(Paru à Bruxelles en 1946, aux éditions Vers l'Avenir)
L'accentuation du programme du Cabinet
(page 63) La presse discuta plusieurs jours la question de savoir quel serait le programme du ministère reconstitué. On parlait de la révision de la loi de 1842, ainsi que de l'instruction obligatoire. L'Observateur désignait Frère comme le chef du Cabinet. Le Journal de Bruxelles se demandait qui, des modérés ou des avancés, avait fait des concessions, et reconnaissait que la rentrée de Frère donnait une grande valeur au nouveau gouvernement. Le Bien Public voyait un « défi lancé au pays », une réponse insolente aux élections de Gand dans « la rentrée au pouvoir de l’homme qui personnifie avec le plus de talent, il est vrai, mais aussi avec le plus d'intolérance et de fanatisme, le système libéral. » L'organe radical de Liége. la Tribune, se réjouissait de l'abandon probable de la « politique d'inertie » qui avait « fait tant de tort au libéralisme. »
Bientôt le Journal de Liége souffla sur les illusions radicales en laissant pressentir que les avancés ne devaient pas compter sur de grandes réformes politiques.
Le discours du Trône du 12 novembre devait ramener la tâche gouvernementale à des proportions plus modestes, comportant toutefois des mesures importantes. qui réalisaient progressivement une grande part du programme de 1846. Une note de la main de Frère-Orban résume le programme. qui fut jugé insuffisant par l'Observateur, au nom des « amis du progrès ». (1° Reconnaissance du titre du Roi d'Italie. 2° Traité de commerce en vue de rendre d'application générale les réformes douanières résultant de notre traité avec la Prusse. 3° Loi pour réprimer les fraudes en matière électorale. 4° Loi sur les fondations et l’administration des bourses d'études. 5° Lois sur l'administration des biens affectés l'exercice des cultes. 6° Lois sur le jury d'examen. Système de la liberté. 7° Loi sur la milice. Réforme administrative. Point de système d'exonération ou bien le système des rentes viagères.)
La reconnaissance du Royaume d'Italie et la recrudescence des discussions politiques
(page 64) La reconnaissance du royaume d'Italie avait amené tout d'abord la démission du baron de Vrière, que Rogier remplaça. La réalisation fut malaisée, étant données les répugnances de Léopold Ier, qui n'avait pas oublié les lenteurs de Charles-Albert à le reconnaître. Notre souverain hésitait à donner le titre de roi d'Italie au roi de Piémont qui, « malgré les iniquités inouïes de son gouvernement », ne possédait pas la péninsule. Elle aboutit enfin par l'agréation de Solvyns « près du roi d'Italie » et celle du comte de Montalto comme « ministre du roi d'Italie » à Bruxelles.
La discussion politique, qui avait été mise en sourdine de 1859 à 1861 fut reprise, à la suite de cet événement. avec une certaine vigueur. Les répugnances de Léopold Ier n'étaient pas ignorées de l'opposition ; elle en tira parti pour reprocher au Cabinet son initiative et ses complaisances pour un gouvernement usurpateur. Frère dut intervenir dans le débat : il rectifia l'accusation dirigée contre Cavour. « qui me faisait l'honneur - disait-il - de m’appeler son ami » et auquel Vilain XIII avait reproché ses sentiments hostiles à la Belgique au Congrès de Paris en 1856.
Il protesta également contre un discours virulent de Dumortier qu'il qualifia de « profondément regrettable » et réfuta la thèse d'Adolphe Dechamps prétendant que la Belgique devait attendre la reconnaissance du roi d'Italie par les grandes puissances. Notre pays, affirma-t-il, avait le droit d'agir en sa pleine indépendance.
Le bouillant député de Tournai critiqua, peu après, les titres de Ministre d'Etat et de Grand-Croix de l'Ordre de Léopold, donnés à Frère pour le consoler, disait-il, de son échec sur la question de l'or.
(page 65) Rogier répondit : « ... Notre honorable ami n'avait pas besoin de cette décoration tout extérieure pour que son mérite éminent fût constaté aux yeux du pays entier...
« Quant au titre de Ministre d'Etat, nous avons désiré d'autant plus que l'honorable ministre des Finances en fût investi que... nous avons, après la retraite de M. Frère-Orban. continué à le considérer comme notre collègue. J'ajouterai que, dès 1852. j'avais tenu à honneur de proposer au Roi d'investir de ce titre M. Frère-Orban.
« A cette époque, notre honorable ami crut devoir le refuser par modestie. et on ne l'accusera certes pas de s'être pressé d'accepter, en 1861, un titre qu'il avait mérité et obtenu dès 1852 » (cf. p. 15).
Frère tira parti d'une assertion d'Alphonse Nothomb représentant la majorité catholique de 1855-1857 comme l'expression sincère de la majorité du pays, pour montrer que cette majorité ne s'était constituée que par la défection de certains membres de la gauche. Il lui manquait « le plus grand élément de force, c'est-à-dire la moralité ou plutôt la force morale. »
Le comte de Theux avait formulé un « acte d'accusation » en règle contre le Cabinet. D'après lui, c'était aux catholiques seuls que l'on devait les libertés inscrites dans le pacte fondamental.
Frère-Orban releva cette affirmation. Il rappela les tendances exagérées d'une partie des catholiques du Congrès. notamment au sujet du mariage religieux, de la personnification civile des couvents.
N'a-t-on pas vu bientôt après, dit-il, le parti catholique poursuivre la réalisation de ce dernier projet, repoussé par le Congrès « Etait-ce là, demanda-t-il, se montrer fidèle à l'esprit de nos institutions ? »
Il ne comprenait pas l'idée d'un gouvernement neutre entre les partis : c'était pour lui l'image d'un gouvernement absolu.
De Theux, d'ailleurs. n'avait pas, au pouvoir, pratiqué ce système de neutralité. N'était-il pas présent dans le Cabinet des (page 66) Six Malou ? A une question d'Adolphe Dechamps : « Quel est l’acte de parti que ce ministère a posé ? », Frère répondit avec à-propos : « Je pourrais renvoyer l'honorable interrupteur à son voisin ; je pourrais l'engager à demander à M. De Decker pourquoi il accueillait ce ministère en s'écriant qu'il était un anachronisme ou un défi. »
« La minorité libérale intolérante» du Congrès, comme l'appelait de Theux. avait réclamé la surveillance de l'enseignement par l’Etat. Frère riposta que cette proposition avait été faite par de Sécus, un bon catholique. et soutenue par d'autres catholiques, ainsi que par J.-B. Nothomb, l’apôtre de la politique.
