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Frère-Orban de 1857 à 1896 (tome I : 1857-1878)
GARSOU Jules - 1946

Jules GARSOU, Frère-Orban de 1857 à 1896 (Tome I : 1857-1878)

(Paru à Bruxelles en 1946, aux éditions Vers l'Avenir)

Livre I. Le ministère Rogier (1857 à 1868)

Chapitre III. La crise ministérielle de 1863-1864

La préparation à la crise

(page 90) L'insuccès électoral de juin 1863 fut le point de départ d'une crise politique intense et prolongée, qui affecta tout d'abord le parti libéral, frappa ensuite le parti catholique essayant de se transformer, et l'écarta pour longtemps encore du pouvoir.

L'effet moral immédiat de l'échec dut être « immense » (DISCAILLES, Charles Rogier, t. IV, pp. 210-211) puisque le ministère hésita pendant plus d'une semaine à conserver le pouvoir (Idem). Il se ressaisit cependant, et la mémorable victoire de Rogier à Tournai parut lui faire espérer un grand revirement.

A l'honneur des libéraux de l'époque, la défaite de deux de leurs chefs éminents fit surgir de divers côtés des offres de démission pour les remettre en selle. Devaux s'en tint à sa résolution de retraite définitive ; Rogier eut de longues hésitations dont Frère et Bara triomphèrent avec peine (Voir dans le Flambeau de mars 1935, notre article : « Une élection à Tournai en 1863).

Rogier, en effet, malgré les instances des Tournaisiens, ne se décidait pas à accepter la candidature offerte. Au reçu d'une lettre de Bara, Frère-Orban dut intervenir. Le 16 août, il écrivit à Rogier une longue épitre, et l'homme énergique parvint à triompher, non sans peine, des hésitations du collègue irrésolu et presque défaillant.

Peu après eurent lieu les élections communales, qui furent bonnes, et Frère, commentant à Trasenster les résultats, (page 91) reprenait de l'espoir. « Je suis persuadé - dit-il - que si l'élection de juin à Bruges est annulée, les libéraux l'emporteront. Devaux, constitué au mois de juin en minorité à Bruges, y a obtenu cette fois près de 200 voix de majorité sur son concurrent. » (Lettre du 28 octobre 1863).

On en arriva ainsi à l'ouverture de la session parlementaire, inaugurée par un discours du Trône plutôt pâle. (Note de bas de page : Van Praet disait à Frére dans une lettre du 21 octobre : « J’ai écrit de nouveau à S. M.. d'après votre lettre, que le discours ne contiendrait rien de nouveau et ne contiendrait même que la répétition détaillée de ce qui se trouvait dans le discours de l’an dernier. » Il appelait aussi l'attention du ministre sur les bruits qui couraient avec persistance d'un dissentiment entre le Roi et lui. « Il y a - ajoutait-il - des mensonges innocents, mais il me semble que celui-ci ne l'est pas. »)

La vérification des pouvoirs amena l'annulation pénible (elle fut prononcé à la majorité d’une voix) des élections de Bruges et retarda la discussion et le vote de l'Adresse.

Frère et la députation d'Anvers

Les députés d'Anvers réclamèrent une enquête sur les fortifications. Le Cabinet la repoussa et Frère saisit cette occasion pour flétrir le marché conclu entre la droite et les représentants du Meeting. Répondant à une interruption de Dumortier : « Vous regrettez la perte des cinq voix d'Anvers », il s'écria : « ... Si nous avions voulu livrer le trésor public au pillage, si nous avions voulu faire bon marché de l'honneur et de la dignité du gouvernement, nous serions encore ici avec notre ancienne majorité. Nous ne l'avons pas voulu ; nous n'avons pas voulu sacrifier notre conscience à l'intérêt de notre parti et voilà pourquoi vous comptez aujourd'hui dans vos rangs les cinq députés d'Anvers... »

Le jeune Victor Jacobs fit ses débuts en ripostant à Frère et s'affirma tout de suite remarquable orateur : « Sans doute. dit-il en terminant, M. le ministre des Finances n'a pas parlé (page 92) sérieusement ; s'il l'avait fait, je ne lui aurais répondu que ces mots : il n'y a que ceux qui sont capables de se vendre qui voient partout des marchés. » (Note de bas de page : « ... M. Frère, sous le coup de l'indignation, a cru voir là une accusation de s'être vendu à l'Angleterre... » écrit le 26 décembre 1863 Ferrière le Voyer, Ministre de France à Bruxelles (déc. 1863-juin 1864), à Drouyn de Lhuys.)

Frère, piqué au vif, réclama le rappel à l'ordre du député téméraire. Mais le Président Ernest Vandenpeereboom s'y refusa, alléguant que si les paroles de Jacobs étaient dures, celles du ministre à l'égard des Anversois ne l'étaient pas moins. Frère-Orban ne lui pardonna pas cette attitude.

Le débat s'était terminé par l'adoption d'un ordre du jour que présentèrent Dolez, Orts et H. de Brouckère, refusant toute modification au système de défense décrété en 1859.

La crise éclate. Démission du Cabinet. Les consultations du Roi

Le nouveau scrutin brugeois fut désastreux : les deux libéraux élus le 9 juin furent remplacés par deux catholiques. et la majorité gouvernementale réduite à deux voix. La crise, du coup, n'était plus évitable. le ministère démissionna le 14 janvier 1864. (Note de bas de page : Avant le scrutin, le 2 janvier 1864, Kersten, écrivant à son ami envisageait l'impossibilité pour le Roi de faire appel, en cas de retraite du ministère, à un parti qui s'est uni à ceux qui voudraient la destruction des nouveaux ouvrages d'Anvers. »)

Le Roi fit d'abord appeler Henri de Brouckère, puis Eudore Pirmez. Le premier déclina l'offre de constituer un ministère. ayant toujours partagé les vues des ministres démissionnaires ; le second fit de même. Il avait voté la ratification des premières élections de Bruges et ne voulait pas que l'on pût voir dans son acceptation « le résultat d'un calcul qui affaiblirait sa situation morale. »

Selon le Journal de Bruxelles du 24 janvier, la droite aurait souhaité l'avènement d'un ministère d'affaires, même libéral (page 93) modéré : « Nous affirmons une chose qui ne sera pas démentie : si M. de Brouckère avait pu former un cabinet, si des motifs de santé ou des raisons politiques ne l'en avaient pas empêché, il pouvait compter, pour appuyer une politique libérale et modérée, sur 50 voix de la droite et sur 30 de la gauche... » « ...Si un tel ministère ne se constitue pas c'est que les intrigues politiques l'auront fait échouer et le parti de M. Frère sera ainsi doublement responsable de la situation... »

Ce parti veut la dissolution : « Il préférerait qu'elle fût faite par la droite. parce que cette dissolution faite par lui, pour la seconde fois, couronnant une politique de violence par ce coup d'Etat, heurtant de face le sentiment et l'opinion du pays, qui veut le calme. tournerait certainement contre celui qui la ferait...»

