(Paru à Bruxelles en 1946, aux éditions Vers l'Avenir)
La formation du ministère Frère-Orban
(page 223) La constitution du nouveau cabinet fut assez rapide. Dès avant le 19 décembre, Frère savait qu'il serait chargé de le former. Il aurait voulu s'assurer du concours de d'Elhoungne. Nous avons, en effet, une lettre du 19 du député gantois lequel, confirmant un entretien de la veille, décline l'offre pour les raisons exprimées. Nous croyons bien que son peu de goût pour les dépenses militaires fut la principale.
Orts, également sollicité, remerciait, le 23 décembre, Frère de son invitation. Après une mûre réflexion, disait-il, « un examen très froid de ma situation personnelle m'a convaincu qu'il m'est impossible d'accepter ce que vous avez bien voulu m'offrir. »
Frère avait fait part des difficultés qu'il rencontrait à Müller, son ami et collègue de la députation de Liége. Dans une lettre du 27 décembre, ce dernier examinait les ministrables éventuels. Il serait difficile de remplacer Vanderstichelen aux travaux publics : si Vandenpeereboom et lui s'en allaient, il faudrait au moins un ministre flamand. d'Elhoungne refusant, Müller ne voit que Jacquemyns, député de Gand : celui-ci accepterait d'être ministre, mais Müller estime que ce choix laisserait à désirer.
« Si de Vrière - ajoute-t-il - redevenait ministre des affaires étrangères, ce que je crois politiquement possible, sauf l'éventualité de son échec électoral, on donnerait moins de prise à l'exploitation flamingante. »
(page 224) Müller signalait quelques noms pour les travaux publics : Dewandre, Jamar, Sabatier, Van Humbeeck et... d'Hoffschmidt.
Il ne pouvait être question ni de Tesch, ni de Henri de Brouckère, ni d'Orts.
Pirmez étant réservé pour l'intérieur, Sabatier et Dewandre, comme lui représentants de Charleroi, ne pouvaient être désignés. Dewandre était d'ailleurs en désaccord avec Frère « sur la ritournelle (sic) de la réforme postale. »
Müller discute ensuite la candidature de Van Humbeeck qui « a avec nous des points marqués de dissidence qui peuvent s'effacer plus tard mais qui ne vous permettraient pas dès maintenant d'avoir des vues suffisantes d'homogénéité. »
Restent donc Jamar et d'Hoffschmidt. Müller préférerait de beaucoup le premier « intelligent et travailleur... (qui) nous offrirait plus de garanties sous tous les rapports. »
Le 29 décembre, la composition du cabinet était définitive. Elle avait été tenue secrète jusqu'au 31. Un billet du général Renard à Frère porte, en effet : « La mèche est éventée. Cet après-midi, un personnage (dont j'ignore le nom) s'est rendu au département de la guerre et y a annoncé la composition du nouveau ministère. Une demi-heure après, l'auditeur général Gérard la donnait au général Frison. Ce sera, ce soir, le bruit de toute la ville et demain celui des journaux. » (Le ministère comprenait : Frère-Orban aux finances, Pirmez à l'intérieur, Bara à la justice, Vanderstichelen aux affaires étrangères, Jamar aux travaux publics et le général Renard à la guerre.)
Vif échange de lettres entre Frère et Goethals
Un échange de lettres se fit entre Frère et Goethals. Courtoise d'abord, elle prit finalement un ton peu amène.
Frère, le 31 décembre, après avoir constaté que l’accord ne régnait pas entre le général et lui sur le projet militaire, rappelait (page 225) à Goethals que l’ayant prié de saisir le Conseil des réponses aux questions qui seraient adressées au ministre par la section centrale de la Chambre, et n'ayant reçu de réponse ni verbale ni écrite, il avait vu avec peine que, depuis lors, Goethals évitait même de le rencontrer. Obligé d'accepter la position qui lui était faite, Frère avait dû se séparer de son ancien collègue.