Prenant ensuite l'offensive, le ministre des finances accusa la droite de « ne pas s'inspirer suffisamment de l'esprit de la Constitution et des idées modernes. »
Après avoir montré la sollicitude des libéraux pour le clergé dont ils voulaient relever les traitements. tout en dépensant beaucoup pour la construction des églises, et justifié la réforme électorale de 1848, qui, de l'aveu d'Adolphe Dechamps. avait « tout d'un coup arrêté la révolution », il obtint un très vif succès en amenant la droite à désavouer la presse cléricale (Cf. en 1864)
« ... Nous avons vu. s'écria-t-il. les outrages les plus sanglants. les plus déplorables adressés à des hommes que vous estimez, que vous aimez et qui vous serrez tous les jours la main. » N'avons-nous pas vu... ces derniers jours le principal organe de votre parti, parlant d'une de nos gloires nationales, d’un homme qui a été l'un des fondateurs de la nationalité. qui a fait partie du gouvernement provisoire, qui a siégé au Congrès avec vous et qui pendant plus de trente ans a servi avec fidélité le pays, l'accabler des plus violents outrages, le désigner comme étant le fils d’un bourreau !!! » (Note de bas de page : Le Journal de Bruxelles fut condamné à dix insertions et 10.000 francs de dommages-intérêts pour avoir écrit à propos d'interpellations la Chambre au sujet de la mort d'un Belge en Italie : « Un étranger, fils du bourreau d'Arras, a pu seul parler avec une froide indifférence de l'assassinat d'un Belge. »)
Frère-Orban et les impôts
(page 67) Frère, lors de la discussion du budget des Voies et Moyens. en décembre 1861, justifia le système actuel des impôts. Il regretta de ne pouvoir supprimer pour le moment le « mauvais » impôt sur le sel, qu'il fallait pouvoir remplacer par un autre. Il montra l’impossibilité pour l'Etat de réaliser des économies sur les beaux-arts, sur l'instruction publique. Bien que « adversaire de l'intervention de l'Etat dans les affaires qui sont du domaine de l'activité industrielle il ne pouvait admettre son abstention en matière d'éducation populaire.
Sa conclusion fut qu'il fallait maintenir les ressources présentes, sans chercher à les affaiblir. tout en s’efforçant d'améliorer la répartition des impôts.
Frère oppose la modération libérale à l'intransigeance cléricale
Le chef de la droite, de Theux, avait, lors de la discussion du budget de l'Intérieur, de nouveau vanté le calme et la modération de son parti, tout en blâmant l'exclusivisme et l'intolérance des libéraux.
Frère-Orban, qui se révélait de plus en plus comme l'orateur principal de la gauche, fit la réplique ) ce discours.
Il passa en revue les actes ministériels du comte de Theux, soulignant l'application partiale qu'il fit de la loi communale de 1836.
Il montra l'opposition violente de la droite au ministère libéral, très modéré, de 1840.
Si les catholiques humiliaient volontiers le Cabinet Nothomb, chaque fois qu'il voulait prendre une initiative un peu libérale, ils l'appuyaient, par contre,. quand il préconisait des mesures (page 68) réactionnaires, telles les lois sur le fractionnement (Cette œuvre du Cabinet J.-B. Nothomb, divisait le corps électoral, dans les localités d'au moins 12.000 habitants, en sections élisant chacun un certain nombre de conseillers. Cette mesure fut dénoncée par les libéraux comme dirigée contre les grandes villes. Elle fut abolie en 1848) et sur la nomination des bourgmestres hors du conseil.
Frère ne manqua pas d'attribuer aux exigences la droite la dissolution du dernier ministère mixte formé par Van de Weyer. II lui reprocha d'avoir dénoncé, à Rome, Leclercq, cet homme si modéré, qui par le fait ne fut pas agréé ambassadeur auprès du Pape.
Après avoir rappelé la guerre faite au Cabinet de 1847, l’appel à la défection de certains libéraux, l'attitude prise à l'égard du ministère de Brouckère-Piercot, l'hostilité témoignée aux ministère De Decker et Vilain XIIII, suspects de modération et finalement contraints de présenter la loi sur la charité, Frère-Orban accusa la droite d'entraver les travaux parlementaires et de tracasser le ministère actuel, qui a soin d'éviter de soumettre aux Chambres toute mesure irritante, au risque de compromettre sa position, sa popularité et de perdre l'affection de ses amis. II lui reprocha surtout de laisser la presse cléricale représenter les libéraux comme de violents persécuteurs.
Frère s'oppose à une augmentation de crédit aux communes par voie d’initiative parlementaire
Une proposition, émanant de Jules Guillery, d’augmenter de 700.000 francs le crédit aux communes pour l'instruction primaire. fut repoussée par Frère, le 28 février 1862, au nom du Cabinet. Le ministre des Finances éleva le débat bien au-dessus de la somme demandée. Il défendit la prérogative du Gouvernement auquel revenait toute initiative en matière de dépenses ; il qualifia l'amendement de « pratique mauvaise... dangereuse dans l'exercice du gouvernement représentatif. »
(page 69) Avec quelle prudence. en ces temps lointains où le parlementarisme était à l'honneur, étaient envisagées les charges imposées aux contribuables ! « Il faut avant tout, observait Frère, mesurer les sacrifices que l'on demande au trésor public, aux moyens, aux ressources de ceux à qui l'on s'adresse pour l'alimenter. »
Il s'estimait froissé en voyant dans la proposition une sorte de reproche à l'adresse du Gouvernement qui ne remplirait pas tous ses devoirs « dans cette matière de l'instruction primaire qui nous tient tant au cœur, à nous particulièrement, et qui, je le sais. tient également au cœur de tous les membres de l’assemblée... »
Frère considérait l’enseignement primaire comme un objet essentiellement communal. C'était aux communes à bien rémunérer les instituteurs. dont l'enseignement assurait leur bien-être. garantissait leur sécurité.
Il voyait dans la proposition une tendance fort dangereuse, « qui aurait pour conséquence de faire transporter les dépenses locales dans le budget général » et dont l'aboutissement serait la suppression de fait de la liberté communale.
Il indiquait très nettement les rôles respectifs de la Commune et de l'Etat.
« La commune, c’est l’école primaire pour les citoyens ; c'est là que l'on forme des hommes ; c'est là qu'ils apprennent à s'occuper d'autres intérêts que de leurs intérêts privés ; ils y apprennent qu'il n'y a pas seulement des avantages et des droits dans la société, mais encore des charges et des devoirs ; et leur intelligence se développe, leur horizon s'étend en venant en aide à ceux qui ont besoin non seulement de secours matériels, mais de moraux et d'intellectuels. C'est ainsi que l'on arrive à former des citoyens. » (Alphonse Nothomb manifesta ic une vive approbation.)
Quant à l'Etat, il « intervient, il stimule ; il protège, il indique la voie à suivre, il a de bons enseignements à donner, car la (page 70) lumière vient d'en haut ; il doit éclairer ; il exerce une action utile à la nation tout entière, en venant en aide aux communes... »
Mais s'il « était chargé de tout faire », il agirait comme « un instituteur se chargeant de faire les devoirs de ses élèves ». II serait assurément très populaire, mais rendrait à la société un fort mauvais service.
