(Paru à Bruxelles en 1946, aux éditions Vers l'Avenir)
(page 271) Quand on relit, de sang-froid, les annales de 1870, on doit se représenter comme difficile la situation du cabinet Frère-Orban. Le parti libéral traversait une crise d'impatience et de mauvaise humeur. On voulait du nouveau et, comme le paysan d'Athènes, on aurait volontiers fait grief à Frère-Orban de sa bonne gestion et de la prospérité du pays. Dans plusieurs arrondissements, les critiques libérales à son adresse étaient vives. Dans quelques-uns. des scissions s'annonçaient.
La polémique des journaux cléricaux était relativement plus calme : en fait, les catholiques n'avaient guère besoin de déployer une activité fébrile ; leurs adversaires travaillaient à leur succès.
La lutte ne fut pas engagée du côté catholique à Liége. Les radicaux songèrent un moment à lutter avec trois candidats : Paul Janson devait être l'un d'eux, mais ils se dérobèrent.
Les catholiques ne luttèrent pas à Waremme, à Huy, à Thuin, à Ath, à Tournai.
Les libéraux ne présentèrent aucune liste pour le Limbourg et la Flandre Orientale en dehors de Gand et d'Audenarde.
La bataille se concentra donc sur les arrondissements de Gand, d'Audenarde, de Soignies, de Charleroi, de Mons et de Verviers.
A Gand, six catholiques et un libéral furent nommés.
Les catholiques furent vainqueurs à Audenarde.
A Soignies, un « indépendant » Boucqueau, élimina un libéral. Il ne tarda pas à s'inscrire comme membre de la gauche. (Note de bas de page : Par un billet non daté, un peu antérieur à l'élection de juin, d'Elhoungne communiqua à Frére-Orban une note que lui avait remise un de ses amis, M. Cambier. « Elle est très importante - disait-il - Veuillez aviser et agir. Je crois que notre honorable collègue, M. VIeminckx, pourra vous donner toutes les indications nécessaires. Le feu est aux quatre coins des deux partis. La loi de 1842 a mis le feu aux poudres. A vous en hâte de tout cœur. » Cette note était ainsi conçue : « Il y ici à Gand 86 officiers pensionnés électeurs. Si l'on ne met rien dans les journaux de Bruxelles à propos de la loi des pensions, 80 au moins voteront contre la liste, sinon, sur les 86 nous pouvons compter au moins 60 voix, une différence de 120. » L'avis ne semble avoir été suivi et l'on attribua l'échec de Gand, où libéraux succombèrent à quelques dizaines de voix près, à la mauvaise humeur des officiers retraités. Fin de la note.)
(page 272) La situation à Charleroi était complexe. Le bourgmestre-représentant, Charles Lebeau, en dissidence avec l'Association Libérale, ne se représenta pas. Son gendre, Balisaux, forma une liste avec quatre catholiques. Il fut élu avec Drion et trois libéraux, dont le ministre Pirmez.
A Mons, Carlier ne s'était pas représenté. Un libéral de nuance plus accentuée, Boulanger, le remplaça. Léon Defuisseaux se présenta comme libéral radical et fut élu, à une forte majorité, contre Henri de Brouckère. (Note de bas de page : Les opinions de Léon Defuisseaux, à cette date, n'étaient pas encore excessives. Le 2 juin, il affirmait, dans une lettre à l'Organe de Mons, qu'il n'avait jamais appartenu à l'Internationale.)
Les radicaux avaient formé une liste séparée à Verviers, imposant à leurs candidats un mandat impératif sur deux points : 1. L'extension du droit de suffrage provincial et communal aux citoyens sachant lire et écrire ; 2. La réduction du budget de la guerre. Les libéraux furent écartés. Au ballottage passèrent deux catholiques et un soi-disant progressiste.
En somme, douze libéraux étaient éliminés.
On pouvait ainsi classer les élus : 62 libéraux, 58 ou 59 catholiques. 3 ou 4 libéraux dissidents.
