militaire instituée le 20 décembre 1866, répondit, par la voix de Frère-Orban, « d'accord avec Goethals. Goethals (page 187) à mes côtés, qu'elle aurait à s'occuper de toutes les questions relatives à l'organisation de l'armée en prenant pour base notre système de défense tel qu'il a été arrêté par la Chambre. La Commission, ai-je ajouté, n'est pas appelée à s’occuper des fortifications.

« Depuis, des tentatives diverses ont été faites pour sortir de ce thème convenu.

« Le dernier acte est la lettre de mon collègue de la guerre que je vous communique. »

Frère cite alors le passage de cette lettre où Goethals s'engage à un examen loyal et bienveillant de l'interpellation prévue.

Je vois, dit Frère, dans cette velléité de Goethals, « l'accueil direct et formel des motions que j’ai fait repousser en 1862 et en 1863 et dans les termes mêmes où elles étaient formulées. »

On admettra des changements de forme : mais le fond est inaltérable et inévitable. Si l'on était moins précis, on aurait une interpellation plus catégorique qui forcerait Goethals, selon ses expressions, à sortir de la réserve qu'il doit s'imposer. Si Goethals, comme il le dit, ne peut avoir à la Chambre « une position nette, franche, dégagée de tout engagement ultérieur, » il n'a plus qu'à se retirer.

Frère juge très sévèrement la conduite du ministre de la guerre, très blessante pour la dignité d'autrui. « Nous aurons en vain, dit-il, maintenu pendant des années avec l'appui de la Chambre et du pays, une attitude déterminée ; il faut nous donner un démenti sur l'heure. Après avoir repoussé un examen réclamé par nos amis d'Anvers, après avoir fait une question de cabinet, du rejet de pareille motion, nous allons humblement y souscrire pour obtenir le concours du général Goethals ! »

Frère ne peut se résigner à pareille humiliation. Il sent qu'il est particulièrement visé, qu'il est « un obstacle à des projets depuis longtemps médités, que l'on a essayé de mettre en avant par des moyens d'une loyauté douteuse » ; il rappelle sa (page 188- correspondance avec Chazal et se déclare formellement résolu à se démettre de ses fonctions. « Il n'y a pas de raison humaine qui puisse résister à ce cauchemar incessant dont on me poursuit chaque jour, et, en tous cas, ma santé y succomberait. »

Pour éviter un éclat, « un nouveau scandale en pleine Chambre » où Goethals et lui auraient tenu un langage différent, il suggère d'obtenir des « compères » l'ajournement des interpellations convenues et profitant « des incidents inévitables que va présenter discussion de la réforme électorale », il y trouvera sans trop de peine « un prétexte à une retraite qui laissera à chacun sa liberté d'action. »

Il a tenu tout d'abord à faire bien connaitre à Van Praet la situation, à le prier ensuite de faire ajourner les interpellations annoncées. « Dès que j'aurai quitté le ministère on prendra tous les engagements et l'on fera tous les arrangements qui soient de nature assurer le succès des savantes manœuvres auxquelles on se livre en ce moment. »

Une remarque de Vandenpeereboom

Vandenpeereboom note à ce propos que Frère, sentant la pression royale dans l'insistance du ministre de la guerre à fortifier la rive gauche de l'Escaut, avait écrit au Roi « sinon pour donner formellement sa démission, du moins pour prévenir qu'il quitterait si les idées de Goethals devaient prévaloir ». Le ministre de la guerre, de son côté, avait fait connaître à Vandenpeereboom ses vues opposées aux idées de Chazal et ses collègues civils ; lui faisant part aussi d'une réponse très sèche de Frère qui pouvait se résumer ainsi : « Votre lettre ne me convient ni pour le fond ni pour la forme. »

Impression faite sur le Roi par la lettre de Frère-Orban

La lettre de Frère à Van Praet, communiquée au Roi, peina fortement le Souverain. Dès le 1er mars, le ministre de la Maison du Roi priait Frère de venir voir Sa Majesté le lendemain à onze heures du matin et de préparer une réponse à la regrettable interpellation prévue. « Sa Majesté - continue Van Praet - pense qu'il serait bien facile de trouver une phrase de nature à étouffer l'interpellation, à ne pas en amener d'autres et de nature à ne gêner ni le ministre des finances, ni le ministre de la guerre. Vous paraissez croire qu’il est possible au Roi ou au ministre de la guerre d’empêcher l'interpellation. Je vous donne ma parole d'honneur que le Roi en est on ne peut plus contrarié. Il l’a dit à tout le monde et j'ai été chargé moi-même, comme je vous l’ai dit, de plusieurs démarches pour essayer de l'éviter. »

Le Roi entretint peu après Vandenpeereboom du dissentiment entre Frère et Goethals. Tous les généraux, fit-il observer, étaient d'accord pour développer les fortifications d'Anvers incomplètes et insuffisantes. Vandenpeereboom répliqua que les ministres civils, Frère surtout, ne pouvaient se déjuger.

Le Roi, malgré tout, cherchait à convaincre le cabinet, et fut obligé, devant les divergences inconciliables, de rechercher une formule laissant provisoirement les choses en l'état.

Les interpellations appréhendées de députés anversois ne se produisirent pas. Vandenpeereboom attribuait cette abstention à des pourparlers entre le Roi et ces représentants. Le budget de la guerre fut donc rapidement voté.

Agitation ouvrière dans le bassin de Charleroi

Il y avait eu, en février 1867, une assez grave agitation parmi les métallurgistes et les bouilleurs du bassin de Charleroi. Les excitations de l'Association internationale des travailleurs, la réduction des salaires, à cette époque fort bas, poussèrent les ouvriers à des excès que la troupe dut réprimer.

(page 190) On attribuait aussi les désordres à des provocations d'agents français se rattachant à des velléités d'annexion.

Nous possédons à ce sujet une lettre de Jules Devaux à Frère-Orban, à date incomplète - le 5 (février probablement) au soit - ; elle rend compte confidentiellement d'une conversation que le Secrétaire du Roi a eue avec Bara, et qui a frappé Léopold II. Devaux était chargé de demander au ministre de la justice si ce dernier avait des détails sur les désordres, qui persistaient. Bara répondit qu'il n'y avait pas d'excitations françaises, qu'il en était sûr. Deux rapports disaient qu'on avait crié : « Vive l'Empereur ! » On avait remarqué de nombreuses figures étrangères à la région, qui pouvaient être, selon Bara, des Belges aussi bien que des Français.

Jules Devaux trouvait que tout cela n'avait pas « semblé très en équilibre » et constatait « que jusqu'ici l'autorité n'a pas le dessus et qu'une situation semblable s'agrave (sic) en se prolongeant. » Son oncle l’engageait à dire à Frère « qu'il est assez effrayé et qu'il voudrait voir envoyer quelqu'un d'important sur les lieux. »

La première visite de Léopold Il à l'Exposition de Paris et ses raisons

Sur ces entrefaites, le Roi s'était rendu une première fois à Paris, sous prétexte de constater l'état du pavillon belge à l'Exposition ; en réalité, les craintes de conflit européen suscitées (page 191) par la question du Luxembourg motivaient son voyage. Nous voyons, en effet, par divers documents, qu'il en était bien ainsi. Dans une lettre à lord Stanley, datée du 11 avril, la reine Victoria constatait que l'Angleterre, tenue (bound) de maintenir l'indépendance de la Belgique, ne devait pas perdre de vue le danger qui s'ensuivrait nécessairement pour notre pays de l'occupation du Luxembourg par la France.

Elle suivait avec inquiétude les péripéties de la crise et notait dans son Journal, le 17, qu'elle avait reçu la visite de Van de Weyer, revenant tout droit de Paris, où le Roi l'avait appelé. Bien que le diplomate fit remarquer que l'on était en France mieux préparé pour la guerre qu'on ne l'avait cru, la Reine ajoutait qu'il résultait de deux lettres « très inquiètes » de Léopold II que Napoléon souhaitait un arrangement basé sur l'évacuation de la forteresse. « Léopold II, continuait-elle, était de même très désireux qu'il fût clairement compris que l'Angleterre combattrait pour la Belgique, si elle était attaquée... »

Le Roi presse Frère-Orban de ne plus penser qu'à la défense du pays

(page 192) Dès son arrivée, le Roi s'était encore mieux rendu compte de la gravité de la situation et, le 11 avril déjà, il pressait Frère de « ne plus penser qu'à la défense nationale. » Il lui était « impossible de dire si nous aurons la paix ou la guerre. »

A Paris « on prétend désirer la paix, mais on se prépare à la guerre. Nous devons faire de même. Vous verrez par les renseignements que j'envoie à M. Van Praet la façon dont Bismarck serait disposé à nous traiter. »

Léopold Il énumérait les mesures à prendre : elles étaient sévères :

l. forts du Bas-Escaut ;

\2. travaux de campagne autour d'Anvers ;

\3. mise de notre cavalerie sur le complet de pied de paix ;

\4. envoi successif à Beverloo des 10 classes de miliciens qui forment notre armée afin de profiter le cas échant de troupes exercées

\5. achat de poudre et de plaques, etc. ;

\6. prendre les mesures nécessaires pour que la transformation de nos fusils ne nous laisse pas sans armes pendant l'opération.

