(Paru à Bruxelles en 1946, aux éditions Vers l'Avenir)
La formation et le programme du Cabinet libéral du 9 novembre 1857 - Frère-Orban au Ministère des Finances - La scission libérale à Bruxelles et ses suites - L'abolition des octrois - Le Crédit Communal - La question de l'or français - La démission de Frère en mal 1861
Considérations générales
(page 9) Les élections de 1857 ont révélé la force latente du libéralisme qu'une imprudence de ses adversaires a galvanisé. Un grand souffle d'union a balayé les relents des vieilles discordes. Le drapeau rallie tous les chefs et tous les soldats. Une ère féconde et prolongée va permettre aux ministères Rogier et Frère de compléter l'œuvre de 1847-1852 et d'achever de donner au pays l'armature solide qui lui permettra de traverser et de surmonter bien des crises. Sans doute, il y aura des ombres au tableau, des fissures dans les parois. La défense nationale ne sera pas complètement assurée. L'impatience progressiste, la résistance doctrinaire ramèneront les dissensions et, l'usure aidant, le parti libéral et son chef subiront en 1870 une défaite imméritée. Les luttes s'exacerberont, car dans le clan adverse, la longue privation du pouvoir aura développé le désir d'en jouir. Accentuant son évolution, le parti catholique s'orientera vers l'ultramontanisme, l'antimilitarisme et le flamingantisme, A ces exaltations, les libéraux opposeront la laïcité la plus nette ; la libre pensée va s'attaquer aux dogmes ; la loi de 1842 disparaîtra. Le socialisme resté sans racines jusque là, recrutera de nombreux adhérents dans les groupes ambitieux et les masses ouvrières ; il se dissimulera d'abord derrière le radicalisme pour se démasquer bientôt et ouvrir la période des agitations sociales.
Frère-Orban en 1857
(page 10) Frère-Orban, en 1857, est dans toute la force du terme un homme heureux. Il a la santé, la fortune, le prestige que d'éclatants débuts lui ont pour toujours assuré. Il domine de haut les nombreux hommes de talent, amis et adversaires, que possède le pays à cette époque favorisée : D'Elhoungne, Delfosse, Devaux, Dolez, Lebeau, Orts, Pirmez, Tesch, Verhaegen, les frères de Brouckère, à gauche ; d'Anethan, Dechamps, de Theux, De Decker, Dumortier, Malou, Nothomb, à droite.
Il va se surpasser en réalisant des réformes nouvelles. Sa réputation franchira les frontières. Instinctivement, Rogier s'efface devant lui. Léopold qui supporte avec répugnance son premier ministre (les souvenirs inédits de Mathieu Leclercq en témoignent) et traite sans bienveillance ses autres conseillers libéraux (cela résulte à l’évidence d’une lettre adressée, en 1860, par de Vrière à Frère-Orban), fléchit devant Frère-Orban, qui donne de plus en plus le ton à son parti.
Une opposition dans les milieux avancés, véhémente mais peu redoutable, ne s'exprime encore que timidement à la Chambre, où Frère d'ailleurs l'écoute impatiemment. Elle est dirigée surtout contre la politique du ministre dominateur, peu disposé aux concessions lorsque celles-ci se heurtent ses principes. A la fin seulement de cette féconde période de treize années, l'homme d'Etat prend visiblement, officiellement, la première place qu'il occupe en fait depuis longtemps. A cette heure, le mouvement démocratique s'est accentué. La longue possession du pouvoir aura usé les rouages et fatigué les hommes. On veut du nouveau, on réclame des réformes, on agite les grelots du progrès, et l'on ramène ainsi aux affaires un parti que l'on croyait incapable d'y revenir.
Le programme et les collaborateurs de Rogier
Nous ne nous attarderons pas à réfuter l'allégation de Woeste sur le pacte conclu entre le Roi et Rogier pour l'accession des libéraux au pouvoir. Discailles a victorieusement établi l'inanité (page 11) de cette hypothèse. L'état d'esprit du pays légal et des citoyens « non-actifs » eux-mêmes suffit pour expliquer l'appel au chef de la gauche. Aussi l'un des historiens les plus récents de l'époque contemporaine, le vicomte Terlinden, professeur à l’Université de Louvain, a-t-il refusé de suivre Woeste dans son explication (Histoire de la Belgique contemporaine, t. II, p. 104.)
Rogier est donc invité par Léopold Ier à former un ministère. Il soumet au Souverain Son programme et la liste de ses collaborateurs. Rogier avait offert un portefeuille à Henri de Brouckère, qui ne l'accepta pas pour diverses raisons. L'une d'elles paraît devoir viser Frère-Orban. Elle est ainsi formulée : « Enfin, je devrais avoir la certitude que le ministère de 1857 ne serait en aucune occasion censuré par un membre du cabinet. Ceci vous le comprendrez plus facilement encore que le reste. » (Lettre à Rogier du 5 novembre 1857). La dissolution de la Chambre s'impose et est acceptée, mais Van Praet, au nom du Roi, obtient que le Sénat, qui « n'a jamais fait une opposition systématique », ne soit pas soumis à réélection.
Les autres ministres seront Tesch, à la Justice, de Vrière, aux Affaires Etrangères, Partoes, aux Travaux Publics, et le général Berten à la Guerre, Rogier prend l'Intérieur.
Griefs des libéraux avancés contre le Cabinet
(page 12) La première session reste longtemps terne. Les catholiques, abasourdis par leur défaite, ne réagissent d'abord que faiblement. « De commun accord - écrit Discailles - on ajourna la discussion sur les « émeutes de mai » et la chute du Cabinet De Decker. »
Ce fut plutôt contre ses amis que le ministère eut à batailler, au début du moins. Sans parler de la résistance qui parut se manifester contre la candidature du bouillant Verhaegen à la présidence de la Chambre, il se produisit bientôt, de la part des « avancés » diverses offensives antiministérielles. Les prétextes ne manquaient pas et le Gouvernement ne laissait pas d’être embarrassé. Plusieurs des membres de la gauche avaient vivement critiqué les expulsions faites par les Cabinets précédents à la demande de l'Empire français : celle du colonel Charras notamment. Ce dernier crut pouvoir reparaître à Bruxelles. Aussitôt le ministre de France protesta. Rogier dut lui confesser son ennui d'être en butte aux reproches d'une partie de l'opinion libérale. (Note de bas de page : Barrot, les 6 et janvier 1858, fait part à Walewski des ennuis du Gouvernement belge.)
Ce fut ensuite l'affaire Orsini, les attaques virulentes de la petite presse radico-socialiste qui, rappelant le coup d'Etat du deux décembre, n'hésitait pas à justifier l'attentat ; la loi Tesch, remplaçant la poursuite sur plainte du Souverain outragé par l’intervention d'office du Parquet ; le projet du même ministre sur la police des étrangers, dont certaines stipulations furent toujours déplaisantes au libéralisme.
(Note de bas de page : Le 22 janvier, Barrot signalait à Walewski la position difficile du Ministère. « Il a à lutter contre ses adversaires et contre ses propres amis. On a même dit, hier, qu'Il était ébranle et que la grandeur des difficultés qui s'élèvent devant lui et parmi lesquelles figure en première ligne la situation qui lui est faite par les récents événements de Paris, l'aurait découragé ce point que le mot « démission » aurait déjà été prononcé au sein du Conseil. La retraite des Ministres actuels serait certainement un grand malheur dans les circonstances actuelles, car je ne sache pas qu'ils puissent, en ce moment, être remplacés au pouvoir par des hommes aussi capables qu’ils le sont de nous donner les satisfactions que nous avons le droit d'attendre de la Belgique. »
(Barrot voyait souvent Léopold Ier. Le Roi, dans une de ses audiences, se félicita de la présence aux affaires d'un ministère libéral. « Si un cabinet catholique - disait-il - avait tenté de faire la moitié de ce qu'ont fait et feront les Ministres actuels, il aurait eu à lutter contre une violente opposition et on aurait donné pour motif de sa conduite non pas la volonté d'assurer l’ordre et la tranquillité en France et en Europe, mais le désir de profiter des événements pour confisquer à son profit les libertés du pays. » Barrot à Walewski, 7 février 1858. (La fin de la note de bas de page n’est pas reprise dans la présente version numérisée.)
La poussée radicale à Bruxelles
(page 13) D'autre part, une poussée radicale s'affirmait de-ci de-là, surtout à Bruxelles, où beaucoup d'anciens affiliés de l'Alliance s'étaient fait inscrire à l'Association libérale et commençaient à transformer l'esprit de cette société. Rogier avait été honoré d'une double élection à Bruxelles et à Anvers ; il avait opté pour son ancienne circonscription. Le Cabinet aurait désiré le remplacer (page 14) par le général Berten. Aussitôt l'on s'agita pour faire entrer à la Chambre le seul des 44 adversaires de la « loi des Couvents » qui avait échoué le 10 décembre à Malines, de Perceval, député assez ardent pour l'époque. Sa candidature fut si bien appuyée que l'on dut s'abstenir de présenter le ministre de la Guerre. De Perceval fut ainsi le premier « avancé » élu à Bruxelles.
La démission de Wanderpepen
Quelques mois plus tard, Wanderpepen, représentant de Thuin, donnait brusquement sa démission par une lettre au Président de la Chambre. Les élections de 1857 lui avaient fait entrevoir, écrivait-il, des espérances non réalisées. Il n'avait pas reçu mission de combattre le ministère et pourtant il n'avait pas en lui une entière confiance ; aussi déposait-il son mandat.
Rogier se déclara fort surpris : il fit observer à la Chambre que Wanderpepen n'avait, pendant quatre mois, ni mentionné ses griefs ni fait connaître ses intentions. C'était là une affirmation un peu risquée. Le député démissionnaire, dans une lettre au National, fit remarquer que l'on savait à quoi s'en tenir sur les espérances des libéraux avancés, qui demandaient surtout la révision de la loi de 1842 et l'abrogation de la Convention d 'Anvers.
L'élection de Louis Defré et de Louis Goblet. L'Echo du Parlement
La mort de M. François Anspach nécessita une élection partielle en juillet 1858. Nouvel assaut radical, en faveur de Louis Defré, pamphlétaire assez apprécié, à l'époque, sous le pseudonyme de Joseph Boniface. Ce fut une faute, fait observer Discailles, de lui avoir opposé le ministre des Travaux publics. Partoes, qui fut battu à l'Association libérale, malgré l'appui des deux principaux organes du libéralisme :L’ Indépendance et (page 15) L'Observateur. Son échec affaiblissait aussi le prestige ministériel et préparait la deuxième scission du libéralisme bruxellois. Verhaegen avait été violemment interrompu lorsqu’il avait pris la défense de Partoes et s'était déclaré ministériel.
Le choix de Defré détermina l’entrée en masse à l'Association libérale des avancés qui formaient la Société électorale de la Louve, et dès lors des bruits d'un exode des modérés se répandirent.
En novembre 1858 enfin, de Perceval dut démissionner, invoquant des raisons de santé, qui n'étaient pas le motif réel de sa brusque retraite. Derechef. Louis Goblet, fils du général, l’emporta sur les modérés qui lui opposaient Watteeu.
C’en était trop. Le 15 décembre 1858, parut le premier numéro de L'Echo du Parlement, qui se disait fondé pour combattre à la fois la théocratie et le radicalisme. Ce fut l'organe de Rogier et, surtout de Frère-Orban
Frère-Orban prend ad interirn la direction du Département des Travaux publics
La mort de Partoes, survenue le 12 octobre 1858, fit donner à Frère-Orban la direction ad interim du département des Travaux publics. Il remplit ces fonctions jusqu'au 14 janvier 1659, date de la nomination de Vanderstichelen.
Frère-Orban et les fortifications d' Anvers
L'activité parlementaire du ministre des Finances ne fut pas excessive pendant la session 1857-1858. Sa principale intervention (page 16) se produisit lors de la discussion, en juillet et en août du projet dit de « la petite enceinte » d'Anvers. Des difficultés avaient auparavant surgi entre le Roi et le Ministère. Discailles cite à ce propos un billet de Frère-Orban à Rogier, du 4 mai :
« J'ai trouvé hier en vous quittant la réponse du Roi sur l'affaire d'Anvers.
« Le Roi est ferme sur les principes et peu coulant sur les faits. Il tient à l'exécution du camp retranché, ce qui n'est pas contesté, mais il tient aussi à faire un gros bruit de millions à ce propos, ce qui n'est pas satisfaisant. Il avait demandé que le crédit fût de vingt millions ; il le porte à seize. C'est impossible, à mon sens, politiquement et financièrement. L'effet serait déplorable sur la Chambre et nous serions obligés, ou bien de biffer des dépenses désirées, ou bien de porter l'emprunt à un chiffre que la situation ne comporte pas. »
Frère était intervenu, le 29 juillet 1858, dans la discussion, pour défendre le Gouvernement contre le reproche d'avoir méconnu les intérêts d'Anvers.