La question des cimetières
En dehors de la création de la Caisse d'Epargne et de Retraite, de l'institution du système de warrants, Frère n'intervint plus guère dans les débats peu importants qui marquèrent la fin de la session ordinaire 1861-1862, qui se prolongea jusqu'en août. Il eut cependant l'occasion de s'expliquer devant le Sénat sur l'irritante question des cimetières qui s'était posée tout à coup. Elle n'avait pas été inscrite dans le programme ministériel. et aucune loi ne trancha la controverse., en décrétant la sécularisation, comme ce fut le cas pour les bourses d'études et, partiellement, pour le temporel des cultes. Ce fut d'abord par latitude laissée aux administrations communales. puis en vertu d'arrêts de la Cour de cassation. que la neutralité des cimetières s'établit et se confirma.
Au début du conflit. les passions avaient pourtant été violemment surexcitées. Les catholiques se sentirent directement froissés et protestèrent avec énergie.
Il n'y avait pas longtemps que la question alimentait la polémique. lorsqu'un incident déchaina les hostilités. Ce fut l'inhumation. en juillet 1862. dans la partie bénite du cimetière d'Uccle. du colonel De Moor. décédé en libre-penseur. Cette inhumation eut lieu, malgré les protestations du curé-doyen, par ordre du collège échevinal présidé par M. Hubert Dolez, et cela, en violation du décret du 23 prairial an XII.
Il en résulta une longue polémique dans les journaux, et les marguilliers adressèrent une pétition à la Chambre et au Sénat.
Le rapport du sénateur baron de Rasse concluait au renvoi de la requête aux ministres de la Justice et de l'Intérieur, avec demande d’explications.
(page 71) Malou prit la défense de la thèse catholique. Le 19 août, Frère-Orban la combattit. en établissant la nécessité du cimetière commun, principe adopté en France, en Prusse et même en Belgique. Il s'opposa au principe de la souveraineté des cultes. (Note de bas de page : Le décret de prairial an XII était invoqué en faveur de la « souveraineté des cultes », parce qu'il ordonnait la division par cultes des cimetières. Cette invocation, disait Frère, tenait uniquement « à faire donner une sanction temporelle aux peines spirituelles. »)
Ce qu'il faut surtout retenir de son discours. c'est l'échec de la tentative des fabriques d'églises revendiquant la propriété des cimetières. Le comte de Theux. par une circulaire, avait affirmé leur prétendu droit. S'il était reconnu, la conséquence serait que l'on ne pourrait enterrer dans les cimetières que des catholiques.
Mais un arrêt de la Cour de cassation a renversé la prétention des fabriques d'églises à la propriété des cimetières. en tant qu'affectés à l'inhumation.
Derrière le décret de prairial. on cherche en réalité, dit Frère, à détruire les principes essentiels de la liberté civile.
Le système clérical. qui veut parquer les citoyens après leur mort selon des croyances que l'autorité n'est pas censée connaître, « est tellement cynique et révoltant dans ses conséquences qu'il soulèvera l'opinion comme l'a fait la loi des couvents. »
Le ministre de l'Intérieur. A. Vandenpeereboom, laissa, à partir de ce moment, aux bourgmestres la liberté d'appliquer ou non le décret de prairial. Plusieurs administrations communales supprimèrent dès lors toute division dans les cimetières.
Les catholiques réagirent avec force. Un vaste pétitionnement fut organisé pour protester contre les atteintes portées à la foi religieuse. Il y eut plus de 750.000 pétitionnaires, et le Journal de Bruxelles du 16 mars 1864 écrivait que la Belgique presque entière s'était levée « pour protester contre la violation des cimetières catholiques et revendiquer un droit qui n'est contesté ni (page 72) dans la France impériale. ni dans l’Angleterre protestante. ni dans la Russie schismatique, ni dans la Turquie musulmane... »
L'agitation pourtant se calma. Les ministères catholiques de 1870-1878 ne réveillèrent pas la querelle.
Sous le dernier ministère libéral, le 6 juin 1879. la Cour de cassation trancha le conflit par un arrêt qui fixa la jurisprudence, en n'admettant la séparation que dans les communes où se pratiquaient des cultes différents ; les libres-penseurs devaient, en tous cas, être inhumés dans le cimetière catholique.
Aucune tentative ne fut faite après 1884 pour en revenir au régime antérieur 1862.
La politique bruxelloise et les élections du 9 juin 1863. L’appréciation du scrutin par Frère-Orban
La mort de Verhaegen. le 8 décembre 1862. inspira quelques réflexions à Frère-Orban. dans une lettre du 9 à Trasenster. Verhaegen « a surpris tout le monde - écrit-il. Il a mal terminé sa carrière. séparé de ses anciens amis, délaissé de ceux qui ne voyaient en lui qu'un instrument dont ils espéraient se servir. Cette mort est tout un événement. Elle modifie singulièrement la situation électorale à Bruxelles. »
Et en effet. elle facilita probablement la réconciliation libérale, dont l'affaiblissement visible du libéralisme dans le pays fit comprendre l'urgence.
Le 13 mai 1863, en séance du comité de l'Association libérale de Bruxelles,. fut adopté un accord entre cette société et la scission de 1859. Les bases en étaient l'adoption de la candidature de tous les représentants bruxellois actuels. et l'admission dans le sein de l'Association. sans ballottage et sur leur simple déclaration, de tous les anciens membres.
Cet arrangement fut violemment attaqué dans une réunion tenue à La Lowe, par les éléments les plus avancés. qui s'étaient groupés le 27 avril sous le nom de Meeting libéral.
(page 73) A côté de Demeur et d'autres orateurs. Paul Janson. alors âgé de 23 ans, fit en quelque sorte ses débuts dans la vie politique. (Note de bas de page : Le Sancho du 24 mai signalait cette intervention : « … Un jeune orateur auquel nous prédisons un bel avenir ... un de ces succès de bon aloi arrachés par l'ascendant d'un talent oratoire incontestable, M. Jason à la flamme intérieure, l’accent d'un véritable orateur, Nous nous trompons fort, si ce jeune homme n’est pas un jour une des gloires du pays… »)
L'Association libérale se réunit le 19 mai sous la présidence de Van Schoor. Le projet d'union, combattu par Lacroix et Gustave Jottrand, défendu par Louis Goblet, Jules Anspach et d'autres. fut adopté à une grande majorité.
A la suite de ce vote. un appel fut adressé par Dolez, Orts. Prévinaire et Mersman aux scissionnaires de 1859, les invitant à rentrer à l'Association.