Le Roi avait aussi « essayé de voir Rothschild pour savoir s'il était disposé à s'intéresser à de grandes entreprises en Belgique. » Il n'avait « pas voulu prononcer le mot emprunt. » Rothschild avait répondu : « après la guerre. »

Le Roi, après avoir signé, reprend la plume en un long post-scriptum. Van de Weyer est arrivé Londres, et le Roi envoie à Frère la « petite lettre » qu'il désire, qui se rapporte à une négociation avec les banquiers Baring. Van de Weyer, ajoute Léopold Il, « paraît croire que nous réussirons difficilement. » « Il faut que l'emprunt soit fait pour les travaux publics et (page 193) (de) Weyer voudrait voir les Rothschild entrer dans l'affaire. »

Van de Weyer devait rejoindre son poste le lundi 15 avril, le Roi conseille à Frère de remettre à l'agent qu'il enverra à Londres « une lettre particulière fort aimable pour notre ministre » afin qu'il appuie de tout cœur les projets du Roi et de Frère-Orban.

Nous trouvons dans les papiers de Frère un brouillon de cette lettre, datée du dimanche 14 avril :

« Mon cher Ministre,

« Le Directeur général du Trésor, M. Mercier, qui vous remettra cette lettre, se rend à Londres pour essayer de réaliser le projet dont le Roi vous a parlé. Vous pouvez beaucoup pour l'aider et je viens réclamer vos bons offices dans l'intérêt du pays. Le résultat à atteindre ne serait pas seulement financier, mais politique et, sous ce rapport, il aurait quelque importance en ce moment. Je suis persuadé, mon cher Ministre, que je n'aurai pas fait appel en vain à votre concours... »

Rogier préconise la récupération du Grand-Duché par la Belgique

C'est à ce moment même que Rogier prend une grave initiative : la récupération par la Belgique du Grand-Duché. D'où, tout de suite, une « scène très vive » signalée par Vandenpeereboom, entre Frère et le premier ministre. Rogier avait parlé de ce projet à plusieurs parlementaires, voulant, disait-il, préparer les voies. Frère ne partageait aucunement cet avis, et le Roi faisait donner à Rogier par Van Praet des conseils de prudence.

L’opposition de Frère-Orban

C'est à cette initiative de Rogier que Frère fait allusion dans une lettre à Trasenster, du 11 avril, qui explique son opposition.

« ... Il ne manque pas de faiseurs de projets qui proposent, pour mettre tout le monde d'accord, d'allouer le duché à la (page 194) Belgique. Il y a danger en ce moment de mettre le doigt entre l'arbre et l'écorce. Ni du côté de l'Allemagne, ni du côté de la France, on ne serait disposé à admettre un tiers à manger l’huître. Nous risquerions fort, en paraissant vouloir profiter des circonstances, de déplaire la France qui n'a besoin que de prétextes et à l’Allemagne qui est extrêmement passionnée sur ce chapitre. Si par la suite des événements, sans notre fait, sans notre participation, le Luxembourg nous arrive, ce sera bien ; mais, du moins, personne n'aura eu à plaindre de nous. »

Un article du « Journal de Liége » » exaspère Rogier. Scène vive au conseil des ministres

D'après Vandenpeereboom, Rogier avait su que Frère-Orban voyait nos principaux diplomates et leur donnait des instructions opposées à celles du ministre des affaires étrangères. Il fut en tout cas furieux d'un article du Journal de Liége, reproduit avec approbation par l'Echo du Parlement et qui paraphrasait la lettre écrite à Trasenster. Aussi convoqua-t-il aussitôt le conseil des ministres et prit-il Frère à partie, lui reprochant, dit Vandenpeereboom, « de vouloir tout dominer, tout gouverner à lui seul, de ne permettre à ses collègues ni d'agir, ni de penser, de toujours les contrarier, de vouloir faire la loi lui tout seul ». Il déclara ne pas vouloir subir cette humiliation.

Frère répondit en contestant Rogier le droit de parler du Luxembourg au nom du gouvernement, qui n'avait pris aucune décision à ce propos, et dont le chef (le Roi) voulait l'abstention. Il approuva l’article incriminé.

Une lettre solennelle du Roi

Rogier avait reçu de Van Praet, au cours de la réunion, une « lettre solennelle » du Roi exprimant le désir « qu'une circulaire soit adressée à tous nos agents diplomatiques, pour leur dire que le cabinet belge s'abstient complètement dans l'affaire du Luxembourg », et son irritation était redoublée.

(page 195) Vandenpeereboom, qui avait à se plaindre aussi de Frère, « collègue dominateur », tout en estimant que Rogier avait eu tort de s'engager sans être d’accord avec les ministres « et surtout contre le vœu et la volonté du Roi », blâmait Frère de ses procédés impérieux, de l'intolérable pression qu'il exerçait sur le cabinet sur la majorité parlementaire qu'il humiliait trop souvent.

Frère, de son côté, se plaignait à Vandenpeereboom des faiblesses de Rogier, qui causait « de gros embarras au Roi » et, vieillissant, agissait et parlait avec légèreté.

L'apaisement se fit avec plus de facilité que l'on n'aurait pu croire. Au Conseil du 16 avril, Rogier se trouva calmé, il avait préparé la circulaire diplomatique demandée par le Roi.

Le projet de Beust relatif au Grand-Duché

Le lendemain, les ministres, de nouveau réunis, apprirent avec vive surprise, par un télégramme chiffré de Saint-Pétersbourg, qu'il était question de « propositions autrichiennes » relatives au Luxembourg.

C'était le projet de Beust, consistant à donner le Grand-Duché la Belgique, et à rendre à la France ses frontières de 1814. Rogier dut avouer à ses collègues qu'il avait momentanément retenu un télégramme de notre ministre à Vienne. Son attitude déplut fort aux autres ministres, qui s'empressèrent de déclarer qu'aucune cession du sol belge ne pouvait être envisagée.

Le retour du Roi et les Conseils de la Couronne 18, 19 et 21 avril

Le Roi, rentré de Paris le 17 avril au soir, assembla le Conseil au Palais le 18 à midi. La guerre était de plus en plus en vue, d'après une dépêche de Van de Weyer. Une seconde réunion se tint à 4 heures et le Roi, malgré tous ses efforts pour sembler calme, était visiblement agité. Il conseillait d’agir immédiatement pour la défense du pays, voulant même convoquer les (page 196) Chambres pour le 25 avril. Mais aucun projet n'étant prêt, on le pria d'attendre un peu.

Après un exposé par Frère de la situation financière et des moyens - assez restreints - de faire face aux besoins urgents, le Roi insista sur la nécessité de mesures efficaces. Il envisageait le rappel immédiat de 30.000 hommes.

Nouveau Conseil royal le 19 avril. Le Roi, qui avait vu Frère avant de conférer avec les officiers (billet de Frère du 19 avril. Vandenpeereboom donne quelques détails sur cette conférence), ne dissimula pas ses inquiétudes : les vues de la France et de la Prusse apparaissaient inconciliables ; la guerre était donc probable.

Le lendemain, le Roi écrivait à Frère : « Je désire causer avec vous des travaux de la commission militaire.

« Les bases de son projet sont arrêtées.

« C'est au département de la Guerre à formuler maintenant la nouvelle organisation.

« Cela peut et cela doit être fait très vite.

« La Chambre sera très naturellement impatiente de connaître sans délai les vues et de statuer sur les propositions du gouvernement. »

Le temps étant splendide, il invita Frère à une promenade, pour « causer du nouveau budget de la guerre et de tout ce qui touche à la grande et vitale question de notre défense » et termina en faisant remarquer que la Bourse avait encore baissé la veille à Paris.