Après avoir donné force détails techniques et financiers, il conclut en repoussant, pour le moment. le système de la « grande enceinte » proposé par la Section centrale.
« ... Dans le système de la section centrale - dit-il - il s'agit en réalité, quoi qu'on en ait dit, d'enfermer l'armée dans la place et de la charger uniquement de garder cette position. Dans le système du Gouvernement, l'armée doit jouer dans le pays, et pour le pays, le noble rôle qui lui est assigné. Si quelque jour il était nécessaire de combattre pour défendre ce que nous (page 17) avons de plus cher, nos institutions, notre indépendance, l'armée, j'en suis convaincu, remplirait son devoir patriotique, et vous ne la réduirez jamais à l'humiliation de fuir au plus vite pour aller s'enfermer dans une place de guerre et y attendre l'ennemi. »
Il reprit la parole, le 4 août, protestant d'abord contre l'insinuation que le Gouvernement aurait subi des « influences impérieuses. » II examina ensuite la question des fortifications de Bruxelles et s'éleva contre l'ajournement du projet : « ... la Chambre ne viendra pas déclarer à la face de l'Europe son impuissance à se prononcer sur les plans qui lui sont soumis depuis longtemps. La Chambre ferait croire à l'Europe attentive à ces débats qu'elle ne sait pas faire les sacrifices commandés par la défense nationale... »
Les débuts de la session 1858-1859
La session 1858-1859 s'ouvrit par un discours du Trône fort pâle, qui se bornait, en fait de mesures politiques, à l'annonce d'un projet de loi interprétatif de l'article 84 de la loi communale, considérant comme non écrite la désignation d'administrateurs spéciaux par les auteurs de donations. (Note de bas de page : Ce projet fut voté avec un amendement qui lui ôtait tout effet rétroactif.). L'inscription dans l'adresse d'un paragraphe très énergique, parlant de l'obligation de « défendre la société belge contre le retour des abus d'un autre âge et de veiller à l'indépendance de l’autorité laïque » irrita la droite qui, presque entière, refusa d'assister aux séances où l'adresse fut discutée.
Orts et Alphonse Vandenpeereboom avaient proposé de réduire la taxe des lettres à 0 fr. 10. Frère s'y opposa : il prétendit que la diminution ne profiterait qu'aux riches et que le million qui serait perdu pour le trésor serait plus utilement employé « à l'amélioration des chemins vicinaux, à la construction de maisons d’école, au développement de l'instruction primaire. »
Au cours de ce même débat, Defré regretta l'absence de réformes d'aucune espèce dans le programme ministériel, ce qui (page 18) pourrait entraîner au découragement le parti libéral et les masses qui espéraient en lui. Frère répondit qu'il était prêt à discuter, en temps opportun, la politique du Cabinet. Il qualifie de plaintes vagues les reproches du préopinant.
Dans une lettre de Tesch à Frère du 23 septembre 1858, une allusion avait été faite à la question de l’enseignement obligatoire. « Je n'hésite pas à croire - écrivait le ministre de la Justice - qu'elle n’a que très peu de partisans dans le pays, que la mesure n'est ni pratique ni en harmonie avec nos institutions. Nous avons peut-être eu tort de ne pas nous en expliquer déjà devant la Chambre. En tout cas, il sera nécessaire d'en délibérer en Conseil et de prendre une position plus nette. »
Ecrivant à Trasenster quelques jours auparavant, Frère louait les « excellents articles » que son ami avait écrits dans le Journal de Liége sur l'instruction obligatoire « mesure impraticable avec les institutions qui nous régissent », disait le ministre. Il s'attendait à voir prochainement porter la question devant la Chambre « et ce sera - remarquait-il - une nouvelle occasion de constater les divisions de l'opinion libérale. On n'est presque d'accord sur rien ; on ne sait trouver de majorités que sur un petit nombre de questions ; on ne saurait pas faire réformer la loi sur l’enseignement primaire ; on est encore dans les liens de la Convention d’Anvers et l'on veut greffer sur ces difficultés la nouvelle difficulté de l'instruction obligatoire... » « Je me plais à croire, au surplus - ajoutait-il - que la question agitée par les avancés ne résistera pas une discussion publique. »
La pétition Saint-Josse pour la révision de la loi de 1842 et l'instruction obligatoire
L'éventualité envisagée par Frère-Orban se produisit en janvier 1859 lorsqu'une pétition de certains habitants de Saint-Josse - centre d'opinion assez avancée - demanda la révision de la loi de 1842 et l'instruction obligatoire. Defré et Louis Goblet la soutinrent, réclamant aussi la suppression de la Convention d'Anvers et certaines réformes d’ordre matériel. Le débat fut animé : il révéla notamment une médiocre propension (page 19) des chefs libéraux (Verhaegen, Orts, Henri de Brouckère) à l'adoption de l'instruction obligatoire. Une sortie de Louis Goblet contre les « vieux libéraux » « qui s'enveloppaient glorieusement des plis du manteau de leur vieillesse satisfaite » amena Rogier à qualifier de « plagiaires » et « d'enfants » les « novateurs » et les « jeunes hommes » du néo-libéralisme.
Frère prit part au débat pour regretter que le moment ne fût pas encore propice pour la révision de la loi de 1842. On le sait, fit-il observer. A quoi bon dès lors une discussion stérile ? Craignons de diviser le parti libéral revenu au pouvoir parce qu'il était uni contre le projet de loi clérical sur la charité. Il rappela que les dissensions intestines de la gauche avaient seules causé la défaite de 1852.
Rogier s'était déclaré partisan du principe de l'instruction obligatoire tout en reconnaissant que le libéralisme n’était pas plus d'accord sur la question que sur la révision de la loi de 1842 et qu'il fallait donc attendre. Son discours n'avait pas plu à Frère, qui s'en expliqua dans une lettre du 29 janvier à Trasenster. Il aurait voulu pouvoir dire tout ce qu'il savait, tout ce qu'il éprouvait. « L'attitude imprudente, inutile de Rogier, l'oubli dans lequel il est tombé d'un thème convenu qui laissait à chacun une entière liberté m'a contraint au silence... »
Il ne voulait d'ailleurs pas récriminer « après l'excellent résultat que nous avons obtenu » et qui était dû en grande partie au Journal de Liége.
La pétition fut en effet « enterrée » ; on l'envoya au bureau des renseignements. Cinq voix seulement protestèrent contre cette décision : L. Defré et L Goblet, Grosfils et David, représentants de Verviers, et Ernest Vandenpeereboom.
L'Echo du Parlement et le Journal de Liége se réjouirent un peu trop bruyamment de la défaite des « jeunes. » Il résulte de cette discussion, écrivait L'Echo, « que le jeune libéralisme n'a point de programme, qu'il est forcé de reprendre les principes du libéralisme gouvernemental, et que ceux des honorables membres qui ont censés le représenter diffèrent entre eux sur les questions les plus capitales de la politique. » Il soulignait la divergence de (page 20) vues, quant à la révision de la loi de 1842, qui s'était manifestée, entre Goblet et Defré, d'une part ; Defré et le National, d'autre part.
Par contre, L'Indépendance regrettait les dénominations inutiles et dangereuses de « jeunes » et de « vieux » libéraux ; elle ne s'émouvait pas de l'énorme majorité qui avait écarté la pétition pour l'instruction obligatoire, en rappelant que trois voix seulement avaient repoussé la loi de 1842. Le débat avait « révélé un fait incontestable : le libéralisme du ministère est moins timide que celui de la majorité du Parlement. Cela ressort clairement du langage tenu par les deux seuls membres du Cabinet qui ont pris part à la discussion ; tous les deux trouvent, en principe, la loi de 1842 mauvaise, et s'ils n'en proposent pas la révision, c'est qu'ils craignent de n'être pas suivis... »
Seconde scission libérale à Bruxelles
La rivalité des deux tendances libérales de Bruxelles ne pouvait plus être conjurée ; elle devait fatalement amener la scission de 1859. Ces deux groupes, d'ailleurs, avaient leur aile gauche et leur aile droite. Tandis que Goblet et Defré pouvaient passer pour raisonnables, c'était Funck qui représentait à cette époque le radicalisme, et L'Echo l'accusait d'être au fond demeuré le républicain de 1848 et de n'avoir cessé de combattre le libéralisme ; Funck affirmait que, depuis cette date, le jeune libéralisme était rallié loyalement à la Constitution. Parmi les modérés, il y en avait de plus ou moins conciliants.
A partir de mai, les événements se précipitèrent. On apprit tout à coup que Verhaegen avait donné sa démission de représentant, de président et de membre du Comité de l'Association libérale de Bruxelles. Comme lui, le général Goblet (père (page 21) de Louis) et Thieffry renoncèrent se représenter pour la Chambre. Rogier, qui avait opté pour Anvers en 1857, fit aussi savoir qu'il ne désirait pas être porté sur la liste des candidats de l'Association libérale. Selon Discailles, tel de ses collègues du Cabinet - lisez Frère-Orban - « poussait ouvertement à la constitution d'une société libérale nouvelle et à la formation d'une liste en opposition avec celle de l'Association. »
Dans ces conditions. la rupture devint inévitable, lorsque su tout furent connus certains noms de candidats : Funck, Jules Guillery, Van Humbeeck, qui passaient alors pour dangereux...
Aussi Orts écrivit-il au secrétaire de l'Association libérale : « ... Je vois ... à côté de mon nom, d'autres noms très honorables, mais dont la signification politique est une protestation (contre la presque unanimité de la gauche parlementaire)…
« Tout le monde comprendra... que si le poll m'amenait à figurer sur la liste où la large place appartiendrait à ces noms, il me deviendrait impossible d'accepter la solidarité dérivant d'une candidature collective.
« ...Je ne puis... accepter qu'avec la réserve de renoncer après le poll...
(page 22) « Pour le cas où ma réserve ne serait pas admise, veuillez considérer cette lettre comme un refus. »
La question fut posée le 3 juin devant l'Association qui, à une grande majorité, considéra comme un refus de candidature les conditions qu'Orts énonçait.
De nombreuses démissions parvinrent aussitôt à l'Association libérale.
L'Indépendance s'efforça de représenter le désaccord comme ne provenant pas d'une question de principes, mais de personnes, tandis que du L’Echo du Parlement montrait le fossé qui séparait les deux conceptions du libéralisme. A la suite de la campagne de L'Indépendance ; Orts, qui avait hésité se présenter, forma rapidement une liste, qu'il recommanda par lettre aux électeurs. Les grandes concessions qu'il avait consenties à l'union ne suffisant plus aux avancés, il se séparait de l'Association libérale et faisait le corps électoral arbitre des deux tendances.
Par une habile tactique, les scissionnaires ne combattirent pas Charles de Brouckère, ni les deux autres députés sortants Defré et Goblet, ni Jules Guillery, candidat nouveau. Ils présentèrent sept personnalités du monde des affaires et l'emportèrent facilement au ballottage. A côté d'Orts, de Prévinaire et de Pirson, sortants. Louis Hymans, de Rongé, A. Jamar et Van Volxem entrèrent à la Chambre, éliminant Becquet, Fonsny, Fourcault, Funck, Van Veydt et Watteeu.
Les élections du 14 juin 1859
Les querelles entre libéraux - il y eut lutte à Liége aussi entre doctrinaires et radicaux - ne furent pas sans profit pour les catholiques. (Note de bas de page : Nous ne pouvons entrer ici dans le détail de la crise curieuse que traversa de 1857 à 1862 le libéralisme liégeois. Elle préoccupa grandement Frère, comme en témoignent de nombreuses lettres à Trasenster. Exploitant des questions locales sans caractère politique et des dissentiments de personnes, les avancés parvinrent à s’emparer quelque temps de l’administration communale. Leur gestion malhabile amena bientôt une réaction et le retour aux affaires de Piercot. Fin de la note de bas de page.)
Sans doute, la modération du Gouvernement, (page 23) sa gestion sage et prudente, le souvenir trop récent encore de l'émotion de 1857, ne permirent pas d’entamer sérieusement la majorité. Elle fut légèrement effritée. Huit sièges nouveaux avaient été créés. Le parti catholique gagna 9 voix, ne perdant que le siège de Jules Malou, à Ypres. Les libéraux conquirent 5 sièges nouveaux à la Chambre et s'assurèrent une majorité de 4 sièges au Sénat. Ils comptaient par suite 70 représentants et 31 sénateurs, en face de 46 députés et 27 sénateurs catholiques.
Chazal devient Ministre de la Guerre. La « grande enceinte » d'Anvers
Le 6 avril, le général Chazal, qui avait toute la confiance de Léopold Ier, remplaça le général Berten, orateur médiocre, comme ministre de la Guerre.