Dechamps et de Theux se dérobent

Ce fut alors que le Roi fit appeler Dechamps le 21 janvier et peu après de Theux. Ils déclinèrent tous deux la mission de former un Cabinet, assurant à Sa Majesté que la droite soutiendrait certainement un ministère d'affaires composé de libéraux modérés.

Cette affirmation engagea Léopold à solliciter successivement le concours de l'ancien ministre de la Justice Faider, du Prince de Ligne, de Dubois-Thorn, gouverneur du Brabant. Il s'adressa même à J.-B. Nothomb. Aucun d'eux ne crut possible d'aboutir. Aussi le Roi fit-il rappeler Dechamps et de Theux. Ils persistèrent dans leur refus. et le Journal de Bruxelles du 1er février expliqua leur attitude :

« ... La droite, écrivait-il, avait promis son concours à tout ministère qui. par sa composition et son programme, eût donné des garanties de modération. M. de Brouckère et M. Pirmez. qui étaient sûrs de trouver à la Chambre une majorité de 80 voix, ont reculé devant la mission que le Roi leur avait confiée ; on en connait les raisons.

(page 94) « MM. Dechamps et de Theux ont cru avec raison que le parti conservateur n'avait pas le devoir d'accepter le pouvoir... »

Ils invoquèrent quatre motifs principaux : 1° leur parti n'avait pas la majorité ; 2° il n’était pas responsable de la situation ; 3° il aurait dû recourir à une dissolution qui pouvait encore être évitée ; 4° un ministère d'affaires était possible.

La feuille conservatrice ne voyait d'autres combinaisons qu'un cabinet formé par le Prince de Ligne ou le maintien du ministère Rogier.

Reproduisant cette note, l'Echo du Parlement du 2 février constatait le recul des chefs de la Droite reconnaissant leur impuissance.

La correspondance de Frère et de Trasenster. Les coulisses de la crise. Les lettres à Van Praet de Dechamps et de Dumortier

Les dessous de l'affaire, que l'on peut entrevoir dans la presse de l'époque, sont mieux dévoilés d'abord par certaines lettres de Frère-Orban et de Trasenster, son principal confident liégeois. ensuite et surtout par deux curieuses épitres de Dechamps et de Dumortier à Van Praet. que nous avons trouvées, non sans étonnement, dans les papiers de Frère.

Le 31 janvier, le ministre des finances constate qu’« après de longues hésitations. les chefs de la droite ont décidément refusé le pouvoir hier » que « M. Coomans, dans la Paix, a révélé que l'on avait d'abord résolu d'accepter. » Il rapporte, d'après le Bien Public, que la droite, réunie le 27, avait décidé d'accepter le gouvernement, fût-ce même au prix d’une dissolution. »

Il faut croire, dit-il, que « les candidats ministres n'auront pas... réussi à s'entendre » et que « la peur les a pris au dernier moment. »

(page 95) « Cette résolution, observe Frère, fait entrer la crise dans une phase nouvelle dont l'issue est difficile à prévoir. Nous restons démissionnaire… »

Il n'attend pas un succès d'une dissolution. Il craint la constitution d'un ministère de Brouckère, qui « par la force des choses... diviserait plutôt l'opinion libérale. »

Il faut attendre une modification de la situation et, selon certains conseilleurs, « se borner à se croiser les bras. »

« Voilà, s’écrie l'homme énergique, un beau rôle et un beau gouvernement ! »

Il termine en sollicitant sur « cette affaire » l'avis de Müller, son collègue à la Chambre et directeur du Journal de Liége.

Trasenster lui répond le 2 février : « La situation, dit-il, est des plus difficiles et les avis sont extrêmement divergents ».

Müller et lui-même sont d'accord sur deux points. D'abord sur l'issue fâcheuse d'une dissolution par le ministère actuel. Ils partagent donc tout à fait les impressions de Frère. Ensuite « un ministère de Brouckère serait extrêmement regrettable ; Müller le combattrait vivement et certainement il diviserait plus ou moins la gauche ; celle-ci ne doit pas en favoriser la formation ».

L'impression générale à Liége. c'est qu’« il serait fâcheux que le ministère actuel dût reprendre le pouvoir. Pour les hommes comme vous, des situations fausses ont de grands inconvénients et que vous sentez mieux que personne »

Qu'adviendrait-il, en effet ? Le ministère devrait « paraître devant les Chambres en réclamant l'exécution de son programme et même avec la loi des fabriques, signée par le Roi et déposée comme protestation contre la droite. Müller voudrait de plus que comme témoignage de la confiance du Roi et comme acte de vigueur. le ministère ne revînt qu'après avoir remplacé quelques agents politiques (gouverneurs et commissaires (page 96) d’arrondissement) fort compromis jusqu'ici. Dans cette attitude. on attendrait un vote de la droite, hostile au Cabinet et qui la placerait dans l'obligation d'accepter le pouvoir. »

« Si la droite abdiquait et laissait gouverner, rien de mieux; mais si après avoir voté contre le Cabinet, elle refusait encore, vous seriez conduit ce qu'on veut éviter, à la dissolution par la Gauche.

« Hors de l’acceptation du pouvoir par la droite, toutes les issues sont mauvaises. Mais si le Cabinet devait rester, ce ne pourrait être qu'en prenant le refus de la droite comme une amende honorable et en poursuivant une politique aussi accentuée que s'il avait vingt voix de majorité.

« Müller a grand peur que le Cabinet, en restant, et quoi qu'il fasse, ne rentre amoindri aux yeux de la gauche même, et ne tombe sur un terrain beaucoup moins favorable que celui sur lequel il se trouve. Vous êtes tous sortis intacts du pouvoir, laissant la gauche unie ; ne vaut-il pas mieux encore un Cabinet mixte, mais formé sans l'assentiment de la gauche, que de risquer de compromettre les hommes qui sont les chefs de l'opinion libérale, et ainsi de reculer pour longtemps le retour au pouvoir de cette opinion. C’est l'impression de Müller et d'autres amis politiques tels que M. de Rossius et je suis fort tenté de la partager. Sans doute, la mixture peut faire beaucoup de mal, mais la droite, je crois, tuera bien vite tout ministère qu'elle voudra soutenir.