Goethals se déclara, le 2 janvier 1868, surpris d'une assertion de Frère le représentant comme ayant créé un désaccord entre les membres du cabinet (Note de bas de page : « Je n'ai rien exprimé de semblable – riposta Frère. Je suis persuadé que si le cabinet avait été appelé à se prononcer, ce n'est pu à votre avis qu'il se serait rangé ; mais je n'ai point préjugé son opinion ; j'ai constaté seulement que je n'étais pas d'accord avec vous. Votre surprise ne repose donc' que sur une erreur. ») ; il fit observer que l'organisation de l'armée avait été « mûrement délibérée et acceptée par le Roi et le cabinet entier » ; elle avait donc « un caractère sérieux. » Il devait par suite croire qu'elle serait défendue par tous les collègues.
Les demandes de la section centrale portant toutes sur des détails techniques, Goethals n'avait pas à les soumettre aux délibérations du Conseil.
Il terminait en disant :
« Je conçois, Monsieur le ministre, qu'investi par le Roi de la mission de composer un cabinet, vous ne devez pas compte à vos anciens collègues des motifs de vos déterminations, mais il importe qu'il n'y ait pas de confusions dans nos positions respectives.
« Je décline donc d'une manière absolue la responsabilité à la situation qui a rendu notre séparation nécessaire. »
Après une réplique de Frère, le 4 janvier, Goethals mit fin le lendemain à une correspondance qui lui semblait désormais sans but.
Le débat sur la crise ministérielle
La première tâche du cabinet du 2 janvier 1868 fut de donner des explications sur la solution apportée la crise ministérielle. (page 226) Elles furent développées au cours d'un débat qui prit quatre séances de la Chambre, du 14 au 18 janvier 1868.
La discussion porta sur quatre points :
\1. sur la retraite de Rogier et de Vandenpeereboom et l’application aux écoles d'adultes de la loi de 1842 ;
\2. sur les motifs de la démission du général Goethals ;
\3. Sur la question d'Anvers ;
\4. sur la révision de la loi de 1842.
Frère ouvrit le débat le 14 janvier.
Il expliqua d'abord les raisons qui avaient amené la retraite de Rogier et de Vandenpeereboom : le désaccord sur le régime des écoles d'adultes.
Le nouveau cabinet était d'avis que la loi de 1842 n'était pas applicable à ces écoles. Les communes, du reste, pouvaient s'entendre avec les ministres des cultes.
Frère motiva ensuite la retraite de Goethals. Le gouvernement avait présenté aux Chambres divers projets de loi relatifs à l'organisation de l'armée. La section centrale de la Chambre les avait modifiés, non sur les principes essentiels, mais sur certains détails. D'où la nécessité pour Frère de tenir compte de ces modifications. Le général Goethals n'était pas de cet avis : il voulait maintenir les propositions primitives. D'où sa démission.
Les bruits répandus dans la presse pour expliquer la retraite (mystères à révéler - place d'Anvers restée incomplète, nécessité de fortifier la rive gauche de l'Escaut) étaient sans fondement.
Frère exposa à nouveau l'état de la question anversoise : il annonça que la vente des terrains de la citadelle du Sud produirait la somme nécessaire à l'établissement de deux forts et d'une digue défensive sur la rive gauche de l'Escaut. Voilà tout.