Un nouveau projet de fortifier Anvers fut préparé et soumis aux Chambres convoquées en session extraordinaire pour le 19 juillet. Il comportait une « grande enceinte ». 45 millions étaient demandés : 20 pour la défense d'Anvers ; 25 pour des travaux divers dans le pays
La question ayant été largement traitée dans le second volume de Paul Hymans, nous nous bornerons rappeler ici qu'une partie des anciens opposants, notamment les députés libéraux d'Anvers, se rallia cette fois au projet ministériel, qui fut adopté le 20 août par la Chambre (57 voix contre 42 et 7 abstentions), et le 7 septembre par le Sénat (31 voix contre 15 et 4 abstentions).
L'élection de Van Humbeeck et le revirement de Verhaegen
Une sorte d'accalmie régna dans les sphères politiques de la capitale jusqu'au jour où il fallut donner un successeur à Charles Brouckère. Les libéraux vainqueurs en 1859 songèrent à présenter l'échevin bruxellois Lavallée. Verhaegen, rentrant d'une façon assez inattendue dans la vie politique, fit aussitôt proposer Van Humbeeck à l’Association libérale. (page 24) Lavallée se désista. L'Association acclama comme président honoraire Verhaegen qui prononça un discours condamnant l’attitude des scissionnaires : ils cherchaient à détruire, disait-il, le principe des Associations politiques.
De vives polémiques de presse furent engagées à l'occasion de l'attitude prise par Verhaegen, qui, comme le démontra L'Echo du Parlement, empêcha tout rapprochement. Les modérés, faute d'organisation, n'opposèrent pas de candidat à Van Humbeeck, qui fut élu le 18 mai 1860. L'Echo du Parlement avait regretté « la déplorable abstention » à laquelle les circonstances avaient condamné le groupe modéré.
Aussitôt après, les modérés constituèrent la Réunion libérale et décidèrent de lutter aux élections provinciales du 28 mai. L'Association l'emporta à une assez forte majorité. Verhaegen, commentant le résultat, s'écria : « Pas de pitié pour les chefs ! »
Les élections communales d'octobre 1860 à Bruxelles
Lors des élections communales d'octobre 1860, un projet d'accord entre les délégués de l'Association et de la Réunion ne fut pas ratifié par cette dernière assemblée, dont il prévoyait la dissolution. Des démissions s'ensuivirent et une lutte partielle s'engagea. La Réunion fut battue et Verhaegen s'écria triomphalement : la scission est morte !
Orts, Frère-Orban et la Présidence de la Chambre
Peu après, un incident révéla le malaise qui régnait dans la majorité parlementaire.
Orts avait été choisi par la gauche en novembre 1859 pour remplacer Verhaegen à la présidence de la Chambre. L'année suivante, il n'obtint que 44 suffrages sur 84, par suite d'une manœuvre.
D'autre part, la nomination de commissions permanentes fit apparaître de semblables défections.
On avait remarqué, lors d'une réunion préalable de la gauche, les déclarations de trois élus de la capitale, Goblet, Guillery et (page 25) Van Humbeeck, qui refusèrent de s'engager à se rallier au choix de la majorité. Ces trois membres prirent ensuite la résolution de ne point assister à une nouvelle réunion de la gauche où Vervoort fut désigné pour la présidence. Lors de l'élection, le 24 novembre 1860, l'intrigue se renouvela. Sur 94 votants, Vervoort n'obtint que 55 voix, alors que la gauche comptait 70 membres, dont 66 étaient présents. Cette fois encore, une dissidence se révélait dans le scrutin secret. Le National, organe radical, l'expliqua d'une manière peu franche : les « onze bulletins qui s'étaient égarés avec intention sur d'autres candidats que personne n'entendait nommer » ; c'était, disait-il, par crainte « que le nouveau président ne sache pas résister avec assez de fermeté à la pression du ministère. »
Frappé de l'existence de tels germes de discorde, Frère-Orban avait rédigé une note qu'il se proposait de lire à l'occasion d'une réunion de la gauche.
Comme il le montrait, c'était la réapparition sournoise de l’ « honnête » système qui avait eu son application la plus éclatante lors de l'élection de De Lehaye, transfuge libéral en 1852. (Voir Paul HYMANS, op. cit., t. I, p. 423.)
« Que l'on ne s'unisse pas - observe Frère - à des hommes dont on ne partage pas les principes, que l'on se sépare de ceux qui l'on s'était uni par une communauté de vues, si la communauté de vues vient à se rompre, rien de plus légitime assurément. Mais il faut exposer les griefs au public ; il faut dire franchement et loyalement sa pensée et non la cacher dans un scrutin secret. C'est là un trop facile expédient pour les rancunes, les animosités personnelles et les critiques. Si l'on n'a à satisfaire que de petites passions, ce moyen est bon ; si l'on veut faire des complots contre son propre parti avec ses adversaires politiques, les mystères de l'urne peuvent y aider, mais si n'est pas d'accord sur des principes, si l'on a des griefs politiques à invoquer, c'est du haut de la tribune qu'il faut parler. »
On avait appris, sans en être étonné « qu'un membre de la (page 26) gauche avait fait des ouvertures à certaines personnes de la droite, pour convenir d'un candidat à porter à la vice-présidence. On ne s'était pas entendu. »
« Le vote pour la formation des Commissions permanentes vint ensuite « dessiller » les yeux des libéraux. La majorité de 1857 en avait arrêté la composition pour l'avenir. « Une intrigue fut ourdie contre six des neuf membres composant la section des finances. Le choix était significatif et montrait l'esprit qui animait ceux qui voulaient faire échec à quelques membres de la gauche. »
Frère, après avoir indiqué la manœuvre employée, signalait le mouvement d'indignation qui se produisit à gauche, dont tous les membres « sauf les quelques dissidents abandonnés à leur malheureux sort » se réunirent pour déjouer l'intrigue, ce qui amena l'élection au second tour de tous leurs candidats.
« Cet acte inqualifiable - constatait le ministre - a fait plus pour la cohésion des membres de la gauche qui sentent la nécessité de rester unis, que n'auraient fait les plus beaux discours... »
Frère déplorait la situation du libéralisme bruxellois, spectacle décourageant pour la province, et rappelait la triste scène de l'Association libérale, au cours de laquelle Verhaegen avait été « conspué » et « bafoué » ; il invoquait aussi la tentative de la fraction dirigée par Louis Goblet pour faire échouer Orts et ses amis en juin 1859.
Frère faisait enfin ressortir la tactique consistant « à représenter le Cabinet soit comme faisant des avances à la droite, soit comme poursuivant la scission du parti libéral ainsi que l'affirmait le National du 9 décembre 1860, tandis que le Journal de Bruxelles du même jour, prétendait que le Cabinet était « subi plutôt qu'accepté même par une fraction notable de ses amis, celle qui fait le plus de bruit dans la presse et dans les comices électoraux... »
Nous ignorons si cette réunion de la gauche eut lieu, n'en ayant pas trouvé de trace dans les journaux. Il nous a paru (page 27) néanmoins intéressant de reproduire le réquisitoire de Frère à l'adresse des libéraux indisciplinés et son appel à l'union si nécessaire. Il se souvenait de 1852 et pressentait l'avenir.
La suppression des octrois
Tandis que, à Bruxelles et à Liége, se combattaient les avancés et les modérés du libéralisme, Frère-Orban réalisait, au cours de la session 1859-1860, la suppression des octrois, l'un de ses titres majeurs à la reconnaissance du pays.
La Révolution de 1830 avait trouvé le régime des octrois en vigueur. Le décret impérial du 17 mai 1809 l'avait réglementé définitivement en déclarant imposables les boissons et liquides, les comestibles, les fourrages et les matériaux.
Ce système se maintint de 1830 à 1860 sans modifications importantes.
Il y eut de nombreuses réclamations, particulières et législatives, contre ce régime vexatoire et coûteux. Le fisc allait jusqu'à comprendre dans les matières taxables les abeilles et les engrais.
En 1839, M. de Renesse, pour la première fois, demande la suppression des octrois.
En 1844, M. J.-B. Nothomb promet de présenter un projet de loi sur la matière et dépose en janvier 1845 le résultat d'une vaste enquête administrative à laquelle il s'est livré. II n'apporte toutefois ni conclusions, ni propositions.
M. D'Elhoungne, en 1847, prononce un excellent réquisitoire contre les taxes odieuses perçues sur le pain et la viande grâce aux octrois.
La même année, le Gouvernement institue une commission d'étude chargée d'envisager la question de la révision et de la suppression du régime. Elle conclut, dans son rapport, non à une simple révision, mais à l'abolition complète.
Bien que cette proposition n'eût aucune suite immédiate, la question se trouva nettement posée : la propagande abolitionniste ne fit que grandir.
(page 28) Plusieurs projets furent encore proposés à la Chambre, ceux de Coomans et de Jacques notamment. Alphonse Vandenpeereboom les rapporta, mais la discussion de son étude ne s'ouvrit même pas.
Enfin, en 1859, une pétition adressée à la Chambre par le Conseil provincial du Brabant fut renvoyée au Gouvernement, saisi officiellement ainsi du problème.
Le 22 novembre, Frère annonça qu'il ne désespérait pas, malgré « d'immenses difficultés » de saisir le Parlement de la question.
Les membres de la législature reçurent, au début de février 1860, un livre de 334 pages. intitulé : « Taxes locales dans le Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande. » Il était précédé d'un rapport de Frère indiquant les résultats de ce travail.
Le ministre rappelait les rétroactes de la question : un rapport gouvernemental de 1845 « exposant dans tous ses détails l'ensemble de cette institution », la création d'une commission le 9 novembre 1847, qui conclut en majorité à la suppression des octrois - des propositions dues à l'initiative des représentants, mais restées à l'état de projets - les pétitions de corps constitués et de particuliers.
Il signale que les octrois rapportent 11 millions aux communes et qu'il faut assurer à celles-ci un revenu équivalent.
Depuis des années, il étudie la question. Il a chargé deux fonctionnaires supérieurs de son département. MM. Fisco et Vanderstraeten, d'étudier sur place le régime des taxes locales dans le Royaume-Uni où n'existent pas les octrois.
Il montre que le système des taxes locales anglaises ne peut être introduit en Belgique étant donné « le peu de similitude qui existe entre la répartition des impôts généraux dans les deux Etats. »
Il serait possible toutefois d'emprunter au système anglais (page 29) « quelques-uns de ses éléments essentiels » à choisir dans les trois grandes catégories d'impôts locaux : les taxes indirectes, les monopoles, les taxes directes. Dans le choix réside la grande difficulté.
Conformément à sa promesse, Frère-Orban déposa sur le bureau de la Chambre, le 10 mars 1860, le projet de loi que précédait un exposé des motifs de 41 pages
Le ministre signalait le tort grave causé par les 78 lignes de douanes intérieures, véritables remparts entravant la circulation, atteignant la liberté individuelle, provoquant une guerre de tarifs entre communes, « pesant durement sur les classes laborieuses de la société, » imposant fortement les campagnards, surtout lorsqu'ils font des achats dans les villes où ils pénètrent.
Les réclamations étaient générales, mais il fallait d'abord remplacer ces octrois.
Qui devait agir ? Les communes ou l'Etat ?
Les communes pouvaient légalement prendre l'initiative, mais si elles ne l'ont pas prise, c'est par impossibilité matérielle.
Reste donc l'action du Gouvernement qui a fini par s'y décider.
Il a d'abord examiné si le monopole du tabac pouvait résoudre le problème : il a reconnu l'impossibilité de l'introduire avantageusement en Belgique.
Ensuite, le monopole du sucre, qui ne paraît pas non plus devoir être institué.
Le moyen admis par le Gouvernement, c'est la constitution d'un fonds communal, alimenté d'abord par le montant des droits actuellement perçus par les villes sur les vins et les eaux-de-vie étrangères - dont la perception se ferait à l'entrée du pays - (page 30) puis par la taxation uniforme du droit sur la bière, puis par un droit uniforme sur les sucres de betteraves et de canne, puis par un prélèvement de 75 p. c. des droits d'entrée actuels sur les cafés, enfin par la recette nette actuelle du service des postes.
D'où un fonds de 14.000.000 au moins, à répartir entre toutes les communes - de telle façon que les communes d’octroi ne reçoivent pas moins qu'en 1859.
Quant au personnel des octrois laissé sans emploi, il recevra une indemnité temporaire et trouvera facilement d’autres situations.
Le résultat global se résumera par la réduction des charges publiques (2.000.000 environ), l'abolition de 5 à 6 millions de taxes sur des objets de première nécessité, une dotation de 3.000.000 de rente au profit des communes rurales, destinée s'accroître encore.