« En résumé. désir de vos amis que vous puissiez vous en aller ; parce que vous partez avec les honneurs de la guerre et avec un prestige que relèverait encore la faiblesse de ceux qui vous remplaceront ; si par des motifs impérieux. une fatalité inévitable, le Cabinet doit rester au pouvoir, qu'il ne le reprenne qu'en vainqueur, en considérant la reculade de la Droite comme un désaveu de son opposition, et en portant la guerre chez l'ennemi, à la Chambre par la loi des fabriques, au Sénat par celle (page 97) des bourses. Sinon il vaut mieux une mixture quelconque sous patronage de la Droite que de rester pour se croiser les bras ou de tenter une dissolution qui actuellement pourrait être désastreuse. »

Frère, écrivant le 5 février a Trasenster. commente longuement la situation :

Sollicités par le Roi de rester au pouvoir, les ministres n'ont d'autre alternative que de reprendre leurs portefeuilles en continuant avec fermeté leur politique, « ou bien de persévérer énergiquement dans la résolution prise » de se retirer.

Frère trouve le premier moyen « peu praticable. vu la force de l'opposition » ; une dissolution serait dangereuse pour l'opinion libérale.

Maintenir la démission présente d'autres inconvénients. En effet, « pour notre régime constitutionnel. aucun moyen n'existe un ministère de se dégager, par sa seule volonté. de sa responsabilité. Il ne suffit pas que le ministre donne sa démission ; il faut que le Roi l'accepte et le Roi ne peut l'accepter que s'il trouve un successeur qui contresigne les démissions. On peut donc être ministre malgré soi. Continuer en ce cas, à gérer les affaires dans toute l’étendue des devoirs qui incombent à un ministre, c'est, par le fait, agir comme si la démission n'existait pas ».

La ressource qui reste au Gouvernement est donc de se confiner strictement dans des actes de simple administration. « Ainsi le pays sentira... que c'est chose grave de renverser un gouvernement en refusant de le remplacer La crise actuelle est d'un tout autre genre que les précédentes. très vite terminées. »

La crise actuelle est d’un tout autre genre que les précédentes, très vite terminées. Les ministres ne veulent pas « se réduire au rôle de ce que l’opposition nomme un ministère d’affaires. »

Frère a fait adopter., le jour même. cette manière de voir. « Nous venons d'écrire au Roi qu'il nous était impossible de déférer à son désir et que nous le priions d'aviser. »

Il dînait la veille chez de Brouckère. qui « n'est nullement disposé à tenter une combinaison », car « il a acquis la conviction (page 98) qu'il ne trouverait pas dans la gauche l'assentiment qui lui serait nécessaire pour se mettre en avant. »

Deux ou trois libéraux à peine ont engagé à former un cabinet. L'un d'eux « ne se vante pas de ses conseils : c'est le président même de la Chambre [Ernest Vandenpeereboom] , qui est malheureux à l'idée de ne pas présider et auquel ne sourit pas du tout l'éventualité d'une dissolution. Il a gardé le silence sur les instances qu'il a faites et sur la réponse de de Brouckère. - Eh bien, lui dit ce dernier, si vous croyez la chose possible, entrez avec moi. - Oh ! moi, c'est autre chose. - de Brouckère a parfaitement compris. »

Frère gardera l'attitude qu'il a prise aussi longtemps qu'il ne lui « sera pas démontré qu'elle doit être modifiée » et qui « est probablement la seule qui obligera à chercher sérieusement une solution qui permette au Cabinet de se retirer. S'il faut arriver à un « ministère de commis » soit: qu'on le crée et qu'il aille jusqu'aux élections de 1865. Il préparera les voies à un cabibet clérical et nous rentrerons ainsi dans la vérité du régime représentatif. »

La polémique de la presse révèle l'embarras de la droite

Le Roi ne répondit pas au désir de retraite immédiate des ministres qui durent ainsi garder le pouvoir. La crise était mise en veilleuse. Les journaux continuaient à polémiquer. L’Echo du Parlement, dès le 16 février, dénonça le nouveau programme de la grande majorité de la droite prête à réclamer :

1° le suffrage universel pour la province et la commune ;

2° la nomination du bourgmestre et des échevins par les électeurs ;

3° une réduction de 12 millions dans les dépenses de l'Etat.

Il ne croyait pas que Dechamps et de Theux eussent soumis au Roi ce programme, formulé par Coomans, député de Turnhout et directeur de la Paix.

(page 99) Le 21 février, le Journal de Bruxelles tenait à dissiper les ombres provoquées aussi bien par une partie de la presse conservatrice que par certains journaux libéraux.

Le Roi, dit-il, a « réellement et sérieusement offert le pouvoir au parti conservateur. Si les chefs de la Droite, qui représentaient légitimement cette opinion, n'ont pas accepté de constituer un ministère, c'est qu'ils croyaient la nécessité d'un cabinet de trêve, d'affaires, dans les circonstances actuelles. »

Ils n'ont pas « refusé le pouvoir absolument et en toute hypothèse », nouvelle erreur qui s'est accréditée. Ils tenaient à épargner au pays. qui n'en voulait pas, une dissolution désirée par la gauche. (Note de bas de page : Les lettres de Frère prouvent le contraire.)

Leur attitude a été « nette, logique, parfaitement en rapport avec les conseils de leurs amis... »

Ces explications et ces démentis furent relevés par l'Echo du Parlement, qui en souligna les prétextes et les contre-vérités.

La croyance de de Theux et de Dumortier à la nécessité d'un cabinet d'affaires, n'était pas exacte, selon ce journal : on savait qu'ils avaient, d'accord avec la droite, formé un ministère et fixé un programme.

De même, ils avaient envisagé l'éventualité d'une dissolution.

Ils savaient que, devant l'échec de toutes les combinaisons plus ou moins mixtes, il ne resterait plus à la royauté, après leur propre refus, « que le recours au dévouement des ministres démissionnaires. »

Leurs regrets présents doivent être attribués à leurs « vues bornées » et les reproches de leurs amis s'adressent à leur manque d'habileté.

