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Frère-Orban de 1857 à 1896 (tome I : 1857-1878)
GARSOU Jules - 1946

Jules GARSOU, Frère-Orban de 1857 à 1896 (Tome I : 1857-1878)

(Paru à Bruxelles en 1946, aux éditions Vers l'Avenir)

Livre I. Le ministère Rogier (1857 à 1868)

Chapitre VI. Les années critiques (1866-1867). A. 1866

(page 151) Les années 1866 et 1867 furent des plus critiques pour l'indépendance de la Belgique.

Des documents nouveaux, des lettres du Roi notamment, attestent les dangers courus et font honneur à la perspicacité de Léopold Il, qui se heurta, maintes fois, à la timidité de ses ministres et leur préoccupations financières et électorales.

L'antimilitarisme. La proposition Couvreur

La droite était déjà gagnée en partie par l'antimilitarisme, depuis l'agitation anversoise. La gauche comprenait plusieurs adversaires des dépenses militaires, voire des armées permanentes. L'initiative d'un « incorrigible pacifiste », l'économiste Couvreur, devenu depuis 1864 représentant de Bruxelles, qui proposa une enquête sur la situation de l'armée, fut, bien que rejetée, le prélude de longues discussions qui aboutirent à la réorganisation de 1868. Repoussée par le général Chazal, la motion obtint néanmoins 39 voix contre 49. Quatre membres de la droite votèrent avec la majorité de la gauche, de Theux s'abstint. Huit libéraux unirent leurs voix au gros des catholiques. Léopold Il s'était fort intéressé au débat.

Le lendemain. 10 mars. le budget de la guerre fut adopté par 47 voix contre 25 et 12 abstentions. Le Roi s'en réjouit, mais Vandenpeereboom, commentant ce scrutin, y voyait une « victoire à la Pyrrhus » et un avertissement au cabinet d'entrer dans la voie des concessions.

Le Roi insiste pour protéger la rive gauche de l'Escaut

(page 152) Les graves nouvelles parvenues de Berlin par une dépêche de J.-B. Nothomb du 27 mars et annonçant les mesures préliminaires de la mobilisation prussienne, amenèrent le Roi à exposer à Vandenpeereboom, puis à Frère, la veille même du départ de ce dernier pour Paris, la nécessité de fortifier la rive gauche de l'Escaut, tâche indispensable pour rendre la place d'Anvers « sérieuse. »

La mauvaise humeur que venait de témoigner la Chambre n'était pas de nature à bien disposer les deux ministres qui se récrièrent, invoquant les déclarations récentes de Chazal que les travaux de défense étaient complets, que les forts de la rive gauche étaient inutiles, grâce aux inondations, qu'ils nuiraient même à la sécurité de la ville. Léopold Il qui avait, semble-t-il, gagné Rogier et Chazal à ses vues, n'insista pas pour l'instant. mais on pense bien qu'il ne se tint pas pour battu !

L'opposition de Frère-Orban

Dès le lendemain, 1er avril, au Conseil des Ministres, le Roi, sans revenir explicitement sur la question, parla longuement des éventualités de guerre et pria Chazal « de tout préparer sur le papier » et de revenir le voir dans la soirée pour parler des questions militaires. Ce fut l'occasion d'un rapprochement entre Léopold Il et Chazal et, comme résultat immédiat, la nomination par le ministre de la guerre d'une commission « chargée de voir, écrit Vandenpeereboom le 13 avril, quels seraient les ouvrages à construire pour compléter le système des fortifications d'Anvers, dans l'hypothèse où la citadelle du Sud serait démoIie. » Une proposition d'un certain M. Denis Haine d’acheter cette citadelle pour 15 millions fut soumise au Conseil des Ministres le 29 avril. Elle mit en opposition Chazal et Rogier, d'une part, qui voulaient consacrer cette somme, suffisante d'après eux, (page 153) à couvrir les frais de nouvelles fortifications et, d'autre part, Frère, soutenu par Vandenpeereboom et Bara. Le ministre des Finances, très hostile à l'idée d'élever des ouvrages nouveaux, fit remarquer que l'offre ne correspondait pas à la valeur réelle des terrains, estimée d'après lui à 18 millions, que la Chambre n'approuverait pas, qu'on n'avait du reste cessé de dire au parlement « que tout était parfait et complet. »

L'affaire en resta là.

Pendant ce temps, la situation extérieure s'assombrissait de jour en jour. Les dépêches de Nothomb, de Beyens et de Van de Weyer soulignaient la grande envie de Bismarck de déchaîner la lutte.

Le Conseil des Ministres écarte la demande de crédit de Chazal

Le 6 mai, les ministres tinrent conseil. Chazal qui, comme le Roi, voyait clair et sentait l'urgence de grandes décisions, défendit ses projets, montrant les lacunes de la défense nationale et réclamant un crédit de 20 millions.

« Les exigences ne furent pas très goûtées par la majorité des ministres. La crainte de déplaire à l'électeur en engageant de fortes dépenses, les conseils de prudence en vue de ménager les susceptibilités françaises de nos ministres à Londres et à Paris, et avant tout l'obsession de la neutralité et l'espérance qu'elle serait, malgré tout, notre sauvegarde, firent écarter les mesures énergiques réclamées par le ministre de la Guerre. » (Jules GARSOU, Les débuts d'un Grand Règne, t. I, p. 47.)