Ce ne furent pas les extrémistes seuls du Meeting qui s'opposèrent au pacte. L'Indépendance le combattit sous prétexte que l'Association s'était humiliée devant les scissionnaires. Elle patronna les candidatures de Dartevelle et de Fontainas, bourgmestre de Bruxelles. qui avait pourtant décliné publiquement toute présentation.
Le Meeting libéral présenta, avec Fontainas et Dartevelle, Haeck et Splingard, qui furent aussi inscrits sur une liste cléricale avec Lucien Jottrand, Ducpétiaux. etc.
L'élection du 9 juin 1863, à laquelle prirent part 8.074 votants. donna aux candidats libéraux de 4.900 (Guillery) à 4.166 voix (Van Volxem). Dartevelle obtint 3.862 voix. Jottrand père 2.318. Fontainas, porté malgré lui, recueillit 1.730 suffrages.
La journée fut très défavorable l'opinion libérale, qui perdit 5 voix à Anvers,1 à Bastogne, 1 à Dixmude, 1 à Bruges. Elle gagna un siège à Nivelles, et la majorité fut réduite à six voix.
Rogier ne s'était pas représenté à Anvers et avait échoué à Dinant. Paul Devaux était battu à Bruges.
Par contre, le libéralisme conquérait quatre sièges au Sénat et y retrouvait une majorité.
(page 74) Nous trouvons dans une lettre du 17 juin à Trasenter l'expression des sentiments ressentis par Frère à la suite des élections.
Il a été fort attristé de l'échec de Rogier et de Devaux. Envisageant leur rentrée éventuelle à la Chambre, et malgré l'offre spontanée du représentant de Liége, de Bronckart, de céder son siège, il ne croit pas que Devaux soit disposé à revenir. « Rogier est vague, flottant, indécis ; c'est son état habituel. Je suis toujours d'avis qu'ils doivent l'un et l'autre recevoir le baptême électoral. et tout au moins Devaux. L'absence de Devaux serait, en ce moment, une grande cause d'affaiblissement pour la gauche. Le parti libéral ne gagnerait pas en considération si l'on pouvait supposer qu'il ne s'est pas trouvé dans ses rangs des hommes consentant à se retirer devant Devaux et Rogier... »
Il estime nécessaire la présence de Rogier au ministère, et pense qu'il faut éviter tout prix l'entrée d'Henri de Brouckère dans le gouvernement. Sa présence. dit-il. « semblerait modifier le caractère du cabinet, ce qui est inacceptable et particulièrement pour moi... »
On a envisagé d'autre part la rentrée de de Vrière, mais. selon Frère, « il n'apporterait absolument rien et... aurait à courir les chances d'une nouvelle élection... »
Sa conclusion est ferme. bien que pessimiste : « Je me sacrifie à cette heure à mon parti, car je sens que je marche à une chute qui ne pourra être guère à mon gré. J’ai surtout une chose à faire : c'est d'éviter que l'on puisse m'adresser le reproche fondé d'avoir contribué à ébranler notre opinion. »
Frère-Orban et les fortifications d’Anvers
La question anversoise. dont le retentissement s'est répercuté jusqu’à nos jours sur la vie politique, fut pour Frère-Orban un souci prolongé. Il y déploya toute l'énergie de son caractère, s'opposant aux concessions qui lui paraissaient incompatibles avec la dignité gouvernementale. Une longue correspondance témoigne de l'intérêt tenace qu'il voue cette affaire difficile et dangereuse à divers points de vue.
Paul Hymans. dans le second tome de son livre sur (page 75) Frère-Orban, a brièvement exposé les antécédents de l'affaire anversoise. Nous allons compléter sa relation à raide de nombreux documents inédits pour la plupart.
Léopold Ier, le Duc de Brabant et le projet de la petite enceinte
Léopold ler fit transmettre à Frère-Orban. par Jules Devaux, son secrétaire, un billet daté de Londres. 25 juin 1858. Il exprimait la satisfaction qu'il éprouvait de voir son ministre « juger si bien et si sagement la direction de l'affaire d'Anvers. » Le Roi trouvait fort « excentrique » la conduite de la section centrale de la Chambre qui venait de repousser par 6 voix (toutes libérales) contre une (Verhaegen) le projet dit de la petite enceinte.
Ce projet fut retiré après un long débat la Chambre et le rejet de l'article premier.
Le Duc de Brabant, fort marri de cet échec. écrivait à Frère-Orban, le 5 septembre 1858, qu'il espérait voir le Gouvernement continuer « à s’occuper activement et avant tout de la défense nationale... notre premier et principal devoir. »
« Le monde - observait-il - appartient au plus patient et il souhaitait au Gouvernement, persévérant dans ses convictions, « la gloire d'avoir assis notre indépendance sur des bases inébranlables. »
Dans une lettre du 12 septembre, le Duc, qui avait discuté la question militaire avec de nombreuses personnes, signalait à Frère diverses mesures jugées nécessaires. Il avait été frappé « du revirement de l'opinion et du patriotisme des masses. »
Les fortifications d'Anvers et la France. Une lettre de Charles Brouckère à Frère-Orban
Le bourgmestre de Bruxelles. en visite à Paris. croyait devoir rapporter à Frère les impressions recueillies relativement aux fortifications d'Anvers, à la « grande enceinte », que le parlement belge discutait en ce moment. Un article de Granier de (page 76) Cassagnac - écrivait-il le 10 août 1859 - était considéré « comme l'expression de la pensée dominante » et le monde financier allait « jusqu’à trouver dans la fortification d'Anvers un casus belli. (Note de bas de page : Le Constitutionnel, journal semi-officiel de l’Empire, avait publié, le 8 août 1859, un article de Granier de Chassagnac, représentant les fortifications d'Anvers comme un projet anglais « qui revient tous les ans à l'ordre du jour, au retour de S. M. le Roi des Belges de son voyage à Londres. » Cet article parut à la date du 9 dans le Pays, autre officieux.)
Le Duc de insiste sur la nécessité d’assurer la défense nationale, tout en rompant une lance à propos de la colonisation
Le Duc de Brabant, que les obstacles n'arrêtaient pas. aurait voulu vaincre l'opposition du ministre des Finances à ses projets coloniaux. Aussi avait-il décidé d'offrir à Frère-Orban, avec son portrait, un fragment de marbre blanc trouvé dans les ruines d'Athènes. transformé en presse-papier et portant l'inscription suggestive : « Il faut à la Belgique des colonies. » Ceci vous rappellera. écrivait-il le 27 septembre 1860, « un de mes désirs les plus ardents. que vous savez partagé par le Roi et que je lèguerais à mon fils s'il en était besoin. »
Mais, s'empressait-il d'ajouter, c'est la défense nationale qui le préoccupait avant tout, « et qui finira... par sourire aux hommes qui, comme vous... aiment les entreprises difficiles et possèdent le courage et le talent de les faire réussir. »
« Ce qui presse dans cet instant - continuait-il - c'est la confection des 1.800 canons qui nous manquent, c'est le parachèvement de celles (des fortifications) que nous conservons et la démolition de celles que nous avons condamnées ; c'est la bonne organisation à donner à nos volontaires. dont le zèle doit être utilisé : c'est enfin le complément de tout ce qui concerne notre état militaire.