Répondant à Dumortier, qui avait demandé au cabinet s'il « entrait dans ses intentions de recommencer ces luttes religieuses si désastreuses pour le pays », Frère reconnut qu'il n'y avait pas de majorité à gauche pour réviser la loi de 1842 - qu'en matière de bienfaisance, ce qu'il y avait à faire était réalisé depuis (page 227) longtemps, qu'en matière de temporel des cultes, le cabinet avait déposé un projet de loi qui, déjà, avait été l'objet d'un rapport, et qui visait un seul but : « une bonne administration, une comptabilité des biens des églises. »
Nous ne voulons pas du tout, observa-t-il, comme l'a prétendu M. Dumortier, l'absorption du pouvoir religieux par le pouvoir civil ; au contraire, « nous voulons que le pouvoir civil n'ait pas à s'immiscer dans les affaires religieuses... mais quand il s'agit de l'administration des biens confiés à des corps publics, nous sommes forcés de soutenir que nous avons le droit et le devoir de nous en occuper. »
Revenant sur l'affaire d'Anvers, Frère affirma que le ministère n'avait jamais voulu céder à la pression que l'on tentait d'exercer par l'agitation. On devait avoir reconnu maintenant que cette agitation était seulement une affaire électorale ; aussi le gouvernement apportait-il une solution satisfaisante.
Le comte de Theux ayant désiré savoir si le cabinet était décidé à refuser l'invitation à prendre part à la Conférence romaine, en laquelle le chef de la droite voyait le plus grand intérêt pour la Belgique, Frère fit remarquer que cette question n'avait été pour rien dans la dissolution du cabinet : lui-même était d'avis que, « dans certaines éventualités », le gouvernement belge devait être représenté à la Conférence.
Dans la séance du 15, plusieurs orateurs de l'opposition contestèrent l'opinion de Frère sur l'affaire anversoise. Le 16, Dumortier revint sur la question scolaire et opposa Frère à Rogier. Ce dernier expliqua sa retraite en grande partie pour des motifs de convenances personnelles. Il prit l'engagement de « soutenir avec énergie le gouvernement dans ses efforts pour le bien, (de) l'avertir avec bienveillance, lui résister avec modération s'il venait à s'écarter de la voie qu'il annonce avoir l'intention de suivre... »
Frère reprit ensuite la parole, montrant que le clergé ne voulait accorder son concours qu'aux écoles d'adultes non concurrentes de ses propres établissements - principe absolument contraire à la loi de 1842, qui suppose le concours général du clergé.
(page 228) Il demanda à Dumortier en quoi lui, Frère, était « l'antithèse des principes de 1830 », lui qui se considère comme un défenseur résolu de la Constitution.
Il contesta aussi le reproche qu'on lui faisait d'être partisan de l'intervention de l'Etat en tout, alors « qu'au fond et dans la réalité, je ne suis pas du tout partisan de l'intervention de l'Etat dans des matières qui ne sont pas de son domaine. »
Ce qu'il voulait énergiquement, c'est que l'Etat restât dans sa sphère et l'Eglise dans la sienne.
Puis il réexposa la question d'Anvers, très longuement, parce qu'il y avait eu trop d'erreurs et de contrevérités. « J'ai pensé - dit-il en conclusion - qu'il n'était pas sans intérêt pour les honorables membres de la majorité qui ont appuyé le gouvernement en cette matière, d'acquérir la conviction qu'il s'agit exclusivement de transformer des terrains qui sont en nature de fortifications en d'autres fortificationsn sans qu'il puisse en résulter de préjudice pour le trésor de l'Etat. »
Le 17, Frère dut revenir sur la question d'Anvers pour réfuter un discours de Coomans. Il eut ainsi l'occasion de railler les antimilitaristes, qui n'osaient d'ailleurs pas conseiller au pays de rester sans défense. Au défi que lui avait porté Coomans de se présenter contre lui à Liége, il répondit : il y a des duels qu'on n'accepte pas, mais il ne craignait aucunement le jugement de ses électeurs sur la question militaire. (Note de bas de page : Au début de 1868, les antimilitaristes de droite et d'extrême-gauche menèrent, dans des meetings communs, à Liége notamment, une campagne contre le gouvernement libéral. Nous y revenons plus loin.)
Le 18 janvier, Frère-Orban eut répondre à un adversaire autrement redoutable, Victor Jacobs qui, avec malignité, lui reprocha de ne jamais convenir de s'être trompé, de « recourir à des prodiges d'habileté pour mettre les affirmations d'hier en rapport avec les affirmations d'aujourd'hui », « d'accuser ses adversaires d'entasser contre-vérités sur contre-vérités », de représenter l'agitation d'Anvers comme terminée par la soumission complète de la ville.