Les événements se précipitaient. Le discours d'Auxerre fut comme « un... coup de canon qui retentit dans toute l'Europe. »

Coomans, le 8 mai, demanda si le gouvernement envisageait des mesures militaires ; il reconnaissait « la situation troublée » de l'Europe et les répercussions qu'elle pourrait avoir en Belgique, (page 154) mais ce pacifiste buté craignait avant tout « de grandes dépenses non obligatoires (sic). »

Frère. en l'absence de Rogier, se borna à répondre : « ...Si par malheur nous étions obligés de prendre des mesures pour assurer la défense nationale, nous indiquerions alors les moyens auxquels il y aurait lieu de recourir pour y faire face. (Note de bas de page : Le comte de Comminges-Guitaud écrit, le 9 mai, à Drouyn de Lhuys, que Rogier lui a renouvelé la déclaration de Frère, tout en ajoutant : Si nous étions forcé d'armer, ce ne serait qu'à la dernière extrémité et pour faire respecter notre neutralité. C'est une dépense énorme, en pure perte pour nous, qui n'avons pas à prendre part à la lutte. »

« Jusqu'à présent nous n'avons rien à demander... »

Léopold Il s'efforce de rallier Frère-Orban à ses vues

Ce fut à partir de ce moment qu'une correspondance copieuse, pressante, souvent pathétique, s'engagea entre le Roi et Frère-Orban. Léopold Il s'efforça de rallier à ses vues le ministre des Finances, voyant en lui le principal obstacle. Ce redoutable contradicteur gagné, le Roi n'aurait pas de peine, pensait-il, à persuader le cabinet et le parlement.

Le 10 mai 1866, dans sa première lettre, le Roi rappelle à Frère la promesse faite, dans leur « avant-dernier entretien » de s'efforcer d'empêcher, le lendemain, « une nouvelle discussion orageuse. »

Il s'agissait, croyons-nous, des débats auxquels avaient donné lieu une demande d'explications de Funck sur l'exécution de la loi sur les bourses d'études (Jules GARSOU, op. cit., pp. 48-49).

Le 15, apprenant que la discussion allait reprendre l'après-midi, Léopold Il exprime à Frère son désir de faire tout le possible « pour maintenir le calme et finir aujourd'hui. »

Les préoccupations extérieures avaient évidemment amené le Roi à désirer l'apaisement intérieur.

(page 155) Le 27 mai, Chazal fit parvenir au Roi le rapport demandé, « sur les travaux reconnus nécessaires à exécuter à Anvers pour assurer la défense de la rive gauche et du cours du fleuve. »

Se conformer à ces propositions, c'était, concluait Chazal. « le seul moyen de donner à la position d'Anvers une inviolabilité absolue ».

Alors que Beyens, de Paris, relatait le 15 mai une question de Napoléon III : arme-t-on en Belgique. selon la mode générale et sa réponse : nous ne suivons pas la mode de si près - le Roi était peu enclin à partager les avis de ses diplomates et de la plupart de ses ministres. Vandenpeereboom, dînant à la Cour le 9 mai, avait remarqué les préoccupations royales. malgré les efforts du Souverain, en présence d'envoyés du Sultan, pour dissimuler ses soucis. Après le banquet, Frère fut reçu par le Roi. Il était, répète Vandenpeereboom, très hostile aux armements immédiats et Léopold Il, sans doute, s'efforçait de vaincre sa résistance.

Le Conseil des Ministres du 20 juin 1866

Sur ces entrefaites. les événements extérieurs tendaient à s'aggraver de jour en jour. Les derniers espoirs de conjurer la guerre s'évanouissaient. Les rapports de nos diplomates devenaient de plus en plus pessimistes.

Bien informé, le gouvernement ne pouvait se dissimuler la gravité de l'heure. Le conseil des ministres du 20 juin fut saisi par le ministre de la guerre d'une demande immédiate de crédit de 10 millions et fit entrevoir sa démission en cas de refus. Le lendemain, nouvelle réunion présidée par le Roi. Chazal, partiellement appuyé par Léopold Il, revint à la charge et, malgré la résistance de Frère, qui persistait à conseiller la prudence vis-à-vis de l'Empire français. le ministre de la guerre marqua un premier succès.

Il fut chargé de donner un tableau du matériel qu'il avait et de celui qu'il devrait avoir. Frère suggérait d'aller de l'avant s'il (page 156) le fallait, de dépenser sans crédit, sauf à solliciter un bill d'indemnité.

On envisagea aussi le nouveau voyage du Roi à Londres, et l'on décida de passer outre aux craintes de Rogier d'éveiller les susceptibilités françaises. La visite royale répondait à l'invitation de la Reine Victoria mariant l'une de ses filles.

Le Roi, partant pour Londres, écrit à Rogier et à Frère-Orban

A la veille de partir, Léopold Il écrivit à Rogier et à Frère. Il leur exprima sa satisfaction d'avoir appris la poursuite du Grelot et de l'Espiègle, provoquant à l'assassinat de l'Empereur. Dans sa lettre du 27 juin Frère-Orban. il ajoutait : « Notre grande presse devrait comme la presse française stigmatiser les articles que vous venez de déférer la justice. »

Revenant aux préparatifs de défense nationale. il observait : « Votre encaisse actuelle est une encaisse de paix qui ne peut servir qu'à parer aux premiers besoins, ceux que nous voulons cacher et taire. Je dis cela parce que je suis convaincu que si le temps devait nous manquer pour faire une autre provision d'argent en vue d'une invasion. il nous manquerait également pour rappeler nos hommes, acheter des chevaux et compléter notre matériel. Les préparatifs militaires sont trop complexes pour ne pas durer bien plus encore que les préparatifs financiers. »

« Condamner notre argent à l'inactivité dans l'espoir d'en faire un meilleur usage plus tard lorsque nous avons le temps de faire un si bon emploi maintenant, c'est ne pas profiter de la faveur que la fortune nous a accordée en plaçant au milieu des événements qui agitent le monde, la question belge au second plan.

