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Frère-Orban de 1857 à 1896 (tome I : 1857-1878)
GARSOU Jules - 1946

Jules GARSOU, Frère-Orban de 1857 à 1896 (Tome I : 1857-1878)

(Paru à Bruxelles en 1946, aux éditions Vers l'Avenir)

Livre I. Le ministère Rogier (1857 à 1868)

Chapitre IV. La fin du règne de Léopold Ier (1864-1865)

La résistance du Roi aux lois sur les bourses et le temporel des cultes

(page 116) La victoire du cabinet ne le préserva pas longtemps de nouvelles difficultés. Il se trouva tout de suite en conflit avec le Roi qui avait pourtant reconnu, comme Van Praet l'écrivait le 17 mai à Rogier et le confirmait le 19, la nécessité pour le gouvernement de maintenir le programme annoncé comprenant le dépôt du projet de loi sur le temporel des cultes dès la session de 1864 à 1865.

Les « Notes et Souvenirs » d'Alphonse Vandenpeereboom, ainsi que deux lettres de Frère Trasenster complètent le récit que Discailles a donné d’après les papiers de Rogier. Grâce surtout aux « indiscrétions » du ministre de l'Intérieur, nous assistons aux péripéties de la lutte, parfois très vive, entre le Souverain et ses conseillers. [Note du webmaster : Jules Garsou a édité un commentaire de ces notes et souvenirs en 1934. Ces commentaires sont disponibles sur notre site : cliquer ici]

Les premières escarmouches s'engagent le 17 octobre. Léopold Ier a quitté Belgique pour un voyage assez long. dont les étapes principales seront Paris, Bade, Marseille et Nice. (Note de bas de page : C’est de Bade que, le 18 octobre, Léopold écrivant à Chazal, se plaignait, non sans amertume, de son cabinet libéral et particulièrement de Frère-Orban. Ses ministres avaient., disait-il, « toujours cherché à me forcer la main dans toutes les affaires que je leur ai indiquées comme clairement nuisibles, même à leur position... »)

Le programme annoncé par le discours du Trône de novembre 1861 n'est pas épuisé, tant s'en faut. La loi sur les bourses d'études n'a pas encore été soumise au Sénat ; les projets sur le temporel des cultes et sur la répression des fraudes électorales doivent être présentées à la Chambre des Représentants, et ils ne sont pas revêtus de la signature royale.

(page 117) Le Conseil des ministres se décide à transmettre au Roi les deux grands projets susdits et une demande de crédits d'un million pour construction d’écoles ; il y joint diverses nominations politiques, auxquelles le ministre de l'Intérieur tient particulièrement.

Il nous faut tout, déclare le cabinet à Van Praet, sinon c'est la démission.

Les pérégrinations de Rogier

Comme premier acte, mission est donnée à Rogier par ses collègues de rejoindre le Roi et de lui exposer la situation « très nettement » : signature ou démission, tel est le dilemme. (Note de bas de page : Discailles ne mentionne pas ce voyage.)

Le premier ministre se met en route le 21 octobre et rejoint le Roi à Genève. Frère transmet le 24 à Vandenpeereboom une lettre de Rogier à Van Praet, y joignant un billet de sa main : « ... d’accord avec Van Praet. je télégraphie à Rogier de se tenir à portée comme il en exprime l’idée dans sa lettre... »

Dans cette lettre, Rogier avoue qu'il n'a pu convaincre le Roi. qu'il ne croit pas que le Souverain, prêt à partir pour Valence et Marseille. lui proposera de l'accompagner. « Je ferai en sorte, dit-il, de me trouver dans ses environs, si je croyais que ma présence peut lui être, dans ces circonstances, de quelque agrément, mais je suis porté à en douter. »

Les projets de loi qui, par suite de la dissolution, avaient disparu de l'ordre du jour, furent enfin approuvés par le Roi et représentés aux Chambres ainsi que le projet de loi remanié sur les fraudes électorales. Malgré cette légère détente, le Roi et les ministres restaient sur leurs positions.

Léopold Ier avait quitté Genève pour Valence et Marseille, sans accéder à la demande de Rogier de continuer la conversation.

Sur les conseils de Frère-Orban, de se tenir à la portée du Roi, Rogier avait discrètement suivi le souverain et l'on put voir ce spectacle légèrement comique : le premier ministre simulant un voyage d'agrément.

(page 118) Léopold Ier, dans une lettre à Van Praet communiquée à Vandenpeereboom, se disait dégagé vis-à-vis du ministère de 1864 des engagements pris en 1857 et en 1861, et se plaignait de la pression exercée sur lui.

A la suite de cette communication, Vandenpeereboom et Tesch furent d'avis que la démission s'imposait. Van Praet prêchait la patience. Frère réunit ses collègues (Chazal était près de Pau). Tout en blâmant le Roi, il estimait que l'intérêt du pays commandait de rester, d'attendre le retour du Souverain. qui finirait par céder.

Tesch et Vandenpeereboom, qui en avaient assez d'être ministres, voulaient démissionner sur-le-champ. On se sépara sans se mettre d’accord.

Frère essaya vainement d'abord de rallier Vandenpeereboom à son opinion. Quant à Tesch, il remit sa démission le 30 octobre, alléguant l'exemple donné par Frère en 1852 et en 1861. (Note de bas de page : Le 29 octobre, Tesch avisa Frère de l’envoi de sa démission et de sa résolution irrévocable de la maintenir. « J'aime peu le pouvoir, disait-il, je n'y suis entré et je n'y suis resté Jusqu'à présent que par dévouement au pays et à nos opinions. » Frère, lui répondant le 1er novembre, lui rappela les engagements pris en commun par les ministres, les concessions faites par le Roi depuis le retour de Rogier. Il ne dissimule pas à son collègue que sa résolution lui paraissait « absolument injustifiable », qu'il serait impossible, vu la signature probable des derniers actes par le Roi « d’expliquer la retraite du ministre de la Justice à l'heure même où ses propositions sont adoptées et où il devrait se présenter devant le Sénat pour y discuter le projet de loi sur les bourses... » Fin de la note.) Vandenpeereboom consentit ne point partir avant le 7 novembre, veille de la session législative.

On reçut des nouvelles du Roi, qui avait fait quelques concessions encore, jugées d'ailleurs insuffisantes.

Puis ce fut le retour de Rogier, qui n'apporta rien de nouveau en somme, et l'on arriva finalement au 7 novembre sans éclaircie dans le ciel gouvernemental.

Les démissions furent signées mais il fut convenu de ne les rendre publiques que le 11 au plus tard. (Note de bas de page : La lettre de Frère, datée du 8 novembre, était ainsi conçue : « Sire, Le Ministère se trouvant dans l'impossibilité de réaliser le programme qui est exposé dans les derniers discours de la Couronne et de remplir ainsi des engagements contractés depuis longtemps, je viens prier Votre Majesté d'accepter ma démission. Je ne me suis décidé à cet acte qu'après mûre réflexion. Une crise ministérielle dans les circonstances actuelles, après une dissolution des Chambres et une lutte électorale qui a donne la majorité à l'opinion libérale, peut avoir de graves conséquences. Mais je suis convaincu, Sire, que si nous ne pouvons tenir les promesses que nous avons faites au Pays, il nous serait impossible d'assurer la marche des Affaires publiques… »)

(page 119) La Chambre, après avoir tenu le 8 une brève et calme séance, décida d'attendre la rédaction des rapports des sections centrales. Le Sénat devait se réunir le 14.

Du 28 octobre au 11 novembre, la solution de la crise n'avait pas fait un pas.