Le même journal donnait, le 25, d'ironiques conseils à la droite, l'invitant à prendre les portefeuilles délaissés, avec ou sans programme des extrémistes. « Mais si vous ne faites rien et nuisez à qui veut faire, ne vous étonnez pas que le Roi consulte le pays... »

Il résultait de ces atermoiements que la droite était fort (page 100) embarrassée et même fort que beaucoup de membres étaient mécontents des vieux chefs et que certains voulaient accentuer leur programme et leur action.

Les lettres Van Praet de Dechamps et de Dumortier

Les deux lettres Van Praet dont nous parlons plus haut et qui se complètent dans leurs vues opposées vont préciser mieux encore les faits et nous donner la clef des coulisses de la droite.

Dechamps envoie le 19 février au ministre de la Maison du Roi « les explications officielles concertées entre le comte de Theux et moi, que je produirai à la tribune et qui serviront de base à la discussion. » Il les soumet d'avance pour savoir si Van Praet et lui sont d'accord.

Il résulte de la note rédigée par Dechamps que ni le comte de Theux, ni lui-même, en raison tout d'abord de son état de santé, n'avaient l'intention d'accepter le pouvoir.

Consulté par le Roi, et recevant l'offre de constituer un ministère, Dechamps exprima l'avis « que la droite conservatrice ne devait pas accepter le pouvoir dans les circonstances actuelles pour trois motifs :

\1. elle était en minorité dans les Chambres ;

\2. elle ne pouvait accepter la responsabilité d'une situation difficile due au ministère ;

\3. un cabinet de trêve politique répondrait aux circonstances comme à l'opinion du pays. et permettrait d'éviter une dissolution en attendant les élections de 1865.

Il avait promis son concours « à tout ministère formé dans ce but et ayant ce caractère. »

Il y aurait lieu d'aviser en cas d'échec et « en présence du maintien du ministère démissionnaire armé de la dissolution. »

Une seconde consultation aboutit à maintenir la première appréciation et le premier refus des deux chefs de la droite, et (page 101) Dechamps terminait en déclarant qu'il n'avait « eu à discuter avec Sa Majesté aucune condition qui pouvait être attachée à notre acceptation. »

Dumortier, écrivant à son « cher et savant confrère » Van Praet le 22 février, s'excuse d'abord d'avoir donné à une lettre précédente, qu'il ne savait pas devoir être communiquée au Roi, la forme « déboutonnée d'une conversation de vieux amis. » « En présence de la conduite étrange de deux de nos amis et des accusations violentes dont le parti conservateur était l'objet, il était de mon devoir - dit-il - de vous faire connaître la vérité. Je l'ai fait avec le sentiment que tout le parti éprouvait «

Il est obligé de relever une équivoque relative à un article du journal la Paix de Coomans. « Je vous disais que ce journal faisait connaître la vérité sur la réunion du 27 janvier, cela ne doit s'entendre que de l'acceptation de la dissolution par un cabinet conservateur, mais nullement du programme de ce journal, qui est l'œuvre de M. Coomans. » (Note de bas de page : La Paix du 7 lévrier 1864 affirmait que la droite avait « décidé que si la formation d'un cabinet d'affaires était jugée impossible, et si une dissolution paraissait nécessaire, elle devait monter au pouvoir en y apportant un programme sur lequel la représentation nationale et, au besoin, le corps électoral, auraient à se prononcer... » Elle émettait l’avis que cette acceptation devait se faire « avec ou sans le concours de MM. de Theux ou Dechamps. » Fin de la note.)

Dumortier expose ensuite très longuement les faits. « Devant quarante représentants, Dechamps rendit compte de son entrevue avec le Roi et nous apprîmes avec satisfaction que Sa Majesté était bien disposée pour l'arrangement du différend des Anversois que la violence et l'entêtement de M. Frère a poussés à bout, au grand détriment de la défense nationale. »

Dumortier insiste sur les « vices de construction » que renferme la forteresse et qui, selon lui, sont tels qu'ils permettraient à une division française partie de Paris et traversant les Flandres à marches forcées d'occuper le camp retranché avant la concentration des troupes belges !

Il ne voit pas, d'autre part, la possibilité pour le Roi et le Gouvernement de trouver asile au milieu d'une population (page 102) exacerbée au point « qu'en juin dernier (1863). l'Association libérale elle-même, pour faire admettre ses candidats, proclamait qu'ils allaient renverser le ministère. »

« La pacification d'Anvers, voilà le premier problème à résoudre. et l'assemblée a été heureuse d'apprendre que telle était l'intention du Roi. »

Dumortier rappelle alors le débat engagé sur la question ministérielle. Il a combattu l'opinion de Malou soutenant que l'intérêt du parti voulait que la dissolution fût faite par le cabinet actuel, et toute l'assemblée, à une voix près, lui a donné raison. Elle « a donc décidé que le parti catholique devait prendre le pouvoir, mais pourvu que ce fût par un ministère de première force, offrant des garanties au parti, et elle a repoussé unanimement la pensée d'un ministère nominalement catholique comme celui qui n'a pas su nous préserver de l'émeute et dont la répétition sous une forme quelconque ne serait pas acceptée par le parti. » Il dément donc le récit de M. Dechamps écrivant « dans son Journal de Bruxelles qu'il vous a, le samedi suivant, exprimé le vœu de l'assemblée ; ce qui prouve que M. Coomans est dans le vrai sous ce rapport, c'est le désaveu unanime de l'acte d’avortement de nos deux amis et de l'accusation d'impuissance et de faction qu'il a engendrée contre les catholiques. »

Abordant la question du programme. l'assemblée s'est livrée une longue discussion. « chacun émettant des idées plus ou moins avancées. plus ou moins radicales ou démagogiques Dumortier a vivement combattu les propositions avancées et aucune résolution n'a été prise sur ce point. »

Dumortier ne peut toutefois cacher à Van Praet que Coomans seul partage des idées démagogiques ; il craint que « jugeant notre parti par le cadran trompeur qui dénature sans cesse les hommes et les choses, » le confident du Roi ne soit pas « au courant du mouvement qui s'opère dans les rouages et qui peut un jour compromettre la marche de la machine » et lui demande la permission « de soulever un coin du voile. »

Nous voyons apparaître, dès ce temps-là, l'affirmation d'une opposition entre le pays « légal » et le pays « réel. » Les catholiques, (page 103) dit en effet Dumortier, sont impressionnés par deux faits :

1° ils n'ont pas eu les bénéfices du pouvoir depuis près de vingt ans » ;

\2. cet ostracisme est dû à des trucs électoraux « odieux bien que couverts du manteau de la légalité. » Ils savent que « l'immense majorité du pays est avec eux » et, dans leurs déceptions électorales ; ils ont été amenés à des « extrémités déplorables telles que le suffrage universel, l'alliance avec la démagogie, la réduction de l'armée.