Le 10 mars, la Chambre, saisie du projet, décida de ne le présenter aux sections que le 18 avril, laisser à l’opinion le loisir de manifester. La presse usa largement de la faculté. Le Journal de Bruxelles, entre autres, ne se fit pas faute de discuter et de critiquer âprement la proposition du ministre des finances. Il commença cependant, le 15 mars, par rendre justice au zèle et aux efforts de Frère, qui « n'a pas reculé devant une proposition qui toujours a effrayé les trop scrupuleux ministres qui l'ont précédé au département des finances. »
Mais ce projet n'est favorable qu'aux villes : « il prend, dans le trésor de tous les Belges, une somme de 11 millions qu'il verse dans les caisses de 78 centres privilégiés. »
Le Journal trouvait l'occasion de signaler l'urgence d’une réforme radicale d'un système électoral inique. L'équitable représentation au Parlement des habitants des campagnes aurait fait reculer le ministre devant la présentation de son projet.
Quelques jours après, il accentuait sa critique : le projet n'était pas seulement une injustice, mais une manœuvre politique : « ... le masque, c'est le désir ardent de réaliser une réforme grande, populaire, hautement réclamée. Ce que le masque cache, (page 31) c'est le renforcement du central, une mine creusée sous nos libertés communales, une odieuse exploitation des campagnes au profit des grands centres... »
Ernest Vandenpeereboom fut le rapporteur de la section centrale. Tous les griefs de l'opposition s'exprimèrent dès ce premier examen. Le remède était insuffisant, même mauvais, entraînant une grande dépense. Le projet était inconstitutionnel, car il portait atteinte au droit des communes. Les communes étaient exploitées au profit des villes, mises d'ailleurs en tutelle : le pays entier payant pour celles-ci l'abolition de l’octroi.
Les attaques furent relevées par le rapporteur, qui fit ressortir avec verve les vexations subies par les citadins et les paysans.
La section centrale ne modifia guère le projet de loi, qui vint en discussion publique le 29 mai 1860.
Frère-Orban prit le premier la parole. Personne, c'est sa conviction, ne défendra les octrois « chargés de malédictions séculaires » et dont l'un des vices les plus graves par ses conséquences est sans doute l'atteinte portée à la liberté du commerce et de l’industrie à l'intérieur.
Après avoir établi l’importance du commerce intérieur de la Belgique, et rappelé la comparaison d'Adam Smith entre la situation, à la fin de l'ancien régime, de la France et de l'Angleterre, à laquelle l'absence d'entraves économiques a valu la prospérité, il passe des considérations générales, qui seules pourraient suffire à justifier sa thèse, à l'examen de chacune des dispositions du projet de loi.
Il rencontre tout de suite l'objection principale, qu'il résume lui-même : « ... un fonds de 14 millions étant créé. 11 millions sont prélevés par les communes à octroi. 3 millions sont dévolus aux communes sans octroi. » Les adversaires sautent tout de suite sur la disproportion : : 11I millions pour 78 communes et 1.200.000 habitants - 3 millions pour 2.500 communes et 3.400.000 âmes !
(page 32) Je me suis fait à moi-même cette objection, déclare le ministre, et je crois l'avoir résolue en toute justice. »
L'octroi est supporté par les habitants des villes et par les campagnards. Or, établit Frère, le paysan est frappé par l'octroi comme producteur, comme importateur et comme consommateur.
Après avoir démontré qu'il n'est pas exact que les bourgeois payent exclusivement l'impôt, puisque les producteurs agricoles en supportent une large part, à titre d'ailleurs de consommateurs, vu les achats qu'ils font dans les villes, il établit l'impossibilité de rejeter sur celles-ci les charges de l'abolition, sous forme d'impôts communaux.
Quelques objections sont encore rencontrées par l'orateur, notamment la prétendue atteinte à l'indépendance des communes.
Il établit ensuite la justice de principe de la répartition du fonds communal ; celle-ci doit se faire en raison de la consommation, beaucoup plus considérable dans les villes que dans les campagnes. Il ne conteste pas l'avantage assuré aux grandes communes, mais prévoit que les campagnes finiront par retourner le profit en leur faveur.
Dans une belle péroraison, il fait appel au patriotisme de la Chambre : « Ce n'est pas une œuvre de parti que nous lui présentons, c'est une œuvre à laquelle tous nous pouvons concourir. Nous la croyons nationale ; nous la croyons digne des préoccupations les plus sérieuses de la législature ; nous croyons aussi que le temps est propice pour s'occuper de pareilles réformes ; nous devons montrer ici qu'au milieu des circonstances si difficiles où se trouve l'Europe, confiants dans nos destinées, nous cherchons à améliorer nos lois, à réformer profondément, courageusement, les abus qui peuvent exister dans nos institutions. »
L'opposition de la Chambre fut tenace, mais généralement banale et peu élevée. Du 30 mai au 7 juin, le projet fut attaqué par de nombreux parlementaires. Henri de Brouckère et Pirmez, tout en l'approuvant en bloc, critiquèrent certaines dispositions. Le premier combattit l'idée de refaire, à propos des octrois, toute la législation sur les sucres, et proposa d'ajourner à la session suivante le débat sur ce point. Eudore Pirmez admettait la création d'un fonds communal, mais craignait que la situation exceptionnelle faite aux villes, représentée par Frère comme ne devant être que provisoire, ne vînt à s'éterniser. Il déposa donc un amendement, d'après lequel le Gouvernement ne garantissait aux villes à octroi, la première année, que 90 p. c. de la recette de cet impôt, et diminuerait d'année en année cette garantie, qui finirait ainsi par être supprimée.
Parmi les objections des opposants de droite, relevons l'épithète de socialiste appliquée au projet par Royer de Behr, représentant catholique de Namur. Thibaut, de Dinant, qualifia de nouvelle dîme l'avantage dont profitaient les villes. Il accusa le Gouvernement de viser à la prépondérance électorale des grandes communes et, par suite, du parti libéral. De Naeyer, d'Alost, résuma, dans un long discours, tous les reproches adressés au projet injuste, partial et centralisateur.
Rogier était intervenu le 2 juin pour rendre hommage à l'énergie de Frère-Orban qui avait eu le courage d'entreprendre une réforme considérée jusque-là comme irréalisable. Il rappela que lors de son précédent ministère il avait lui-même constitué une commission chargée d'examiner la question. Le Gouvernement d'alors ne crut pas pouvoir se rallier aux moyens de compensation préconisés. Rogier avait songé à demander à l'impôt sur le revenu les ressources propres à dédommager les communes, mais on lui fit voir que pareille solution serait impraticable.
Il rappela qu'à la veille de sa retraite, en 1852, Frère-Orban lui avait dit qu'il ne désespérait pas d'obtenir un jour la suppression des octrois. « Je le félicitai - déclara Rogier - et j’eus confiance en sa parole. Il consacra les loisirs de son interim (page 34) ministériel à de profondes études, à des recherches consciencieuses. Il est arrivé au résultat que la Chambre a sous les yeux. »
Frère reprend la parole le 7 juin. Il relève en souriant une accusation de socialisme, qui l'a un moment rajeuni de dix ans.
Il s'attache à réfuter l'objection que l'indépendance communale est gravement atteinte. Il prouve qu'en dotant les communes d'une rente certaine, leur autonomie est renforcée vis-à-vis du pouvoir central.
Il insiste sur le principe fondamental de la loi : les octrois intéressent tout le pays, il faut donc que le pays entier supporte les charges résultant de leur suppression.
Examinant ensuite les objections à la constitution d'un fonds communal, il se défend d'avoir abandonné ses principes économiques en alimentant ce fonds au moyen d'impôts indirects, d'impôts de consommation. En effet, dit-il, « ... je n'ai cessé de soutenir dans cette Chambre qu'il était impossible de faire face aux dépenses publiques sans un système d'impôts directs et d'impôts indirects analogue à celui que nous avons. Je l'ai soutenu dans des temps où les impôts directs étaient beaucoup plus en faveur qu'aujourd'hui ; je l'ai soutenu dans cette Chambre en 1848. Eh bien, l'opinion que j'ai émise, persiste assurément. J’ai dit aussi que l'impôt de consommation sur les objets de première nécessité opère comme une réduction de salaire. »
Or, le projet de loi, qui substitue d'ailleurs des taxes sur le vin, la bière, l'eau de vie, à des droits sur le pain, la viande, le charbon, aboutit à réduire de 2 millions les impôts de consommation.
Frère repousse nettement l'impôt sur le revenu que l'on considère à tort, dit-il, comme l'impôt idéal, le plus juste, le plus commode. A cet égard, il signale l'insignifiance des grosses fortunes, en Angleterre, notamment, où en 1859, l'income tax n'atteignait que 40 personnes jouissant d'un revenu de plus de 50.000 livres sterling. Cet impôt qui, de tous a paru le plus insupportable, et que la Grande-Bretagne n'a subi que sous la pression de la guerre, n'a fourni en 1860 que 151 millions sur un budget de 1.651 millions. L'existence d'un nombre (page 35) considérable de grandes fortunes est un mythe. « Ce qui est grand, et c'est la seule chose grande, c'est le travail, c'est l'échange des services dans la société. C'est à la base que se trouvent les grands revenus. C'est la masse de la population qui les donne. »
La question capitale du projet est pour Frère la répartition du fonds communal. Aussi, s'attachant à réfuter les arguments aussi nombreux qu'hypothétiques des adversaires, doit-il entrer dans des détails de toute sorte qui rabaissent un peu l'élévation de son discours.
L'opposition se manifesta encore dans plusieurs séances. de Theux, Wasseige, Barthélemy Dumortier répétèrent et amplifièrent les objections déjà formulées.
La discussion des articles commença le 12 juin.. Divers amendements furent déposés. Les plus importants se rattachaient à l'accise sur la bière et le sucre. Frère se défendit d'imposer sans nécessité la boisson nationale. Interpellant ses adversaires qui lui reprochaient d'atteindre des consommations populaires, il leur rappela l'opposition acharnée qu'ils avaient faite, dix ans plus tôt, à ses projets de dégrèvements. « Il y a dix ans, je vous ai proposé de réformer la loi sur la contribution personnelle et il y a dix ans que cette loi reste faire ; il y a dix ans, je proposé d'établir un impôt sur les successions en ligne directe, de préférence à d'autres impôts, et, un seul excepté, tous, tous, vous m'avez combattu. »
La bataille la plus acharnée se livra sur un amendement d’Henri de Brouckère rétablissant le régime différentiel du sucre de canne et de betterave, auquel le Gouvernement substituait un droit uniforme. Il avait d'ailleurs admis une proposition de la section centrale qui échelonnait sur plusieurs années le nivellement des régimes différentiels des deux genres de sucre. La Chambre, toutefois, vota d'abord l'amendement de Brouckère : mais, au second vote, elle le rejeta par parité de voix, et le (page 36) remplaça par un amendement d'Alphonse Vandenpeereboom, accepté par le Gouvernement, et qui établissait au bout de trois ans l'égalité de régime.
L'épisode le plus vif de la discussion avait été provoqué par une pétition des fabricants de sucre indigène, adressant une sorte d'appel à l'étranger, en l'occurrence l'empereur des Français. Rogier les prit à partie, s'écriant que pareille manifestation faisait monter le rouge au front.
Au vote sur l'ensemble, la Chambre se prononça pour le projet de loi par 66 voix contre 41 et 3 abstentions.
Frère-Orban dut encore lutter avec vigueur pour obtenir du Sénat un vote favorable.
La discussion, qui s'ouvrit le 4 juillet pour se clore le 12, ne présenta guère de points de vue nouveau. Frère dut réfuter les mêmes arguments. Il rencontra, dans la haute assemblée, l'opposition irréductible des protecteurs du sucre indigène qui reprirent l'amendement de Brouckère. Par 34 voix contre 23 et 1 abstention, le Sénat leur donna raison.
Le projet, légèrement modifié sur un autre point, fut adopté par 37 voix contre 15 et 2 abstentions.
La Chambre dut se prononcer le 18 juillet sur les modifications adoptées. Le Gouvernement, ne voulant pas compromettre le sort de la réforme, ne s'opposa pas aux amendements sénatoriaux. La suppression des octrois fut prononcée par 65 voix contre 25 (toutes de droite) et l'abstention de Mgr. de Haerne.
Au début de la séance, une émouvante manifestation loyaliste s'était produite, l'occasion d'une adresse au Roi, protestation indirecte mais significative contre des attaques étrangères menaçant le pays.
Nombreuses furent les manifestations de gratitude qui, coïncidant avec les fêtes commémoratives de l'indépendance, (page 37) célébrées cette année-là avec un éclat inaccoutumé, rendirent hommage au ministre des Finances. Les deux plus caractéristiques émanèrent des conseils communaux de Bruxelles et de Liége.
Une souscription nationale fut décidée, en vue d'offrir à Frère-Orban un témoignage de la gratitude publique. Les dons recueillis dans les neuf provinces permirent l'exécution d'un vase allégorique figurant la réforme accomplie.
De son côté, le conseil communal de Liége décida de placer à l'hôtel de ville le buste de illustre concitoyen et de lui en offrir un second exemplaire.