On prévoyait pour le 14 ou le 15 le retour du Roi. Son secrétaire, Jules Devaux, resté à Paris, avait été chargé de tenter un dernier effort, mais il avait télégraphié à Van Praet « Echoué complètement. Je rentre ce soir. »

Le Sénat étant appelé à discuter une importante mesure politique, la loi sur les bourses d'études, le cabinet, démissionnaire de fait, pouvait-il se présentez devant l'assemblée ?

Telle était la grave question que se posèrent les ministres réunis en conseil le 11 novembre à onze heures du soir. Ce moment tardif avait été choisi pour attendre le retour de Jules Devaux. que Van Praet devait accompagner.

Devaux déclara qu'à son avis le Roi signerait finalement, malgré le refus qu'il avait opposé avec irritation.

Aucune décision ne fut prise dans cette réunion où furent échangées des vues très sérieuses sur la situation politique tant extérieure qu'intérieure.

Ce même jour, Frère avait écrit à Trasenster. Il se plaignait vivement des entraves que Léopold Ier mettait au ministère libéral et lui disait de ne pas s'étonner de voir au Moniteur la démission du cabinet.

Il s'exprimait sans ménagements, dans cette lettre intime, sur le compte du Roi qui avait, depuis 1857 « suscité des obstacles (page 120) de tous genres pour les nominations, pour les projets de loi et à qui il a fallu forcer la main par l'offre de démissions dans un grand nombre de circonstances, même pour la loi abolissant les octrois (cf. page 13), et qui se refusait « à signer la nomination d'un commissaire d'arrondissement à Dinant, la mise la retraite d'un vieillard de 78 ans. commissaire d'arrondissement à Malines, et enfin la loi sur le temporel des cultes... annoncée par le Roi même dans le discours du trône de 1861. »

Cette résistance, observait Frère. « est plus inexplicable et plus injustifiable que jamais. Constatée officiellement et publiquement, elle place le Roi en hostilité flagrante avec la majorité des deux Chambres et le sentiment non équivoque du pays. Une révélation de ce genre menace de compromettre une popularité qui n'est revenue au Roi que depuis 1847 et qui a été surtout conservée par le silence que nous avons gardé sur les luttes incessantes que nous avons dû soutenir. »

Diverses démarches auprès du Roi ayant échoué, les ministres ont démissionné. Ils attendent le retour de Léopold Ier de Paris pour rendre leur résolution publique, s’il ne cède pas.

« La situation dont nous sommes menacés, conclut Frère-Orban, ne sera bonne ni pour le Roi ni pour le ministère et la majorité, ni pour le pays. Elle fera triompher l'opposition aux dépens du Roi. Le Roi des évêques (note de bas de page : II est curieux de constater d'après les mémoires de Vandenpeereboom, qu'à la séance suivante du 12 novembre, Rogier s'exprima dans des termes analogues) n'aura pas une grande popularité chez nous. Je suis donc d'avis de ne faire naître la crise qu'à la dernière extrémité et de garder jusque-là un silence absolu... »

Diverses réunions ministérielles, tenues le 12 et le 13, n'éclaircirent pas la situation. Tesch déclara nettement qu'il ne se présenterait pas devant le Sénat sans avoir la signature royale. Cette assemblée se réunit le 14, et l'on craignait des questions fort embarrassantes. Heureusement, tout se passa bien ce jour-là, mais le lendemain devait commencer la discussion de la (page 121) loi sur les bourses d'études et Tesch ne serait pas présent ! Rogier, fort gêné, balbutiant même, se dévoua pour obtenir le renvoi, que le Sénat lui accorda de mauvaise grâce.

Les ministres, de nouveau réunis, virent arriver Van Praet. Il avait le sourire. Le Roi consentait à tout signer. Dès la veille, Frère avait avisé Trasenster de la capitulation pour le projet du temporel des cultes, mais il prévoyait que pour les arrêtés « le forceps » devrait « être employé dans la quinzaine. » Ce ne fut pas sans peine que Vandenpeereboom, dont les arrêtés restaient en suspens, consentit à rester jusqu'après le vote ou le rejet de la loi des bourses d'études par le Sénat.

Van Praet s'était trop vite réjoui. Le Roi, malgré la parole donnée à son confident. refusa encore le 16 au soir et le 17 au matin, alors que la discussion avait commencé au Sénat. Van Praet menaça le Roi de se retirer. Léopold Ier se résigna finalement à signer la loi du temporel. Il était, nous dit Vandenpeereboom, de très mauvaise humeur et ne recevait personne.

Ces faits graves avaient fini par transpirer dans le public. La presse libérale se montrait en général sobre de détails et circonspecte. Les journaux catholiques, quoiqu'imparfaitement renseignés, connaissaient une partie de la réalité. Ils savaient que le Roi avait résisté, puis cédé devant la menace de la retraite. Certains lui reprochaient de n'avoir pas tenu ferme.

Quoi qu'il en fût, si Léopold ler avait signé la présentation de la loi sur le temporel des cultes, il allait tergiverser longtemps encore devant la sanction de la loi sur les bourses d'études, dont le sort, d'ailleurs, dépendait du Sénat, très mal disposé. L'existence du cabinet fut encore remise en question.

La droite sénatoriale, informée des répugnances royales,. sachant aussi que deux anversois, Joossens et Michiels-Loos, et un libéral de Charleroi, Harou, n'acceptaient pas la rétroactivité qu'impliquait, prétendait-on, l'article 49, combattit avec acharnement le projet. Le 24 novembre. cet article fut rejeté par 28 voix contre 28 et une abstention libérale (de Lab- beville, le même qui, en 1879, s’abstint de voter la loi scolaire).

(page 122) De grands efforts furent tentés pour amener un revirement au vote. Grâce l'intervention de l’ancien bourgmestre d'Anvers,. beau-frère de Michiels, les deux sénateurs anversois transformèrent, après de longues hésitations, leur vote hostile en abstention, et la loi passa.

Néanmoins. la position du cabinet restait précaire. Comme le note Vandenpeereboom, « le vote... a été mauvais pour les sénateurs anversois, pour le Sénat, pour le cabinet et pour la loi elle-même qui perd son prestige... »

Il fallut encore péniblement arracher au Roi sa signature. Elle ne fut donnée que le 19 décembre. La crise était virtuellement terminée, bien que les arrêtés de Vandenpeereboom fussent restés dans le tiroir royal. Le ministre de l'intérieur parlait toujours de se retirer, mais à la suite d'un entretien pendant lequel le Roi se montra particulièrement aimable, il se résigna, comme Tesch d’ailleurs, à garder son portefeuille.

Caisse d’Epargne

La recrudescence des luttes politiques n'avait pas empêché Frère-Orban de poursuivre l'élaboration de ses grandes réformes économiques et sociales. Il avait institué, en 1850, la Caisse de Retraite, destinée à permettre aux ouvriers et aux petits bourgeois vivant du produit de leur travail, de placer leur vieillesse à l'abri du besoin. Les débuts de l'institution furent plutôt décevants, car, dix ans plus tard. elle avait moins de dix mille affiliés. Comme le dit Paul Hymans (Frère-Orban, I, 352), la grande masse laborieuse restait éloignée de assurance.