L'Angleterre, à ce moment, plus résolue qu'en 1866, se préoccupait fort des possibilités militaires de la Belgique, à tel point qu'elle se fit envoyer une longue note confidentielle qui devait indiquer la force immédiate disponible à entrer en campagne et dire si les réserves étaient suffisantes pour les places fortes et garnisons (Jules GARSOU, op. cit., t. II, p. 88).

Nouveau Conseil royal le 21 avril. Léopold II redouble ses instances pour presser les armements. Beaucoup moins décidés (page 197) étaient les ministres, Frère surtout, qui, rapporte Vandenpeereboom, eut « toutes les peines du monde à faire comprendre à Sa Majesté que l'on devait avant tout avoir de l'argent, qu'il négociait avec les gouverneurs de la Banque Nationale et de la Générale pour contracter un emprunt, qu'on échouerait si l'on faisait d'abord des préparatifs qui seraient de nature à jeter l'inquiétude dans le pays », et fut sur le point de se fâcher. Le Roi obtint seulement que l'on demanderait des fonds pour fortifier le Bas-Escaut. Rien ne fut donc encore décidé quant à la rive gauche, mesure très grave, observaient les ministres.

Le Roi se rend à Berlin pour le mariage du Comte de Flandre

Le Roi dut alors se rendre Berlin, pour assister au mariage de son frère.

Avant de partir, le 22 avril, Léopold Il écrivait à Frère : « L'Empereur Napoléon fait compléter et armer avec le plus grand soin les forts de Paris. Je voulais donner cette nouvelle au Conseil, l’ayant oublié, je tiens vous l'écrire.

« Nous serions bien coupables de ne pas achever notre réduit national.

« Les journaux de Paris signalent la reprise des inquiétudes. Si en Prusse, je trouve le Roi décidé (mot souligné dans le texte) à la guerre, j'en informerai M. Van Praet afin qu'il vous avertisse de suite (mots soulignés dans le texte).

« Dans ce cas, je vous rappelle qu'il a été entendu hier au Conseil que l'ordre serait immédiatement donné de rappeler quelques classes de miliciens en congé et de fermer l'ouverture de Borgerhout.

« A revoir dans quelques jours mon cher Ministre. »

(page 198) Cette lettre nous montre que le Roi, négligeant pour ainsi dire Rogier, considérait déjà Frère comme le premier ministre effectif, et s'efforçait par dessus tout de le gagner à ses vues.

Le Roi put se rendre compte des intentions prussiennes. Bien que Bismarck protestât de son pacifisme, il avouait les armements et demandait si la Belgique pouvait défendre sa neutralité. Léopold Il, par un télégramme chiffré du 26. pressait le Conseil d’agir.

Le 27, deux télégrammes de Berlin annoncèrent l'acceptation par la Prusse d'une Conférence à Londres. La situation paraissait donc devoir s'améliorer. (Note de bas de page : Comme l'écrivait, le 27 avril à son gouvernement, Föhr, le chargé d'affaires luxembourgeois à Berlin : « Le Roi des Belges, dans son voyage à Paris, a pu juger des forces considérables dont dispose la France en ce moment et doit avoir contribué puissamment le Roi de Prusse à adopter en principe la conférence proposée » (J. GARSOU, Le Grand-Duché de Luxembourg entre la Belgique, et la Prusse (1867-1871), p. 18).

Le Roi revint de Berlin le 28 et vit Frère peu après son arrivée. Un conseil des ministres fut tenu le même jour et Léopold II donna des nouvelles rassurantes. Il eut grand soin de faire ressortir l'importance de l'armée belge, se félicita de la ferme volonté de la nation de maintenir son indépendance, et loua Frère du succès de sa négociation financière, qui lui avait permis de se procurer des jusqu'à concurrence de 66 millions (J. GARSOU, Les débuts d’un Grand Règné, t. II, p. 90).

Le Roi et la proposition de Beust

Quant à la proposition de Beust, nous trouvons un billet de Van Praet à Frère, incomplètement daté « mardi soir » suivant l'habitude. « Le Roi, y est-il dit, vous prie de vouloir bien lire cette dépêche autrichienne. S'il y a lieu d'y faire une réponse verbale, il importe d'y apporter une grande circonspection. »

Le 2 mai 1867, le Roi écrit à Frère : « J'ai convoqué le Conseil pour ce soir après la réception de la Comtesse de Flandre.

(page 199) « Pensant qu'il serait utile que je cause avec vous avant cette réunion, je vous prie, si vos occupations vous le permettent de venir me voir ce matin à 11 h. 1/2... »

Vandenpeereboom nous donne des détails sur ce qui se passa. L'amour propre de Beust était à ménager. On répondit donc que l'on ne doutait pas de la bienveillance de l'Autriche, « mais qu'il serait impossible de céder une partie de notre territoire pour obtenir compensation. » Un dernier effort fut tenté par Rogier, pour réserver l'acquisition du Grand-Duché moyennant un léger sacrifice territorial, mais son avis ne prévalut pas. (Note de bas de page : II céderait - dit Vandenpeereboom – Philippeville, Mariembourg et quelques petites communes pour ravoir ses anciens frères... » J. GARSOU, op. cit., p. 96.)

On sait le reste. On vit le Roi, passant tout à coup de l'abstention à l'action, envisager la récupération du Luxembourg. Devant le peu de goût des ministres à le suivre. Léopold Il, qui ne fascinait pas encore, comme plus tard, ses conseillers, se résigna.

La seconde visite du Roi à l'Exposition de Paris

La question militaire restait au premier plan des préoccupations royales. Le Roi prévoyait une guerre prochaine entre la France et la Prusse. Il maintenait plus que jamais son projet de compléter le système défensif d'Anvers et d'accroître la force de l’armée.

Il se disposait, répondant à l'invitation de Napoléon III, à partir pour Paris avec la Reine. Il séjourna du 14 mai au 3 juin dans la capitale française. Les splendeurs de l'Exposition ne détournaient pas ses pensées des graves affaires en cours.

Le jour même de son départ, il écrivait « en grande hâte » à Frère-Orban : « Je viens de signer les projets de lois demandant des crédits extraordinaires pour la guerre ;

« A cette occasion, je vous rappelle que nous étions convenus en conseil que l'on présenterait en même temps la demande pour le Bas-Escaut.

(page 201) Remettre le Bas-Escaut jusqu'en juillet c'est perdre toute la saison sans profit et nous résigner d'avance ne pas pouvoir l'année prochaine compter sur des forts achevés.

« Les plans et devis sont assez avancés pour permettre la demande des fonds aux Chambres.

« Veuillez ne pas perdre (de vue) cette affaire sur laquelle nous étions parfaitement d'accord de vues... »

Lettre pressante de Léopold Il à Frère-Orban sur les besoins militaires

Le 18 mai, Frère reçut du Roi une lettre qui ne contenait pas moins de 21 feuillets. Le Souverain se plaignait de ne pas obtenir pour la défense du pays l'appui qu'il espérait et déguisait mal l'amertume qu'il en ressentait.

Il insistait pour le maintien des mesures décidées en Conseil, tout en concédant au cabinet de présenter les crédits en plusieurs fois.

Malgré la paix, la France poursuivait ses armements ; la Hollande consacrait 75 millions à sa défense.

« L'existence indépendante de la Belgique, faisait observer Léopold II, est assurée à la condition que le pays se résigne à la payer. Ce qui, du reste, comparé au(x) pays étranger(s) constitue encore une belle économie. »

Après avoir fait remarquer le zèle de la ville de Bruxelles à maintenir dignement son rang de capitale en accordant à ses édiles les ressources nécessaires, avec l'appui de la population, il ajoutait : » Tout marche et progresse : les revenus de l'Etat ne sauraient seuls rester stationnaires. »

Il rapporte ensuite sa conversation avec le maréchal Niel qui, tout en admirant la place d'Anvers, lui a signalé ce qui reste à achever. Il a donné en exemple à l'Empereur et à ses ministres, pour compléter la défense des places françaises, « les parties terminées de notre grand réduit national. » Le maréchal a aussi fait l'éloge des officiers belges, notamment des généraux Chazal et Renard.

(page 201) « La neutralité belge - poursuit le Roi - est appréciée à Paris et à Berlin. J'ai donné ma parole que cette neutralité serait forte et donnant cette parole vous devez m'aider à la tenir.

« Dans les mêmes mois j'ai reçu pour nos travaux d'Anvers les conseils des généraux Molte et Niel.