« Cette situation des esprits,. qui a pris son origine à la rentrée de M. Frère après la question de l'or, marche et grandit avec rapidité et menace de nous déborder. Elle a pour elle la jeunesse catholique qui se voit systématiquement repoussée de toutes les fonctions et chose étrange, ce sont les catholiques prétendus modérés qui acceptent ces étranges idées et les patronnent. »

A l'époque de l'adresse (10 novembre 1863), Dumortier a dû se « fâcher tout rouge contre M. Dechamps qui voulait présenter ce programme au nom du parti catholique. »

Après avoir mis brièvement Van Praet au courant du programme Coomans, Dumortier le prie de juger s'il n'y a pas lieu « d'y porter remède en donnant satisfaction aux légitimes aspirations de la Droite, pour éviter les aspirations illégitimes. »

Parmi les « moyens odieusement légaux employés par nos adversaires pour fausser le corps électoral.... le plus perfide doit sortir ses moyens lors de la révision des listes électorales. au commencement d'avril prochain » et, selon Dumortier. il donnera la victoire aux libéraux dans des districts où jusqu'ici les catholiques sont les plus forts. Les libéraux. s'ils avaient fait la dissolution après les élections de Bruges, auraient été mis en minorité de 6 à 8 voix. Après le mois d'avril, d'après leurs propres calculs, la situation actuelle serait maintenue. « Voilà pourquoi ils veulent se retirer. »

Les catholiques, en faisant la dissolution « lorsque le Roi l'a offerte, » pouvaient être en majorité de 1 5 à 20 voix ; (page 104) « maintenant après la faute incroyable commise par MM. de Theux et Dechamps. on obtiendrait encore une majorité de 12 à 15 voix. » Avec les listes falsifiées d'avril, la majorité catholique pourrait encore être de 2 à 5 voix « ce qui serait la position actuelle renversée.

Telle est la raison des atermoiements du parti libéral.

Cette situation est dangereuse ; elle rendrait permanente la crise actuelle et placerait « la Couronne dans une série incessante d'embarras et d'anxiétés. »

Aussi Dumortier « contre l'avis de MM. Malou, Dechamps et de Theux » a-t-il, seul, « fait décider à l'unanimité par la droite qu’elle devait accepter le pouvoir » , parce que Van Praet lui avait « ouvert les yeux » et que le succès électoral lui paraissait certain.

En conclusion. il dénonce la conspiration de la gauche contre la prérogative royale et le piège qu'elle tend au Roi et « dont le résultat serait d'éterniser une situation mi-partie et d'user nos institutions par esprit de parti Il a confiance en la perspicacité de Van Praet, qui « comprendra de suite la portée du danger d'une situation grosse en obstacles futurs et en inextricables difficultés. »

Le Roi ne se presse pas de dénouer la crise

Le Roi ne semblait pas pressé de terminer cette crise. Sil n'éprouvait pour le parti libéral qu'un propension très mitigée, il n'envisageait pas sans répugnance l'appel à un parti qui lui semblait évoluer vers des idées dangereuses et tendre la main aux brouillons anversois. Il partit même pour l'Angleterre où il séjourna du 2 mars au 20 avril.

Explications à la Chambre

La veille de son départ, un court débat fut engagé. Rogier donna des explications la Chambre sur la démission ministérielle et sur diverses combinaisons avortées. Henri de Brouckère et Pirmez affirmèrent leur fidélité au Cabinet.

(page 105) Dechamps répéta les excuses déjà présentées par le Journal de Bruxelles. II ajouta cependant que la droite n'avait pas prévu le maintien au pouvoir des ministres libéraux.

Rogier ayant constaté l'impuissance de la droite, Dechamps déclara que si le ministère démissionnaire devait rester au pouvoir, le parti catholique se résignerait, au jour qui lui conviendrait. à prendre ses responsabilités. Il ferait appel aux libéraux modérés. leur proposant un programme unioniste. Si leur appui était refusé. il demanderait la dissolution, se présentant avec un programme libéral et modéré.

Rogier souligna la déclaration de Dechamps à propos de la loi sur les bourses d'études. qu'un ministère d'affaires ne serait pas éventuellement obligé de retirer. Il en tira parti pour conclure : « ...que le but de la droite n'était pas autant de changer la politique du gouvernement que de renverser les hommes qui siègent au banc ministériel, et qu'elle avait joué une vraie comédie »

Il essaya vainement d'obtenir des précisions sur le programme présenté à la réunion de la droite du 27 janvier.

Commentaires de la presse

La dernière déclaration de Dechamps, laissant entrevoir l'avènement d'un cabinet clérical, a fait apparaître. écrivait le correspondant bruxellois du Journal de Liége, M. De Jongh, une foule de candidats ministres. parmi lesquels on citait Kervyn de Lettenhove, d'Anethan, Roger de Behr. Ces noms seraient un peu relevés par la présidence du comte de Theux. Ce dernier et Dechamps avaient été débordés par les impatients du parti.

Le 8 mars. l'Echo du Parlement écrivait que la crise était entrée dans une nouvelle phase, par suite de l'adhésion définitive de la droite au programme des « jeunes » cléricaux.

(page 106) Toutefois, il y avait des tiraillements à ce propos. Le Bien Public, par exemple, repoussait nettement le suffrage universel à la province et à la commune, préconisé par Coomans dans la Paix. Il y voyait une préface à la révision de la Constitution et de l'agonie du gouvernement parlementaire.

Dans les réunions catholiques, selon le correspondant du Journal de Liége (l mars). les répugnances se manifestaient aussi, et Malou, notamment, décochait « ses traits les plus acérés » contre ce qu'il appelait « les rêveries économico-financières et clérico-démocratiques de M. Coomans... »

Le programme disparaissant, que pouvait bien invoquer le ministère catholique dissolvant les Chambres ?

L'embarras de la droite, continue le journaliste. provient surtout de son entente avec les députés anversois, et ses efforts pour déterminer de Brouckère à constituer un gouvernement ne pouvaient aboutir qu'à une mystification de ses nouveaux alliés, ce représentant était en effet l'un des signataires de l'ordre du jour opposé aux demandes du Meeting.