Frère-Orban, qui avait dès le début, la ferme intention de (page 123) compléter l'œuvre par la création de la Caisse d’Epargne, en fut détourné par les circonstances. (Note de bas de page. Il avait prévu cette création lorsqu'il fonda la Banque Nationale. Le 5 juin 1862, il rappelait à la Chambre des Représentants le passage de l’exposé des motifs où il disait : « J'ai quitté le ministère peu de temps après, mais en rentrant au pouvoir j’ai pensé que j’étais tenu, en vertu de cette sorte d'engagement devant la Chambre et le pays, de soumettre à la législature ce que je considère comme la meilleure solution de cette difficile question. » De 1852 à 1857, les cabinets de Brouckère et De Decker avaient laissé le projet sans solution. Fin de la note.)

Revenu au pouvoir en 1857, il reprit l'idée, tout en décidant de rattacher l’une à l'autre les deux institutions, sous le nom de Caisse Générale d’Epargne et de Retraite. Comme il l'avait déclaré en 1849, la pension de retraite était le premier facteur de l'organisation sociale ; le second, la mutualité, fut réalisé par la loi du 3 avril 1851 ; l’épargne devait être la troisième étape.

On n'improvisait pas alors comme de nos jours. On étudiait avec minutie. On se souciait de ne pas obérer les finances publiques. La constitution de la Caisse d’Epargne sous la garantie de l’Etat fut inspirée par ces sages préoccupations. Au point de vue social, moins tapageuse que d'autres réformes « démocratiques », elle rendit à la classe ouvrière et à la petite bourgeoisie d'éminents services, en maintenant et en développant cet esprit d'économie qui caractérisa longtemps nos populations.

Lorsque les études préparatoires furent terminées, Frère-Orban les condensa dans un copieux exposé des motifs qu'il déposa le 23 mai 1859 sur le bureau de la Chambre, en même temps que les 67 articles du projet de loi. Dans ce document remarquable, rédigé avec la précision et la clarté qui caractérisaient son remarquable talent, Frère-Orban mettait dans un lumineux relief les vertus et les bienfaits de l'épargne « l’élément le plus puissant des progrès matériels de la société. »

Sans l'épargne, sans les économies des générations précédente, les progrès de la civilisation seraient impossibles. C'est par elle aussi que, servant les aspirations les plus nobles de l’humanité, nous assurons aux générations futures le développement du bien-être social.

La nécessité de légiférer en ce domaine n'est évidemment contestée par personne. La mise en application des principes devant servir de base à l'organisation des caisses d'épargne fait apparaître les divergences. Il s'agira donc de découvrir le système le mieux approprié.

Après avoir souligné l'impérieux devoir de protéger les travailleurs contre leur imprévoyance, car beaucoup d'entre eux n'ont pas l'habitude d'économiser, Frère-Orban fait ressortir le (page 124) puissant intérêt que trouve la société en recueillant dans les caisses d'épargne un capital considérable formé par l'accumulation des sommes minimes qui, en dehors d'elles, n'auraient pas d'emploi.

Depuis quelque temps déjà, les apôtres de l'épargne se sont efforcés de découvrir les meilleurs moyens de l'organiser et de la développer. L'initiative est partie de la Suisse et des villes libres de l'Allemagne, mais c'est l'Angleterre qui fut la première à légiférer. D'autres pays suivirent. La Belgique demeure fort en arrière, en dépit de l'appel adressé, par l'article 22 de la loi communale de 1836, aux édiles des villes manufacturières. En dehors de quelques-unes de ces localités, de la société Générale, de la Banque de Bruxelles et de la Banque Liégeoise, l'indifférence prévalut et la classe ouvrière demeura pour ainsi dire exclue du mouvement.

Le gouvernement, convaincu que, sans son intervention, pareille situation n'offrait aucune perspective de redressement, s'attacha à résoudre le problème en conciliant deux exigences qui semblaient s'exclure : la disponibilité constante des capitaux, leur fructification incessante, en les préservant des chances de perte.

Pour avoir tous ses apaisements. il a fait une étude comparative de l'organisation des caisses d'épargne dans les pays d’Europe et les Etats-Unis d'Amérique. L'exposé des motifs mentionne ensuite ce qui a été fait dans le royaume des Pays-Bas et en Belgique indépendante.

Frère-Orban aborde enfin le système auquel il a donné son adhésion : l'intervention du gouvernement.

Il formule comme suit le principe qu'il admet : créer « une institution spéciale, chargée, avec le concours de la Banque Nationale et celui de la Caisse des dépôts et consignations, de recueillir et de faire fructifier les économies que les particuliers lui confieront, et de les rembourser à leur première demande. »

Nous ne le suivrons pas dans l'énumération et la justification des moyens préconisés pour l'organisation de la Caisse d'Epargne. Qu'il nous suffise de rappeler que toutes les questions furent (page 125) exposées avec précision et netteté, sans dissimuler les objections, presque toujours victorieusement réfutées.

Frère-Orban, pour terminer, annonçait le rattachement à la Caisse d'Epargne de la Caisse de retraite.

Justement fier de son œuvre, il pouvait écrire en conclusion : « Appelé de nouveau à la direction des affaires publiques, nous reprenons l'œuvre projetée depuis longtemps. Nous n'avons pas la prétention d'être arrivé à une combinaison qui ne comporte aucune objection et soit une solution irréprochable du problème à résoudre. Mais nous espérons que le système auquel nous avons donné la préférence produira, si les Chambres s'y rallient, à des résultats pratiques propres à satisfaire à ce grand intérêt social dont se préoccupent tous les hommes éclairés : l’amélioration progressive du sort moral et matériel des classes laborieuses de la société. »

On retrouve, dans ces paroles, la noble inspiration qui lui avait fait déclarer à la Chambre, le 19 mars 1849, lors du débat sur le droit de succession : « ... Il faut s'occuper avec cœur et âme des classes laborieuses de la société. »

Par suite notamment de la démission de Frère-Orban en 1861 et de son éloignement pendant quelques mois du pouvoir, la loi ne fut discutée à la Chambre qu'à partir du 3 juin 1862. Le débat se prolongea jusqu'au 25 et fut assez vif. Un seul libéral, de Renesse, critiqua le projet, ne voulant pas de l'intervention de l'Etat, dangereuse à ses yeux. A droite. Tack, Julliot, De Naeyer, de Theux et Barthélemy Dumortier se prononcèrent aussi contre le rôle exagéré de l'Etat. Intervenant à trois reprises dans la discussion générale, Frère-Orban, soutenu par le rapporteur et par Auguste Orts, réfuta les objections, emportant le vote par 61 voix (dont 6 de droite) contre 18 (dont une de gauche) et 2 abstentions catholiques.

Le Sénat se montra d'abord assez mal disposé. La commission des Finances de cette assemblée, après avoir, le 2 août 1862, désigné comme rapporteur le libéral Fortamps, ajourna l'examen du projet de loi, dont l'étude fut reprise par elle en décembre seulement. L'absence d'un maximum pour les dépôts fut surtout (page 126) critiquée et la commission en décida l'établissement, tout en proposant d'assez nombreuses modifications d'articles.

Les circonstances, les élections de juin 1863, retardèrent jusqu'à la fin de décembre l'ouverture du débat qui porta principalement sur la question du maximum. Le ralliement de la gauche au projet gouvernemental la fit écarter. Le 25 janvier 1864, la crise ministérielle s'affirmant, Frère demanda l'ajournement de la discussion. Les 20 et 21 décembre 1864, le Sénat reprit l'examen des articles et, finalement, l'ensemble du projet de loi fut adopté, gauche contre droite, par 26 voix contre 14 et une abstention catholique.

Des observations assez vives avaient été échangées au sujet de l'opposition systématique de la droite qui reprocha par contre à des membres de la gauche d'avoir changé d'avis. Frère-Orban, appuyé par Bischoffsheim et Fortamps, tint tête aux nombreux opposants de droite, et notamment au baron Osy, à Jules Malou et au baron d'Anethan. Il avait fait rejeter tous les amendements de la commission des Finances.