« A Berlin comme à Paris, au lieu de chercher à s'amuser ou à se reposer après tant de courses je ne (me) suis préoccupé que de me rendre utile à mon pays et d'augmenter le nombre de ses amis, de travailler à sa prospérité et à sa sécurité.

Il avoue à Frère qu'il serait profondément découragé si ses ministres et la nation ne tiraient pas tout le parti possible de la belle et bonne position que la Belgique a en ce moment

« Vous pouvez rendre le pays invulnérable, dites-le lui et il vous accordera avec transport tout ce que vous lui demanderez. »

Après avoir fait observer que le pays est assez riche pour ne pas « liarder », il essaie de faire vibrer l'amour propre de son grand ministre en lui traçant un programme splendide :

« Vous avez, mon cher Ministre, un bien beau rôle à jouer et de bien grands services à rendre non seulement à votre pays mais à l'Europe au repos de laquelle nous sommes nécessaires. »

Le Roi prévoit entre la France et la Prusse une guerre inévitable.

Grande est, en effet, l'irritation du public parisien contre la Prusse : « Même au Sénat et au corps législatif la communication de M. (de) Moustier a été mal reçue.

« Chaque pas de la Prusse vers le midi de l'Allemagne donnera à la France des émotions qui compromettront la sécurité du continent.

« Profitons, je vous en supplie, du temps que la Providence nous accorde pour nous mettre en règle.

« J'attendrai vos explications relativement au Bas-Escaut, à Termonde, aux plaques, à la nécessité de compléter nos achats de poudre et de plomb et au rappel des miliciens avant de signer (page 202) le projet de loi nouveau apporté par Van Rode et ouvrant un crédit de 2.400.000 francs au département de la guerre.

« Je consens à scinder les dépenses mais il faut pourvoir entièrement à la défense nationale et me dire quand et comment on demandera les sommes complémentaires.

« Veuillez m'écrire vous-même et me donner la possibilité de vous retourner sans retard le projet de loi dont vous avez besoin.»

En post-scriptum, il dit ne pas pouvoir signer l'arrêté qu'on lui soumet pour clore la session, avant de « savoir, de la façon la plus catégorique, quand s'ouvrira la session d'été et ce qui s'y fera. »

La réponse de Frère trahit son mécontentement

La réponse de Frère trahissait, sous la forme la plus respectueuse, son mécontentement. (Note de bas de page : Vandenpeereboom, à la date du 19 mai, rapporte cet incident. « Goethals, écrit-il, est venu me conter tout cela ce matin. Il paraît que Frère est très irrité et qu’il en a fait une grosse affaire. Il a écrit au Roi... Nous verrons. »)

En un long mémoire, il rencontre les assertions du Roi.

Il regrette tout d'abord de n'avoir pas obtenu en temps opportun la signature des projets de crédits, qui ne peuvent plus être soumis à la législature dans la session actuelle. De cette manière, il faudra présenter « en faisceau » toutes les propositions d'ordre militaire entraînant par là de fortes dépenses accumulées. « Ce n'est pas ainsi, observe le ministre, que l'on peut préparer des éléments de succès. »

Le Roi, en ne se ralliant pas à la marche suggérée par Frère, a cédé à des motifs qui « reposent sur des appréciations inexactes et heurtent de front des principes constitutionnels qu'il ne nous est pas permis de méconnaître. »

Frère rappelle la responsabilité prise par le Conseil, le 20 avril, au moment où la guerre paraissait imminente. « Il avait un double motif pour ne point recourir aux Chambres : d'un (page 203) côté, il trouvait impolitique et inopportun que la Belgique parût la première préparer des armements ; de l'autre, il voulait éviter de jeter l'alarme au sein des populations et de troubler profondément les affaires en faisant redouter des événements qui, peut-être, pouvaient encore être évités. »

Frère n'hésite pas à signaler à l'attention du Roi l'« erreur grave » qui fait croire au Souverain « que le département de la guerre a une espèce de droit acquis à une somme d'une dizaine de millions et que l'on ne peut rien en retrancher sans revenir sur ce qui a été décidé. »

« ... Lorsque la paix se fait, des crédits de cette nature non encore engagés, ne peuvent être épuisés sans un abus de pouvoir qu'il serait impossible de justifier devant les Chambres. »

Les ministres ont à justifier, par d'impérieuses raisons, l'attitude prise. « Comment seraient-ils excusables si, les Chambres étant réunies, ils les bravaient en dépensant des millions sans se soucier de réclamer leur assentiment ? »

Le régime constitutionnel doit être respecté avant tout par les ministres.

Frère évoque les événements de mai 1866. Les propositions de Chazal n'ont pas été admises par le Conseil, qui les a estimées « impolitiques et exagérées. » Aux 20 millions demandés, il a substitué un crédit de 5 millions.

La paix conclue, il n'a nullement dépensé toute cette somme, suspendant l'emploi du disponible, avec l'assentiment du Roi. Il n'a pas réclamé des Chambres la totalité des 5 millions.

« Ce qui est vrai pour le crédit de 1866, est également vrai pour le crédit de 1867. »

Frère discute ensuite l'argument du Roi relatif l'approvisionnement d'une armée, non de 70.000 hommes, mais de 130.000, puisque la Commission mixte a proposé ce chiffre.

Tout d'abord, remarque-t-il, il ne s'agit plus de crédits urgents, mais « des conséquences éventuelles d'une organisation de l'armée sur laquelle les Chambres ne sont pas encore prononcées. »

(page 204) On ne peut espérer obtenir du Parlement qu'il préjuge, par des crédits exceptionnellement élevés, de l'organisation militaire. « L'effet ne peut précéder la cause. On ne peut supposer résolu ce qui est justement à décider. »

Frère, abordant les questions des forts du Bas-Escaut et des améliorations proposées pour les forts d'Anvers, fait observer qu'il n'y a pas de projet définitivement arrêté, vu les divergences de systèmes : bastionné, selon le Génie ; polygonal, d'après le Roi. « Il ne suffit pas de proposer une dépense... il faut la justifier... elle ne peut l'être que par des plans, des projets et les devis des officiers du génie... dans l'état actuel des choses, nous ne pourrions rien produire pour appuyer notre demande. »

Le Roi avait écrit qu'une dépense de 25 millions avait été reconnue nécessaire. Il doit y avoir malentendu, répond Frère- Orban, « car je n'ai aucun souvenir de ce chiffre... »

Le ministre voit « avec peine que le Roi, peu préoccupé du soin de ménager les ressources de l'Etat et de préserver les habitants de charges excessives, est entraîné de plus en plus à préconiser de grandes dépenses militaires. » Son devoir l'oblige à signaler au Souverain le grave écueil, les grandes difficultés que va rencontrer le projet d'organisation de l'armée. Il rappelle qu'en France, grande puissance militaire, dont la Chambre est très dévouée au gouvernement, il y a eu forte réduction de l'effectif, et que cette Chambre « tient encore en ce moment le gouvernement en échec pour le vote du contingent. » Il faut, en Belgique, « éviter tout excès. »

Quant à la résolution du Roi de ne pas signer l'arrêté clôturant la session, Frère déclare qu'il ne peut savoir « quand s'ouvrira la session d'été ni ce qui s'y fera. » Le Conseil doit d'abord se mettre d'accord sur les projets militaires à présenter aux Chambres ; le Roi et ses ministres ont aussi à s'entendre. « Or, poursuit-il, au début des travaux de la Commission, j'étais d'accord avec Votre Majesté pour faire en sorte que les dépenses ordinaires fussent maintenues à peu près dans les limites actuelles. J'ignore si les projets dont le Conseil sera saisi dès que les Chambres seront séparées, seront en harmonie avec cette idée. Je dois, quant à présent, me réserver d'examiner. »

(page 205) Il met en garde Léopold II sur le refus de signer qui « n'aurait d'autre résultat que de constater une situation bizarre, qui, j'ose le dire, ne saurait pas être expliquée... »

Le Roi s'efforce de calmer Frère et d’obtenir son concours

Dans sa réponse, datée du 20 mai, Léopold Il cherche visiblement à calmer son ministre. Il justifie sa demande d'explications. Il a voulu savoir la raison de l'envoi à Paris du projet de loi substitué à celui qu'il avait signé.

« Je n'ai guère besoin, poursuit-il, de vous répéter ici combien je suis désireux de toujours faire ce qui dépendra de moi pour faciliter la marche du gouvernement.