Mais les démonstrations les plus touchantes jaillirent de l'âme populaire. Dans le troisième volume de Bruxelles à travers les âges, page 160, les auteurs, Henri et Paul Hymans, ont pittoresquement décrit l'enthousiasme exubérant de la population.
« A chaque porte de l'enceinte de Bruxelles, et notamment à celles de Cologne, de Schaerbeek, de Louvain, de Namur et de Hal, des groupes, transformés rapidement en immenses rassemblements, stationnaient, dans la journée du 20 (juillet), attendant le coup de minuit. A la première minute de la journée du 21, les portes, les grilles et les palissades devaient tomber simultanément, comme au théâtre, dans un changement de décoration à vue. A vrai dire, l'œuvre de démolition, malgré le concours bruyant et enthousiaste du public, ne fut point si rapidement accomplie. Il fallut près de deux heures pour faire disparaître autour de la ville les derniers vestiges du régime vexatoire et détesté des octrois.
« Quand tout fut fini, une joie immense s'empara de la foule qui parcourait les boulevards en chantant et en criant. Sur la Grand-Place, des charrettes venaient, au milieu des acclamations, déverser les débris enlevés : c'étaient des ferrures de grilles, des panneaux de palissades, des fragments de guérites et jusqu'à des quartiers de planches. C'était une réponse d'imprudentes a•ertions de publicistes officieux, thuriféraires gagés, qui avalent mis en doute la solidité de la monarchie belge et le loyalisme de la population.
« Il y eut, dans cette explosion d'enthousiasme un peu tumultueux, des incidents comiques. Ici, des employés de l'octroi, au dernier coup de l’heure fatale, décampaient de leur aubette, emportant leurs hardes sur le dos ou sous le bras, escortés par des nuées de gamins, avec des cris et des lazzis de circonstance ; là, des chasseurs, sonnant des fanfares, introduisaient victorieusement en ville le premier lièvre libéré de la taxe ; ailleurs, de bons vivants fêtaient, le verre en main, sur le seuil des portes supprimées, l'affranchissement du bourgogne et du bordeaux. A un autre coin de la ville, un immense cortège promenait en triomphe un employé de l'octroi, hissé sur sa guérite que portaient sur leurs épaules une demi-douzaine de robustes gaillards. tandis que des gamins éclairaient la marche, en brandissant des torches d’ù pleuvaient des gerbes d'étincelles. »
Le Crédit Communal
(Note de bas de page : A l’occasion du 75ème anniversaire de la fondation du Crédit Communal, M. Emile van Lerberghe a retracé l’historique de cet établissement. Nous avons fait plus d’un emprunt à cette belle étude qui n’a pas été mise dans le commerce.)
En obtenant de Léopold la signature de l'arrêté royal du 8 décembre 1860 instituant la Société du Crédit Communal, Frère-Orban a doté la Belgique d'un organisme de crédit public d'un type nouveau, absolument original, qui allait mettre toutes les communes belges, jusqu'aux moins importantes, à même de tirer pratiquement, au point de vue financier, le maximum de profit du principe de l'autonomie communale tel qu'il est inscrit dans la Constitution.
La plupart des communes, en présence des obligations que leur imposaient les transformations économiques et sociales, étaient forcées, vu l'insuffisance de leurs ressources normales, de recourir à des expédients généralement efficaces.
Si les grandes villes se procuraient assez facilement, grâce à l'emprunt, les fonds nécessaires, il en était autrement de la majorité des communes de moindre importance. Aussi, la crise (page 39) industrielle, agricole et politique, qui sévit de 1845 à 1849, ne put être combattue avec toute l'efficacité désirable, par l'exécution d'importants travaux d’utilité publique.
Il était donc hautement souhaitable de trouver un remède cette situation.
Frère-Orban s'était depuis quelque temps préoccupé de cet problème. Il lui découvrit une solution digne de talent.
La question avait appelé l’attention des économistes et plusieurs projets, formulés de 1852 à 1860, sollicitaient l'action gouvernementale.
Le ministre des Finances les fit minutieusement examiner par ses bureaux. Pendant que poursuivaient ses propres études et celles de ses collaborateurs, une lettre que lui adressa Auguste Orts le 4 août provoqua une réponse qui montre avec quelle conscience Frère s'occupe de trouver la combinaison la plus juste et la plus pratique. Il est loin encore d'avoir tous ses apaisements et il espère qu'on lui offrira « une compagnie réunissant les conditions indispensables pour réaliser le plan projeté. »
Après de louables efforts, le but est atteint. Les statuts conformes à l'idée sont trouvés ainsi que les administrateurs capables de diriger la Société, à laquelle Frère a donné le titre le plus simple et le plus expressif : le Crédit Communal.
Comme l'écrit M. F. Baudhuin dans l'Histoire de la Belgique contemporaine (t. I, p. 323), « le Crédit Communal est une institution belge que beaucoup de pays nous envient » et qui « fonctionne depuis trois quarts de siècle à la satisfaction générale. »
« Frère-Orban - ajoute-t-il - eut l'idée de substituer le crédit collectif au crédit individuel. Il imagina une institution centrale qui contracterait les emprunts et en transmettrait le produit aux provinces et aux communes, qui se libéreraient envers elle par annuités. »
(page 40) Les avantages de la nouvelle institution se sont aussitôt révélés pour le plus grand bien des finances communales.
Dès la première année, près de sept millions étaient prêtés aux provinces et aux communes. En 1914, les prêts s'élevaient à 374 millions, tandis que la Société avait procédé à 55 émissions d'obligations pour un total nominal de 422 millions. Pendant la grande guerre de 1914-1918, le Crédit Communal rendit au pays les services les plus éminents en avançant aux communes plus de 900 millions, dont 400 pour l'alimentation.
Pendant la période de 1919 à 1940, le rôle du Crédit Communal s'avéra de plus en plus important et son action indispensable. Il devint un des plus puissants rouages économiques du pays, comme l'établit la statistique. En effet, le volume des prêts dépassait en 1939 sept milliards et demi. Il atteignit dix milliards sept cents millions de francs à la fin de 1944.
Le Crédit Communal renouvelait ainsi pendant la dernière guerre intervention bienfaisante auprès des communes éprouvées qui n'ont cessé de recourir à ses bons offices. Quatre-vingt-cinq ans se sont écoulés et la Belgique toute entière ressent encore les bienfaits du génie créateur de son grand ministre.
L'adoption du cours légal de l'or français et la démission de Frère-Orban
Une loi du 5 juin 1832 avait modelé notre régime monétaire sur celui de la France, en admettant le double étalon d'or et d'argent. Les pièces d'or françaises de 20 et de 40 francs avaient cours légal en notre pays.
Le 31 mars 1847, une nouvelle loi décréta la création, pour une valeur n'excédant pas 25 millions, d'une monnaie d'or nationale en pièces de 10 et de 25 francs ; les pièces françaises de 20 et de 40 francs étaient retirées de la circulation.
En 1849, la Belgique possédait quatre espèces de monnaies d'or, avec cours légal : les pièces belges de 10 et de 25 francs, plus certaines pièces françaises et hollandaises. Le Gouvernement était d'ailleurs autorisé à mettre fin au cours légal des monnaies d’or étrangères.
(page 41) Cette mesure fut prise en 1849 et en 1850 par Frère-Orban, en vue d'entraver des spéculations préjudiciables au pays. Par deux arrêtés, il retira le cours légal au souverain anglais et aux pièces hollandaises de 5 et 10 florins. C'était le début de la dépréciation de l'or amenée par la découverte de mines en Californie et en Australie.
Le 7 décembre 1850, Frère-Orban soumit au Parlement un projet de loi arrêtant la fabrication des monnaies d'or nationales, autorisant le retrait des pièces en circulation - il y en avait pour une somme de 14.646.025 francs - et supprimant le cours légal des monnaies d'or étrangères. Il consacrait par là, pour un proche avenir, l'étalon unique d'argent, sans toutefois l'imposer sur-le-champ.
L'examen du projet par la Section centrale de la Chambre donna lieu à un rapport très intéressant, qui constatait la récente dépréciation de l'or et en recherchait les causes, attribuables, à son avis, moins aux mines découvertes qu'à l'augmentation du papier et de la circulation et la démonétisation hollandaise résultant du retour de ce pays à l'étalon d'argent.
La Section centrale n'adopta pas toutes les mesures proposées par Frère : elle ne préconisa pas notamment l'abolition du cours légal de l'or.
La Chambre discuta le projet les 23 et 24 décembre 1850. Frère ne se rallia pas aux conclusions de la majorité de la Section Centrale.
Sans se prononcer sur la question de principe et proposer nettement l'adoption de l'étalon d'argent, il se basa sur l'opportunité économique qui permettait le retrait du cours légal de l'or français tout en arrêtant la frappe de l'or belge.
Il obtint gain de cause devant la Chambre et le Sénat. Ce fut la loi du 28 décembre 1850 qui consacrait en fait l'étalon unique d'argent.
Des protestations se produisirent bientôt. Des pétitions nombreuses et répétées réclamèrent le cours légal de l'or français : le métal avait continué à baisser. Mercier, ministre des Finances de 1855 à 1857, refusa ce rétablissement. En 1859, Frère le (page 42) repoussa catégoriquement déclarant impossible la coexistence de fait de deux étalons. Peu après, pour obvier aux inconvénients de la monnaie divisionnaire belge de bronze, et parer à l'envahissement du bronze français, il fit adopter la création de la monnaie de nickel (loi du 20 décembre-1860).
Devant le refus de Frère-Orban d'admettre le cours légal de l'or, Barthélemy Dumortier déposa, le 22 juin 1860, une proposition de loi admettant, pour leur valeur nominale, les pièces d'or françaises. Aussitôt un mouvement se fit dans le pays, sans distinction de partis, et le pétitionnement s'amplifia.
La Section centrale, à laquelle furent renvoyées la proposition et les pétitions, ne conclut pas et s'en remit à la décision de la Chambre.
La discussion s'ouvrit le 19 février 1861. L'opinion était déjà gagnée à l'adoption du projet ; les Chambres de commerce notamment s'étaient en majorité prononcées en sa faveur. L'Association libérale de Bruxelles, toujours contrariante pour le ministère, vota même une motion invitant ses membres « à réunir leurs efforts pour obtenir par tous les moyens constitutionnels la réforme de notre système monétaire en ce qui concerne la circulation de la monnaie d'or. »
Presque toute la droite et une fraction importante de la gauche étaient d'ores et déjà ralliées à la proposition Dumortier. Le 22 février, Pirmez et Jamar, pour atténuer l'échec prévu, déposèrent un amendement transactionnel : l’or français serait admis dans les caisses de l'Etat, selon un tarif fixé deux fois chaque année par le Gouvernement.
Frère-Orban défendit son point de vue avec sa conviction tenace. Son discours s'étendit sur les deux séances des 23 et 24 février. Dès son exorde, il releva les accusations anonymes ou directes, parfois fort vives, d’« opiniâtreté condamnable », de « fol orgueil » que depuis treize ans il entendait périodiquement proférer.
Pour éprouver l'esprit de justice de ses ardents adversaires, il refit l'histoire de la question monétaire depuis 1850, rappelant les tentatives de rappel de la loi de cette année, qui avait eu pour (page 42) but d'entraver les spéculations prévues pour l'époque où la baisse du prix de l'or se ferait sentir, ce qui se produisit surtout à partir de L'année suivante. Dumortier, voyant la Banque Nationale ramener 19 fr. 50 la valeur de la pièce d'or de 20 francs, protesta, demandant au ministre des Finances d'alors, Mercier, de remédier au mal signalé. La réponse fut nettement négative. Elle avait d'autant plus d'importance que le ministre, en 1850, s'était abstenu de voter la loi.
La révision continua pourtant d'être réclamée par de nombreux pétitionnaires. En 1858, la question fut de nouveau débattue à la Chambre qui, tout en proposant le renvoi des pétitions au bureau des renseignements, marqua sa conviction que le système monétaire devait être maintenu.
Préoccupé par cette question monétaire, et malgré les « rudes travaux » qu'il dut s'imposer en 1858, Frère-Orban décida de nommer une commission « composée des sommités de la finance » pour étudier à fond le problème. Elle se prononça, unanimement, contre le cours légal de l'or français.
Malgré cette conclusion catégorique, le Gouvernement, ne voulant « négliger aucune source d'information », consulta les Chambres de Commerce, dont les avis se partagèrent.
Ce ne fut pas tout. Soumise à la Commission spéciale du Conseil supérieur de l'industrie et du commerce, la question monétaire aboutit une déclaration formelle : « Il n'y avait pas lieu de donner cours légal à la monnaie d'or française. » La presque unanimité alléguée par les partisans de la proposition était donc loin d'être atteinte.