La loi fut promulguée le 16 mars 1865. La Caisse générale d'épargne et de retraite commença ses opérations le 15 septembre de la même année. Elle surmonta heureusement les crises de 1866 et de 1870, comme plus tard. les longues occupations de 1914-1918 et de 1940-1944. Elle s'était rapidement développée, grâce entre autres à la propagande scolaire, et justifia les prévisions de son éminent créateur.

Rien ne pourra mieux en témoigner que l'éloquence des chiffres :

En 1865 : 800 livrets, 500.000 francs.

En 1870 : 52.000 livrets, 19.600.000 francs.

En 1878 : 169.000 livets, 92.400.000 francs.

En 1884 : 407.000 livrets, 138.000.000 francs.

En 1895 : 1.145.000 livrets, 453.400.000 francs.

En 1914 : 3.121.000 livrets, 1.068.000.000 francs.

En 1918 : 3.158.000 livrets, 1.214.300.000 francs.

En 1939 : 6.009.000 livrets, 12.403.800.000 francs.

En 1943 : 6.340.000 livrets, 17.247.700.000 francs.

(page 127) Le développement de la Caisse de Retraite fut très lent jusqu'en 1889 ; l'intervention des sociétés de secours mutuels, sollicitée et encouragée à partir de cette date par les pouvoirs publics, fit monter, de 1888 à 1899. le nombre des livrets de 7.800 à 168.800.

L'appréciation du système de l'assurance obligatoire permit à la Caisse de retraite de porter le nombre des livrets de à 4.355.000 en 1933 et à 4.983.000 en 1943, représentant 3.228.900.000 francs et 7.964.500.000 francs.

La Caisse Générale d'Epargne et de Retraite a traversé victorieusement les diverses crises économiques, politiques et internationales que la Belgique a connues depuis 1865. Par son développement extraordinaire, elle a mis en vive lumière l'esprit de prévoyance et la grandeur des vues de Frère-Orban.

La question monétaire

La conséquence de l'adoption de la loi du 20 juin 1861 donnant cours légal à l'or français fut donc le rétablissement du double étalon, supprimé par la loi du 28 décembre 1850. Il en résulta, comme Frère-Orban l'avait prévu, la disparition immédiate de la monnaie d'argent. Elle ne fut cependant que momentanée et la fabrication en redevint possible à la fin de 1865.

Le 23 décembre de cette année fut conclue, sur l'initiative de Frère-Orban, sous le nom d' « Union latine », une convention monétaire groupant la France, la Belgique, la Suisse et l'Italie, c'est-à-dire tous les pays qui avaient le franc pour unité. La Suisse et l'Italie étaient disposées à souscrire à la proposition faite par Frère-Orban d'adopter un étalon unique : l'or ; mais la France ne s'y prêta pas et l’accord se fit sur la base du double étalon. La convention fut ratifiée en Belgique par le projet de loi du 5 mars 1866, que les Chambres votèrent unanimement le 24 avril et le 4 mai, et qui devint la loi du 21 juillet 1866. La convention fut renouvelée en 1878 et en 1885.

Il s'en suivit que l'argent reparut avec abondance, tandis que l'or se raréfiait et faisait prime. De grandes difficultés surgirent, (page 128) amenées notamment par le développement de l'extraction de l’argent aux Etats-Unis et par le trouble causé par le versement à l'Allemagne des cinq milliards. Un important débat s'ouvrit à la Chambre le 21 novembre 1873, mettant aux prises Frère et Malou. Le premier proposa le rétablissement de l'étalon unique d'or, étant donné la rupture de fait de l'union latine. l'Allemagne ayant renoncé à l'étalon d'argent, tandis que la France et l'Italie avaient dû subir le cours forcé du papier. Malou ne crut pas pouvoir s'y rallier, tout en reconnaissant la supériorité scientifique de l'unique étalon ; il proposa de limiter la frappe de l’argent, ce que la Chambre admit, faute de mieux, par un vote presque unanime, le 27 novembre 1873.

Ce fut à ce propos qu'une polémique serrée fut engagée entre Frère-Orban et de Laveleye quant au bimétallisme et au monométallisme. Frère-Orban l'a rappelée dans un important ouvrage. paru en 1874, intitulé « la question monétaire ». Il y réfutait aussi les doctrines de Malou. Ce fut également le point de départ d'une longue discussion entre économistes, tels Leroy-Beaulieu, Bonnet et Levasseur. Malou y intervint sous le pseudonyme d'« un bon bourgeois » auquel Frère-Orban répondit avec verve.

A la suite d'un différend sérieux entre la Belgique et la France, qui menaçait de compromettre les finances belges par le retrait de toutes les pièces de cinq francs lors de l'expiration de la convention, Beernaert résolut de faire sortir la Belgique de l'union latine. Cette menace fit réfléchir le gouvernement français qui proposa de réduire de moitié ses exigences. La Belgique y consentit et, le 12 décembre 1885, la convention fut prorogée pour 5 ans. Nouvelle intervention de Frère, qui préconise la sortie de l'union et le rétablissement de l'étalon d'or.

En 1889 enfin, l'approche de l'échéance précitée ne laissa pas d'embarrasser le ministre Beernaert, qui avait promis à la Chambre de constituer, en vue de la liquidation de l'Union latine, un fonds de prévision monétaire et qui, loin s'en faut, n'avait pas tenu cet engagement. Dans l'entretemps. la baisse de l'argent s'était poursuivie. Beernaert avait tenté, en réponse à l'interpellation qui lui fut adressée, le 13 février 1889 au Sénat par Montefiore-Levy, de rejeter sur Frère-Orban et ses collaborateurs (page 129) convention de 1865, la responsabilité de la crise monétaire présente. Frère, dans la Revue de Belgique du 15 octobre 1889, réfuta, non sans vivacité, ces assertions. Il répondit, par la même occasion, à un adversaire ancien déjà, Emile de Laveleye qui, partisan depuis toujours du bimétallisme, avait pris parti pour Beernaert et sa convention de 1885.

En mars 1890, Frère développa ses arguments dans un volume qui reproduisait sa polémique avec Emile de Laveleye.

Nous en citerons la conclusion, qui résume en quelques lignes sa pensée constante et qui s'adresse à un dernier contradicteur, l'ancien ministre des affaires étrangères des Pays-Bas. Rochussen, venu à la rescousse.

« Sous prétexte d'enseigner comment il faut écrire l'histoire monétaire, il attribue à des causes secondaires la dépréciation de l'argent en niant le fait avéré et prodigieux qui mit jadis des milliers d'années à s'accomplir et qui a amené, cette fois, en un très court espace de temps, par un accroissement manifeste de la production, une révolution sans pareille dans les rapports des métaux précieux; il a montré par là à quels moyens désespérés on est condamné à avoir recours pour défendre la cause du double étalon, baptisé, pour essayer de mieux faire illusion au public, du nom équivoque de bimétallisme. »

La réapparition d’Adelson Castiau. Ses « Lettres démocratiques » s'attaquent à Frère-Orban

Parlementairement parlant, l'atmosphère politique resta fort calme pendant la fin de l'année 1864 et en 1865.

Dans la presse, toutefois, la proposition de loi sur le temporel des cultes, la question des cimetières, l'Encyclique, furent vivement discutées.