« Dans le moment où la force brutale l'emporte en Europe, il est indispensable de parfaire notre cuirasse.

« Soyez certain, cher Ministre, qu'on nous respectera pour ce que nous vaudrons moralement et matériellement... »

Le conseil des ministres et les nouvelles instances de Léopold II

La guerre austro-prussienne éclata le 19 juin.

Pendant le séjour du Roi à Londres, les ministres se réunissaient tous les jours vers 5 heures chez Rogier, conférant au sujet de la situation extérieure. Ils étaient tenus au courant, par Van de Weyer, des appréhensions britanniques suscitées par les velléités prêtées au gouvernement français.

Chazal continuait à soutenir la nécessité de fortifier le Bas-Escaut. Ses collègues étaient peu disposés à le suivre. Frère, gardien du trésor national, était d'avis de ménager l'encaisse. s'élevant de 24 à 25 millions, car, disait-il, si le pays était occupé, on se procurerait difficilement de l'argent.

Le Conseil du 2 juillet fut particulièrement sérieux. Des graves décisions y furent prises. Chazal évalua à 40 millions la somme des dépenses indiquées au Roi dans les états comparant le matériel possédé et celui qui manquait pour faire face à l'investissement d'Anvers. Frère répéta ses vues sur la nécessité d'une forte encaisse. Il fut finalement résolu de poursuivre sans bruit les armements indispensables. On ne pouvait songer pour le moment convoquer à les Chambres. Les ministres prirent la responsabilité (réflexion de Vandenpeereboom) d'autoriser Chazal à dépenser cinq millions pour parer au plus urgent. Quant aux fortifications d'Anvers, on attendrait, pour se décider, le retour du Roi.

Le lendemain, fut lue au Conseil une lettre de Jules Devaux. Léopold Il, par la plume de son secrétaire, insistait auprès de Rogier « pour que sans retard toutes les mesures soient prises pour compléter la défense de l'Escaut et les approvisionnements de guerre. » Le Souverain espérait que les leçons de la campagne à peine commencée, démontrant la supériorité militaire de la Prusse et l'imprévoyance autrichienne, ne seraient pas perdues pour la Belgique.

(page 158) L'intervention anglaise était peu probable, et pourtant l'on s'attendait à voir la France demander des compensations qui ne pouvaient guère se trouver qu'en Belgique.

Rogier répondit le même jour en faisant connaître la décision prise la veille. Il était surtout préoccupé de savoir ce que ferait l'Angleterre si l'on touchait à la Belgique, et priait le Roi de ne pas quitter la Grande-Bretagne « sans être pleinement édifié sur ce point suprême. »

Et l'on apprit, le lendemain, la victoire de Sadowa. Le succès prussien étonna les neuf dixièmes de l'opinion. La question des compensations, croyait-on partout, allait se poser dans toute son ampleur, et Napoléon III serait l'arbitre redouté. Comme l'écrivait le baron Beyens, la crise à traverser était « un juste sujet d'inquiétude pour les petits Etats » et la Belgique était au premier plan.

C'était à cette date que J.-B. Nothomb répondait finement à Benedetti qui lui demandait non sans aplomb : « Etes-vous bien convaincu maintenant qu'il n'y avait pas de pacte entre l'empereur des Français et le comte de Bismarck », « - Je n'y ai jamais cru, j'ai eu foi dans les assurances que vous m'avez données. »

Pendant ce temps, Léopold Il. d'ailleurs fort bien accueilli à Londres, ne cessait d'écrire à ses ministres d'armer « fort et ferme », de craindre les visées de Bismarck capable de faire cadeau de la Belgique à la France (Jules GARSOU, Les Débuts d’un Grand Règne, t. I, pp. 87-88). Le Roi allait jusqu'à conseiller - assure Vandenpeereboom - de vendre au besoin nos chemins de fer pour réaliser de l'argent.

Le retour du Roi - Dans un Conseil de la Couronne, Frère-Orban oppose les possibilités financières

Le 7 juillet au soir, le Roi et la Reine rentraient à Bruxelles et, dès le lendemain, un Conseil des Ministres se réunissait sous la présidence de Léopold Il.

(page 159) Frère-Orban avait, de son côté, envisagé dans toute sa portée la question financière. Son remarquable rapport prévoyait d’abord l'impossibilité pour l'armée, insuffisamment aguerrie, de jouer d'autre rôle que de tenir Anvers. Vu l'occupation du pays par l'ennemi, le gouvernement « sans pouvoir efficace » n'aurait « aucun moyen de faire rentrer les impôts ni de se procurer des ressources financières. » Impossible de songer et à l'emprunt ordinaire et à l'emprunt forcé. La ressource extrême, le papier monnaie, n'est praticable que si l'on possède le pays.

On ne peut donc « compter, pour défendre le pays, que sur les ressources que l'on aura eu la prudence de préparer dans la prévision de la guerre. »

La constante préoccupation de Frère « bien convaincu de ces vérités », a consisté, depuis le rétablissement de l'Empire en France, à « toujours posséder de fortes encaisses. malgré la perte qui en résulte pour le trésor public. » Le trésor dispose en ce moment de 25 millions. Il peut s'accroître dans les trois mois prochains, mais aussi se réduire. Le commerce international s'est fort ralenti ; les transactions intérieures vont être très affectées ; la perception des impôts sera de plus en plus difficile.