Frère dénonça le « calcul politique » de ses adversaires, qui avaient attendu « le dernier jour de la session de 1860 pour déposer une proposition afin que le débat précédât la veille des élections.
Après avoir rappelé que le Gouvernement ne fit rien pour entraver la liberté des membres de la Chambre, que la Section Centrale n'avait pu soumettre qu'un rapport négatif, il exposa le système que lui présenta un comité de négociants bruxellois aboutissant à la double frappe, avec préférence pour le métal (page 44) le plus abondant pour le moment et à l'admission en Belgique de l'or français à titre de réciprocité. Il avait démontré aux intéressés que le système aurait eu pour conséquence la reconstitution de l'ancien droit régalien de fabriquer, c'est-à-dire d'altérer les monnaies. Aussi, le projet fut-il abandonné. Un autre lui fut substitué. Il fut soumis également au ministre. Il tendait à « donner cours légal à la monnaie d'or française à sa valeur nominale. » Frère fit ressortir les graves conséquences, non entrevues par les promoteurs, de l'adoption de pareille mesure : réduction des dettes, violation des contrats sous la garantie de la loi. Et ce furent précisément ces résultats que la foule acclama, dans un grand meeting tenu à Bruxelles, où l'on flétrit la loi « fatale » de 1850.
Frère en prend la défense et prouve que les malheureux qui ont accepté la mission d'agiter l'opinion, de la diriger et de l'éclairer, « sont... convaincus de n'avoir même pas lu la loi qu'ils critiquent ! »
C'est à cette occasion que le ministre montra jusqu'où pouvait aller « l'audace de la sottise greffée sur l'ignorance ! »
Il entreprit alors la justification de la loi de 1832 invoquée mal à propos par les prétendus directeurs de l'opinion. Elle a été malencontreusement modifiée par la loi de 1847, présentée par Malou, et qu'il a fallu rectifier par celle de 1850, acte de prévoyance « justifiée par tous les événements ultérieurs. »
Nous n'avons pas, dit-il en se résumant, « salué comme une merveille une nouvelle édition du droit régalien, conférant à l'Etat le droit de battre monnaie à son profit, en frappant alternativement la monnaie du métal le plus déprécié, véritable théorie du système d'altération des monnaies ! »
On n'a pu davantage le convertir à l'application du double étalon.
C'est la pénurie de la monnaie d'argent, qui, selon Dumortier, justifie sa proposition. Frère démontre l'inexactitude de cette affirmation : c'est parce que la monnaie est dépréciée, et qu'elle peut perdre encore de sa valeur, qu'« elle circule naturellement presque seule, avec rapidité. » Mais deux obstacles s'opposent à la (page 45) disparition de l'argent, ce sont les caisses de l'Etat et de la Banque Nationale. Aussi, la rentrée régulière des contributions, les payements énormes en argent qui se font à la Banque, l'échange contre des billets de nombreuses pièces de 5 francs, attestent l’abondance de ce métal.
L'or est amené dans le pays par la spéculation. Il ne s'en suit pas que la monnaie d'argent s'évade : « aussi longtemps que les pouvoirs publics le voudront, il y aura de l'argent en Belgique », et l'orateur appuie par d'autres les preuves déjà données : la circulation facile des billets de banque et l'exportation continuelle de la monnaie divisionnaire d'argent.
Frère-Orban rencontre ensuite l'argument d'après lequel se font des pertes constantes et considérables, « parce que tous les Belges ne sont pas contraints à recevoir la pièce d'or à sa valeur nominale ». Leur accumulation produit une diminution de capital « de plusieurs millions chaque année au détriment des travailleurs. » C'est une exagération, prétend le ministre, et il y oppose « le préjudice immense qui devrait résulter pour le pays de l'adoption de la monnaie d'or française sa valeur nominale. »
Le cours légal amènerait aussitôt la hausse des prix, atteignant « tous ceux qui vivent d'une somme fixe, payable en argent », injustice et calamité qui dépasserait de loin les inconvénients qui résultent de la situation actuelle.
Frère repousse donc avec inflexibilité « le prétendu système du double étalon » que l'on veut voir dans la loi de 1832. Il rappelle à ce sujet les graves conséquences produites, en 1848, par l'imposition du cours légal du souverain anglais, mesure prise par son prédécesseur libéral Veydt, heureusement réparée par Frère-Orban, mais qui causa de fortes pertes.
Il examine ensuite les difficultés qui existent en France « cent fois pires que celles de la Belgique. » Il signale l'enquête à laquelle il s'est livré dans ce pays. Il en résulte que l'or a fait disparaître presque totalement les pièces de cinq francs et en grande partie les monnaies divisionnaires. D'où de sérieux embarras, des plaintes générales, des reproches au Gouvernement.
Veut-on, demande-t-il, pour se préserver d'un léger inconvénient, introduire en Belgique un grand mal ?
(page 46) D'ailleurs, personne ne met obstacle à la circulation de l'or dans notre pays : « la Belgique, prise dans son ensemble, sans donner une importance exagérée à des faits locaux et exceptionnels..., a de l'or et de l'argent à volonté... »
Pour lui. « la substitution de l'or à l'argent... serait en réalité l'altération de l'unité monétaire, c'est-à-dire une violation évidente de tous les contrats passés sous l'empire de la législation en vigueur. »
La loi de l'an XI. dont la loi belge de 1832 « n'a été qu'une copie en ce point » a formellement proclamé « que si l'or venait varier, il serait refondu pour être mis en rapport avec l'étalon. »
La monnaie légale repose sur le fait qu'un franc vaut 4 1/2 grammes d'argent fin. On propose d'y « substituer une certaine quantité d'or qui vaut moins. »
C’est une véritable altération de l'étalon monétaire et le public n'en voudrait pas, s'il n'était abusé, s'il n'avait cette idée fausse que l'empreinte mise sur la monnaie suffit. » Et Frère-Orban rappelle l'erreur de Jacques d'Angleterre que le public paya fort cher.
La monnaie, affirme le ministre, « est une marchandise comme une autre » ; son abondance ou sa rareté la fait baisser ou hausser. « Le métal dont une monnaie est faite reste soumis aux règles invariables et immuables qui fixent la valeur des choses. » Il n'est au pouvoir d'aucun parlement au monde de changer ces règles.
Frère dénonce l'erreur courante qui croit « que l'abondance de la monnaie soit un signe de la richesse des nations », qui « refuse à la monnaie la qualité de marchandise » qui fait dépendre la valeur de la monnaie de la volonté du gouvernement ».
Pour calmer les scrupules, les partisans de l'or prétendent que notre monnaie d'argent se déprécie et vaut moins que l'or.
Frère réfute aussi cette assertion. Il ne craint pas non plus que la Chine absorbe tout l'argent de l'Europe, comme on le soutient.
La Belgique aura toujours de l'argent si elle continue à (page 47) produire, d'abord ; si elle ne remplace pas ce métal par une quantité d'or valant moins, car, en ce cas, on nous payera en or, et l'argent sortira pour ne plus reparaître.
Après avoir rappelé que, deux fois, en 1696 et en 1822, le Parlement anglais s'est trouvé en face d'une situation analogue à celle de la Belgique, et qu'il a surmonté les difficultés en maintenant le statu quo, Frère repousse de haut l'insinuation qui l'a représenté comme faisant fléchir l'intérêt public devant l'intérêt de la Banque Nationale, dont il était d'ailleurs actionnaire, prétendait-on.
« Vous êtes à cent coudées au-dessus de pareilles imputations ! s'écria Joseph Lebeau, et plusieurs membres ajoutèrent « Ne répondez pas ! »
Mais Frère voulut proclamer la vérité. Certes, il avait créé la Banque Nationale, et il pourra dire un jour les exigences qu'il eut à combattre, pour en sauvegarder la position. Sorti du ministère, la Banque lui était ouverte, mais il s'est « imposé la loi de ne posséder absolument aucun intérêt quelconque dans cet établissement. »
Sa péroraison fut tranchante. Il n'avait pas en vue la recherche de la popularité, qui lui était refusée par la force des choses, mais l'intérêt du pays était trop fortement engagé pour qu'il pût céder à aucune autre considération. « Adopter la mesure qui vous est proposée. s'écria-t-il en terminant. ce serait décréter un acte qui ferait condamner le Parlement belge par l'histoire ! »
Malgré la force de ce discours, l'ascendant de l'orateur, la Chambre ne se laissa pas convaincre. La situation de fait ne permettait plus d'arrêter l'infiltration toujours croissante de l'or français. Une proposition transactionnelle signée par Jamar, Pirmez et De Boe, et qui admettait l'or étranger moyennant une tarification périodique par le Gouvernement, fut agréée par Frère-Orban, mais repoussée par la Chambre Aussitôt après, la même majorité (64 voix contre 42) vota la proposition de loi de Dumortier.
Le Sénat ne s'occupa du projet que le 9 avril. Bien que le rapporteur de la Commission des Finances, Fortamps, conclût au rejet de la proposition, il était évident que le siège de (page 48) l'assemblée était fait. Frère défendit sa thèse avec une égale vigueur, mais sans se dissimuler la certitude de l'échec. Il reconnut que, parmi ses amis, ses collègues même, ses craintes n'étaient pas entièrement partagées, que l'on ne croyait pas un danger immédiat, qu'on proposait de céder à l'opinion entraînée. Mais il n'entendait pas s'incliner devant semblable conseil ; il releva surtout vivement le propos du sénateur d'Omalius d'Halloy qui avait conseillé de suivre l'opinion publique. C'est une théorie digne de suffrage universel, dit-il. C’est un principe au nom duquel on justifie les prétentions révolutionnaires les plus extravagantes. Il estimait plus noble de résister à l'opinion lorsqu'on la savait égarée.
Il maintint ses appréhensions, renouvela ses avertissements, soutint que ses adversaires reconnaîtraient l'erreur commise lorsqu'il serait trop tard, le jour où toute la monnaie divisionnaire aurait disparu.
Le lendemain. le Sénat se prononçait, par 33 voix contre 17 et une abstention, pour l'adoption du cours légal de l'or français.
La question du cours légal de l'or français mit en évidence la marge qui existe en matière monétaire, entre la théorie et le fait. Scientifiquement, en toute logique. Frère-Orban avait probablement raison. Pratiquement, les catastrophes qu'il redoutait ne se produisirent pas.
L'économiste Emile de Laveleye, avec lequel Frère soutint des polémiques animées, et à qui il reproche à plusieurs reprises, dans sa correspondance avec Trasenster, notamment, son incompréhension des problèmes monétaires, prit position, dès 1860, en faveur de l'or. Par une brochure : « La question de l’or », il critiqua vivement la « métaphysique économique et monétaire » de Frère et de Pirmez, s'attachant à démontrer que l'afflux du métal aurait pour effet de stimuler les affaires, de multiplier les échanges, de donner au commerce et l'industrie une expansion inouïe... Il rappela plus tard, en 1891, dans l'introduction à son livre : « La monnaie et le bimétalisme international », que l’ « insanité absolue », flétrie alors, ne produisit aucun des dangers dénoncé. (page 49) Et il fit remarquer qu'à l'heure où il écrivait, c'était de l'invasion de l'argent que l'on menaçait la Belgique.
En somme, l'on s'accommoda fort bien de l'introduction de l'or français, et quelques années plus tard, une convention monétaire, dite de l'union latine, décrétait une frappe de monnaie divisionnaire d'argent à titre réduit. Plus tard, c'était l'or qui se raréfiait et disparaissait presque totalement de la circulation...
La démission de Frère. réclamée le 3 mai par le Journal de Bruxelles, au nom de la pratique constitutionnelle, des « deux votes écrasants » qui l'avait nécessitée, coïncida « exactement avec la fin de la session parlementaire », comme l'écrivait le 2 juin l'Indépendance. Cet organe important, qui n'avait pas toujours été de l'avis du ministre, lui rendait un très bel hommage. « C'est ainsi, disait-il, que cet homme d'Etat répond aux suppositions ridicules et aux impatiences inconvenantes de la presse cléricale et des orateurs de l'opposition. Il avait une grande œuvre à achever ; il l'a terminée, cette œuvre, aux applaudissements de tout le pays, et maintenant il se retire, emportant sa dignité tout entière. ainsi que l'admiration sympathique de la législature et du pays... »
Le 17 avril. à l'occasion du budget de la Guerre, Frère-Orban avait pu faire l'apologie de sa gestion financière et montré qu'elle avait eu pour suite la prospérité du pays. Il n'y avait pas eu d'augmentation d'impôts : une réduction des charges s'était même opérée, grâce à l'abolition de l'octroi.
Malgré les sacrifices exigés pour assurer la défense nationale, il n'y avait pas lieu de craindre la création de nouveaux impôts.