A noter aussi le réveil des aspirations démocratiques au lendemain du succès électoral d'août 1864, et la rentrée en lice d'Adelson Castiau lui-même qui, dans ses Lettres démocratiques, (page 130) fit une âpre critique du ministère libéral. S’attaquant à Rogier et surtout à Frère-Orban. il accusa ce dernier d'avoir renié sa mère, la démocratie : « Cet enfant de la démocratie - disait-il - qui a repoussé du pied sa mère pour devenir l'ennemi le plus implacable de l'égalité et de liberté. » Cette agression fut particulièrement goûtée par le Journal de Bruxelles, tandis que l'Indépendance, organe progressiste. reprochait à Castiau son manque d'impartialité à l'égard des libéraux et sa faiblesse envers les cléricaux.

Dans sa charge à fond contre les résultats de la politique doctrinaire, Castiau appréciait fort injustement la réforme des octrois : « Quoique le ministre n'en fût pas l'inventeur, ce projet n'en était pas moins un chef-d'œuvre d'escamotage financier et d'habileté gouvernementale. Il supprimait les octrois. en rejetant le fardeau sur le pays tout entier et en augmentant encore les taxes les plus iniques ; et, en constituant l'Etat caissier général de toutes les communes du pays. il jetait les bases de la plus gigantesque centralisation qui jamais fût vue. »

Castiau, répondant à l'Indépendance, reconnut loyalement qu'il avait eu tort d'oublier l'énergie et la persévérance déployées par Frère pour faire triompher le principe de l'impôt successoral en ligne directe. Il convint également que la réforme des octrois avait été pour le pays un bienfait, tout en maintenant sa critique des moyens employés.

Il réclamait aussi une réforme électorale démocratique, aboutissant. par l'instruction, au suffrage universel.

Sa polémique passionnée fit long feu. L'Indépendance - comme la plupart des progressistes de l'époque - n'admettait pas, notamment, que le suffrage universel fût, ainsi que le prétendait Castiau, un droit absolu.

La réapparition fugace de l'ancien député de Tournai n'eut donc qu'un assez mince effet sur le mouvement démocratique qui se tint d'abord dans des limites plutôt modérées.

L’effacement de la droite et le découragement d'Adolphe Dechamps

Quant à la droite, qui venait d'éprouver un grave échec et en demeurait désemparée, elle n'éprouvait guère de velléités belliqueuses, d'autant plus que le ministère était disposé à rester sur la défensive, comme le disait, au cours d'une conversation en chemin de fer, Bara à Deschamps. (BELLEMANS, Victor Jacobs, p. 111.)

Le leader catholique. fort désabusé, signalant le propos à Victor Jacobs, conseillait à la droite une attitude réservée. « Mon avis est que l'opposition doit rester à son tour sur la défensive, au point de vue des questions de parti ; éviter les discussions générales et rétrospectives, le clérical et le libéral ; faire le calme sur ces questions ; laisser les passions et les préjugés du pays s'apaiser. »

Et il préconisait une politique d’affaires, recommandait de ne pas confondre la question d'Anvers et la question militaire ; patriote éprouvé, il souhaitait que le parti conservateur restât fidèle à sa tradition. à la défense de l'armée.

L'attitude du Roi

Léopold Ier, de son côté, n'avait pas cessé de critiquer l'allure belliqueuse des partis. S'il avait nettement désavoué les tendances trop démocratiques de la droite, il regrettait non moins ouvertement les initiatives trop anticléricales, à son goût, de la gauche et causait maint ennui à son ministère.

Frère-Orban se plaint à Van Praet

Une lettre de Frère-Orban à Van Praet, du 3 mars 1865, nous dépeint une situation critique encore, mais insoupçonnée de I 'opinion.

(page 132) Tesch et Vandenpeereboom, selon leur coutume, ne parlent que de démissionner. Et Frère, voyant partout « la lassitude et le dégoût » est gagné par la contagion et prévoit avant peu la dissolution du Cabinet. Les procédés du Roi troublent complètement l’existence des ministres.

« Il est impossible - dit-il - de songer à remplacer Tesch sans que les difficultés qui arrêtent notre marche soient levées. On ne peut se reconstituer pour que le lendemain le nouvel arrivé soit obligé d'offrir sa démission. Nous ne pouvons, d'ailleurs, continuer à vivre en nous trouvant constamment paralysés... »

Après avoir cité des cas et déclaré que « les pouvoirs occultes ont plus de puissance que les pouvoirs responsables » il ajoute que l'on marche à une crise, et que « bientôt nos démissions seront de nouveau entre les mains du Roi ». Le Roi défie toute patience. « On ne peut rien obtenir, même les choses les plus indifférentes. qu'à l'aide du forceps. »

Il donne des exemples frappants et conclut : « Assez de conflits comme cela ! Il vaut mieux que j'aille me reposer et que je vous évite l'ennui de jérémiades avec lesquelles j'ai l'honneur d'être votre affectueux et dévoué serviteur. »

L'activité parlementaire de Frère-Orban

Les débats parlementaires, comme nous l'avons fait remarquer, furent peu animés. Frère-Orban prit cependant une assez grande part aux discussions. A propos du budget des voies et moyens, il fit observer, le 22 novembre 1864, que le gouvernement avait, depuis plusieurs années, notablement réduit un grand nombre d'impôts, qu'il avait aussi utilisé les excédents de ressources d'importants travaux publics. L'impôt foncier était diminué, puisque la valeur des propriétés s'était fort accrue. Il n'y avait pas lieu de supprimer l'impôt sur les boissons alcooliques : le but visé par ceux qui prônaient cette suppression était le désir d'enlever l'électorat aux cabaretiers, malgré le petit nombre relatif de ceux qui payaient le cens.

(page 133) Frère justifia la patente sur les cabaretiers, plus élevée que les autres, non pour des considérations fiscales, mais morales.

Il réfuta finalement l'assertion selon laquelle le fait de considérer l'impôt sur les boissons distillées comme un impôt direct n'était pas conforme aux principes de la Constitution.

La Loi de 1842

En décembre 1864. les représentants Giroul, de Huy et Funck, de Bruxelles, se déclarèrent partisans de la révision de la loi de 1842.

Frère répondit que le gouvernement ne croyait pas possible, pour le moment, de modifier cette loi, vu les divergences de la majorité. Chacun gardait son opinion à ce sujet. Il restait d'avis que cette loi n'était pas en harmonie avec la Constitution. et il en voterait la révision dès l'occasion propice.

L'affaire du Mexique

L'affaire du Mexique causa divers soucis au gouvernement.

Dès la session extraordinaire de 1864. Coomans, appuyé par divers droitiers et gauchers, avait blâmé l'engagement de militaires belges dans l'armée de Maximilien.

Frère déclara que le gouvernement belge, en autorisant des Belges à servir à l'étranger, n'avait compromis ni la neutralité, ni les intérêts du pays, et qu'il ne s'instituait pas en juge des causes en litige.

Bara, regrettant d'ailleurs l'enrôlement des Belges au service d'une cause non nationale et non libérale, prit acte, dans un ordre du jour que la Chambre adopta, de la déclaration que le gouvernement était resté et resterait « complètement étranger à la formation d'un corps devant servir au Mexique. »

Un nouveau débat, très vif, surgit en février 1865 à l'occasion de deux mémoires adressés à la Chambre.

(page 134) Des députés de droite et de gauche (Louis Goblet et Guillery) accusèrent le Gouvernement d'avoir compromis la neutralité belge.

Frère, Rogier et Chazal répétèrent que le gouvernement, bien que sympathique aux Belges engagés, n'avait aucunement participé à l'organisation de l'expédition.