Le séjour de Léopold Ier à Londres se prolongeait et les commentaires allaient leur train. La Paix s'en étonnait. Elle laissait entrevoir que le ministère ne verrait pas le jour. s'il n'obtenait pas du Souverain la réduction de l'armée et la démolition des fortifications d'Anvers. Le Roi rapporterait sans doute de Londres des assurances de paix ou des menaces de guerre. Dans le premier cas, seul envisagé par le journal, Léopold ne pourrait investir de sa confiance les ministres libéraux coupables de folles dépenses militaires.

Aussi l'Echo du Parlement demandait-il si la Paix était « autorisée par les chefs de la droite à tenir ce langage, à découvrir à ce point la Couronne ?... »

La polémique se poursuivit entre journaux libéraux et cléricaux, les premiers triomphant des difficultés de la droite à s'entendre sur des hommes et sur un programme.

Les catholiques, observait le Journal de Liége (25 mars), sont en tel désarroi qu'ils en viennent à reprocher au Roi son (page 107) voyage en Angleterre, alors qu'il a retardé son départ jusqu'au 2 mars, pour donner à la droite le temps de délibérer.

Débat au Sénat sur la crise. Le Prince Ligne explique son rôle

Sur ces entrefaites, il y eut au Sénat, le 5 avril, un débat sur la crise, et le Prince de Ligne expliqua son rôle. Il avait dû décliner l'appel que le Roi voulait faire à son dévouement. Quelques jours après cet entretien royal, il fut sollicité par des personnalités catholiques de former un cabinet d'affaires et de trêve, mais il ne leur dissimula pas l'impossibilité d'une telle combinaison, pour laquelle il n'eût trouvé aucun auxiliaire à gauche. Il avait d'ailleurs soutenu « avec des nuances modératrices » la politique libérale du cabinet démissionnaire.

Ces explications, très appréciées par la presse de gauche, furent moins goûtées des journaux catholiques, dont certains. comme le Bien Public, furent nettement hostiles au Prince.

Le retour du Roi était annoncé le 20 avril. Il allait être le signal de nouvelles négociations avec la droite qui, selon le correspondant bruxellois du Journal de Liége (15 avril), restait divisée en deux groupes : « ... les uns veulent réellement l'acceptation du pouvoir, les autres n'en veulent à aucun prix. Les premiers sont les plus nombreux ; ils feront l'impossible pour faire prévaloir leur volonté... En attendant. la discrétion a été imposée aux journaux de l'épiscopat et ce mot d'ordre a été suivi à peu près ponctuellement... »

L'Echo du Parlement (19 avril) attribuait l'hésitation et les reculades de MM. de Theux et Dechamps au programme imposé par la jeune droite, et qui était tout le contraire des anciennes doctrines du parti clérical.

Le Roi rappelle Dechamps et lui demande son programme. Il ne l’agrée pas

Le Roi est rentré. Il fait appeler Dechamps et lui demande son programme. Le leader catholique s'exécute et pendant (page 108) plusieurs jours. des bruits contradictoires circulent. L'Union de Charleroi annonce la formation d'un ministère composé de MM. Dechamps, Dumon, d'Anethan, de Naeyer et Roger de Behr. Ces membres sont, dit-elle, d'accord sur un programme à soumettre au Roi « ...qui ne tardera pas, selon toute probabilité, à prendre la décision que lui conseillent les intérêts généraux du pays. »

Mais le Journal de Bruxelles du 27 avril. faisant allusion à cette note, ne croit pas les négociations aussi avancées, et l'Union avoue n'avoir pas voulu dire « que Sa Majesté a donné son adhésion à cette combinaison et à ce programme... le Roi délibère et aura à apprécier ce que conseille l'intérêt du pays. »

Dès le lendemain l'échec de Dechamps est reconnu par le Journal de Bruxelles qui croit également à l'acceptation de la retraite de l'actuel ministère, et à son remplacement par un cabinet d'affaires pris en dehors du Parlement.

L'Union de Charleroi ajoutait que la question du programme avait fait reculer le Roi.

« Après trois mois et plus de fanfaronnades. constatait le correspondant bruxellois du Journal de Liège, voici donc le parti clérical obligé, pour la troisième fois... de renoncer à prendre le pouvoir. »

Il voyait la principale cause de l'échec dans les soucis de nombreux chefs de la droite mêlés aux affaires Langrand Dumonceau. qui se gâtaient déjà. Cette information correspondait à une lettre de Frère Trasenster, du 19 avril, dans laquelle le ministre, parlant de « la scandaleuse affaire de la Banque Hypothécaire » envisageait l'influence que pareil incident pourrait exercer sur la formation d'un ministère de droite. « En ce moment. ajoutait-il, c'est M. d'Anethan qui se trouve désigné comme le futur chef du Cabinet. On ne sait rien encore du programme qu'il aurait l'intention de soumettre au Roi. »

Le 2 mai, la résolution du Roi était prise, et Van Praet, la communiquant à Rogier ainsi que le programme Dechamps, lui (page 109) demandait au nom du Roi s'il pouvait « utilement entreprendre de pourvoir à la situation » (Note de bas de page. Pour satisfaire ses nouveaux alliés, Dechamps avait dû faire place à leur revendications dans son programme « démagogique » pour le temps ! L'article 7 promettait de rechercher une solution favorable aux intérêts anversois et compatible avec les nécessités de la défense nationale. Woeste dans son livre « Vingt ans de polémique » émet l'opinion que la question électorale, la nomination du collège échevinal n'auraient été que le prétexte du rejet du programme par le Roi, dont l'opposition réelle eût été dictée par les articles 4, relatif aux charges militaires, et 7. II semble que Woeste se soit abusé, car parmi les modifications réclamées par le Roi, mentionnées dans une lettre de Van Praet à Malou , ne figure aucune allusion à la question anversoise. Frère, en tout cas, traita, lors de la discussion sur la politique intérieure », l'article 7 de mystification, tandis que V. Jacobs s'en déclarait pleinement satisfait, tout en reprochant au ministre des Finances de caresser « les mauvaises passions du dehors en présentant un succès catholique comme un danger pour le pays. Fin de la note.)