« Les Belges. fiers d'une indépendance dont ils sentent tout le prix, applaudiront, soyez-en certain, les hommes d'Etat qui par (page 77) de sages, énergiques et prévoyantes résolutions. assureront la perpétuité de ce que le pays possède aujourd'hui et acclame d'une manière si noble et si touchante. »
Les manifestations patriotiques de 1860 avaient en effet révélé l’attachement foncier des Belges à leur dynastie et à leur indépendance que certains journaux bonapartistes avaient mises en cause.
La réponse de Frère-Orban
La réponse de Frère-Orban. datée de Rondchêne, 7 octobre 1860, n'est guère encourageante pour les projets du déjà tenace colonisateur. Frère ne croit pas que la question soit mûre : le pays n'y est pas préparé.
« ...Votre portrait, Monseigneur, incrusté sur un fragment de marbre antique qui devient d'autant plus précieux pour moi, est entouré d'une devise dont la réalisation, si elle possible. exigera de longs et difficiles labeurs. L'opinion publique n'est pas préparée à l'idée que cette devise exprime, et, au milieu des incertitudes de la politique européenne et de l'anxiété universelle, d'autres sujets. plus urgents, comme vous le faites remarquer avec raison, Monseigneur, doivent aujourd'hui préoccuper le pays. »
Frère, quant à la défense du pays, se déclare en complet accord avec le Duc de Brabant.
« Tout ce qui intéresse la défense nationale a droit, plus que jamais, à notre sollicitude. Le ministère, après des efforts réitérés, a réussi à faire accepter le projet d'une immense fortification dont il poursuit l'exécution avec vigueur et il est bien résolu à ne pas laisser inachevée ou incomplète l'œuvre qu'il a entreprise... »
Comme on le verra, c'est à l'irréductibilité de Frère-Orban que se heurtèrent, à l'endroit des protestataires d'Anvers, les tentatives de concessions accueillies par certains de ses collègues et que Léopold II lui-même parut parfois encourager.
L’agitation anversoise
(page 78) L’opinion publique anversoise avait accueilli avec joie le projet de la « grande enceinte. » Alors qu'en 1861 la majorité libérale, que Frère-Orban ne trouvait pas assez compacte (note de bas de page : Les « avancés » de Bruxelles, Goblet et Guillery, ruaient à son gré trop souvent dans les rangs), s'était sérieusement réduite, les députés anversois restaient fidèles au ministère. Mais, à partir de 1862, l'affaire d'Anvers allait prendre une tournure dangereuse et précipiter les événements.
(Note de bas de page. Pour ne pas disperser le récit et retenir l'attention du lecteur sur une affaire capitale, nous avons cru devoir grouper ici les événements qui se succédèrent de 1861 à 1863. La part prépondérante que Frère-Orban prit par la suite, continuant à tenir tête de à de fougueux adversaires, morigénant les partisans timides, les collègues disposés aux concessions, résistant parfois au Chef de l’Etat lui-même, sera exposée dans l’ordre chronologique, aussi clairement que le permet l’enchevêtrement des faits.)
Le parti libéral était encore, à cette date, le maître de la situation dans la métropole. Il détenait toutes les fonctions politiques à la commune, à la province, à la Chambre et au Sénat. Il allait perdre d'un seul coup tous ces avantages, grâce à l’agitation déchaînée par un mouvement aussi trouble qu'habile à l'origine. La Commission des Servitudes maritimes, plus connue sous le nom de « le Meeting » issue d'une coalition d'intérêts catholiques et libéraux, que froissaient les entraves nécessitées par le projet de défense, assura bientôt une longue prépondérance au parti clérical, qui sut canaliser à son profit le torrent protestataire.
Le point de départ du mouvement fut la dépêche du 26 juillet 1861, adressée par le département de la Guerre à l'administration communale d' Anvers.
Une vive émotion s’empara des esprits. Les Anversois, s'exagérant les inconvénients et les dangers, voyaient compromise la prospérité du port et renouvelées les dévastations d’octobre 1830, par une lutte possible entre la ville et la citadelle.
(page 79) Le bourgmestre - le député Loos - avant de communiquer la dépêche ministérielle au Conseil Communal. s'était vainement efforcé de convaincre le général Chazal de renoncer à ses prétentions.
Tout au début de l'agitation, un incident entre le ministre de la Guerre et le Lieutenant-Colonel Hayez fit croire aux mécontents qu'ils avaient trouvé un chef. Le rôle effacé que cet officier joua au Parlement l'écarta vite de la grande scène, où s’installèrent les flamingants et les cléricaux.
Ce fut surtout par des meetings que l'agitation se manifesta. Le premier se tint le 11 février 1862. Il était présidé par d'Hane de Steenhuyze (plusieurs fois réélu, il démissionna en septembre 1873)) qui fut houspillé dès le début par le tribun flamingant Jan Van Ryswyck père (2) parce qu'il voulait s'exprimer en français. Il s'excusa de ne point connaitre suffisamment la langue flamande et on le laissa parler. L'affaire Hayez fut évoquée ; le nom du général Chazal fut accueilli par des murmures ; Jan Van Ryswyck obtint un gros succès en réclamant le renvoi du ministre de la Guerre et la démolition des forteresses. Des mesures furent proposées contre la députation anversoise trop molle et une pétition adressée à la Chambre.
(Note de bas de page : Jan Van Ryswyck (1816-1869) était le père de l'éminent orateur et bourgmestre d'Anvers. Poète populaire, flamingant, radical et tribun passionné, il se montra l'adversaire acharné des fortifications anversoises et soutint d'abord avec fougue l'agitation meetinguiste. Bientôt cependant il se détourna du mouvement et revint au libéralisme. Ses dernières années furent attristées par ses démêlés avec Jean Delaet qui le fit condamner pour calomnie. Par la suite, le jugement fut mis à néant et l'accusateur dut payer 5.000 francs de dommages-intérêts aux orphelins du poète.)
Un nouveau meeting, suivi de manifestations antiministérielles, eut lieu le 9 mars 1862.
La commission des pétitions de la Chambre ayant fait un rapport sur une pétition du Conseil provincial d'Anvers - qui avait pris les devants dès le 23 juillet 1860 - et une autre du Conseil communal de Borgerhout du 19 février 1861, proposa le renvoi de ces pétitions aux ministres de la Guerre, des Finances et de la Justice, avec demande d'explications.