« Pourquoi ne feriez-vous pas voter de suite les 3.600.000 francs de 1866 ?

« Pourquoi ne demanderiez-vous pas en même temps les 3.500.000 francs du Bas-Escaut ?

« Les plans et devis doivent être complètement faits à l'heure qu'il est. Le général Weiler, si je suis bien renseigné, se serait rallié à remploi du système adopté pour le reste de la place d'Anvers.

« Je vous envoie donc pour le cas où vous trouveriez utile d'en faire usage un blanc-seing afin de vous mettre à même de régler sur l’heure la question du Bas-Escaut et de ne rien changer à la résolution très sage et très politique que vous avez prise de diviser entre les deux sessions les crédits militaires.

« Vous pourriez, si vous le jugez convenable, faire servir également mon blanc seing à la demande d'un premier crédit d'un deux ou trois millions pour couvrir les dépenses qui viennent d’être faites. Tout ce que je désire, c'est que ce crédit ne soit pas considéré comme final lorsque nous aurons encore à pourvoir à tant de besoins reconnus en commun. »

Le Roi signale ensuite la confidence que lui a faite M. Rouher, au sujet de la très prochaine réorganisation de l'armée (page 206) française. Cent millions environ seront consacrés aux frais de l’armement et aux travaux de réfection des places de l'Est.

« Je vous communique sans retard cette résolution, dit-il à son ministre, qui me paraît de nature à motiver encore davantage notre session d'été. »

Il continue en caressant l'amour propre de l’homme d’Etat : « Je ne veux pas, cher Ministre, rencontrer ici les divers arguments contenus dans votre lettre. Je me réserve de le faire verbalement. Je reviendrai passer quelques heures à Bruxelles dès que vous le désirerez. En terminant, je dirai franchement qu'il me semble que vous n'avez pas lu ma dernière lettre dans l'esprit qui me l'avait dictée. Coalisons nos forces pour le service déjà assez difficile du pays et faisons des efforts communs pour affermir de plus en plus ses garanties d'indépendance. La tâche, je le sais, n'est pas aisée, mais personne plus que vous n'est à même de l'accomplir. »

Une lettre de Van Praet à Frère-Orban

Nous avons encore une lettre datée de « dimanche matin » à Frère-Orban de Van Praet qui rapporte les impressions royales. « Que d'affaires, écrit le conseiller intime de Léopold Il, se sont terminées depuis 20 ans par des transactions ! Le Roi entend dire à tout le monde à Paris, à Thiers, aux Anglais : nous aurons la guerre après l'Exposition. L'Empereur se dit très embarrassé de la visite du Roi de Prusse et craint qu'il ne soit insulté. »

D'un autre côté, on lui (à Léopold II) dit : si vous êtes fort, vous serez respecté.

« Il n'y a pour le moment et pour la présentation des crédits (page 207) qu'un désaccord de quelques centaines de mille francs. Je crois qu'une de ces choses auxquelles le Roi tient le plus, c'est qu'il puisse y avoir deux camps. »

Van Praet, voulant encore adoucir l’humeur de Frère, convient que « quelques passages de la lettre (royale) ont été écrits peut-être un peu vite. Mais je crois pouvoir vous assurer que le langage du Roi à Paris est très sage et qu'il nous y fait beaucoup d'amis. »

La clôture de la session empêche de présenter les projets de crédits extraordinaires. Le parlement vote toutefois un crédit pour la transformation de l'armement et un emprunt de 60 millions

Le blanc-seing transmis à Frère ne put être utilisé, car la clôture de la session eut lieu le 25 mai, les élections sénatoriales étant proches. Il ne fut donc plus possible de présenter à la Chambre les projets de crédits. C'est ce que Frère écrivait le 26 mai, à Léopold II. Il avait essayé, sans succès, d'amener le Sénat à siéger quelques jours encore. L'assemblée n'avait pas consenti non plus à s'occuper, avant de se séparer, du projet sur l'expropriation par zones, voté par la Chambre.

Il fut impossible, étant données les dispositions d'esprit dans les deux Chambres, de proposer les crédits extraordinaires pour les dépenses militaires faites en 1866 et en 1867. Des critiques furent dirigées contre le cabinet pour le retard qu'il avait mis à réclamer un bill d'indemnité.

Frère annonça la présentation de ces crédits (sept millions) dans la session prochaine.

Dans cette même lettre, il commentait le vote sans opposition sérieuse par la Chambre de deux projets de loi déposés le 30 avril. Le premier accordait au gouvernement un crédit de 8.400.000 francs pour transformer l'armement de l'infanterie ; le second l'autorisait à contracter un emprunt de 60 millions pour faire face aux risques d'une guerre éventuelle. Le vote négatif des députés anversois était souligné par Frère-Orban. Ils (page 208) estiment, sans doute, observait-il ironiquement, « que le meilleur système de défense est de n'en pas avoir et que les meilleures armes sont les plus mauvaises, pour l'excellente raison que l'on n'est pas alors tenté de s'en servir. »

Il remettait au Roi le blanc-seing devenu sans objet et regrettait de n'avoir pu faire voter les crédits précités.

Frère justifie les actes du gouvernement contre le reproche de Coomans d'avoir fait des dépenses à découvert.

Dans cette même séance du 24 mai, Coomans reprocha au gouvernement d'avoir méconnu les droits de la Chambre en faisant des dépenses à découvert.

Frère répondit au député antimilitariste ; il justifia les actes du gouvernement par la nécessité de ne pas provoquer une crise industrielle et commerciale, de ne pas compromettre surtout le pays au dehors :

« ... Bien loin d'accepter le reproche qui nous est adressé par M. Coomans, je déclare... qu'en pareille circonstance, nous n'hésiterions pas, tous mes collègues et moi, à prendre sous notre responsabilité de faire de pareilles dépenses, sans consulter la Chambre, même la Chambre assemblée... Je ne prétends pas en avoir le droit, mais je prétends que, selon les circonstances, ce peut être un devoir d'en agir ainsi. Il incombe à ceux qui ont la charge du pouvoir d'oser assumer la responsabilité d'actes qu'ils croient nécessaires dans des circonstances exceptionnelles, sauf à soumettre ultérieurement leur conduite à l'appréciation de la Chambre, en recevant d'elle un bill d'indemnité... »

Les élections sénatoriales du 12 juin 1867

La moitié du Sénat fut renouvelée en juin 1867. Le ministère perdit 4 voix (1 Bruges, 1 à Dixmude, 2 à Anvers, où cet insuccès était prévu, les deux libéraux sortants ayant été élus en 1859).

(page 209) Le Journal de Bruxelles triompha de ce résultat. Il considérait qu'il y avait, sur 62 sénateurs, 29 ministériels, 29 opposants, 4 libéraux très modérés votant « avec l'opposition contre le ministère dans les questions de l'ordre moral et religieux. »

L'Indépendance voyait dans ce résultat « sinon un danger, du moins un avertissement » et blâmait certains sénateurs de « pousser par moments la modération jusqu'à la pusillanimité. »

Le retour du Roi de Paris. Les efforts pour obtenir une session extraordinaire ne rencontrent pas l'adhésion du cabinet

Le Roi est de retour. Il n'a nullement renoncé à ses projets. Le 15 juin, il mande Vandenpeereboom et se plaint à lui des difficultés qu'il rencontre chez Goethals et, surtout, chez Frère.

Le 19, un Conseil de cabinet se montre peu disposé à convoquer les Chambres en session extraordinaire, pour les motifs que Frère a déjà fait valoir, et qu'il se charge de représenter au Roi. Léopold Il n'est pas enchanté de cette opposition. Il se considère comme désavoué, dit-il le 20 à Vandenpeereboom, car il a promis aux Souverains à Paris que la Belgique se mettrait en mesure de défendre sa nationalité. Il tenait donc à la convocation des Chambres, persuadé que, pressés de partir, représentants et sénateurs voteraient plus facilement les crédits en session extraordinaire.

Il avait, le même jour, avant de partir pour Beverloo, écrit Frère, qui était souffrant. Il désirait le voir à son retour pour insister en faveur d'une session d'été, et lui demandait de ne rien décider dans son esprit « relativement au moment de la réunion des Chambres jusqu'à ce que nous ayons pu en causer à fond. »

Frère, malade, ne put se rendre au Palais.

(page 210) Le 25, un conseil des ministres se tint en son absence. Après deux heures et demie de discussion, le désaccord persista, malgré les efforts de Léopold Il pour convaincre ses conseillers.