La publication des mémoires précités, l'envoi de pétitions à la Chambre rouvrirent le débat, le 4 et le 5 avril. Un vif incident mit aux prises le général Chazal et le député meetinguiste Delaet. Un duel s'ensuivit. Le ministre de la Guerre fut jugé et condamné par la Cour de Cassation, chargée, par une loi de circonstance. de réprimer les délits commis par les ministres dans l'exercice de leurs fonctions. Le Roi le gracia à la demande du Sénat. mais l'aventure, compliquée par la perte d'un fils et la maladie, amena le général à envisager sa retraite comme ministre.

Un échange de lettres entre Frère et Chazal, les 28. 29 et 30 mai 1865, témoigna des rancœurs du général et préluda, croyons-nous. au refroidissement momentané de leur amitié.

Participation de Frère aux débats parlementaires

Frère eut à exposer, le 7 avril, les divers modes que l'on pouvait adopter pour conclure un emprunt de 60 millions projeté par le gouvernement. Les banquiers - Bishoffsheim, Malou (Société Générale). Rothschild (Banque de Belgique) - s'efforcèrent vainement d'abaisser le taux des soumissions. Frère ne se laissa pas manœuvrer, comme il l'écrivait à Trasenster le 11 juin 1865.

« Au risque d'échouer, aimant mieux échouer que de donner gain de cause à l'avidité de la spéculation, j'ai résolument fixé mon minimum au pair. On a trouvé à 1 heure que j'étais bien hardi; à 4 heures, on a déclaré que j'avais beaucoup de bonheur. Il faut se donner bien des peines et des soucis pour faire ce que l'on considère comme son devoir. Avec moins de préoccupations des intérêts du trésor, je pouvais me donner la certitude de triompher. »

(page 135) La prorogation de la loi sur les étrangers donna lieu des protestations de membres de la gauche avancée contre l'arbitraire gouvernemental. Ils réclamèrent des garanties. Frère, notamment, défendit le cabinet. Il constata que l'on n'avait pu agiter l'opinion publique, parce que la loi n'était nullement dangereuse comme on le prétendait.

Elle avait été, depuis 30 ans, « appliquée avec humanité, avec intelligence, avec modération... » la Belgique n'ayant fait que se conformer aux principes observés en la matière par les peuples les plus libéraux.

Le ministre des Finances se mêla fréquemment à la discussion du projet de loi sur les fraudes électorales. qui introduisait notamment le couloir, le vote par ordre alphabétique et sur papier officiel.

Son intervention la plus nette fut relative à un amendement Orts exigeant des électeurs la connaissance de la lecture et de l'écriture. Il le combattit comme une garantie illusoire, instituant d'autre part un système qui n'était ni libéral, ni généreux, qui restreindrait le droit électoral, et dont l'application serait difficile et même dangereuse.

43 voix contre 27 et 4 abstentions rejetèrent l'amendement.

Frère aussi repoussa le vote à la commune, que l'on représentait comme propre à supprimer les dépenses électorales. mais qui, d'après lui, les généraliserait au lieu de les restreindre. II montra que toutes les influences s'exerceraient sur les électeurs.

Il combattit la proposition d'indemniser les électeurs de leurs frais de route en s'écriant : « Si vous ne pouvez trouver des citoyens capables de faire un sacrifice au pays. alors renoncez à vos institutions, n'en parlez plus et cessez de les vanter. » Indemniser l'électeur, ce serait l'avilir. C'est un système détestable légué par l'antiquité.

Voici comment il appréciait. dans une lettre à Trasenster du 5 août, la session qui s'achevait. Elle a été « longue et peu amusante. » Le dernier acte est d'un bon effet politique puisqu'on a réussi à dompter l'opposition. en l'empêchant d'enrayer la marche des affaires. Mais je ne suis pas épris de certaines parties (page 136) du projet sur les fraudes électorales. Le couloir n'a pas mes sympathies et je crains qu'il ne soit bien ridicule dans les arrondissements où la masse des électeurs n'en comprendra pas l'utilité. »

Frère aux bains de Kreuznach. Il s'efforce de combattre le désir de retraite de Tesch

Ce fut alors que la santé de Frère, qui sembla fort compromise, et la retraite de Tesch faillirent de nouveau disloquer le Cabinet.

Une sérieuse crise physique, qui bientôt rejaillit sur le moral, avait effectivement atteint et presque brisé Frère-Orban.

Celui-ci se trouvait aux bains de Kreuznach. Comme il l'écrivait à Rogier le 19 août, il prévoyait que cette cure ne serait pas brève et se disait « confiné ici pour six semaines au moins... »

Avisé par Rogier des velléités de retraite de Tesch, qui s'avéraient de plus en plus vives, il les regrettait. « Il me semble, écrivait-il le 22 septembre, que pour se retirer, il est maintenant trop tôt ou trop tard. Nous sommes la veille de la discussion du budget de la guerre et nul ne saurait dire ce qui en sortira ; des élections doivent avoir lieu dans quelques mois. Est-ce le moment de chercher à reconstituer le cabinet ? Trouverons-nous même à le compléter ? Deux vides seront-ils plus faciles à combler qu'un seul ? En tous cas, notre ministère, déjà bien vieux, ne sera pas fortifié par des changements. Je crains même que ce ne soit la source de divisions nouvelles, au moins occultes, dans le sein de la majorité. Il vaudrait donc mieux achever ensemble notre tâche. Personne ne manque de bonnes raisons pour s'en aller. J'en ai aussi et d'excellentes pour ma part. Ma santé exige positivement des soins et je serai très fatigué de ma cure actuelle, en admettant qu'elle réussisse. Je reste cependant sans me faire prier, car c'est un devoir, ce me semble, dans les circonstances où nous nous trouvons. »

Le 25 septembre. Tesch, s'excusant de n'avoir pu donner suite à son intention d'aller voir Frère à Kreuznach. répondait (page 137) à une lettre de son ami lui reprochant de fuir la discussion au sujet de sa retraite. Tech affirmait qu'il eût désiré prier Frère « de s'occuper le plus tôt possible du choix » de son remplaçant. Il invoquait, en dehors de ses « convenances personnelles » et de ses « goûts « une question de délicatesse et de dignité » sur laquelle il ne pouvait passer. « L'année dernière, quand il était convenu qu'après la discussion de la loi sur les bourses d'études, l'on me laisserait partir, ma retraite était devenue un fait notoire, et dans ces circonstances l'on m'a conféré et j'ai accepté le poste d'administrateur de la Providence (Il s’agit des Forges de ce nom, importante société métallurgique). Je ne puis aujourd'hui, sans tromper la confiance de ceux qui ont concouru à ma nomination et sans justifier toutes les attaques dont j'ai été l'objet continu, rester encore au pouvoir. La maladie du Roi a pu expliquer les retards apportés à l'acceptation de ma démission ; aujourd'hui cette raison n'existe plus et il est indispensable qu'on me donne un successeur. J'ai fait depuis un an tout ce que mes collègues m'ont demandé; j'y ai mis toute la bonne volonté du monde, trop même, car au printemps j'ai remis à l'automne le voyage que je devais faire avec ma femme et qui aujourd'hui devient impossible ; je les supplie donc de me donner un remplaçant. Si j'étais mort, on devrait bien trouver quelqu'un pour mettre ma place, la chose n'est pas plus difficile dans la circonstance actuelle. Je te prie donc instamment, mon cher Frère, de ne pas insister et de t'occuper de mon successeur dès ton retour dans le pays. »

Il terminait sa lettre en signalant la tentative du réfugié Longuet de se faire poursuivre grâce à un article outrageant pour le Roi et pour Napoléon III publié par lui dans la Rive gauche, à propos de l'expulsion de son ami Rogeard, l'auteur des Propos de Labienus. Tesch a déjoué cette manœuvre en prenant un arrêté d'expulsion. « L'Indépendance - ajoute-t-il - en exprime ses regrets. mais se borne cela. Il (sic) sent que le public ne goûte que très médiocrement la conduite de ses compatriotes. » (Bérardi, le directeur du journal, était Français.)

