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Frère-Orban de 1857 à 1896 (tome I : 1857-1878)
GARSOU Jules - 1946

Jules GARSOU, Frère-Orban de 1857 à 1896 (Tome I : 1857-1878)

(Paru à Bruxelles en 1946, aux éditions Vers l'Avenir)

Livre I. Le ministère Rogier (1857 à 1868)

Chapitre V. L'avènement de Léopold II. L'accalmie de 1865-1866

(page 145) . Une accalmie politique marqua naturellement le début du nouveau règne.

Les ministres avaient, selon la règle, remis leurs portefeuilles au Roi. Si réellement les catholiques s'étaient bercés de l'espoir d'un changement de politique, ils furent tout de suite déçus. car Léopold Il pria le cabinet de rester à ses côtés.

Nous n'avons aucune lettre de Frère-Orban sur les premiers temps du règne. Par contre, Vandenpeereboom nous livre avec prolixité ses impressions. Il lui semblait, lors de la réception du conseil des ministres, après la prestation de serment, que Léopold Il avait prié « sans beaucoup de chaleur » les ministres de garder leurs portefeuilles. et Rogier en avait paru peu flatté. Ce ne fut probablement qu'une vue superficielle, car dès la première réunion du Conseil, de l'aveu de Vandenpeereboom, le Roi se montra d'une extrême affabilité à l'égard de tous.

Premiers signes de mésintelligence entre Rogier et Frère-Orban

Bientôt apparurent les premiers signes de mésintelligence entre Frère et Rogier. Le chef du cabinet ayant émis l'opinion. le 18 janvier 1866. au sein du Conseil, qu'il fallait cesser les tracasseries infligées à la ville d'Anvers, et menaçant même de se retirer, Frère se fâcha tout rouge rappelant à Rogier qu'il s'était associé à toutes les mesures prises à l'égard de la cité récalcitrante. Le tapage fut encore renforcé, constate malicieusement Vandenpeereboom, par les « quelques verres de champagne » bus par Rogier à un repas de Tournaisiens venus en députation à Bruxelles.

Ces symptômes, se développant, devaient amener, avant deux années. la dislocation du Cabinet et la victoire de Frère-Orban.

Vandenpeereboom, ministre de la guerre ad interim

(page 146) Chazal ne reprit pas son portefeuille à ce moment et Vandenpeereboom fut prié par ses collègues de continuer l'interim qu'il avait accepté. Il l’assurèrent qu'il ferait passer plus aisément le budget que le général, dont l'influence sur la Chambre avait baissé. Le Roi joignit ses instances à celles des ministres et Vandenpeereboom se résigna.

D'après ce dernier, Léopold Il n'aimait ni Chazal, ni Frère. II n'avait pas oublié les rancunes du Duc de Brabant, reprochant à Chazal d'avoir toujours, auprès du vieux Roi. obtenu gain de cause à son détriment, à Frère de n'avoir jamais voulu seconder ses projets coloniaux.

Par politique cependant, observe Vandenpeereboom. le Roi cajolait Frère. Peut-être, ajouterons-nous, n'éprouvait-il aucune affection réelle pour lui, mais à coup sûr, comme une longue correspondance le prouve, il rendait justice à ses hautes qualités et lui témoignait, dans l'opposition comme au pouvoir, une extrême déférence.

Chazal reprend ses fonctions

Chazal reprit bientôt la signature à la grande satisfaction de Vandenpeereboom. Un rapprochement s'esquissa entre le Roi et le général à l'occasion du projet de réorganisation de l'armée ; assez vite, de nouveaux froissements apparurent, le Roi, au dire de Vandenpeereboom, affectant de consulter le lieutenant-colonel Brialmont « sur le mérite du rapport fait par Chazal ». Le ministre de la guerre, très susceptible, se plaindra de ses collègues Frère et Rogier comme du Roi. et sa retraite s'ensuivra.

Faible activité législative

L'activité législative de l'année 1866 fut très faible. L'attention fut surtout dirigée vers les événements extérieurs.

La question cléricale fut peu discutée. Une seule intervention de Frère-Orban est à signaler : il justifia l'application de la loi (page 147) de 1864 sur les bourses d'études, établissant un très sérieux contrôle sur l'administration des fondations. « Nous avons voulu - dit-il - mettre un terme à des abus qui n'ont été que trop souvent abrités en quelque sorte sous le patronage de l'administration publique. Et c'est pour cela que vous vous récriez, que vous vous irritez, que vous vous indignez ?... »

La proposition Gumery - Elle est ajournée

Un projet de réforme électorale pour la province et la commune avait été déposé par Jules Guillery. C'était une résultante du mouvement démocratique qui s'affirmait dans quelques villes, à Bruxelles surtout.

Cette proposition abaissait le cens à quinze francs pour les deux collèges, et il exigeait des électeurs la connaissance de la lecture et de l'écriture. Ce n'était pas une innovation bien révolutionnaire, mais Frère surtout y vit une étape vers le suffrage universel et il contribua certainement à la faire repousser par le cabinet, qui y substitua un autre système plus compliqué : il abaissait à 21 ans, pour les élections législatives. l'âge requis pour figurer sur les listes ; attribuait au mari, sauf le cas de séparation de corps, les contributions payées par la femme ; abaissait, dans les élections provinciales et communales. le cens à la moitié du taux fixé par les lois précédentes - et cette moitié ne devait pas dépasser quinze francs - pour ceux qui auraient suivi. pendant trois années au moins, un cours d'enseignement moyen ou d'écoles d'adultes dans un établissement public ou privé. Guillery développa sa proposition le 7 décembre 1865 ; elle fut examinée en sections en mars 1866, mais ajournée en 1867.