Les commentaires de la presse libérale
Aux deux pôles du libéralisme, des appréciations opposées étaient données par l'Echo du Parlement et l'Indépendance. « Dire la signification de cette lutte électorale - écrivait l’organe doctrinaire - serait chose impossible, si l'on voulait se tenir sur le terrain politique. La corruption, la diffamation, l'exploitation de toutes les rancunes personnelles, de tous les intérêts particuliers, voilà le sens vrai de cette bataille sans précédent, et qui serait une défaite en règle pour nos adversaires, s'ils n'avaient trouvé ailleurs des appuis. »
La feuille progressiste faisait entendre un son de cloche tout différent. « Si les élections d'hier sont pour les cléricaux un succès incontestable, bien qu'insuffisant et inefficace, elles sont un échec significatif, une leçon sévère, mais non imméritée, un châtiment d'autant plus salutaire peut-être, qu'il aura été plus rigoureux, pour cette fraction du parti libéral qui se parait du nom de doctrinaire, et dont la politique énervante paralysait le libéralisme en repoussant systématiquement ses aspirations les plus légitimes. »
Un petit journal de province, le Progrès, de Verviers, avait qualifié ce résultat de « soulagement universel » et l'Indépendance avait repris pour son compte l'exclamation. Les avancés se figurèrent naïvement que leur heure était venue, et ce fut même, un peu partout, dans les rangs libéraux, un lâchage des ministres.
La démission du cabinet. Les réflexions de Frère-Orban
Ceux-ci n'hésitèrent pas longtemps à tirer la leçon du scrutin. Réunis en Conseil le 16 juin, comme nous l'apprend une lettre du 17 de Frère à Transenster, ils décidèrent de se retirer. « La situation est claire et ne prête pour nous aucune équivoque, disait le chef du cabinet. Il n'y a d'autre issue que la retraite et c'est par pur decorum et pour ne point paraître de mauvaise humeur que nos démissions ne sont pas aujourd'hui même au Palais. Elles y seront demain... »
« Si la situation est claire pour nous, poursuivait Frère-Orban, elle ne l'est pas autant pour les catholiques... Pas d'hommes, pas de programme, pas de majorité... Ils envisagent la formation d'un ministère d'affaires, « et même la solution nouvelle d'un ministère de coalition » avec les radicaux et les indépendants qui ont été leurs associés dans les collèges électoraux: ils (page 274) pourraient prendre comme programme commun la réforme électorale et la réduction des dépenses militaires. Frère considère cependant pareille tentative comme devant avorter.
Ces deux combinaisons restant irréalisables, la dissolution sera envisagée. Frère estime qu'elle ne donne guère à espérer ni aux cléricaux ni aux libéraux ; il voit le gâchis en perspective. Il ne veut « rien pronostiquer » et sans pouvoir encore se rendre un compte exact du mouvement qui se fait dans les esprits, il constate le « besoin vague de changement, une sorte d'impatience contre les hommes qui ont trop duré, une aspiration vers des réformes indéterminées, un mouvement qui se traduit par ces paroles naïves et niaises : il faut faire quelque chose... » Il se livre ensuite à quelques réflexions sur le résultat inattendu de l'élection de Mons, et sur la possibilité d'une lutte ardente à Liége même, où un siège de conseiller provincial allait être à conférer. Il termine en disant : « Je vois peut-être un peu noir après l'affaire du 14. Il me semble cependant, en conscience, que ma sérénité d'esprit n'est pas altérée. »
Les progressistes, qui se consolèrent d'abord en feignant de croire que l'échec n'atteignait que le ministère et ses défenseurs, étaient pleins d'illusions ; les libéraux de province étaient par contre fort inquiets de l'avènement possible d'un cabinet catholique. La convocation des délégués des associations libérales, due à l'initiative des Anversois, aboutit à une réunion à Bruxelles, le 26 juin. La tendance générale était à l'accentuation du programme, à l'acceptation, par les mandataires libéraux, de la responsabilité du pouvoir. On décida de convoquer, pour le 13 juillet, une sorte de congrès libéral que l'on appela le Convent.
L'Echo du Parlement, dès le 24 juin, avait déclaré que les promoteurs de la réunion se faisaient d'étranges illusions ; ce n'était pas au lendemain d'une catastrophe comme celle du 14 juin que le parti pouvait songer à reprendre le pouvoir. Il trouvait, en outre, inadmissible de comprendre dans la future majorité libérale les défectionnistes qui ont aidé les cléricaux, et qui n'ont été élus que par eux » (29 juin 1870).