Le 28 juin, l'indisposition de Frère persistant, le Roi lui exprima son vif regret. Il était plus que jamais désireux de s'entretenir avec lui. Il lui envoyait la copie d'une lettre adressée à Rogier pour être lue au Conseil ; il y pressait les ministres de convoquer une session extraordinaire. Ils se montrèrent seulement disposés à réunir le Parlement en octobre.

Après deux longues séances consacrées, le 4 juillet, à la réorganisation de l'armée, les débats furent ajournés. Vandenpeereboom, commentant la situation, augurait de grandes difficultés pour résoudre toutes les complications de la question militaire. (Note de bas de page : Lecomte de Comminges-Guitaud écrivait le 1er juillet à de Moustier, ministre français des affaires étrangères : « Les ministres n'ont pas cru devoir accueillir l'idée émise par le Roi de convoquer les Chambres pour soumettre à leur appréciation le projet de loi sur la réorganisation de l'armée, et ont déclaré que la France ajournant la discussion du même projet, rien ne pressait tellement et qu'il suffirait d'avancer d'un mois la session. Ces raisons auraient été de nature, sans doute, en d’autres circonstances, à convaincre Sa Majesté. Mais, au moment où la guerre paraissait certaine, Elle a pris sur Elle de proclamer hautement, dans un Intérêt de dignité et d'indépendance nationales, les forces de la Belgique suffisantes pour faire respecter sa neutralité. Elle aurait voulu être dégagée au plus tôt de la responsabilité qu'Elle assumât alors en avançant un fait contestable et en veut à ses conseillers dont on dit même qu'Elle se plaint souvent... »)

Frère-Orban étant rétabli, le Roi continue à s'entretenir avec lui de la défense nationale. Le 19 juillet, il l'informe de la promesse du Roi du Portugal « de demander à l'Empereur lui-même les détails que nous désirons relativement aux fusils français. »

Le 25 juillet, il lui fait part de la réception du Sultan auprès duquel il a plaidé, avec un certain succès, croit-il, la cause de l'industrie belge. (A Liége. Vor Jules GARSOU, Les Débuts d'un Grand Règne, II, pp. 118-119.)

(page 211) Il lui apprend que les fusils Albini donnent d'excellents résultats au camp de Beverloo.

« Pour la première fois » Beyens lui a écrit qu'il prévoit la guerre. « Mon but en vous écrivant, dit Léopold Il à Frère-Orban, est d'appeler toute votre attention sur les préparatifs militaires de la France. »

Il rappelle qu'« au mois d'avril le Conseil, après avoir reconnu que 9 millions étaient nécessaires pour compléter les approvisionnements de notre armée, évaluée alors seulement à 75 mille hommes, avait mis cette somme à la disposition du département de la guerre », mais qu'« après la conclusion du traité de Londres, on a tout arrêté. »

Le Roi ajoute qu'il compte envoyer à Paris l'un de ses aides de camp. « S’il me confirmait dans les bruits que rapportent les journaux, je demanderais au Conseil avec une insistance nouvelle de rétablir sans retard sa sage et patriotique résolution du mois d'avril... »

Une note sur la situation militaire de la France (fusil Chassepot - transformation des anciens fusils – mitrailleuses, etc....) est annexée à cette lettre. On lit encore dans cette annexe que Thiers a dit à Jules Devaux « qu'il ne croyait pas la guerre pour cette année-ci, mais que pour l'année prochaine il la croyait probable. Il a ajouté : quant à vous, gardez-vous de mettre la main dans la marmite, on ne vous pardonnerait pas de jeter le trouble en Europe. Quand il y sera, je ne dis pas. » Enfin, « on a dit Devaux que l'on reprochait au Comte de Flandre de s'être montré trop Prussien. »

La ténacité du Roi ne peut vaincre la résistance de ses ministres civils. Sa lettre fameuse à Rogier du 9 novembre 1867. Le désaccord persiste et toute décision est ajournée

Avec sa ténacité coutumière, Léopold II lutta jusqu'au bout, mais ne put triompher de la résistance de ses ministres civils. La section centrale de la Chambre avait profondément atténué le (page 212) projet de réorganisation présenté par la Commission mixte. Le général Goethals entendait ne pas subir les modifications proposées, et il en avait fait part au Roi. Aussi Léopold II prenant en gros le parti de son ministre de la guerre, écrivit-il à Rogier la lettre fameuse du 9 novembre 1867. Il persistait à réclamer l'achèvement de la défense d'Anvers, l'aménagement de Termonde et des travaux du Bas-Escaut. Il insistait sur sa responsabilité comme chef de l'armée, montrait les sacrifices énormes consentis par la Hollande, et, se résignant à plusieurs concessions, demandait au cabinet de faire vers lui la moitié du pas qu'il faisait de son côté. (Note de bas de page : Nous trouvons dans les papiers de Frère la copie d'une autre lettre, non datée, mais vraisemblablement de la même époque, du Roi à Rogier. Léopold II ne saurait trop - disait-il - signaler à la patriotique attention du premier ministre l'importance, à tous points de vue, des conclusions de la Commission mixte. L'histoire démontrait que nul Etat secondaire, plus que la Belgique, n'avait le devoir de veiller à tout ce qui pouvait intéresser sa sécurité et son avenir. Si l'Angleterre avait encore une fois déclaré sa volonté formelle de défendre notre indépendance menacée, si la France et la Prusse reconnaissaient « que la neutralité de la Belgique était d'accord avec leurs convenances », à Paris comme à Berlin, une réserve avait accompagné les déclarations faites au Roi. II fallait que la Belgique fût en état de défendre sa neutralité à l'est comme au midi,

(« Notre devoir – observe le Roi - nous a donc été tracé, notre intérêt nous a été indiqué dans les termes les plus clairs par ceux qui, seuls, peuvent menacer notre existence et déterminer les conditions auxquelles ils la respecteront. C’est la première fois que cela nous arrive. »

(La Commission mixte a fixé les de notre état militaire. Le but du Roi, en appuyant ses propositions, est de convaincre le Conseil qu'il a la tâche la plus grande et la plus impérieuse à réaliser. « Si je ne parvenais pas - poursuit-il - au commencement de mon règne, à faire passer dans l'esprit de mes ministres la conviction qui est dans le mien, de la nécessité, de l'urgence de réorganiser fortement notre armée, j'aurais me reprocher toute ma vie d'avoir manqué à mes obligations envers le Pays. »

(Le sacrifice financier n'est pas excessif, puisque le budget ne serait augmenté que de trois à quatre millions. A la rigueur, le Roi se contenterait de deux millions.

(Léopold insiste encore sur les enseignements de la récente crise européenne, sur la crainte éprouvée alors d'être devancés par les événements. II adjure ses ministres de l'écouter, ne voulant pas « admettre que nous puissions différer d'avis sur un point aussi essentiel » dans une circonstance véritablement « solennelle. Fin de la note de bas de page.)

(page 213) Copie de cette lettre fut remise à Frère, auquel le Roi écrivit personnellement le même jour.

Le 14 novembre, Frère recevait copie d'une nouvelle épitre royale à Rogier.

Le Conseil ayant estimé « à une somme énorme » l'exécution des projets du Roi, Léopold comprenant « qu'en face d'une pareille supposition » l'entente eût paru difficile à réaliser, indiquait ses chiffres pour Termonde. la rive gauche et le fort de Merxem, dont le « grand maximum » s'élevait à 4 millions et demi

Il espérait que les explications données, offrant au cabinet « toutes les garanties possibles pour le présent et pour l'avenir » amèneraient une parfaite entente entre lui et ses conseillers.

Vandenpeereboom, citant la lettre du 9 à Rogier, ne croyait pas que ses collègues, abusés comme lui-même par les précédentes déclarations du département de la guerre, pourraient céder sur le principe, et il entrevoyait de grandes difficultés.

Le Conseil des Ministres du 16 et du 17 novembre. Un mémoire de Frère-Orban sur la question anversoise

La crainte de Vandenpeereboom ne tarda pas à se justifier. Aux deux conseils tenus par les ministres les 16 et 17 novembre, on constata l'impossibilité de concilier les opinions de Frère et de Goethals. Toute décision fut ajournée. La crise ministérielle latente, qui prit à ce moment un caractère grave, interrompit la solution.