En face de la diminution de recettes, les dépenses ne fléchiront pas. Tout au plus peut-on cesser de « procéder à aucune adjudication nouvelle et... ralentir, autant que possible, les travaux entrepris. »

Au mieux, une trentaine de millions seront disponibles. Ce n'est pas suffisant : « car si l'armée était mise sur le pied de guerre, à cause d'une attaque imminente ou déclarée, elle exigerait seule au moins six millions par mois.

« Telles sont donc les possibilités financières.

« Le ministre de la guerre ne réclame pas moins de 32.345.127,49 francs

« On peut y pourvoir de deux manières :

« l. En convoquant les Chambres pour obtenir des crédits extraordinaires ;

« 2. En vidant le trésor de sa réserve de prévoyance.

(page 160) « Impossible d'user du premier moyen, qui alarmerait le pays et nous aliénerait dangereusement la France.

« Le second moyen aboutirait bientôt à l'épuisement du Trésor. »

Qu'en conclure ?

« L'on ne peut assurer la défense nationale qu'en se pénétrant bien des exigences impérieuses de notre situati0n financière. »

Le ministre de la Guerre doit indiquer « parmi les choses à faire qui lui paraissent utiles, celles qui sont indispensables et possibles. » Il ne faut faire que l'indispensable, en proportion avec les ressources disponibles. Aussi Frère estime-t-il dangereux de prélever d'emblée trois ou quatre millions.

Il examine la demande des travaux projetés pour la défense de l'Escaut qui, à son avis, auraient dû être prévus lors de l'exécution des fortifications d'Anvers. Ils vont nécessiter six mois au moins pour être édifiés, et la réunion des Chambres est obligatoire pour ordonner de les entreprendre. Sans parler d’une exécution tardive, les inconvénients politiques seraient graves.

L'état le plus important qui ait été communiqué se rapporte au matériel d'artillerie. D'après le département de la Guerre, une dépense de 17.500.000 francs serait à envisager pour la seule place d'Anvers. Frère discute les chiffres produits et y voit une contradiction qu'il ne s'explique pas.

La place est-elle suffisamment approvisionnée pour une défense de quatre mois ? Si nous sommes secourus, ce sera avant l'expiration de ce terme ; si nous ne le sommes pas, notre défense ainsi prolongée laissera l'honneur sauf, et, d'ailleurs, à son expiration, les moyens financiers seront probablement épuisés.

On pourrait d'ailleurs diriger sur Anvers les approvisionnements des autres forteresses, Termonde et Liége, par exemple, qui sont très bien pourvues en poudre et en plomb.

Frère étudie ensuite les questions du passage de l'armée au pied de guerre, et de la nourriture des hommes et des chevaux. de l'habillement et de l'entretien des malades dans les hôpitaux.

Le Roi, dit-il, lui avait remis à Laeken, le 26 juin, les documents qui servirent de base son rapport.

Il avait insisté. dès le 27. pour que 5 millions fussent mis à la (page 161) disposition de Chazal, dont 2 millions pour la défense de l'Escaut.

Frère, le 28, négocia avec la Banque Nationale pour une émission de 10 millions de bons du trésor.

Le 2 juillet, au Conseil des Ministres, il donna lecture d'une note, celle que nous venons de résumer.

Il fut décidé de consacrer cinq millions aux mesures indispensables.

Le 3 juillet, le gouverneur de la Banque Nationale. M. de Hansey fit part à Frère de l'impossibilité pour la maison Rothschild, dans les circonstances actuelles, de faire l'opération des 10 millions de bons du trésor, tandis que d'autres banquiers s'y montraient disposés, mais à six mois au lieu d'un an.

Le 3 juillet, Léopold Il fit écrire à Frère par Jules Devaux. Cette lettre, comme une autre adressée à la veille à Rogier, indiquait le vif désir du Roi de s'occuper sans tarder de la défense du Bas-Escaut et de compléter le matériel de guerre. Quant à la dépense, Sa Majesté était « très persuadée que nous trouverons de l'argent » vu les ressources abondantes du pays et la valeur de ses chemins de fer. « Le Roi - continue Devaux - croit qu'il y aurait deux parts à faire de votre encaisse actuelle. L'une pour les préparatifs actuels, l'autre en vue d'une action possible. Sa Majesté croit qu'il est de la plus haute importance de continuer à afficher la plus grande sécurité, tout en poussant avec vigueur et résolution aux préparatifs de défense. Il faut éviter à tout prix ce qui pourrait nous donner l'air d'armer et ne rappeler en ce moment aucune classe de milice. » Devaux terminait sa lettre en signalant combien de vives sympathies le Roi rencontrait en Angleterre.

Un Conseil agité suivi d’une accalmie

Au moment du retour du Roi, la médiation française s'étant produite. Frère était d'avis qu'il fallait modérer les dépenses militaires. Il avait été surpris et mécontent d'apprendre que les cinq millions étaient engagés déjà, et s'en était plaint à Chazal (page 162) qui, faisant part à Rogier de l'opposition de Frère, manifestait son « découragement profond » et son intention de se retirer, si son appel pour renforcer la défense nationale n'était pas entendu.

Vu ces dispositions d'esprit, le Conseil royal du 8 juillet devait être assez agité.

Les deux thèses s'y heurtèrent. Le Roi soutint énergiquement l'avis de Chazal ; Frère, d'autre part, s'y montra fort opposé. On se sépara sans rien décider, au grand mécontentement du Roi (Jules GARSOU, Les Débuts d'un Grand Règne, t. I, p. 89 à 91).

Léopold Il, revenu de Gand, un peu réconforté par l'accueil chaleureux de la population, dont l'enthousiasme eût atteint le paroxysme si elle avait pu savoir la prévoyance et l'énergie patriotique de son Roi, se retrouva, le 11 juillet, en présence de ses ministres. Les trois jours écoulés avaient amené une accalmie. A Chazal, renouvelant ses demandes, Frère répondit avec plus de calme. On s'entendit sur une partie du programme défensif. C'était un succès assez marquant pour le Roi et le ministre de la Guerre.