La santé de Frère-Orban s'altère - Son découragement - Une lettre de Frère à Rogier

(page 138) L'amélioration espérée dans la santé de Frère ne s'était pas produite. Le 30 octobre 1865 marqua l'apogée de la crise. Ce jour-là, bien que désespéré de l'état de sa santé, il déclarait Rogier vouloir rester à poste. « Je m'en irai (de Kreuznach) chargé d'ennuis, triste, fatigué, excédé, énervé et ayant cent fois plus de raisons qu'aucun de mes collègues de décliner la charge ministérielle. Je n'en ferai rien pourtant, à moins que l'impossibilité ne soit absolue, car je ne comprends pas que dans les circonstances actuelles, en présence de la révolte du clergé contre les mesures que nous avons fait sanctionner et d'autres que nous avons soumises aux Chambres, il soit possible de quitter l'excellent et inexpugnable terrain où nous nous trouvons en paraissant fuir par peur du combat. Je sais bien assurément que ce n'est pas pour éviter la lutte que Tesch se retirerait ; mais on feindra de le croire et, quoi qu'il puisse faire et dire, on essayera de le persuader aux gens crédules pour affaiblir d'autant mieux la politique de son successeur. A la place de Tesch, je trouverais dans les incidents qui se sont produits, dans la résistance qui est annoncée, un motif péremptoire de rester à mon poste et je le dirais hautement et publiquement à la première… »

La lettre s'arrête brusquement ici, et comme l'explique Mme Frère à Rogier dans une touchante lettre confidentielle du même jour, un véritable désespoir s'était emparé de son mari à l'instant même où il venait de déposer la plume.

« Mon cher Monsieur Rogier, mon mari vous écrivait tantôt, je vous envoie sa lettre au point où elle était lorsqu'il a été interrompu par l'arrivée de son médecin. On a constaté l'effet des derniers remèdes appliqués et mon mari, voyant l'état dans lequel il se trouve et qu'il considère comme aggravé malgré les déclarations du médecin, est tombé dans un profond désespoir. Il parle d’envoyer sa démission, ne croyant plus pouvoir s'occuper d’affaires publiques. Vous comprenez combien je suis malheureuse de le voir dans cette situation. Je ne sais plus que dire (page 139) et je viens vous supplier de me faire la grâce de venir le voir à Kreuznach. J'espère que vous ne me refuserez pas cette consolation et vos conseils pour un collègue de dix-huit années. Veuillez ne pas dire un mot encore de tout ceci à personne : mes enfants m'ont quittée contente il y a huit jours. Je ne leur ai pas encore écrit la situation cruelle dans laquelle leur père se trouve. Venez donc et ne tardez pas si vous avez conservé votre affection pour mon mari. Notre adresse est Privat hôtel Baum. Veuillez télégraphier si. comme je ne veux pas en douter, vous venez voir mon mari. Je vous en serai reconnaissante toute ma

« Clara Frère-Orban.

« 30 octobre 1865. »

Rogier ne put répondre à cet appel émouvant. Frère et sa femme rentrèrent brusquement à Bruxelles. Rogier, puis Vandenpeereboom. se rendirent tout de suite auprès de leur collègue. Le ministre de l'intérieur notait, le 5 novembre, qu'il avait trouvé Frère beaucoup moins bien qu'il ne le croyait. « Il est, ainsi que sa femme, extrêmement nerveux. L'humeur au nez n'a pas disparu. Frère et sa femme sont démoralisés, abattus, que c'est incroyable. Il parait qu'ils se sont fort ennuyés à Krüsenacht (sic). Ils n'ont vu personne et semblent fâchés que nous ne soyons pas allés les voir ; j'ai fait une longue promenade avec Frère et il m'a paru que mes contes l'ont distrait ; il avait l'air mieux en rentrant. »

Sur le conseil de son collègue, Frère consulta le docteur de Roubaix qui le trouva dans un état physique peu grave, mais moralement frappé. Il fallait distraire le malade qui pouvait travailler, mais sans excès.

Frère subissait en somme le contre-coup d'un surmenage intensif et de préoccupations inhérentes à ses graves responsabilités.

L'entrée de Bara au ministère est envisagée

Indépendamment de la sérieuse inquiétude inspirée par la santé du Roi, le Gouvernement se trouvait, pour l'heure, fort désemparé. Tesch voulait s'en aller coûte que coûte. Chazal, (page 140) victime d'un étrange accident - il avait été mordu par un singe apprivoisé - et fort contrarié des derniers incidents parlementaires, ne se croyait plus possible au ministère de la Guerre. Vandenpeereboom eût été joyeux de démissionner. Frère enfin n'allait-il pas devoir se retirer ?

Le 7 novembre, les ministres tinrent conseil. Tous étaient présents, sauf Tesch, qui s'était excusé et demandait plus instamment que jamais un successeur. Ce fut en ce jour que la candidature de Bara fut nettement posée. Vandenpeereboom fut surpris de le trouver à la réunion. « Rogier l'avait-il appelé ? Etait-il là, comme on l'a dit, par hasard ? Quoiqu'il en soit, on lui a fait connaitre la situation et on lui a offert la succession de Tesch... Bara, après une assez longue causerie. a dit : « Je désire ne pas entrer. Cherchez ailleurs, mais si vous ne trouvez rien, je ne veux pas laisser mes amis dans l'embarras et, dans ce cas, j'accepte. »

Bara se retira sur ces mots. Après délibération, sa candidature fut estimée la meilleure. Rogier se chargeait de pressentir Van Praet. car « si le Roi refusait, observe Vandenpeereboom, ce qui est peu probable, la position serait très difficile, on ne pourrait rester. »

Très préoccupés de l'état du Roi qui, visiblement, empirait, ce dont le pays ne se doutait guère, tant était forte la volonté de Léopold de paraître bien portant, un nouveau conseil fut tenu le 10 novembre. Très souffrant le matin, Frère n'assista pas la réunion. Tesch était absent et Chazal au lit. On avait appris que le Roi ne ferait aucune objection au choix de Bara. C'était une grosse difficulté d'écartée. Mais Frère aurait fait entendre à Van Praet qu'il lui serait impossible de rester. (Note de bas de page. Cette assertion semble en contradiction avec la lettre de Frère à Trasenter du 10 novembre.) Aussi les trois seuls ministres présents envisagèrent-ils la dissolution du cabinet. On verrait comment allait Frère et l'on tiendrait séance le lendemain.

Une étrange suggestion de Paul Devaux

(page 141) Le 11, Frère, mieux disposé, vint au Conseil. où ne se trouvèrent que Rogier, Vandenpeereboom et lui. Le premier ministre fit part d'une suggestion étrange de Paul Devaux. Le « père de la Doctrine » était d'avis que le cabinet devait se retirer, en prenant pour prétexte la démission de Tesch, la maladie de Frère et de Chazal. Il croyait, comme aussi beaucoup de catholiques, que dans l'éventualité d'une succession royale, le nouveau souverain demanderait à ses ministres, après son avènement, de se retirer ; un départ anticipé serait donc préférable. (Note de bas de page. Le comte de Comminges-Guitaud se faisait l'écho des bruits qui couraient lorsqu'il écrivait Drouyn de le 18 novembre, que l'avènement prévisible du duc de Brabant éveillait les espérances des catholiques.) Van Praet semblait partager l'opinion de son beau-frère. Mais Rogier et Frère-Orban s'opposèrent nettement à ce conseil, qu'ils qualifièrent, en présence de la révolte du clergé, de « lâche abandon du drapeau libéral » au moment où le parti jouissait de la faveur populaire.