Dès le lendemain, le Journal de Bruxelles publiait presque textuellement le programme catholique, tandis que l'Echo du Parlement et les autres journaux libéraux faisaient ressortir les contradictions auxquelles ce programme exposait Dechamps et la vieille droite. (Note de bas de page. On trouve ce programme in extenso dans DISCAILLES, op. cit., pp. 226-221. II était précédé de la déclaration suivante : « Le but politique que le ministère aurait surtout en vue serait d'assurer le maintien et le sage développement des libertés constitutionnelles, dans l'esprit large et fécond qui a inspiré le Congrès National de 1830 ; d'écarter avec soin les causes qui ont entretenu les luttes irritantes dont le pays est fatigué et qui ont été engagées sur le terrain des questions religieuses ; de chercher à déplacer le terrain de ces luttes stériles, en offrant à l'activité parlementaire, au lieu de passions politiques à exciter, les intérêts vivaces du pays à débattre et à servir : de favoriser par une politique de modération et de prudence, le calme dont le pays a impérieusement besoin… » Fin de la note.)

Le 5 mai, le Journal de Bruxelles commença la publication d'une série d'articles tendant à représenter le programme Dechamps comme « libéral et modéré. »

« Les noms et les antécédents. disait-il, des hommes politiques qui l'ont signé, et l'adhésion que la plupart des (page 110) conservateurs de la Chambre et du Sénat y ont donnée. sont une garantie de modération assez péremptoire pour empêcher l'opinion de s'y méprendre. »

Mais l'Echo du Parlement (8 mai), doutait de l'affirmation du journal catholique, assurant même que « cette œuvre incohérente » n'avait « jamais » été soumise « à l'adhésion de la plupart des membres de la Chambre et du Sénat ».

Le Bien Public du 13 mai déclara ne pas regretter, dans l'intérêt même du parti catholique, l'échec d'Adolphe Dechamps qui, d'après lui, s'était fait illusion sur l'accueil réservé à ses nouvelles idées, non admises par de nombreux catholiques.

C'était une illusion, notamment, que de s'imaginer pouvoir écarter la lutte entre le catholicisme et la libre pensée.

La répugnance de Frère et de Rogier à reprendre le pouvoir

Dans l'entretemps. des pourparlers fort longs s'engagèrent entre Léopold Ier et Rogier, qui ne manifestait, pas plus que Frère et ses autres collègues, une bien vive envie de reprendre la direction des affaires. Paul Devaux l'en dissuadait de toutes ses forces (DISCAILLES, op. cit, IV, 229). Frère n'était pas moins mal disposé. Il écrivait le 17 mai à Trasenster : « Il est difficile de me résigner à retirer ma démission. Tesch et Vandenpeereboom sont du même avis. Nous avons trop vécu. Un ministère qui a près de sept années d'existence est en mauvaise situation pour faire une dissolution. D'ailleurs, abstraction faite de cette circonstance, le résultat éventuel est très problématique.

« Que faire cependant ? Un ministère extra-parlementaire est reconnu impossible. Il faut donc que l'opinion libérale gouverne ou bien, si elle persiste s'abstenir, qu'elle oblige le Roi à accepter les catholiques et leur programme. Qui prendra la responsabilité du conseil »

(page 111) Il terminait en annonçant que le Conseil des Ministres allait probablement consulter la gauche.

Sur l'avis de Rogier, le Roi fit venir Malou et le chargea d'une mission auprès de la droite. à l'effet d'obtenir des modifications au programme proposé. La droite ayant persisté à réclamer la nomination des échevins par le conseil communal et l'abaissement du cens provincial et communal, le Roi n'agréa pas cette dernière mesure.

Ce fut le dernier acte de la tractation. (Note de bas de page. Nous trouvons, dans une lettre du 3 juin de Jules Devaux à Beyens, qui lui a demandé son opinion sur les affaires intérieures, de curieux détails relatifs aux difficultés de surmonter la crise. Le chef du cabinet du Roi déclare d'abord que les indiscrétions de Dechamps « un vrai étourneau » ont rendu nécessaire le maintien du cabinet, II envisage ensuite les conséquences d'une dissolution extrêmement probable. Il croit que la Chambre restera ce qu'elle est. Cette éventualité amènerait un cabinet d'affaires, que la gauche modérée se croirait obligée constitutionnellement de soutenir. « C'est peut-être - dit-il - une transition par laquelle il est désirable que nous passions. On ne peut méconnaitre que l'animosité est telle, qu'il faut une trêve… » Devaux termine sa lettre par une piquante remarque. « Les catholiques en se faisant démolisseurs ont rejeté la gauche dans la conservation et c'est à l'heure qu'il est le parti libéral de la nuance Rogier et Frère qui défend la prérogative royale (article Bourgmestres) - contre les catholiques qui l'attaquent... » Fin de la note.)

Les instances du Roi triomphent des résistances

Il fallut, de la part de Léopold de bien vives instances pour que le cabinet retirât sa démission, comme le prouve Discailles dans son récit de l'affaire (op. cit., IV, pp. 230-232.) Il n'avait qu'une majorité excessivement précaire et ne nourrissait qu'un faible espoir en une dissolution.

« Il ne reste donc plus, écrivait le 11 juin, avec une résignation désenchantée, Tesch à Rogier, qu'à vivre au jour le jour et à attendre de l'imprévu une solution que la sagesse humaine ne donnera probablement pas. »

Le débat final et le triomphe oratoire de Frère-Orban

(page 112) Sur ces entrefaites. la Chambre des Représentants reprit ses séances. Le débat se prolongea du 31 mars au 18 juin. Rogier ouvrit la discussion en confirmant « la nouvelle qui a fait tant de bruit ces jours derniers. et qui a en même temps étonné tout le monde. à savoir que les ministres actuels, après avoir obtenu du Roi la promesse « d'un concours sincère et bienveillant », la faculté de dissoudre les Chambres et de maintenir intact leur programme politique (Cf. lettre de Van Praet Rogier, du 11 mai 1864. op. cit.i>, 3. 231). ont retiré leur démission en présence des nécessités de la situation. »

Un remarquable discours de Frère fit sensation. Le 3 juin, le grand orateur arrachait aux catholiques un désaveu unanime des théories de la Civilta Cattolica et du Bien Public sanctionnées pourtant par le Pape.

Après en avoir donné, d'après le Journal de Bruxelles. un résumé textuel, il avait ajouté : « ...je répète encore que ces doctrines que je cite... sont des doctrines que la plupart d’entre vous... (interruption). tous, si vous le voulez... » « Oui, tous ! tous ! s'écrièrent un grand nombre de membres à droite. - Frère reprit : Tous, soit : tous vous les repoussez ! » « Oui, oui », confirmèrent les députés catholiques. Mais Frère, faisant observer qu'une grande partie de la presse cléricale adoptait les tendances pontificales, en tirait cette conclusion impressionnante : « ...la présence au pouvoir des catholiques... serait un véritable danger pour le pays... »

Frère reprit la parole le 14 et le 15 juin pour répondre à divers orateurs de la droite. Il insista surtout sur la rupture du parti conservateur d'avec ses traditions et qualifia de faute peut-être irréparable son alliance avec les révoltés d'Anvers. Le parti clérical troublait le pays et Frère maintenait sa déclaration précédente : la présence des catholiques au pouvoir serait un danger.