Le 13 juillet, Léopold Il, écrivant à Frère, recommandait à son attention « une dépêche de La Haye qui prouve que les Hollandais n'ont pas craint de prendre des mesures militaires plus accentuées que nous ne l'avons fait. »

Rappelant que dans leur dernière conversation ils étaient « tombés d'accord que le cas échéant c'est à Anvers que nous devons établir nos forces il croyait « devoir revenir sur la nécessité de rester maîtres des digues de l'Escaut. » « Je voudrais, ajoutait-il, voir ériger dès maintenant deux forts ou grandes batteries en face du fort de Sainte-Marie. Si on ne voulait absolument pas examiner ces terrassements. on devrait au moins acheter les plaques de fer dont nous aurons besoin pour cuirasser les embrasures des défenses existantes comme de celles à ériger du côté de l'Escaut. »

Il terminait en disant que d'après les dernières nouvelles (page 163) Napoléon III ne paraissait pas vouloir se brouiller avec Bismarck. et ce fait méritait « toute notre attention. »

La paix de Prague. signée le 23 août, eut pour suite une accalmie. Aussi, la correspondance s'interrompit à cette date pour reprendre en septembre 1866, en novembre et surtout pendant l'année 1867.

L'incident de la statue équestre de Léopold Ier à Anvers

Un incident beaucoup plus mince amena peu après un léger désaccord entre le Roi et ses ministres. Ce fut à l'occasion d'une statue équestre de Léopold Ier à Anvers. offerte par souscription et qui devait être inaugurée le 18 août. Le conseil communal meetinguiste ne voulait pas consentir à l'érection, même provisoire, sur un emplacement fourni par la ville. Le Roi, nous dit Vandenpeereboom, se croyait obligé d'aller à Anvers au jour fixé à cause du mauvais effet que ferait à l'étranger la constatation d'un grave dissentiment entre le gouvernement et la ville destinée à être le dernier refuge de la dynastie et du drapeau national.

Les ministres étaient fermement opposés à une visite officielle. Frère et Rogier, appelés au Palais, repoussèrent un moyen terme suggéré par le Roi, qui se plaignit de n'être plus libre d'aller où il voulait. On finit par laisser le Souverain libre de faire ce qu'il entendait, mais sans participation ministérielle. Léopold Il, qui aurait voulu faire retomber la responsabilité sur le cabinet, fut pris son piège. Il décida l'ajournement des fêtes, sous prétexte de danger d'épidémie (Le choléra fut assez intense en 1866 dans notre pays, notamment à Bruxelles. Cf. Jules GARSOU, Jules Anspach, pp. 76 à 82.) ; il irait cependant sans cérémonie visiter les travaux anversois. Cette visite officieuse eut lieu le 25 août. Le Roi s'abstint d'aller voir la statue de son père, qui fut seulement inaugurée en 1873, après le renversement de l'édilité meetinguiste.

Les rapports difficiles du Roi et des Ministres. La retraite de Chazal

(page 164) Sur la période pendant laquelle se tramaient dans l’ombre et le secret les plans d'absorption de la Belgique, nous possédons peu d'indications sur l'action propre à Frère-Orban. C’est sur Rogier, Chazal et le Roi que reposent les décisions du moment. On sait que la France demande des compensations ; on se doute que la Prusse cherche à l'aiguiller vers la Belgique ; on redoute les conséquences éventuelles. Rogier s'agite beaucoup, et, assez maladroitement. propose de mettre Bismarck en demeure de s'expliquer à propos d'une insinuation qu'on lui prête relativement à notre pays. Chazal est décidé à la retraite ; Frère et Rogier refusent de le remplacer ad interim. Vandenpeereboom, à son corps défendant. se verra forcé d'accepter provisoirement le portefeuille. L'opposition du Roi à la démarche conseillée par Rogier va accentuer le désaccord entre le Souverain et le premier ministre.

Frère-Orban et la politique extérieure

Parmi les rares lettres de Frère à Trasenster, pendant cette période, celle qui est datée du 13 août est intéressante d'abord par les détails donnés sur la politique extérieure.

Les nouvelles « sont de nouveau inquiétantes », écrit Frère. « Cependant, il n'y a rien de précis à l'heure présente dans les velléités de la France. On peut tout craindre. Chaque journal fait en conséquence son plan et ses commentaires. Dans la réalité, il semble bien qu'il y a des pourparlers sur des compensations éventuelles dans la prévision que les desseins de la Prusse prendraient toute l'extension que l'on suppose. La Prusse n'a pas hésité à déclarer qu'il ne pouvait être question de compensations prises sur le territoire allemand. Où donc alors ? Autant qu'il est possible d'être renseigné sur les projets mystérieux, les choses sont là pour le moment. Les gouvernants français, dans tous les temps, ont toujours jeté des regards de convoitise sur la Belgique. »

Frère a, d'autre part, reçu de Rouher, le « vice-empereur » une lettre de félicitations. « Je vous félicite bien sincèrement, disait l'homme d'Etat français, du succès du parti libéral aux dernières élections. Nous croyons poursuivre ici le triomphe des mêmes idées en poussant au rétablissement de la paix. » Frère se demande : « Faut-il croire, après cela. que l'on ne nourrit aucune mauvaise intention à notre égard ? » et il conclut, avec une sorte de perspicacité curieuse, quand on se rappelle ce qui se machinait juste à ce moment : « Ne soyons pas trop crédules. »

Une seule lettre du Roi à Frère-Orban à la date du 26 septembre 1866 est relative à la situation troublée de l'Europe. Elle montre que Léopold Il tient à se mettre, comme il dit, « complètement d'accord » avec son ministère.