(page 229) Frère releva d'abord vigoureusement l’ »odieuse imputation » de Jacobs, qui avait déclaré que le cabinet libéral avait été le produit ou le complice de l'émeute de 1857. « ...Vous oubliez, dit-il, qu'à la différence de ce que vous avez fait, ceux qui sont assis sur ces bancs, et moi en particulier, nous avons condamné l'émeute ; lorsque l'ordre public fut troublé à cette époque, je fus invité par les ministres à exprimer mon opinion sur l'attitude que devait prendre le gouvernement, et sur le point de savoir s'il fallait maintenir ou retirer la loi qui avait soulevé l'indignation universelle, cette loi que je combattais pourtant avec la plus grande énergie. Cette opinion, quelle fut-elle ? Je soutins que le gouvernement ne devait pas céder en présence des troubles de la rue et que le projet de loi devait être maintenu. »
Il rappelle, par contre, les troubles anversois, les outrages à la Couronne, à peine désavoués par les députés catholiques.
Il résumait ainsi la situation :
« ... Je dirai que le gouvernement, appuyé par la majorité, a maintenu intactes les prérogatives des pouvoirs publics, tant qu'une agitation violente a manifesté la prétention de les faire fléchir. Aujourd'hui que le calme a reparu... nous venons, accomplissant une promesse formelle faite antérieurement, proposer une combinaison qui est, selon nous, de nature à calmer des inquiétudes que nous persistons cependant à croire exagérées. » (Note de bas de page : Avant l'ouverture des débats, il fallut négocier pour obtenir de Goethals son silence. Ce ne fut pas aisé. Le général était fort irrité contre Frère et ce dernier non moins implacable. Vandenpeereboom, qui prit plutôt la défense de l'ex-ministre de la guerre, et Jules Devaux obtinrent finalement du général qu'il se contînt. Frère avait prié Devaux de communiquer à Goethals, qui s'en déclara satisfait, la partie le concernant des explications à donner à la Chambre.)
La loi militaire
Le projet fut discuté partir du 21 janvier 1868.
Les opinions les plus variées furent exprimées.
Alphonse Nothomb préconisa le service général à l'instar de la Prusse.
(page 230) Le Hardy de Beaulieu proposa le système suisse, la nation armée. Avec Coomans, il déposa un amendement qui abolissait le tirage au sort et organisait le volontariat.
Frère-Orban traduisit, le 31 janvier, ce système : « Il n'y a pas d'armée, les cadres seront organisés de la manière suivante... »
Kervyn de Lettenhove suggéra, le 7 février, de recourir au volontariat ; à défaut de volontaires, au tirage au sort, puis à des engagés par voie administrative. Il supprimait le remplacement et la substitution et admettait l'exonération.
Couvreur s'éleva, le 7 et le 8, contre l'exagération des dépenses militaires et affirma l'inutilité des armements. Il qualifia la conscription d'iniquité sociale et réclama la substitution de la nation armée à l’armée permanente.
Un billet de Léopold Il à Frère du 13 février, dit la certitude du Roi que le premier ministre produira « un grand effet de nature à réparer ce qui s'est passé hier ». (Note de bas de page : Il semble Léopold II ait visé la séance du 11, dans laquelle V. Jacobs avait qualifié de mythe l'armée de campagne, malgré l'exagération de charges dont le pays réclamait la diminution.) Entre ses mains sont les intérêts de la nationalité belge.
Le 13 février, Frère prit la parole, s'attachant surtout à réfuter Couvreur et Le Hardy de Beaulieu.
Il reprocha vivement au premier d’av0ir violemment et injustement attaqué le parti libéral et le cabinet et de n'avoir pas compris la grande nécessité de l'union pour la gauche - en présence des manœuvres de la droite.