« Messieurs, - s’écriait-il dans sa péroraison, nous faisions dans ce pays une grande expérience. Sur ce petit coin de terre (page 113) qui semble avoir reçu depuis 30 ans toutes les bénédictions du ciel, qui a été libre, heureux et prospère, on soulève aujourd'hui des questions bien dangereuses. Des ennemis, les vrais ennemis de la liberté s'attaquent incessamment aux principes essentiels de notre Constitution et les présentent au peuple comme la source des plus grands maux. Nous avons à les combattre, et pour toute punition. nous ferons régner pour eux cette liberté qu'ils maudissent tous les jours! »

Un ordre du jour de Nothomb, refusant la confiance au Gouvernement, fut rejeté par 57 voix contre 56.

L'appréciation la plus curieuse de ce mouvement d'éloquence nous est donnée dans une lettre intime, écrite le 7 juin par Kersten à son ami Gilson :

« J'ai terminé aujourd'hui la lecture du discours prononcé par M. Frère à la séance de vendredi. Il est réellement écrasant et l’on n'entreprendra pas de le réfuter au fond. Les catholiques peuvent voir aujourd’hui quel tort ils ont eu de suivre des écrivains exagérés et combien leurs imprudences. longtemps continuées, ont fortifié le parti libéral. Il leur sera bien difficile de revenir un jour au pouvoir. »

La proposition et la dissolution de la Chambre

Pour sortir de l'impasse, Orts proposa d’augmenter le nombre des représentants et des sénateurs. Cette motion se produisait à une époque anormale, car on attendait, auparavant, les résultats du recensement décennal pour fixer le nombre des parlementaire. La droite la représenta comme un coup de parti, un expédient pour se perpétuer au pouvoir. Spéculant sur la maladie mortelle de M. Cumont, député libéral, elle donna, pour la première fois, l'exemple d'une grève parlementaire et déserta les séances. M. Cumont étant décédé le 10 juillet. la majorité (page 114) absolue n'existait plus et la Chambre ne pouvait plus délibérer valablement. Il ne restait plus qu'à dissoudre la Chambre et à faire appel au pays. Deux manifestes précédèrent les élections, celui de l'opposition, d'abord. puis la déclaration gouvernementale.

Les élections du 11 août 1864

Le succès ministériel fut important. 64 libéraux passèrent contre 52 catholiques. Gand qui, comme Frère-Orban l'écrivait Trasenster. restait « un point noir » élut 6 libéraux et un seul clérical. Le corps électoral de Bruges, se ravisant, nomma trois libéraux. (Note de bas de page. Le refus de Paul Devaux de se représenter avait mis les libéraux brugeois dans un cruel embarras. Ses anciens collègues de Vrière et de Ridder avaient pris la même décision, Sollicité par le sénateur Boyaval, bourgmestre de Bruges, d'user de son influence pour faire revenir Paul Devaux sur son refus, Frère-Orban se rendit compte, après une démarche auprès de Van Praet, de l’inutilité d'une autre tentative. II engagea Boyaval à ne pas désespérer, à choisir des noms nouveaux, à remplir en tous le devoir libéral. Suivant ce conseil, Boyaval détermina de Vrière à reprendre la lutte avec deux co-candidats, qui obtinrent une majorité Inespérée. Frère, dès le lendemain, remercia et félicita Boyaval : « Le libéralisme vous doit beaucoup. C'est grâce à votre dévouement et à votre ardeur que nous avons vaincu. Je vous adresse mes félicitations et je vous remercie du service signalé que vous venez de rendre au pays. » Fin de la note.)

En somme, le parti libéral marcha très uni au scrutin. A Bruxelles et Liége seulement des dissidences se manifestèrent. Dans ces deux arrondissements. l'élément radical - c'était souvent son habitude - fit une assez vive opposition au libéralisme traditionnel.

L'Association libérale fut combattue par divers groupements avancés, le Meeting libéral, notamment, formé des débris de l'Alliance, ralliés par des jeunes gens talentueux et ardents, parmi lesquels émergeait Paul Janson. L'Association libérale qui avait accentué sa liste en y accueillant Funck et Couvreur, l’emporta sans grande peine. Ses candidats obtinrent de 6.412 (Van Humbeeck) à 4.535 voix (Vleminckx). Splingard et (page 115) Dartevelle ne recueillirent que 1.933 et 1.531 suffrages. Une liste catholique récolta de 3.062 à 2.863 voix.

Un ballottage eut lieu entre Vleminckx qui fut élu par 4.740 voix contre le général Capiaumont, qui n'obtint que 1.474 suffrages.

A Liége. l'élément avancé qui, de 1857 à 1862 était arrivé, par surprise, à dominer à l'hôtel de ville, aurait voulu faire admettre par l'Association libérale l'ancien bourgmestre Dewildt et l'ex-échevin Victor Henaux. Frère, consulté. refusa nettement (lettre à Trasenster du 17 juillet 1864) de figurer sur une liste avec ces deux radicaux, qui s'étaient séparés naguère du libéralisme « en invoquant la moralité politique et qui depuis nous accusent chaque jour d'avoir trahi les véritables intérêts du libéralisme. L'occasion est opportune pour faire la guerre aux petits-fils de l'Espoir, du Libéral liégeois et de la Tribune . »

« On ne me fera pas prendre. malgré moi. même en apparence, un bain démocratique, répétait-il le 26 juillet. Je ne saluerai pas ceux qui m'insultent. »

Les candidats radicaux furent écartés. Le groupe décida de lutter.

Dans une lettre du 9 août, Frère-Orban rappelait à Trasenster que le reproche que lui adressait l'Echo de Liége de n'avoir pas révisé la loi de 1842 tombait à faux, une fraction importante de la gauche s'opposant à la révision. Verhaegen lui-même, en 1859. avait déclaré « qu'il ne conseillerait pas au cabinet de prendre actuellement l'initiative de la réforme parce qu'il faillirait au premier de ses devoirs en compromettant l'intérêt de l'opinion libérale. »

La victoire à Liége fut éclatante : 3.000 voix contre 1.250 aux catholiques et 450 aux radicaux.