Attirant l'attention de Frère sur les complications internationales, le Roi estime que la solution des questions militaires « sera forcément la grosse question de la session » « - Vous jugerez comme moi qu'il faut que nous nous entendions bientôt à ce sujet... »

Il rappelle « qu'à l'époque de la guerre, Chazal demandait trois mois pour mettre tout notre monde sous les armes et cependant nous pouvions être amenés à agir dans les 48 heures. Notre organisation doit évidemment se prêter à une mise sur pied de guerre fort rapide. »

Le Roi rappelle aussi « que pendant tout cet été le cabinet m'a fait observer que pour compléter notre défense nationale. il fallait attendre que la France nous en donnât l'exemple et que nos Chambres fussent réunies. »

Il signale la circulaire du marquis de La Valette - prévoyant la disparition fatale des petits Etats - qui « autorise et oblige tout le monde à veiller sur son état militaire. »

Aussi le Roi estime-t-il qu’« en présence de la situation si troublée du continent, des doutes et des menaces qui se font jour partout à l'égard du maintien de notre nationalité, il faut que la Belgique accomplisse des actes de virilité » et que le patriotisme des Chambres se montre « à la hauteur des circonstances. »

(page 166) Le rapport de Chazal devait leur être soumis dès leur rentrée.

Le Roi se dit « fort curieux de savoir quelles sont les mesures que l'Empereur des Français va prendre pour le recrutement de son armée. Nous devrons aussi causer de cela... »

La politique intérieure et les élections de juin 1866

La politique intérieure. malgré le renouvellement partiel de la Chambre en juin 1866, ne fut pas fort animée. La correspondance de Frère avec Trasenster fait quelques allusions aux incidents électoraux. Le 6 mai notamment. Frère se préoccupe d'une candidature éventuelle du radical Dewildt à Liége. Il ne peut l'admettre à aucun prix sur la liste de l'Association libérale. « Elle serait représentée, dit-il, comme une concession faite aux avancés, et bientôt l'on répéterait que c'est grâce à un pacte avec eux que nous avons sauvé notre position. » « Rien ne serait plus propre à m'affaiblir - poursuit-il - qu'une telle croyance qui serait propagée par tactique et contre laquelle toutes les protestations seraient sans effet. Elle aurait d'ailleurs une apparence de vérité si l'on considère que Dewildt s'est séparé avec éclat de l'Association; qu'il persiste à ne pas y rentrer et que c'est l'Association qui irait au devant de lui, comme si elle avait à lui demander grâce. Il en serait sans doute autrement si, par un acte public, Dewildt avait, d'une manière quelconque, témoigné de son accord avec nous. Il s'en est bien gardé... » Aussi Frère est-il d'avis que toute hésitation est impossible.

Dans une lettre du 23 mai, Frère insiste sur l'équivoque créée par les cléricaux. Ils représentent les critiques dirigées contre le développement excessif des couvents comme une atteinte au droit d’association.

« On ne critique pas plus le droit d'association, observe Frère, quand on signale la multiplication inquiétante des couvents, qu'on ne condamne le droit de réunion quand on montre les abus des meetings ou les abus qui se commettent dans les meetings. Autre chose est le droit. autre chose est l'usage intelligent et légitime du droit. » A l'objection « l'on ne peut contester (page 167) aux membres de couvents de posséder suivant le droit commun » , il fait remarquer que l'on ne leur conteste pas ce droit, mais bien les efforts incessants, les mille ruses employées « pour se soustraire au droit commun. » Grâce à la présence des libéraux au pouvoir, les manœuvres sont déjouées, d'où la rage de nos adversaires. (Note de bas de page : le 25 mal, il revient sur la question et fait remarquer que les couvents « sont plus nombreux qu'en 1790. »)

Il regrette certains déchirements entre libéraux, à Charleroi, à Mons. où l'on cherche à faire tomber Henri de Brouckère. Les résultats de la lutte à Gand sont fort incertains par suite du grand nombre des pourvois électoraux « soumis à une députation dont la majorité ne recule devant rien ». (Note de bas de page : Les députations permanentes étaient juges des contestations en matière de droits électoraux. Cette juridiction leur fut enlevée en 1879 et conférée aux cours d'appel.)

Le courant de l'opinion est toutefois excellent et l'on doit espérer qu'un succès à Gand assurera 18 ou 20 voix de majorité. « Sans Gand, 6 ou 8 voix qui commencent par Guillery et finissent par Couvreur » rendraient un gouvernement impossible.

Les appréhensions de Frère furent effacées par le scrutin du 11 juin. L'unique représentant catholique de Gand fut éliminé. La majorité, grâce aux sièges nouveaux gagnés à Bruxelles, Charleroi, Liége et Philippeville, s'éleva de 12 à 18 voix. Frère, écrivant le 14 à Trasenster. se réjouissait du terrain reconquis aussi Anvers. (Note de bas de page : En 1863, le Meeting passa à 1.200 voix de majorité. Lors de la dissolution d'août 1864., il obtenait encore 1.000 voix de plus que la liste libérale. En juin 1866, le progrès libéral fut sensible. la majorité meetinguiste fut réduite à 509 voix.) « Si les comités des Associations libérales envoyaient des adresses de félicitations à l'Association libérale d'Anvers pour la lutte qu'elle a entreprise contre une coalition immorale. on montrerait que le pays qui s'est éloigné des Anversois lorsqu'ils ont déserté la cause du libéralisme, revient à eux dès qu'ils montrent un désir sérieux de secouer le joug qu'une alliance clérico-radicale fait peser sur eux. Il ne manquerait pas probablement de spéculateurs qui, convaincus maintenant qu'il (page 168) n'y a rien à attendre des catholiques, se tourneraient vers l'église libérale. Et ainsi l'on hâterait le mouvement qui s'est révélé d'une manière si remarquable dans la dernière élection...