(page 80) Sur cette proposition, un débat s'ouvrit à la Chambre les 13, 14, 15, 18 et 19 mars 1862.
Chazal déclara nettement ne pouvoir accepter les demandes des pétitionnaires. et notamment toute indemnité à titre de servitudes militaires.
Frère vint la rescousse, fit l'éloge du patriotisme des Anversois et traita dédaigneusement les meetings et leurs meneurs.
Il se montra intraitable envers les réclamants ; il affirma le droit absolu du Gouvernement d'établir des servitudes sans indemnité ; il protesta toutefois de l'esprit de bienveillance et de justice du ministère à l'égard d'Anvers : tout ce qui était compatible avec le devoir avait été fait pour assurer le bien-être et la prospérité de la ville.
La proposition de renvoi fut votée. De violents reproches furent adressés à Frère par les journaux libéraux anversois.
L'affaire apparaît pour la première fois, le 30 mars 1862, dans les lettres de Trasenter. L'homme d'Etat, s'abandonnant aux confidences, appréhende, pour le libéralisme, les extravagances des agitateurs. « Leurs protestations - dit-il - sont absurdes ou impossibles à réaliser et il n'y aurait pas trop s'en préoccuper si elles restaient dans le domaine de la discussion, voire même l'agitation. L’excès n’a qu'un temps. » Il déplore la faiblesse des libéraux anversois. La retraite annoncée des sénateurs risque de créer « un affreux gâchis » et l'on aura « bêtement joué le jeu des catholiques. »
Toujours énergique et combatif, il est d'avis de ne pas céder « quoi qu'il arrive » et il envisage « une grande démonstration de la presse libérale contre la conduite des meneurs anversois » qui ne cachent d'ailleurs pas leur but : « faire sombrer le libéralisme. »
« C’est un devoir d'honneur. ajoute-t-il. de ne pas se courber devant d'insolentes sommations, (note de bas de page : cette parole, il la répètera plus d’une fois, lors de prétentions progressistes et radicales) et si ce n'était pas un (page 81) et devoir ce serait une nécessité. car personne ne peut consentir à faire démolir les travaux que l'on élève ni proposer des indemnités pour les servitudes.. »
En ces lignes. Frère-Orban traçait avec netteté l'attitude à prendre. Elle fut suivie sans déviation ni défaillance par le ministère libéral.
Tout de suite. les chefs catholiques avaient cherché à tirer parti de l'agitation grandissante. Aussi les journaux ministériels représentèrent-ils le mouvement comme clérical. tandis que les feuilles de l'opposition protestaient contre cette imputation.
Le 13 avril 1862, le Journal de Bruxelles montrait la situation intérieure comme très tendue, vu l'impopularité des projets militaires, imposés par Frère « à sa majorité introuvable. »
Un meeting plus violent que les précédents se tint le 23 avril 1862. On y lut une pétition au Roi.
Le langage des meneurs dépassa toutes les bornes. Dans un discours fougueux. Jan Van Ryswyck père demanda entre autres comment les député' anversois n'avaient pas « tordu le cou » (sic) à Frère, ce ministre wallon. qui osait traiter d'énergumènes les agitateurs.
Un des trois sénateurs libéraux, Gustave Van Havre, donna sa démission. On parvint retenir les deux autres.
Le 10 mai, un long débat s'ouvrit la Chambre. Il termina par le rejet d'une proposition des représentants d'Anvers de nommer une commission d'enquête et d'ajourner les travaux de la Citadelle du Nord, ainsi que d'une autre, de Coomans, de suspendre tous les travaux militaires - par 54 voix de gauche et de droite contre 20 dont 8 libéraux. et 6 abstentions catholiques.
Les électeurs d'Anvers furent appelés le 20 mai, à remplacer G. Van Havre. Tous les partis ayant décidé l'abstention. M. Van den Bergh-Elsen obtint 23 voix sur 30 votes exprimés. Il n'accepta pas ce mandat.
Les meetings se poursuivaient. de plus en plus véhéments. Grâce à Coomans, Van Ryswyck et consorts, ils prirent une allure nettement antimilitariste. Les 10 et 11 juillet, la question fut discutée par le Conseil (page 82) provincial d’Anvers. Une proposition de M. Hague, réclamant la démolition des citadelles et une indemnité pour les propriétaires lésés par les nouvelles servitudes militaires, fut votée. Une adresse fut envoyée au Roi.
De son côté, le conseil communal, sous la pression des esprits, sollicita une audience royale. Les dossiers de Frère-Orban révèlent les dessous de l'affaire. II s'était tout de suite préoccupé de l'attitude de Rogier, qui, craignant pour sa réélection, admettait la réception par le Roi.
Léopold Ier s'inquiétait et s'irritait de la passion déployée par les opposants. Il écrivait à Rogier le 10 septembre 1862 « ... que les Anversois se laissent mener par des gens comme ce R. (Van Ryswyck sans doute) qui se prononce hautement contre l'existence politique du pays, c'est un peu trop fort. Je crois qu'il ne faut pourtant pas tolérer des attaques qui ont pour objet la destruction politique du pays... »
La question anversoise eut des dessous que les dossiers de Frère révèlent.
Le projet d'audience du conseil communal fit l'objet d'une lettre de Chazal à Frère, datée du 11 octobre 1862. Le ministre de la Guerre y exprime à son collègue sa surprise de voir revenir sur la décision antérieure de ne pas l'accepter. Rogier, qui admettait la réception par le Roi, était fort préoccupé de sa réélection compromise. Van Praet, porteur d'une « note écrite sous la dictée de Rogier », était venu la montrer à Chazal, qui marqua son étonnement de ce changement de résolution et fit supprimer « une phrase qui aurait engagé le Roi sur la question des servitudes. »
Le ministre de la Guerre vit ensuite Léopold Ier et lui fit part de ses réflexions. Il estimait que la réception du Conseil serait jugée un acte de faiblesse.
Il était heureux d'apprendre à Frère l'ajournement de l'audience jusqu'au moment où tous les ministres en eussent délibéré ; le discours du Roi serait approuvé par le Conseil.
Chazal, après avoir promis de faire tout ce qui dépendrait de lui pour que rien ne fût décidé avant le retour de Frère, pour le (page 83) moment en vacances, lui donnait de bons renseignements sur les travaux d'Anvers, qui étaient « superbes ». Il espérait qu'une très forte réaction se produirait dans le pays et notait les éloges des journaux étrangers, présentant ce système « comme le type de la fortification moderne. »
Dans deux lettres ultérieures, du 23 et du 25 octobre 1862, Chazal se dit content du projet de discours du Roi dont il envoie à Frère une copie.