(page 148) Diverses lettres à Trasenster nous montrent Frère bien décidé à ne faire aucune concession importante à l'opposition radicale, que le projet gouvernemental rend « furieux. » C'est bon signe, dit-il, nous nous sommes mis, en réalité, aux antipodes du suffrage universel (Frère à Trasenster, 25 février 1866).

« Les partisans de la proposition Guillery deviennent de plus en plus rares à gauche, » écrit-il le 2 mars. Le Hardy de Beaulieu lui-même, que l'on avait pris pour un avancé, déclarait qu'il ne la soutiendrait pas.

Frère, d'après Vandenpeereboom, était d'avis de « discuter la question de la réforme avant les élections, afin de faire voir aux électeurs bourgeois que les jeunes et les catholiques ont pour but de renverser l'influence de la bourgeoisie, en introduisant dans le corps électoral un élément ouvrier qui, par le nombre, ne tarderait pas à obtenir la prépondérance ».

Il croyait que cette discussion pourrait donner le mot de ralliement lors des prochaines élections de juin et amener de nombreux électeurs bourgeois à repousser les candidatures radicales et cléricales.

Répondant, le 16 mai, à divers membres de l'opposition qui reprochaient au gouvernement d'avoir suscité le débat sur l'application de la loi des bourses pour échapper la discussion de la réforme électorale. Frère confirma l'assertion précitée de Vandenpeereboom. Ses amis et lui-même eussent vivement désiré que la question se posât. Le pays aurait pu voir les conséquences auxquelles tendaient les partisans du suffrage universel.

Ce fut à ce propos qu'il prononça la phrase assez malheureuse que l'on ne manqua pas d'exploiter contre lui par la suite.

En poursuivant la discussion, « nous aurions examiné. dit-il, s'il était dans les vœux du pays que les valets de ferme, les manouvriers devinssent les arbitres des administrations communales, et fussent chargés de régir les intérêts locaux. Nous aurions examiné s'il était de l'intérêt du pays que les classes les plus nombreuses et les moins éclairées eussent une prépondérance absolue dans tous les collèges électoraux de la Belgique. »

Dans une lettre non datée, il expliquait Trasenster l'« idée fondamentale » qui avait présidé à l'élaboration du projet ; il importait « de ne pas s'écarter de la base du cens et de garder ainsi l'harmonie de nos lois ». Il fallait « laisser quelque chose à l'avenir. »

Si la proposition Guillery fut renvoyée aux calendes, la loi Orts augmentant le nombre des parlementaires. et dont le dépôt avait amené la dissolution de 1864. fut représentée et votée. Frère prit part au court débat qu'elle provoqua

Une mission de Frère-Orban à Paris en avril 1866. Le bienveillant accueil de Napoléon Ill

Une mission de Frère à Paris en avril 1866 ne nous est guère connue que par les Notes et Souvenirs de Vandenpeereboom, par quelques lettres du ministre de France à Bruxelles et les divagations de certains journaux.

Elle montre à quel point le Roi, comme le gouvernement, craignait d'éveiller la susceptibilité de Napoléon Ill. C'était à propos d'un événement qui réclamait la présence en Angleterre de Léopold II. Sa grand-mère, la reine Marie-Amélie. était morte le 24 mars. Le Roi tint à réunir le conseil des ministres pour savoir s'il devait assister aux funérailles. Tous les ministres furent d'avis, quelles que fussent les considérations politiques, que le petit-fils « pouvait et devait rendre un pieux et dernier devoir à sa grand-mère. » Rogier seul présenta quelques objections : Napoléon III pourrait se formaliser. le Roi devant rencontrer à Claremont les représentants les plus ardents du parti orléaniste. C'était l'époque où l'Etoile Belge, sous l'inspiration des fils de Louis-Philippe, menait campagne contre l'Empire. Rogier d'ailleurs n'insista guère.

Le Roi partit donc. Avant de s'en aller, il avait prié Frère d'aller expliquer à Napoléon les raisons du voyage à Londres, de « lui dire qu'en cas de guerre la Belgique défendra son (page 150) indépendance envers et contre tous, qu'elle n'aime pas les Prussiens et qu'elle désire rester en bons termes avec la France. »

Cette mission, ajoutait Vandenpeereboom, Frère avait hésité à l'accepter, parce que Glais-Bizoin, député de l'opposition au corps législatif, avait déclaré que l'Empereur, en fait de libre échange, devrait demander à la Belgique son ministre des Finances. Frère craignait les plaisanteries des petits journaux.

Vandenpeereboom, confident de ce scrupule, le combattit. Allez à Paris, dit-il à son collègue ; vous serez le bienvenu chez l'Empereur qui vous admire, et vous rendrez service au pays.

Frère se rendit donc à Paris. Napoléon le reçut à merveille. « Je suis charmé de vous voir. dit-il ; j'ai lu vos discours. vos beaux discours. » Il lui parla de l'Allemagne et après avoir déclaré la situation de ce pays très grave, changea brusquement de conversation pour s'enquérir de l'état de la Belgique. Frère le représenta comme très satisfaisant, expliqua la raison du voyage de Léopold II en Angleterre, exprima le désir du Roi de rencontrer en août l'Empereur. Napoléon répondit : « Je n'ai pas encore réglé l'emploi de mon été, mais je tâcherai de rencontrer votre Roi... »

Il fut ensuite question de la presse belge. Frère-Orban parvint à persuader l'Empereur du peu d'influence que les journaux extrémistes possédaient en Belgique.

Dès son retour, le ministre des Finances mit ses collègues au courant de sa mission. Il avait aussi vu Thiers qui, très hostile à l'Empire, avait affirmé qu'il y avait une entente entre Bismarck et Napoléon III et que la guerre avec l'Autriche s'ensuivrait avec toutes ses conséquences.