Frère-Orban avait donné lecture ses collègues d'un mémoire destiné au Roi et qui ne comportait pas moins de 43 pages écrites de sa main. Dans ce document, qui rappelait en plusieurs points la lettre à Van Praet du mars 1867 (voir supra, p. 122), et fut remis au Roi le 21 novembre, le ministre des Finances faisait un exposé lucide de la question d'Anvers, et l'on y retrouvait les qualités (page 214) maîtresses de l'homme d'Etat : clarté du thème développé, réfutation péremptoire des objections, argumentation convaincante, précision des chiffres cités.

Dans une lettre d'introduction, Frère faisait observer que la plupart des faits contenus dans le mémoire étant ignorés du Roi, celui-ci avait « pu croire que le cabinet pourrait, sans grands inconvénients, proposer de nouvelles dépenses pour compléter ou pour étendre les travaux d'Anvers. »

Il était convaincu qu'après lecture du mémoire. le Roi reconnaîtrait l'impossibilité de réaliser « une affaire militaire » destinée à un échec certain. Il y avait donc lieu de songer à une combinaison civile « de nature à satisfaire les besoins du commerce d'Anvers, et qui dépend nécessairement de la vente des terrains de la citadelle du Sud. »

En terminant, Frère signalait les « immenses difficultés » que présentait la question. « J'aurais hésité à les affronter, écrivait-il, si je n'avais tenu à vous prouver, Sire, que je suis disposé à faire tout ce qui est compatible avec mon devoir et mon honneur pour ne contrarier l'exécution des projets de Votre Majesté. »

Frère avait repris en détail l'historique de l'affaire depuis la loi du 8 septembre 1859, décrétant la grande enceinte.

L'agitation s'étant réveillée en août 1863, sur le faux bruit, répandu par les journaux anversois, d'un accord possible quant au remplacement de citadelles par une extension des travaux militaires sur la rive gauche de l'Escaut, le Moniteur du 23 août dut insérer un formel démenti. Le conseil communal toutefois décida de tenter une négociation avec le gouvernement sur la base susdite. Le 13 novembre 1863, Frère répondit au sénateur Osy que tout ce qu'on alléguait était inexact.

Divers projets, nés notamment du programme formulé par Adolphe Dechamps lors de la crise ministérielle de 1864, et que Frère-Orban déclara impraticables, firent reparaître la question des travaux de la rive gauche et aboutirent à la présentation de ce que l'on nomma la « combinaison civile. »

Frère-Orban, devant la carence de la ville d'Anvers, débitrice de 10 millions pour terrains militaires désaffectés, mais (page 215) refusant toute entente avec le gouvernement, dut envisager « divers moyens de faire entrer cette somme Trésor de I'Etat, » ce qui l'amena à négocier avec le financier Denis Haine, d'Anvers.

Frère put se convaincre alors, par sa correspondance avec Chazal, que les projets dont on avait tant parlé étaient impraticables, pécuniairement d'abord, vu leur coût excessif, militairement ensuite, étant données les déclarations formelles de Chazal.

Le conseil des ministres décida donc de ne pas donner suite l'affaire.

Il eût été, en tout cas, impossible d'obtenir des Chambres, après la promesse catégorique du ministre de la guerre, le 3 septembre 1864, d'achever Anvers « avec le crédit demandé, qui sera le dernier que je sollicite de vous... »

En 1866, les partisans de l'extension sur la rive gauche portèrent la question des fortifications devant le public au moyen d'une brochure du lieutenant-colonel Brialmont, réclamant de nombreux ouvrages, ce qui produisit, rappelait Frère, un « effet extraordinaire » sur l'opinion. Le gouvernement se vit obligé de déclarer, dans le Moniteur du 27 août, qu'il était « complètement étranger » à de tels projets.

Les tentatives de l'espèce étant renouvelées à propos de l'examen par les sections de la Chambre des projets relatifs à l'organisation de l'armée, Frère affirmait que le cabinet actuel « ne saurait, à aucun prix, devenir l'éditeur responsable des projets que l'on met en avant » et qui compromettraient le sort des affaires militaires, s'ils étaient portés devant les Chambres par « des hommes nouveaux libres de tout engagement. » Il suffirait pour rendre impossible la situation du gouvernement qui s'associerait à de semblables plans, de rappeler les paroles prononcées par Chazal devant le parlement et le pays, lorsqu'il déclarait « sur son honneur de soldat et sur sa réputation militaire » que la place d'Anvers « une des premières de l'Europe, tiendra tant qu'on voudra la défendre, et assurera l'indépendance du pays. »

Léopold Il avait trouvé ce mémoire « un peu raide, aigre, » comme il le dit Rogier (selon Vandenpeereboom). Mais en présence d'une attitude (page 216) aussi nette, qui reflétait sur cette question les sentiments du cabinet divisé sur plusieurs autres, le Roi, partisan des vues de Goethals, se convainquit de la nécessité de s'entendre avec Frère-Orban pour la reconstitution du ministère.

Le Roi et les nominations de Bara

Une lettre de Frère au Roi du 15 septembre 1867, est à noter. C'est une preuve nouvelle de la considération royale pour le grand homme d'Etat. Il s'agissait de nominations proposées par Bara et qui paraissaient au Souverain trop exclusivement libérales. Sans discuter le mérite, la capacité et l'honorabilité des candidats, Léopold Il aurait voulu, comme il l'écrivait, « faire une part à la minorité. »

Frère comprend et approuve « que l'on conseille en cette matière, d'user du pouvoir avec modération ; que l'on convie les ministres à se montrer animés d'un esprit droit et bienveillant, à ne point faire des opinions de leurs adversaires une cause d'indignité, s'ils ont d'ailleurs des titres aux positions qu'ils sollicitent. »

Cette règle, les ministres la mettent en pratique, « et pour ce qui me regarde personnellement, je me permets, dit Frère, d'en appeler au sentiment de Votre Majesté. » Mais du point de vue constitutionnel, il ne peut admettre que la minorité ait « une part assurée dans les choix faire par le gouvernement. » Il n'admet pas non plus que les nominations « qui ne rep0seraient pas sur le principe d'un partage entre la majorité et la minorité », puissent, comme le craint le Roi, faire un tort réel à la Royauté. » Les seuls bons choix sont ceux que justifie le mérite. Au surplus, le parti adverse n'a jamais donné l'exemple de la modération.

(page 216) La question militaire ne fut pas la seule cause de la dislocation du cabinet Rogier. Sans parler de l'usure que subit un (page 217) ministère de dix ans, il faut tenir compte avant tout de la prétention légitime de Frère-Orban de jouer effectivement le premier rôle. Des causes secondaires, sans importance, sont à trouver dans le conflit scolaire, entre Frère et Vandenpeereboom, dans la divergence de vues aussi de Rogier et de Frère quant à la question romaine, qui fit éclater la querelle décisive menant au dénouement.

Depuis toujours, Vandenpeereboom souhaitait de quitter le ministère. Les instances du Roi et de ses collègues l'avaient toujours retenu. Mais en 1867 divers incidents accrurent ses velléités de retraite. Il fut vivement pris partie par la « presse maçonnique » et, le 14 août, dans un assez long mémoire, il conta ses ennuis à Frère-Orban et le pria d'intervenir auprès du Roi qui ne voulait pas consentir à sa démission (Jules GARSOU, Les Débuts d'un Grand Règne, t. II, pages 120 à 126.)

Dans une de ses lettres à Trasenster, du 19 août, Frère s'exprime très amicalement sur le compte de son collègue :

« Le Ministre de l’intérieur ne cesse de m'écrire pour que j'avise à le remplacer. Il est fatigué, exténué et, à cause de cela même, a laissé faire certaines choses qui donnent lieu des attaques contre lui. Je regrette ces dispositions d'esprit, car c'est un excellent homme, d'un bon caractère et d'un commerce sûr. Il s'est, à la vérité, un peu compromis, mais avec de la bonne volonté, il pourrait s'en tirer et on pourrait l’aider à se tirer d’embarras.

Les instances du Roi et de ses collègues retinrent quelques mois encore Vandenpeereboom au banc ministériel.

Un vif désaccord entre Rogier et Frère, au sujet la question romaine, va précipiter la crise ministérielle

Napoléon III cherchait dans une Conférence européenne un moyen de se dépêtrer de l'affaire romaine. Son gouvernement invita la Belgique à y participer. Au cours des réunions tenues pour rédiger la dépêche délicate qui ferait pressentir l’abstention (page 218) de notre pays, une scène vive produisit entre Frère et Rogier (Jules GARSOU ; Les Débuts d'un Grand Règne, II, pp. 139 à 141). Vandenpeereboom rapporte ensuite les récriminations du ministre des Finances à l'égard de son collègue vieilli que, depuis plusieurs années, il n'estimait « plus bon à grand-chose. » Frère fit aussi à Vandenpeereboom l'étrange confidence que le Roi lui communiquait, à l'insu de Rogier, les dépêches diplomatiques et suivait de préférence ses avis.