« La cause que défend le parti libéral - dit-il - sur ce petit coin de territoire, est une grande et noble cause ; elle est grande comme le monde ; les idées que nous défendons ici sont des idées qui, depuis trois siècles surtout, remuent profondément les nations, qui ont agité l'Europe comme les Amériques, qui divisent encore aujourd'hui l’Allemagne, qui réveillent (page 230) l’Autriche, qui demain peut-être seront l'objet principal des préoccupations politiques intérieures de la France : c'est la grande lutte pour la liberté de l'esprit humain !... »
Il nie énergiquement que l'augmentation du budget de la guerre et les travaux d'Anvers aient été imposés à la Belgique par Palmerston, et déplore que Couvreur ait parlé si légèrement de la politique extérieure.
Frère établit que les faits démentent les assertions produites, que d'ailleurs l'initiative des travaux d'Anvers émanait du ministère catholique de 1855-1857.
Après avoir fait justice, dit-il, de ces accusations fâcheuses, il donne un aperçu du système de défense adopté en Belgique depuis 1830 ; il montre que la concentration dans la place d'Anvers s'imposait.
Il répond à Jacobs qui avait dit n’avoir vu inscrite dans aucun acte diplomatique l'obligation pour la Belgique d'avoir une neutralité armée : « ... il n'est pas besoin d'une stipulation écrite cet égard, que nous soyons tenus d'accomplir l'obligation qui incombe à tout peuple, celle de défendre son territoire. »
La question reste donc de savoir comment organiser la défense nationale.
Frère repousse tout d'abord le système militaire suisse, qu'il qualifie « le plus cher et le plus fallacieux » possible.
Il prouve ensuite que la Belgique ne peut se désintéresser des évènements extérieurs.
Au reproche d'exagération des dépenses militaires lancé contre le gouvernement actuel, il rappelle la part de ses prédécesseurs et la sienne dans les travaux de la défense d'Anvers.
Il signale l'énorme exagération de Le Hardy de Beaulieu affirmant que la Belgique a dépensé pour l'armée près de deux milliards depuis 1830.
Il montre qu'en 1840, la quotité des dépenses par habitant était de 8 fr. 05 et qu'elle est la même en 1868 malgré (page 232) l’amélioration sensible de la situation du peuple, l’accroissement de la richesse publique.
Il répond ensuite au adressé à la bourgeoisie censitaire d’imposer aux pauvres toutes les charges militaires, établit que les censitaires paient près des deux tiers de l'impôt, dit que le cabinet, en demandant le maintien d'une armée de 100.000 hommes - qui existe depuis 1853 - réclame seulement les moyens d'une mobilisation plus rapide et une augmentation du personnel de l'artillerie.
L'accroissement du contingent est nécessaire : il sera du reste inférieur à ce qu'il serait si on le calculait d'après l'augmentation de la population.
Il raille la campagne de meetings et de pétitions entreprises contre la conscription, le tirage au sort et le remplacement.
En réclamant l' abolition du tirage au sort, on demande, dit-il, la conscription générale, donc une très forte aggravation.
Il défend le remplacement qui, assure-t-il, profite surtout aux très petits bourgeois et aux artisans, Le nombre des riches remplacés est infime.
Le jour même, le Roi s'empressa de féliciter Frère. Son discours avait « fait une profonde impression sur la Chambre et le public. » Léopold II, après avoir noté la réserve de Frère sur la question du contingent, tout en se prononçant dans le sens de l'augmentation, l’invitait à faire « un grand effort pour emporter cette question capitale » et terminait en disant : « Avec un ministre tel que vous il n'existe pas de difficultés insurmontables. »
On vota le 22 février sur l'amendement Coomans-Le Hardy de Beaulieu.
Le volontariat fut repoussé par 74 voix contre 18 et une abstention ; la suppression du tirage au sort par 71 voix contre 22 et une abstention.