Un mois après. le 17 mai, Frère pouvait annoncer la conclusion du traité de commerce avec la France et, non sans malice, constater que le protectionnisme, si puissant encore dix ans plus tôt, n'avait plus guère de défenseur que Barthélemy Dumortier. « ...Je constate avec joie, disait-il, les immenses progrès que les idées de liberté commerciale ont faits dans le pays. »
(page 50) Telle était la grande œuvre à laquelle Frère-Orban s'était consacré et qu'il avait voulu mener à bien avant de quitter le pouvoir.
La résolution de Frère était prise. Il n'entendait pas consacrer une mesure qu'il avait combattue avec tant de force et de conviction.
Une lettre écrite le 20 mai à Trasenster faisait prévoir son inflexible décision.
« Je ne veux pas. disait-il, sanctionner en la contresignant la loi qui va donner cours légal à l'or français. L'attitude que j'ai prise dans la discussion ne le permet pas. Je ne puis, d'ailleurs, faire abstraction des raisons qui ont déterminé le vote d'une partie des membres de la gauche. La Chambre qui, pendant des années, a persévéré dans le système de l'étalon unique, vient de se déjuger dans des conditions déplorables. Il n'est pas douteux pour moi que toute notre monnaie d'argent va disparaître et que, indépendamment de l'injustice de la mesure et des pertes qui en résulteront, le pays éprouvera de sérieux inconvénients pour les paiements.
« Ce revirement est dû, d'une part, à des causes électorales, de l'autre au désir des membres de l'opposition, ce qui est naturel de leur part, de m'infliger un échec et au même désir d'un certain nombre de membres de la majorité, ce qui est moins légitime. Je ne veux donner ni aux uns ni aux autres la satisfaction de me voir conserver mon portefeuille en mettant mon nom au bas de cette loi. »
On lui offrait la place vacante, par la mort du comte de Meeus, de gouverneur de la Société Générale, dont le choix revenait au Gouvernement. C'était une position fort lucrative : 70 à 80.000 francs l'année. Il n'en était pourtant pas enthousiaste. Rogier le pressait d'accepter, donnant comme raison que l'influence politique résultant de cette fonction devait être acquise au libéralisme. Mais Frère soupçonnait un calcul du chef du Cabinet.
« Peut-être la pensée de m'annihiler politiquement en me casant dans une situation financière tentante, n'est-elle pas étrangère à son insistance. »
(page 51) Paul Devaux, d'autre part, le dissuadait énergiquement. « Il me dit, et non sans raison, que c'est une chose fatale pour un parti que de voir ses chefs déserter pour prendre des positions d’argent. La moralité publique lui semble engagée dans la question. »
C'était aussi l'avis de Frère. « Tout considéré et malgré le sacrifice, j'incline au refus. A part tout autre motif, on m'accuserait d'avoir donné à la discussion le caractère qu'elle a eu, dans la vue de rendre ma retraite nécessaire afin de conquérir le poste de gouverneur de la Société Générale... »
Son parti fut vite arrêté. Dès le 1er juin, il annonçait à son correspondant l'acceptation de sa démission, et qu'on le nommait ministre d'Etat.
« C'est moins lucratif, observe-t-il. Mais il y a encore des gens qui pensent que l'honneur vaut mieux que l'argent. » Il rappelait son refus d'être ministre d'Etat en 1852 et se gaussait de Malou, qui « avait une peur horrible » de le voir nommer.
Frère, qui cependant pouvait trouver, dans ses difficultés privées ^- son fils aîné lui coûtait de grands sacrifices - de sérieuses raisons d'accepter une position offerte, ne songea pas longtemps à quitter la politique qui seule réservait son génie un champ d'action adéquat.
Un grand discours de Frère-Orban sur la question militaire
Avant d'exposer les difficultés auxquelles donna lieu la retraite de Frère-Orban, signalons l'important discours qu'il prononça le 17 avril 1861 lors de la discussion par la Chambre d'un crédit de 15.561.170 francs au département de la Guerre pour la transformation de l'artillerie et la démolition de plusieurs forteresses.
Frère prit la parole pour repousser les insinuations toujours répétées, malgré les démentis, que le budget de la (page 52) Guerre dépassait 43 millions et constituait une charge écrasante pour le pays.
Il établit que les chiffres exacts de 1852 à 1858 donnaient une dépense moyenne de 37.500.000 francs par an.
Le point de vue moral dépassait ses yeux le côté financier. Dût-on d’ailleurs envisager sous l’angle matériel la question mise à la Chambre, il était à même de prouver que la situation budgétaire permettait de faire face aux besoins de la défense nationale. « Certes - dit-il - je suis plus que personne, le droit de le dire.... soucieux des intérêts du trésor. Pendant le tiers à peu près de notre existence indépendante, j'ai été chargé des intérêts du trésor, et certes je m'y suis toujours énergiquement dévoué ; j'ai laissé, chaque fois, le trésor dans une bonne situation, et il le sera encore lorsque je quitterai le pouvoir. Eh bien, Messieurs. dans ce pays, tout compté, tout balancé, nous n'avons pas eu d'augmentation d'impôts depuis 1830 ; nous sommes peut-être le seul peuple qui ait eu ce bonheur, et en même temps nos richesses grandissaient, le travail se développait, notre industrie et notre commerce prenaient le plus brillant essor ! Que dis-je ! Non seulement nous n'avons pas eu d'augmentation d’impôts, mais les impôts ont été réduits.
« L’an passé encore, grâce la suppression des octrois, les charges publiques ont été diminuées de 2.500.000 francs annuellement. Et c'est dans une pareille situation que l'on vient parler de la nécessité de ménager les intérêts des contribuables et qu'on essaye de les intéresser à la cause de l'opposition en faisant pressentir que bientôt il faudra faire peser sur eux de nouveaux impôts. »
Frère, « en pleine sécurité de conscience », pouvait dire à la Chambre qu'elle n'avait pas se préoccuper du côté financier de la question.
Mais l'aspect moral était autrement considérable. L'orateur, tout d'abord, mettait en garde contre l'utopie.
« ... Je n'appartiens pas - disait-il - à cette école politique qui ne trouve rien de mieux que d’opposer aux ennemis les poitrines nues des habitants du pays, qui proclame que les bons (page 53) sentiments et le dévouement des citoyens sont les remparts les plus solides que nous puissions édifier. »
Le patriotisme, sans doute, était nécessaire, mais il doit être appuyé par une solide armée et des moyens de défense appropriés.
La Belgique avait à sauvegarder sa responsabilité.
« ...II est important aux yeux de l’Europe que vous prouviez, dans les circonstances actuelles, que vous êtes prêts à parer toutes les nécessités que peut commander la situation. Il faut proclamer que vous êtes résolus à défendre tous ces biens précieux dont vous jouissez. »
Pour vaincre l'hésitation et entraîner l'adhésion de quelques parlementaires paraissant disposés à rallier une tentative d'ajournement, sous prétexte de rechercher d'autres procédés techniques, Frère-Orban termina son discours par une évocation sentimentale.
« Lorsque vous êtes pénétrés - s'écria-t-il - d'une vive affection, lorsque vous défendez la vie de votre femme ou celle de votre enfant, vous demandez-vous jamais s'il est bien prouvé que le remède conseillé est assurément efficace ? Vous demander-vous si les dépenses qu'il faut faire sont absolument indispensables ? Vous vous imposez avec joie tous les sacrifices, heureux de prouver ainsi votre affection à ceux qui vous sont chers. C'est ce que vous ferez également aujourd'hui. »
L'opposition était vaincue. La Chambre accorda le crédit par 61 voix contre 29 et 7 abstentions.
Les élections du 11 juin 1861
Comme le récit en a été fait plus haut, le vote de la loi sur le cours légal de l'or français avait provoqué la démission de Frère-Orban, rendue officielle le 3 juin, à la veille des élections législatives. départ du ministre des Finances, les divisions libérales Bruxelles furent atténuées par les dissentiments cléricaux. En ces temps-là une guerre ouverte faisait entre les principaux (page 54) organes de la presse catholique. L'UniverseI avait remplacé le Journal de Bruxelles comme organe d'une partie de la droite depuis qu'on avait constaté - écrivait l'Echo du Parlement du 7 janvier 1861 - « que la politique trop manifestement ultramontaine du Journal de Bruxelles faisait au parti clérical un tort incalculable... »
Une partie de la droite songeait dès lors au suffrage pour tous. L'Universel, en tout cas, préconisait déjà une application du système aux élections provinciales et communales.
Le Journal de Bruxelles défendait ses positions en affirmant que l'Universel n'était « l'organe d'aucune des sommités du parti conservateur » (note de bas de page : D'après l'Echo du Parlement du 24 août, L’Universel avait pour patrons De Decker, Mercier, Alphonse Nothomb et Snoy, tandis que le Journal de Bruxelles était inspiré par de Theux, Dumortier, de Gerlache) et ne semblait « s'attacher qu'à fomenter les divisions... »
Les dissentiments s'exacerbèrent encore après les élections par un échange d'épithètes peu amènes. Bientôt d'ailleurs disparut l'Universel, en avouant qu'il cessait de paraître pour ne pas provoquer des conflits nuisibles à la cause conservatrice.
La période électorale ne fut pas très animée. Les libéraux furent réélus sans lutte à Liége - où Frère-Orban et ses collègues obtinrent au poll de l'Association la presque unanimité des voix - et dans les autres arrondissements de la province, ainsi qu'à Mons, Tournai, Thuin. Ils subirent un échec à Gand, où une coalition d'intérêts et de rancunes leur fit perdre quatre sièges sur sept. Le succès d'un de leurs candidats à Alost fut une légère compensation.
Ils gardaient une majorité de dix-huit voix, parmi laquelle figuraient quatre représentants de Bruxelles peu disciplinés.
L'accentuation du programme du Cabinet
Si l'on en croit Goblet d'Alviella (Cinquante ans de liberté, I, page 10), l'affaiblissement de la majorité semble avoir stimulé le ministère, qui allait adopter une (page 55) attitude plus décidée vis-à-vis du cléricalisme. C'est la période marquée par la reconnaissance du royaume d'Italie, la loi sur les bourses d'études, la présentation d'un projet relatif au temporel des cultes, les prodromes de la sécularisation des cimetières.
D'autre part, le mouvement politique, prenant parfois la teinte d'une soi-disant démocratie, se complique et s'accentue : la question d'Anvers, la campagne antimilitariste, les revendications flamandes vont créer au Cabinet libéral de graves difficultés. Elles seront surmontées au bout d'une longue crise, mais ne tarderont pas à reparaître sous d'autres aspects.
Les remaniements ministériels. Frère hésite reprendre son portefeuille. Les instances de Paul Devaux et de Chazal le décident enfin
La retraite de Frère apparut tout de suite comme une cause de faiblesse pour le Cabinet. Aussi, la plupart de ses collègues, Tesch et Chazal surtout désiraient-ils sa rentrée. (Note de bas de page : Frère et Chazal échangèrent à ce propos plusieurs lettres. Le 7 juillet, notamment. l'ex-ministre remerciant son ami de ses sentiments affectueux, écrivait : « Je voudrais continuer à diriger avec vous les affaires du pays. Mais je ne vois guère qu'il me soit possible de rentrer dans le Cabinet, du moins utilement. La marche du ministère, en le supposant reconstitué par ma rentrée, serait embarrassée de tant de difficultés que l'on trébucherait, en très peu de temps. S’il y avait quelque chose à tenter, il y faudrait de telles conditions qu'il serait probablement difficile de les faire admettre. Au surplus, nous avons ajourné toute discussion à ce sujet à la fin de septembre. » II terminait sa lettre en annonçant la naissance de son premier petit-fils, Georges. « Je suis grand-père, ce qui me plaît assez. » Et il ajoutait avec humour : « Cette qualité donne du poids: elle me sera utile même en politique, à moins qu'elle ne me fasse ranger bientôt dans la catégorie des ganaches. » Fin de la note.)
Une lettre du 3 septembre 1861 adressée à Trasenster montre Frère-Orban décidé à poser ses conditions, exigence qui faillit, comme on verra, compromettre la reconstitution du ministère.
« ...On m'écrit - dit-il - qu'il est indispensable que je rentre au ministère. Je fais la sourde oreille. Le jour où il s'agira d'en (page 56) délibérer sérieusement, je dirai à quelles conditions il me paraît possible aux libéraux de conserver le pouvoir ou du moins à quelles conditions on peut le perdre avec dignité. »
Ce ne fut donc pas chose facile que d'obtenir le retour de Frère et de conjurer la dislocation du Cabinet. Des dissentiments de divers ordres se manifestaient entre les ministres. La reconnaissance du royaume d'Italie n'agréait pas au baron de Vrière , dès avant la démission de Frère, l'accord n'avait pu s'établir sur la question des jurys universitaires. Celle-ci fut remise à l'ordre du jour par le député de Liége lorsqu'il fut sollicité par Rogier de reprendre sa place au banc des ministres. Des lettres furent échangées, qui firent craindre l'échec de la nouvelle combinaison.