Le ministre des Finances répond le 26 de Rondchêne Tout en trouvant le projet de discours admissible, il « persiste à croire qu'il est fâcheux que le Roi se soit engagé à recevoir le conseil communal d'Anvers... »
Il fut décidé néanmoins de recevoir la délégation anversoise, mais l'accueil très froid qui lui fut fait acheva d'exaspérer les esprits. (Note de bas de page : Le biographe de Victor Jacobs, Bellemans, en a fait le récit. « Le Roi, écrit-il, parut en grande tenue de lieutenant-général de l’armée belge. Il salua, donna lecture de son discours. en remit le texte à M. le Bourgmestre Loos et se retira sans leur adresser une parole, les laissant pétrifiés de ce glacial accueil. »)
La Commission des Servitudes Militaires constituée par les propriétaires lésés, prit décidément la tête du mouvement, qualifié désormais de « Parti du Meeting. » Les plus fougueux des opposants se fondirent insensiblement et fatalement dans le creuset meetinguiste, et en sortirent cléricaux.
Des élections successives nécessitées par les démissions des mandataires communaux donnèrent la victoire à la liste opposée par la Commission des Servitudes à celle de l'Association libérale jugée trop faible. Tous les corps constitués allaient, l'un après l'autre, échapper au libéralisme.
Quel va être le résultat de l'agitation anversoise ?, se demandait l'Indépendance du 1er janvier 1863. Les meneurs peuvent tout au plus espérer la chute de la députation anversoise. et peut-être la chute du Cabinet.
« ... Comment le remplacer ? Par un autre Cabinet libéral ? Aucune combinaison,. au moment actuel, ne rallierait autant d'éléments de confiance et de force. Par un Cabinet clérical ? (page 84) On l'espère secrètement à Anvers...’, mais cet espoir sera déçu et bientôt Anvers se ressaisira.
Une bonne partie des libéraux se ressaisit, en effet, mais le Meeting resta tout puissant, et bientôt dominé par l'élément clérical, garda depuis lors tous les mandats communaux jusqu'en 1872, provinciaux jusqu'en 1876 ; quant aux législatifs. il les monopolisa jusqu'à l'avènement de la représentation proportionnelle en 1900 - à part quelques brèches libérales en 1878 et en 1882.
Le journal l'Escaut fut alors créé pour parer à la « défection » du Précurseur acheté, prétendait le Journal de Bruxelles, par un groupe d'actionnaires asservis au Gouvernement. Dans sa profession de foi, la nouvelle feuille déclarait que sa politique serait « libérale » mais nettement antiministérielle.
La lutte législative fut donc menée le signe de l'équivoque et de la passion.
Du côté libéral, Rogier et Vervoort n'affrontèrent pas le combat.
La Commission des Servitudes. d'accord avec l'Association conservatrice. le Nederduitsche Bond et l'Union libérale, présenta cinq candidats : du Bois d'Aische. d'Hane de Steenhuyze et Hayez, étiquetés libéraux-indépendants ; Jan Delaer, flamingant, était d'ailleurs doublé d'un ardent clérical ; l'Association conservatrice, se contentant d’un siège, l'offrit au jeune Victor Jacobs. alors à peine âgé de 25 ans, et dont elle pressentait la fortune. Le baron Osy, ancien député, fut candidat pour le Sénat.
Les libéraux luttèrent avec courage, mais le résultat ne pouvait être douteux.
La campagne électorale, d'une violence inouïe, se termina par l'écrasement de la liste « ministérielle. » Le spectre de l'égoïsme et de la peur avait été cyniquement agité.
L'Escaut, commentant le scrutin du 9 juin qui avait donné 1.200 voix de majorité au Meeting et ne laissait au Cabinet que six voix de majorité, gardait le masque libéral, demandant un nouveau ministère gouvernant « avec l'appui de trois libéraux (page 85) d'Anvers (sic) », de la question anversoise, et de relever « le parti libéral auquel MM. Frère et Chazal ont porté un coup funeste... »
En août 1863, divers incidents attirèrent l'attention de Frère sur l'affaire anversoise.
Ce fut d'abord une lettre de Vandenpeereboom, du 8 août, annonçant le désir de la Chambre de Commerce d'Anvers de remettre une adresse au Roi, conséquence de bruits répandus pendant les fêtes de la libération de l'Escaut, quant à la prétendue intention du Roi et des ministres « de modifier en partie le plan des fortifications. »
D'où les démarches à Bruxelles de Pecher, de Loos, du Gouverneur. Vandenpeereboom a vainement tenté de les convaincre de leur erreur.
Il pense aussi, et le signale « très confidentiellement », que le Duc de Brabant « s’occupe de toute cette affaire » de connivence avec le banquier Bischoffsheim et Brialmont. (Note de bas de page : Une lettre du 13 août de Kreglinger - petit-fils du fondateur de la célèbre firme commerciale encore existante - appelait la très sérieuse attention de Frère sur « les fausses espérances que l'on se plait faire naître dans les esprits qui commençaient visiblement à se calmer. Il énumérait diverses tentatives de donner satisfaction aux Anversois, émanant de Chazal, de Rogier et du Roi. Il considérait la continuation de cette agitation factice comme aussi fâcheuse que grave en faisant « naitre des espérances qu'aucune force humaine ne parviendra à réaliser... »)
Vandenpeereboom reste d'avis que le Cabinet doit s'opposer à toute modification.
Toutes ces rumeurs décidèrent Frère-Orban à s'adresser à Van Praet, auquel il écrivit de Sainte-Ode, le 1I août. On lui avait signalé diverses tentatives - et l'on y mêlait le nom du Duc de Brabant - d'obtenir des concessions. Frère se refusait absolument à se soumettre « aux exigences des meetings. » Si l'on y cédait. « l'opinion du pays qui a soutenu le gouvernement d'une manière si ferme contre les violences et les exagérations des Anversois. l'abandonnerait inévitablement. »
Van Praet lui répondit de Bruges dès le 13 août. Il était de (page 86) l'avis de Frère et craignait comme lui « que quelque démarche ne se fasse auprès du Duc de Brabant » auquel il avait recommandé une extrême prudence. II rappelait à son correspondant que, s'il lui avait souvent parlé des affaires d'Anvers « dans le sens d'une certaine souplesse, » il savait aussi « qu'un mot imprudent pourrait être en ce moment d'un très grand danger. »
Frère-Orban reçut le 14 une lettre de Rogier. Le premier ministre, répondant à une demande de Frère. comptait réunir le Conseil.
Après avoir marqué son hésitation à accepter une candidature à Tournai, à la suite de son échec à Dinant, il revenait sur la question anversoise.
« Je n'ai pu jusqu'ici - disait-il - remonter à la source des rumeurs qui ont circulé Anvers et qui persistent. Chazal n'a reçu personne ni fait à personne aucun genre d'ouverture. Bischoffsheim en dit autant de son Côté. Le Duc de Brabant m'a dit à Ostende : « Il faut être conciliant à Anvers. Il a été décidé que le Roi ne recevrait pas la Chambre de Commerce... »
Le 23 août, le Moniteur publia une note déclarant qu'il avait rien d'exact dans les bruits qui circulaient.