La retraite de Chazal et ses conséquences

Peu soutenu par ses collègues dans ses projets de constituer à la Belgique une puissante armature militaire, Chazal avait depuis longtemps résolu de quitter définitivement le ministère. Il s'y préparait par la demande d'un congé préalable. Le 1er (4 ?) septembre 1866. il priait instamment Frère de se charger de la signature du département de la guerre pendant son éventuelle absence. Il n'osait pas réclamer ce service de Vandenpeereboom, qui, plusieurs fois, s'était prêté à cette complaisance.

« Je ne puis vous dissimuler. mon cher Frère - disait-il - que je tiens essentiellement à ce que les affaires de mon département se trouvent entre vos mains. Votre haute personnalité vous assurera le concours sympathique et dévoué des généraux et votre fermeté me donne la garantie que les questions de discipline et de hiérarchie seront traitées suivant les vrais principes et pour le bien et l'intérêt de l'armée... »

Frère répondit de Rondchêne, le 8, qu'il ne pouvait, à grand regret, l'obliger : il était sur le point de s'absenter pour deux mois ; il allait d'ailleurs être absorbé par les débats des Chambres. Il n'avait jamais été chargé d'interims au département de la guerre, tandis que Rogier et Vandenpeereboom avaient rempli cette mission. Vandenpeereboom était fatigué, mais Rogier, peu occupé par son ministère, et auquel « le temps de paix qui semble se préparer » donnerait moins de travail encore, était mieux qualifié que lui-même. Le ministre de la guerre et les autres ministres ne pouvaient pas, à la veille de la réorganisation de l'armée, s'effacer devant le ministre des finances ; c'était donc à Rogier de prendre l'intérim.

Le premier ministre s'étant récusé, Vandenpeereboom,. tout en maugréant, accepta (Note de bas de page : En note, Frère avait écrit au crayon sur sa lettre : « J'ai déterminé Vandenpeereboom à accepter. »)

(page 169) Le choix du successeur de Chazal ne fut pas aisé.

Nous voyons Frère, par une lettre du 7 octobre, signaler à Vandenpeereboom. qu'on lui vantait les mérites du général Donny, candidat possible. Vandenpeereboom le connaît. Frère demande son sentiment et le prie, si une tentative est possible, de lui envoyer le général sous un prétexte qu'il indique. Il profitera de cette entrevue pour pressentir Donny.

Le 10 octobre, Chazal, d'Uzès, près de Pau, où il passe ses vacances, écrit au Roi que sa conscience lui impose de se retirer. Il s'y résout avec douleur. (Nous avons trouvé cette lettre, et la suivante. dans les papiers de Frère-Orban.)

Répondant le 12, à deux lettres du Souverain, il s'explique longuement sur la situation et l'impérieuse nécessité de sa retraite. Il prie le Roi de le remplacer, de lui accorder, comme général, quelques mois de congé, pour se retremper en vue du danger prochain, qu'il juge inéluctable. Il signale au Roi de nombreux remplaçants, Guillaume, Soudain et Thiebauld en tête, qui seraient bien accueillis de l'armée et se présenteraient devant les Chambres « sans avoir soulevé les inimitiés qu'accumule un ministre qui, pendant de nombreuses années, a fait une résistance obstinée aux fausses idées, aux prétentions déplacées, aux exigences et aux ambitions sans fondement. »

Le 18 octobre, Frère, qui avait pu prendre connaissance des lettres de Chazal au Roi, annonçait à Trasenster « en confidence » la retraite imminente de son collègue. Au lieu de se retirer convenablement, remarquait-il, « il revient sur les conclusions de son rapport projeté et fournit une longue énumération des modifications à introduire dans l'organisation de l'armée dont l’adoption serait naturellement une grosse augmentation des dépenses militaires. Que, vu le temps et les circonstances. on puisse espérer de faire écarter des projets de réduction, c'est admissible. Mais de notables augmentations, cela me semble absurde. Nous voilà donc ramenés aux difficultés que nous avons si souvent rencontrées dans les affaires militaires. Tout ceci, cela va de soi, est tout à fait confidentiel et pour vous seul. »

(page 170) Vandenpeereboom, à la date du 20 octobre. dans ses Notes et Souvenirs, fait allusion aussi à ces lettres et à d'autres adressées par Chazal Rogier, aux officiers de son cabinet, etc. II ne ménage pas les reproches à son collègue et ami : Chazal, dit-il, « voudrait bien qu'un autre tirât les marrons du feu. c'est-à-dire, fît face à l'orage parlementaire que la question militaire va soulever... Il a soutenu que tout - matériel, personnel, fortifications - était parfait... Il inspire peu de confiance à la Chambre et est fort mal vu dans l'armée... Aussi le Roi désire, d'après Vandenpeereboom, le départ de Chazal. Quant à la succession, elle sera malaisée. « On a engagé Frère à se charger du portefeuille de la guerre, mais il refuse net. » Rogier a engagé Vandenpeereboom à prendre le portefeuille : il serait en ce cas remplacé à l'intérieur. Mais Vandenpeereboom se récrie : « un pékin la tête de l'armée ! » Du reste, il est « éreinté et incapable de faire un travail sérieux. »