Frère avait esquissé déjà en 1857 un système de liberté pour les jurys qui avait rencontré la faveur de certains chefs de la droite.
Il eût voulu gagner à son idée ses futurs collègues, mais Tesch s'y refusait. Rogier ne s'engageait pas, pour le cas où il garderait le ministère de l'Intérieur ;s’il était remplacé dans ce département, il était prêt à s'en référer à l'avis de son successeur.
Le 11 octobre, le chef du Cabinet, écrivant à Frère, lui présentait la situation comme continuant « d'être aussi embrouillée ». Tesch, gêné par ses fonctions d'administrateur du Chemin de de fer du Luxembourg et parfois en conflit avec le Roi, en avait assez, disait-il, « de ses quatre années de pouvoir et de déboires. » Il ne consentait à rester que si Frère, qu'il considérait comme indispensable, n'insistait pas sur sa proposition relative au jury d'examen.
Devaux ne comprenait pas comment cette question pouvait compromettre la reconstitution du Cabinet.
Rogier, qui devait voir le lendemain Alphonse Vandenpeereboom, craignait, dans ces conjonctures, d'avoir de la peine à le décider à l'acceptation d'un portefeuille.
Il pressait donc Frère de ne pas exposer le Gouvernement à un suicide, d'autant plus que Tesch et lui, qui ne voulaient pas se trouver dans un cabinet l'un sans l'autre, étaient sur le point (page 57) de ne pas s'entendre à propos d'une affaire d'intérêt très secondaire en somme. Le Roi, d'autre part, était prêt à ratifier la nomination d'un ministre à Turin, et cette acceptation était un succès pour le ministère.
Quel était l'état d'esprit de Frère à ce moment décisif ? Une lettre Chazal du 12 octobre nous renseigne. S'il avait connu, dit-il, la résolution de Tesch de se retirer, qui n'était pas réellement inspirée par « la résistance jusque inexplicable qu'il avait faite aux propositions si conciliantes et si modérées que j'avais fini par formuler sur l'affaire du jury d'examen », mais bien par sa « position délicate comme administrateur de la Compagnie du Luxembourg », Frère n'aurait pas perdu son temps en formulant un programme et en assistant à de longues conférences. Son intérêt politique n'était pas de redevenir ministre et il n'en avait pas le désir.
Il émettait des considérations pessimistes et croyait que Rogier, plus confiant, se faisait illusion.
Ecrivant, le lendemain, au chef du Cabinet, Frère rappelle avoir demandé à ses futurs collègues que la question du jury d'examen soit tranchée par le Cabinet, que l'on soumette au Parlement la proposition qu'il a formulée autrefois. L'opposition de Tesch empêche un accord. Frère ne peut admettre d'être éventuellement forcé de se retirer du ministère. La question venant à être résolue contre son opinion, ou bien de combattre lui-même son propre système repris par d'autres.
Il n'est pas féru de la solution qu'il préconise, mais la question est posée et doit être résolue.
Plus que ses collègues, il est en butte aux attaques de « toutes les oppositions. » Pourquoi doit-il céder, et non Tesch, qui n'est pas, comme lui, lié par cette question ?
Frère avait aussi expliqué la situation à Paul Devaux. Le député de Bruges, dans sa réponse, marqua son étonnement d'un désaccord sur un point d'importance secondaire. Les chefs libéraux ne pouvaient déserter leur poste au moment où le parti se trouvait en péril.
Si les trois principaux ministres se retirent, trois hypothèses (page 59) se présenteront : « les catholiques avec la dissolution ; Rogier sans vous avec ou sans Tesch ; vous sans Rogier avec ou sans aussi. »
Les trois éventualités ne peuvent amener que des malheurs et Devaux rappelle à ce propos la séparation fatale à la France de Thiers et de Guizot.
Frère ne doit pas laisser tomber Rogier, qui « a ses défauts sans doute », mais qui est pour un ministère « une énorme force morale. » Devaux d'ailleurs croit à la sincérité de Frère, qui lui a déclaré repousser toute idée de constituer un Cabinet sans Rogier. Mais, observe-t-il, une combinaison de ce genre, qui « a un côté séduisant » obsède parfois peut-être l'esprit de son correspondant, et Devaux, s'exprimant avec la plus grande franchise, attire l'attention de Frère sur la « faute déplorable » qu'il commettrait en rompant avec Tesch et Rogier, pour gouverner dès lors « avec des comparses. »
Après avoir encore insisté sur l'impossibilité de justifier un déchirement pour « des questions aussi minces », quand on a surtout la chance rare d'un Cabinet si bien composé, Devaux suggère un moyen d'entente pour tourner la difficulté universitaire et termine en priant Frère de prendre en bonne part la franchise de son langage.
Frère se montra fort sensible aux objurgations du vétéran libéral et lui répondit « avec un égale franchise. » Il avoua considérer comme « une précaution oratoire » la conviction en sa sincérité que Devaux lui exprimait. Il lisait entre les lignes en effet le soupçon qui s'était emparé de l'esprit de son ami.
« Vous me connaissez mal », lui dit-il, « si vous me jugez capable de vouloir me débarrasser de Rogier. »
Il expose ensuite longuement qu'il a eu, dès son premier ministère, des occasions de se séparer du chef du Cabinet : il n'y a jamais cédé. Malgré les « luttes très vives » qu'il avait dû soutenir alors contre Rogier « pour faire maintenir les principes », il n'avait nullement hésité, en 1857, à s'effacer devant ce dernier, malgré le prestige que lui valait la victoire remportée.
Il n'a pas davantage marchandé son concours en l’occasion (page 59) présente. Il aurait pu cependant réclamer le département de l'Intérieur. Pour ne pas humilier Rogier « relégué... aux Affaires étrangères », il a déclaré vouloir rester aux finances.
Sachant qu'il serait exposé aux plus violentes attaques, trop peu soutenu par une majorité faible, qui « renferme elle-même une opposition déclarée », il a consenti à se rejeter dans la mêlée.
II demande à Devaux de ne pas lui attribuer d'arrière-pensée : entouré de comparses, il a la certitude de ne pas tenir huit jours, car de nouvelles divisions s'ajouteraient aussitôt à celle qui existe. Ce serait folie que de ne pas s'en rendre compte.
Il dit, en terminant, que « lié par la question du jury d’examen », il ne peut se résigner à rester dans une position absurde afin de ne pas gêner ceux qui ont à cet égard toute leur liberté d'action »
Le même jour, Rogier l'entretient de la situation. Il annonce l'assentiment de Vandenpeereboom, mais Tesch « continue ne pas vouloir se lier... » « Qu’on n'exige pas de lui un engagement qui lui répugne, et il reste. » Cette explication paraît à Rogier « donner ouverture à une reprise des négociations » et il voudrait « de grand cœur » communiquer à ses deux collègues « un peu de cet esprit de conciliation » dont il est animé.
Il s'attend personnellement aux pires critiques, mais s'y expose volontiers pour ne pas voir le parti « tomber en dissolution, faute de s'entendre sur une question accessoire et de pure forme. »
Il insiste pour « une nouvelle entrevue et un nouvel effort pour se mettre d'accord et voit dans Vandenpeereboom - qui serait charmé du reste que le ministère se reformât sans lui - « un lien tout naturellement trouvé » entre Tech et Frère-Orban.
Chazal, à son tour, dans sa réponse à Frère, plaide l'union nécessaire au libéralisme et au pays. Il dit à son ami les efforts de Devaux pour ramener Tesch, en démontrant « avec beaucoup d'énergie le tort que votre divergence d’opinion sur un point secondaire allait faire à l'opinion libérale. » Tesch se montre conciliant. Que Frère le voie et l'entente fera.
(page 60) Chazal et ses collègues comprennent que Frère n'a « ni le désir de rentrer au ministère, ni d'intérêt à y rentrer en ce moment », et que l'avenir lui est réservé.
Mais d’autres considérations très hautes doivent le retenir. De grands événements peuvent surgir qui nécessiteront sa présence au pouvoir. Va-t-il laisser compromettre peut-être par ses successeurs les importantes mesures qu'il a prises ? Il y a encore l’intérêt du parti libéral, que Devaux lui exposera mieux que tout autre.
Une dernière considération de Chazal qui dut n'être pas indifférente à son correspondant, montrait le risque de renforcer, par le départ de Frère, la fraction avancée : « et ces gens-là feront bien du mal si un ministère faible leur fait des concessions. »
Si Frère ne reste pas, Chazal ne voit que deux solutions : la tentative de formation par Rogier d'un « petit » ministère, ridicule et impossible ; l'autre, l’appel à Frère. Mais trouvera-t-il des hommes qui lui conviennent ? C'est fort douteux. La meilleure combinaison est donc la reconstitution du ministère avec Vandenpeereboom. Frère y garde la prépondérance et sera « de fait le chef du Cabinet. »
Et Chazal conclut : « un homme comme vous, mon cher Frère, doit savoir faire quelques sacrifices d'amour-propre et je suis sûr que votre esprit ingénieux trouvera moyen d’arranger tout cela. »
Une lettre affectueuse de Tesch, de nouvelles représentations de Paul Devaux amenèrent l'accord désiré.
Le ministre de la Justice se déclara bien décidé à partir si Frère ne rentrait pas. Il fit observer que Rogier devait avoir mal compris son explication. Il n'avait pas dit que l'affaire de l'Ourthe devait « nécessairement » entraîner sa retraite ; « mais bien que, le ministère ne se reconstituant pas avec les éléments de 1857 », ses affaires personnelles et notamment l'affaire de l’Ourthe étaient des raisons déterminantes de quitter le ministère. » (Note de bas de page : Cette affaire, supposons-nous, se rattachait à la question du chemin de fer du Luxembourg, à laquelle Tesch était intéressé.)
(page 61) « Non - écrivait Paul Devaux - je n'ai révoqué en doute ni votre sincérité ni votre raison ; mais, dans des circonstances et des dispositions d'esprit données, il est, même pour les plus irréprochables et les plus sages, des entraînements auxquels on peut se laisser aller à son insu, si l’on n'y veille avec une sévérité de raison et un calme qu'il est bien difficile de maintenir à tous les instants de la vie. Je savais que vous séparer de Rogier serait à vos yeux une extrémité fâcheuse, mais vous pouviez en croire la nécessité venue alors qu'il restait des moyens d'y échapper. Enfin, vous me rassurez et je vous en remercie ; nous voyons de même. Faisons donc nos efforts pour arriver à une bonne solution. »
Il avait eu avec Tesch deux importants entretiens, et croyait avoir bien saisi la disposition d'esprit de son interlocuteur. Tesch, bien que contraire à la proposition universitaire de Frère-Orban, n'entendait pas s'opposer à ce que le Gouvernement, à un moment donné, la présentât, mais il estimait que Frère devait faire confiance à ses collègues, et qu'un engagement éventuel était en dessous de leur dignité. Il était inflexible sur ce point, Un autre moyen de conciliation était donc à trouver.
Devaux s'est demandé qu'elle pouvait bien être l'explication de l'intransigeance de Tesch, « d'ordinaire si raisonnable. » Il a dû subir des influences de « personnes à l'opinion desquelles il tient, telles peut-être que Würth, Laurent et des membres de sa famille.
Devaux a remarqué que Tesch ressent aussi une sorte d’humiliation à l'idée qu'il a, de même que ses collègues, souvent cédé à Frère, « que s'il faut qu'eux cèdent toujours et vous jamais, cette position est humiliante pour eux, que leur dignité leur commande de se retirer. » Le député de Bruges ajoute qu'il croit utile que Frère tienne compte de ce sérieux sentiment.
Il fait ensuite un éloge remarquable de Tesch, que Frère ne (page 62) doit pas laisser partir. « Je vous prédis que dans la suite de votre carrière vous en trouverez peu de sa valeur. Esprit sûr, sérieux, pratique, à la fois ferme et modéré, il est plein de mérite à la Chambre, dans l’administration et dans le Conseil ; bon collègue ; il est de relations faciles et accommodantes, faisant les affaires pour les affaires mêmes, sans jamais se préoccuper de se produire ou de faire effet. Ses opinions se confondent presque toujours avec les vôtres. Dans ce moment, c'est le seul peut-être qui puisse défendre convenablement, comme ministre de la Justice, les opinions qui sont les vôtres dans le département. »
Gardez-le donc, dit-il à Frère, et ne lui laissez pas l'impression qu'il devra « se plier à des concessions trop fréquentes et une certaine humiliation qui en résulte. »
L'engagement formel du Conseil, après tout, est-il bien nécessaire ? Devaux ne le pense pas, d'autant plus que la question universitaire pourrait bien ne pas se présenter.
Frère se laissa convaincre par ces raisons, n'insista plus sur l'adhésion préalable.
Le 27 octobre, le Cabinet se trouva constitué.
L'alerte avait été brève, mais chaude.