Les interventions de Frère-Orban pendant la session 1862-1863
La session de 1862-1863 fut marquée par quelques interventions de Frère-Orban.
La discussion du budget de l'Intérieur avait fourni à Dechamps l'occasion d'accuser les libéraux de faire la concurrence aux écoles libres avec l'argent de l'Etat. Il eût voulu que la Belgique imitât l'Angleterre en subventionnant les écoles organisées par de libres associations.
Frère y opposa les principes libéraux. justifiant le rôle de l'Etat. « ...Ce n'est pas - dit-il - que le droit d'enseigner soit mes yeux, dans les mains de l'Etat, une sorte de droit régulier, un attribut essentiel,. sans lequel l'Etat ne se pourrait concevoir... Mais. en ouvrant des écoles, en faisant répandre l’instruction, (page 87) l'Etat remplit un devoir ; il obéit à une nécessité sociale. Nulle part, dans aucun pays civilisé. il n'y aura d'instruction générale sans l'intervention de la communauté. Que ce soit la commune ou le district, le comté ou le canton. le département ou la province, l'une ou l'autre des fractions de l'unité qui représente l'Etat, toujours et partout cette intervention sera indispensable pour qu'il y ait véritablement une instruction répandue dans le pays
En mars 1863. un débat politique s'ouvrit. Frère signala le contraste qui existait naguère entre l'attitude silencieuse de l’opposition parlementaire, le ton acerbe et l'attitude belliqueuse de la presse cléricale accusant tous les jours le Cabinet d'abus de pouvoir, d'atteinte à la Constitution. Le silence des parlementaires a été enfin rompu, et comme leur corps défendant.
Frère attribue ce contraste entre les oppositions au double courant d'idées qui existe dans le parti catholique et note la prépondérance. en dehors du Parlement. dans la presse surtout, de la nuance cléricale exagérée. Il nie énergiquement que la question religieuse sépare les libéraux des catholiques : « ... Nous ne sommes divisés - dit-il - que par des questions politiques, des questions constitutionnelles. Nous n'entendons pas la Constitution de la même manière. Quand la Constitution dit liberté, vous traduisez toujours privilège ! »
Il ensuite en revue les nombreuses questions à propos desquelles le parti catholique avait tenté d'appliquer à sa manière les principes constitutionnels, depuis l’enseignement jusqu'aux inhumations, aux bourses d'études et au temporel des cultes, lois dont il annonçait la présentation.
Il conclut en montrant le parti catholique revenant depuis 25 années avec les mêmes prétentions. Le parti libéral ne craignait pas, en les repoussant, la sentence du pays, qu'il ne redoutait pas davantage au point de vue des intérêts matériels.
Le projet loi sur les bourses d’études
(page 88) Le projet de loi sur les fondations de d'études fut discuté et voté en avril et en mai par la Chambre. Il avait été déposé par Tesch le 13 novembre 1862. Le Journal de Bruxelles l'analysa longuement, rappelant que Frère, dès le 8 février 1856, avait proposé « d'investir le Gouvernement du droit de conférer les bourses résultant des fondations de famille et ayant pour objet l’enseignement universitaire. » Il résumait le projet en trois mots passionnés : « exclusion, monopole et centralisation. »
Vers le milieu de décembre, un débat fort animé fut engagé dans les sections de la Chambre. Bara fut désigné comme rapporteur.
La discussion la Chambre commença le 16 avril. Le vote eut lieu le 19 mai. 63 voix contre 36 adoptèrent la loi. Les principaux orateurs de droite furent Kervyn de Lettenhove, de Liedekerke, Dechamps, de Theux, A. Nothomb, Schollaert père et Dumortier. La loi fut défendue par le ministre Tesch, le rapporteur Paul Devaux et Frère-Orban.
Le ministre des Finances prit la parole le 7 mai. C'est à dessein. dit-il avec ironie. que la fondation était représentée « comme une chose sainte et sacrée, qu'il était peut-être permis de regarder, mais laquelle il était certainement interdit de toucher. »
A la franchise maladroite d'un droitier, qui définissait la fondation une propriété privée, pour pouvoir crier à la confiscation contre les libéraux. il opposait sa définition : « La fondation, c'est une quasi-propriété nationale, ... en ce sens qu'elle est gérée par une administration placée sous le contrôle de l'autorité publique et que les biens qui sa composent sa dotation ont été amortis, c'est à dire qu'ils sont sortis du domaine privé pour tomber en mainmorte, pour former la dotation d'un établissement belge. »
Cette définition. il l'avait empruntée à l'archevêque de Malines (1840) - et elle condamnait les doctrines de la droite reproduisant « des thèses que l'étranger soutient contre nous depuis vingt ans, des thèses que nous combattons depuis vingt ans, à la demande même des chefs de l'Eglise catholique en Belgique.
« Sans l'affectation spéciale dont les biens de fondation grevés, ils constitueraient « une pure propriété nationale. »
Réfutant une confusion faite par de Theux entre la « propriété personnelle » et la « propriété des corps moraux », Frère montre que ces deux sortes de propriété n'ont entre elle pas plus de rapports que la fiction et la réalité.
Il admet le principe : « le droit de tester est inhérent à la propriété privée et il le commente en ces termes : « c'est... la faculté pour l'homme... de disposer de ses biens pour le temps où il ne sera plus, mais seulement dans l'ordre naturel, sans gêner personne dans l'exercice d'aucun droit, sans porter atteinte à la liberté d'autrui... »
Il est partisan en cette matière de la plus grande liberté, bien que le Code civil, même dans l'ordre naturel. restreigne fortement le droit de tester.
Pourquoi la droite ne réclame-t-elle pas d'abord la liberté sans restriction pour le père de famille
Quant à la faculté de tester hors du droit naturel, la loi peut toujours la régler comme elle l'entend.
Frère soulève les protestations de la droite en se demandant, à voir l’acharnement qu'elle met ) défendre le droit de fondation. si elle « rêverait de fidei-commis et de substitution, comme on a rêvé jadis de couvents »
Après avoir examiné certains régimes étrangers et protesté contre de ses adversaires prétendant que les libéraux sacrifient tout au Dieu-Etat, il rappelle que le parti libéral a toujours rencontré l'Eglise comme rivale dans sa lutte pour assurer aux citoyens les libertés civiles et religieuses. Il a toujours défendu contre elle les droits individuels, comme l'ont prouvé les incidents relatifs à l’enseignement des professeurs Brasseur et Laurent.
L'Université de Louvain avait le monopole de la plupart des bourses de fondation. Le parti libéral aurait pu lui appliquer la peine du talion. Il s'est contenté de présenter une loi modérée et juste.