Un Conseil de ministres se tint le même jour pour examiner la situation créée par le départ de Chazal. On fut d'avis de ne pas s'opposer à sa démission. Une proposition de Vandenpeereboom de nommer une commission avant la réunion des Chambres pour examiner la réorganisation de l'armée, de leur demander, en attendant le rapport, de voter le budget, fut écartée par le Conseil, qui parut favorable à l'opinion de Frère : « gagner du temps, soumettre d'abord le travail de Chazal, arriver à un débat, ne pas trop s'opposer à la nomination d'une commission parlementaire, la laisser patauger, prouver ainsi l'impuissance de l’assemblée et gagner du temps... »

Système dangereux, observe Vandenpeereboom, en cas d'invasion, si rien n'a été fait. Système peu franc aussi. « C'est la procédure. » Et quel ministre endosserait pareille responsabilité ?

Vandenpeereboom nous retrace par le menu toutes les péripéties du remplacement de Chazal. On ne trouva pas tout de suite un candidat et l'on dut demander au ministre de l'intérieur de conserver provisoirement l'intérim de la guerre.

Le 15 novembre, Chazal, dont la démission était acceptée, reçut le titre de ministre d'Etat et fut chargé d'une mission pour étudier l'organisation militaire des pays voisins.

Le discours du Trône du 13 novembre 1866. Léopold Il félicite Frère-Orban

(page 171) Le discours du Trône du 13 novembre 1866, par son ton modéré, son appel instant à l'union, ses promesses d'importantes réformes d'ordre judiciaire (abolition de la contrainte par corps et de l'article 1781 du Code Civil) et de lois sociales, fit si bonne impression que la Chambre vota l'adresse sans débat et à l'unanimité, moins les 5 voix de l'irréconciliable banc d'Anvers.

Aussi le Roi exprima-t-il sa vive satisfaction. Il écrivit à Frère, le 22 novembre : « Je tiens à vous dire sans retard combien j'ai été enchanté en apprenant le vote de l'adresse.

« Recevez-en, cher Ministre. toutes mes félicitations. Je suis très heureux que le discours du 13 ait été de nature à être si bien accueilli.

« Je compte sur vous pour arranger maintenant la question du ministère de la guerre qui devient urgente... »

Vandenpeereboom, soulignant cet événement inattendu, l'attribuait à la grande influence du Roi sur les partis. Il constatait aussi les nombreux entretiens de Léopold Il avec Frère-Orban qui, « magnétisé », était enchanté du Roi.

Frère aurait désiré que le général Eenens acceptât le ministère de la Guerre. Il ne parvint pas à le décider. D'ailleurs, le programme développé par Eenens, qui consistait à compléter les fortifications d'Anvers sur la rive gauche, et sa critique des travaux exécutés, ne plurent pas à Frère, et le général, après un nouvel entretien avec le ministre des Finances, refusa définitivement le portefeuille.

Débat sur la question militaire. Goethals ministre de la Guerre

Un débat sur la question militaire s'engagea le 4 décembre à la Chambre des Représentants. Le Hardy de Beaulieu avait interpellé le Cabinet, demandant quand serait discuté le rapport de Chazal - non encore déposé - sur l'organisation militaire.

(page 172) A. Vandenpeereboom répondit qu'il s'était passé en 1866 des faits de nature à modifier les opinions en matière militaire.

Couvreur ayant invité, par motion d'ordre, le cabinet à déposer sans délai le budget de la guerre, Frère-Orban s'y opposa, demandant que l'on attendît le choix d'un ministre définitif. II se félicita de voir que l'on avait « cessé de tout subordonner à la question d'argent » et que l'on désirait une armée forte. 39 voix toutes de gauche, sauf celle de Thonissen, rejetèrent la proposition appuyée par 9 libéraux et 20 catholiques. Deux membres s'abstinrent.

La difficulté de trouver un ministre de la guerre ne laissait pas d'embarrasser le gouvernement. Les candidats les plus en vue, Eenens et Weiler, réclamaient des forts sur la rive gauche de l'Escaut, que Frère et le cabinet avaient combattus comme inutiles et dangereux. On ne pouvait songer à ces généraux ; d'autres ne convenaient pas. D'autre part, le Roi voulait aussi la défense du bas-Escaut, et, de plus. une armée nombreuse. Les ministres, faisait observer Vandenpeereboom, ne pouvaient adopter ce système. Le conflit était patent. Vandenpeereboom accusait Chazal de les avoir mis dans cette « situation inextricable. » Frère avait exposé les faits à Van Praet et devait en parler au Roi.

L'entretien eut lieu le 11 décembre au soir ; Frère représenta à Léopold Il que si Sa Majesté persistait à envisager la construction de forts nouveaux sur la rive gauche de l'Escaut, la retraite du ministère serait inévitable. Le Roi ne voulait pas de cette éventualité ; il céda.

« ... Il a promis, dit Vandenpeereboom. de ne pas insister près de son nouveau ministre de la guerre pour obtenir les fortifications en ce moment, enfin d'inviter tel général qui conviendrait au cabinet d'accepter le portefeuille... »

Un conseil des ministres, tenu le 12 à midi, arrêta finalement son choix sur le général Goethals, et Frère fut chargé d'en écrire au Roi. Un billet de Sa Majesté. du 12. répondit à la lettre de Frère. « Si vous n'avez rien de mieux à faire, vous (page 173) me ferez plaisir en vous rendant ici ce soir un instant à 8 heures.

Ce fut à la suite de cette visite que la désignation de Goethals fut décidée en Conseil des ministres, dès le lendemain, et le général. aussitôt mandé, accepta.