Les étapes de la crise

Le dilemme allait se poser : Frère ou Rogier devait s'en aller. Frère prit l'initiative, convoqua Vandenpeereboom, Vanderstichelen et Bara, leur exposant ses griefs contre Rogier « dont la jalousie sénile le mettait dans la nécessité de donner sa démission. »

A la suite d'un mémoire de Rogier, l'irritation de Frère crut encore. D'autre part, le premier ministre avait appris que les dépêches diplomatiques étaient communiquées à Frère, et il avait fait à ce propos une scène vive à Van Praet.

Pendant plusieurs jours, la situation resta fort confuse.

La question des écoles d'adultes compliquait encore les divers différends. On sait que Vandenpeereboom avait publié le 1er septembre 1866 un arrêté organique soumettant les écoles d'adultes au régime de la loi scolaire de 1842. D'accord avec Rogier, il ne l'était pas avec Frère et une partie de la gauche. Dans une réunion officieuse des ministres, le 11 décembre, à laquelle Rogier et Goethals ne furent pas invités, Vandenpeereboom n'accepta pas une proposition de Frère et de Bara, déjà exprimée en juillet, de retirer son arrêté, étant donné le refus du clergé de prêter son concours. Des efforts ultérieurs n'aboutirent pas davantage. Tesch, Van Praet, Frère lui-même - qu'il n'avait jamais vu « plus doux, plus affectueux » - tentèrent de retenir Vandenpeereboom.

Les événements se précipitèrent dès lors. Rogier fut chargé (page 219) par le Roi de reformer le cabinet avec des hommes modérés et favorables à l'achèvement des fortifications d'Anvers, mais cette offre était seulement de forme. Rogier avoua qu'il ne pourrait se passer de Frère et de Bara. Le 17, le 18 et le 19 toutes les démissions furent remises au Roi. Rogier renonça à ses démarches.

Frère est chargé de former le cabinet. Les révélations de Vandenpeereboom

Le 21 décembre, Frère reçut du Roi mission de former le cabinet.

D'après Vandenpeereboom, Frère avait « cédé au Roi sur la question des fortifications de la rive gauche, en adoptant le principe du programme Dechamps (article 7) » grâce à la combinaison civile. (Note de bas de page : On a vu l'exposé de cette affaire dans le « Mémoire au Roi. » L'opposition de Frère-Orban avait fait écarter cette solution jusqu'en 1869. A cette date, une proposition du « Docteur »Strousberg, de Berlin, entrepreneur de travaux publics, d'acquérir les terrains que devait rendre disponible la démolition de la citadelle du Sud, fut agréée par le gouvernement, qui fut autorisé par les Chambres à consacrer le prix de vente au développement des fortifications d'Anvers. Léopold II marqua sa vive satisfaction du résultat obtenu par une lettre à Frère-Orban du 24 décembre 1869. « Je suis heureux, disait-il, de voir cette affaire importante menée à bonne fin et je tiens à vous adresser sans retard mes plus sincères félicitations. Vous avez rendu à la sécurité du pays un nouveau et bien grand service, tous les cœurs patriotes doivent vous en être profondément reconnaissants. » Fin de la note.)

Léopold Il tenant avant tout à résoudre l'affaire militaire, croyait Frère seul capable d'aboutir. Aussi, disait assez méchamment Vandenpeereboom, le Roi avait-il lâché Rogier ; il n'aimait pas Frère, mais il le craignait ; il le laisserait d'ailleurs tomber avec la même désinvolture, quand il aurait obtenu ce qu'il voulait.

Le sort de Goethals restait en suspens. Frère ne se pressait pas de former son ministère. A la fin de l'année seulement, la combinaison fut mise sur pied. Les démissions de Rogier, Goethals et Vandenpeereboom furent acceptées. Vanderstichelen, (page 220) lui-même remplacé par Jamar aux travaux publics, reçut les affaires étrangères ; le général Renard prit le département de la guerre ; Pirmez devint ministre de l'intérieur. La nuance modérée était plutôt renforcée au sein du cabinet.

Vandenpeereboom fait longuement ressortir les mauvais procédés qu'il attribue à Frère-Orban vis-à-vis de Rogier et de Goethals. Un échange de lettres fort vives faillit amener de désagréables révélations. Vandenpeereboom, à la demande de Van Praet, intervenant au nom du Roi, finit par calmer Goethals et Rogier. Un « autodafé » consuma l'âpre correspondance par laquelle Frère et Rogier avaient exprimé leurs récriminations réciproques.

Une note de Frère-Orban sur les causes de la crise

Frère-Orban, dans une note, dit « avoir conservé le souvenir de ce qui s'était passé. » Elle forme une page importante de l'histoire des coulisses ministérielles. Elle est précédée d'une in- introduction intitulée : Dissolution du ministère de 1857.

Frère rappelle dans cette note, qui résume sa première lettre du 27 novembre, que dès le premier ministère dont il fit partie, il reçut régulièrement, comme Rogier. la correspondance diplomatique.

Il en fut de même de 1857 à 1861.

Ce fut alors que Rogier, « se croyant amoindri » et s'imaginant qu'il y avait ingérence illégitime de la part de Frère, essaya de changer la coutume existante.

Frère, sans vouloir créer un incident, s'efforça de ménager les susceptibilités de son collègue, qui parut admettre ses raisons, mais fit preuve de mauvaise grâce ; retirant les dépêches, tardant à les communiquer, négligeant même de les envoyer.

A l'avènement de Léopold II, qui ne s'entendait pas toujours avec Rogier, Frère fut souvent consulté sur les affaires extérieures, que le Roi désirait lui voir surveiller tout spécialement. Frère ayant dû lui avouer les « enfantillages » de son collègue, (page 221) il fut décidé que Frère recevrait directement les pièces du palais et les ferait parvenir ensuite aux affaires étrangères.

Frère fait ensuite allusion à une scène « incroyable » faite par Rogier à Van Praet, et signale les divergences de vues qui se produisirent entre Rogier et lui, dans l'affaire du barrage de l'Escaut, lors des conflits austro-prussiens et de la question du Luxembourg. A l'époque de ces divers incidents, Rogier entendait agir contrairement à l'opinion de ses collègues.

Frère lui reprochait enfin son attitude au sujet de la Conférence romaine, qui entraîna la démission du ministre des Finances.

Le 6 décembre, répondant à une lettre de Rogier du 3, brûlée dans « l'autodafé », Frère relève les reproches que Rogier lui retourne : « collègue gênant, dominateur, imposant ses volontés à ses collègues », entraînant Rogier une politique contraire à ses antécédents. C'est là, dit-il, « une réminiscence d'un vieux thème de l'opposition. »

Rogier s'est de nouveau laissé prendre aux ruses des adversaires en quête de froissements et de divisions. Il a voulu secouer le prétendu joug de Frère. Ce dernier rappelle qu'ils ont été « souvent divisés, presque toujours divisés... sur la politique intérieure », qu'ils devaient parfois l'être aussi sur la politique extérieure.

Rogier connaissait Frère de longue date. Pourquoi dès lors a-t-il tant insisté pour s'associer de nouveau à lui en 1857, et surtout après sa retraite en 1861 ?

Et cependant, de nouveaux et de récents griefs existaient, puisque Frère avait dû repousser la prétention de Rogier de contresigner le projet de loi abolissant les octrois, mesure financière à laquelle il n'avait pris aucune part.

Lors de la rentrée de Frère en 1861, Rogier déclara accepter les lois sur les bourses et le temporel des cultes, ces « deux gros morceaux parce qu'il tenait à voir Frère reprendre le ministère des finances dans des conditions qui lui donnaient une (page 222) satisfaction spéciale. Rogier a-t-il voulu, en rappelant cette rentrée, montrer que Frère lui manquait de reconnaissance ?

Le ministre des Finances revenait sur l'incident de la communication des dépêches et jugeait avec sévérité les procédés de Rogier. Il relevait également les ripostes du premier ministre relatives au barrage de l'Escaut, à l'affaire Balan, à la question du Luxembourg, à la Conférence romaine.