La veille, Frère avait fait part à Trasenster de sa volonté de rester à son poste, bien que sa santé laissât désirer et l'incitât à la retraite. Mais, disait-il, « l'insistance de Tesch pour obtenir un successeur ne m'a plus laissé d'autre alternative que de sacrifier mes convenances personnelles et le soin de ma personne aux devoirs impérieux que la politique m'impose en ce moment. Me retirer en présence de la révolte du clergé, ce serait probablement placer le pays dans une situation des plus difficiles. L'opinion libérale serait probablement, pour un temps plus ou moins long, livrée à l'aventure, si la direction qui existe se trouvait désorganisée sans donner à une nouvelle le temps de se former. Un homme, sans doute, n'est pas indispensable et je n'ai pas la fatuité de croire que le pouvoir doit nécessairement être représenté par moi. Mais, à certains moments. les idées communes à un grand nombre d'hommes semblent tellement s'incarner dans une (page 142) individualité, que la disparition de celle-ci laisse un vide difficile à combler... »

Cette considération le ferait donc attendre jusqu'aux élections prochaines.

Bara, ministre de la Justice

Le 12 novembre, nouveau Conseil, auquel assistèrent Tesch et Bara. Le premier se dit ravi de l'acceptation du second. Le lendemain la nomination parut au Moniteur.

Le bruit courut alors - et le ministre de France s'en fit l'écho - que certaines personnalités libérales, sollicitées d'accepter la succession de Tesch, n'avaient pas voulu compromettre leur avenir politique « en l'associant à celui de M. Frère-Orban. » (Note de bas de page : Cf. page 86, note 2. Relevons aussi le mot pittoresque prêté à Frère-Orban par de Comminges-Guitaud : « Je ne tiens pas à me colleter la conscience catholique du prince royal ».)

Nous croyons à l'exagération de ces racontars. Pour la forme, on consulta sans doute certains parlementaires, mais il est vraisemblable que le choix de Bara était arrêté. Malgré sa jeunesse. le nouveau ministre de la justice s'était d'emblée imposé.

L'ouverture de la session 1865-1866

La session s'ouvrit sans discours du Trône. La nomination de Bara fut très commentée. « Les feuilles ministérielles - note Vandenpeereboom le 14 novembre - sont peu satisfaites de n'avoir pas été informées ; les feuilles libérales en général applaudissent ; elles voient dans cette nomination une affirmation énergique des principes libéraux. Quelques journaux libéraux d'opposition... accueillirent assez froidement et sous réserve la nomination nouvelle.

« Quant la presse catholique. elle est enragée.

« A la Chambre, la droite paraît en partie consternée. La gauche ministérielle pure est satisfaite ; sur d'autres bancs de la gauche extrême on est, je pense, un peu jaloux ; dans son ensemble, la Chambre m'a paru assez froide et peu disposée au combat.

(page 143) « Au Sénat, la droite est irritée, une fraction de la gauche trouve que la nomination est un peu épicée. » (Note de bas de page : Le comte de Comminges-Guitaud signalait le 18 novembre à Drouyn de Lhuys l'appréciation de la presse catholique sur le choix de Bara. II la trouvait « empreinte d'une violente exagération » et pensait que l'ardeur première du jeune ministre s'attiédirait par le fait de sa participation aux Conseils de la Couronne. De son côté le baron de Hügel, ministre d'Autriche, après avoir dit que Bara, jusqu'à l'année précédente, avait appartenu « à la jeunesse ultra-libérale et démagogique », attribuait le choix de Rogier aux services que Bara lui avait rendus lors de son élection en 1863 ; on prétendait que le Roi ne l'avait pas nommé « sans bien des regrets et beaucoup d'hésitation. » (Hügel à Mensdorff, 14 novembre 1865) Fin de la note.)

Le cabinet fut interpellé, mais, quelles que fussent les excitations de la presse catholique, la discussion, au témoignage de Vandenpeereboom, marchait « mollement. » C'était un « tournoi plutôt qu'un « combat. »

Jacobs ouvrit le feu. De la personne de Bara, représenté comme l'expression du libéralisme avancé et l'héritier de Verhaegen. le débat se transporta sur le plan de la politique générale. Frère intervint à diverses reprises, rappela les prétentions cléricales en matière scolaire, condamnées par le pays, parce qu'elles étaient « en opposition manifeste avec l'esprit de nos institutions. »

Il repoussa les conseils de prudence et de modération inopportunément donnés par la droite. Il fit observer que le ministère, modéré jusqu'à l'excès, avait souvent impatienté son propre parti. Et la droite s'était alors alliée aux adversaires du cabinet.

Coomans avait représenté les ministères libéraux comme soutenant qu'il était impossible d'être à la fois catholique et constitutionnel.

Cette assertion, dit Frère, est absolument contraire la vérité. Il avait toujours admis les interprétations données par les catholiques aux Encycliques. On ne pouvait cependant nier l'existence d'un parti affirmant qu'il y a opposition entre l'Encyclique et la Constitution.

Des droitiers s'écrièrent que ce parti n'était pas représenté à la Chambre.

(page 144) J'en conviens, répondit Frère, et j'approuve hautement les catholiques de distinguer les doctrines religieuses des principes politiques, mais, ajouta-t-il, « vous devez vous unir avec nous pour repousser ceux qui déclarent que les principes inscrits dans la Constitution sont faux et erronés ; qu'ils sont la source des maux qui affligent la société ; bien que loin de les vénérer, il faut les détester. Vous devez vous unir avec nous pour combattre le parti qui, s'il avait la puissance de faire consacrer ce qu'il considère comme le souverain bien, détruirait les principes inscrits dans notre pacte fondamental. »

On en était lorsque, le 1er décembre, une aggravation marquée de la maladie royale fit pressentir un fatal dénouement et interrompit la discussion politique.

Paul Devaux insiste pour la retraite du cabinet. Frère combat cette opinion

Ce fut alors que Paul Devaux revint à la charge. Il alla trouver Rogier « pour lui dire que d'après lui, en cas de décès du Roi, le cabinet devrait céder le pouvoir, faciliter la formation d'un cabinet nouveau. le soutenir ; ce cabinet devrait être sinon neutre du moins pâle » (Jules GARSOU, op. cit., pp. 19-21). Rogier, cette fois, paraissait enclin à suivre l'avis; il déclara le 4 décembre aux ministres réunis qu'il finirait avec Léopold la carrière commencée avec lui. Chazal disait aussi qu'il ne voulait pas « servir sous le Duc devenu Sire » et Vandenpeereboom ne demandait qu'à se retirer.

Mais Frère. appuyé par Vanderstichelen, combattit énergiquement la proposition. Faire place à un ministère plus modéré, ce serait « avouer qu'on n'a pas été modéré. » La situation parlementaire ne permettait pas « un ministère terne. » La nuance du Parlement indiquait celle du cabinet.

Aucune décision ne fut prise. D'ailleurs la mort du Roi fit écarter la solution préconisée qui, vu les événements, eût été fort impolitique.