Le 14 mars. l'ensemble de la loi d'organisation militaire fut voté par 69 voix contre 39 et une abstention, celle de l’abbé (page 233) de Haerne. Neuf droitiers, parmi lesquels Dumortier, Thonissen, Vilain XIIII, votèrent pour ; trois gauchers, David, Guillery, Le Hardy de Beaulieu, votèrent contre.
Le contingent avait été porté à 12.000 hommes. (Note de bas de page : Le sort de la loi parut un moment mal assuré : Vandenpeereboom relate, à la date du 23 février que, malade, il reçut à diverses reprises, la visite de Bara et de Pirmez. Il lui dirent n’être pas certains de voir passer tout le projet : le contingent et la durée proposée pour le service rencontraient à gauche une assez vive opposition. d'Elhoungne, chez qui l'antimilitarisme de 1848 n'avait pas disparu, s'était prononcé, tout en défendant le projet, contre l'augmentation du contingent. S’il ne se ravisait pas, « il pourrait bien - notait Vandenpeereboom - entraîner le vote de quelque collègues de la gauche et le rejet » du chiffre demandé qui paraissait devoir provoquer la retraite du général Renard. Heureusement, d’Elhoungne se ravisa. Frère, le 12 mars, déclara poser la question de cabinet, Le comte de Theux ayant protesté le lendemain contre cette pression et contesté la nécessité des charges du projet, Frère s'étonna de la modification d'idées qui s'était produite parmi les droitiers depuis le discours de d'Elhoungne, D’abord partisans de l'augmentation du contingent, ils auraient entrevu la possibilité de mettre en minorité le cabinet. Il demanda à la majorité de déjouer la tactique promettant du reste d’examiner la possibilité d’une réduction du temps de service.)
Les remerciements du Roi
La victoire de Frère, lui écrivait le Roi le 14 mars, « était brillante et difficile. » Léopold II en était fort heureux. « La grande majorité que vous vous êtes conciliée est un gage pour l’avenir de nos arrangements militaires. » Il espérait pour la journée le même succès pour le temps de service. « Vous avez été hier très habile et très fort - parlant pour le contingent. Je vous demande de faire aujourd’hui la même chose si c'était nécessaire. Il serait regrettable si le triomphe d'hier devait être amoindri par un échec sur le temps de service. Votre autorité parlementaire peut beaucoup, le vote de D… le prouve. Le résultat qui reste obtenir dans cette séance est également important… »
(page 234) Frère ayant emporté le vote sur l'ensemble, le Roi lui adressa, le 16 mars, ses remerciements « les plus empressés et les plus sincères.
« En fortifiant l'armée vous avez fait une bonne et patriotique action que le pays appréciera et dont je vous ai beaucoup d'obligations. » Il désirait le voir pour le féliciter de vive voix.
L'agitation antimilitariste. Les élections législatives du 9 juin 1868
Le dépôt des projets militaires avait provoqué une levée de boucliers chez les adversaires de l'armée, que l'on rencontrait aussi bien à l'extrême gauche que dans une partie de la droite. Les hommes de la Louve et de la Liberté, les jeunes radicaux socialisants de Bruxelles, de Gand, de Verviers et de Liége, s'efforcèrent de soulever les populations contre l'hydre militariste. Une ligue antimilitariste fut créée à la suite d'un appel paru, le 1er mars 1867, dans la Liberté
Auparavant, divers meetings se tinrent à Liége, à la salle de la Renommée. Le 12 janvier, Eugène Roberti César de Paepe, Paul Janson y parlèrent : le premier condamna les armées permanentes ; le second n'admettait aucune espèce d'armée ; le troisième, regrettant de ne pouvoir se rallier à la généreuse illusion du préopinant, préconisa la nation armée.
Une seconde réunion, dans le même local, devait avoir lieu le 9 février. Dans une lettre à Trasenster du 6, Frère-Orban la visait. « Je n'ai rien ouï dire ici - écrivait-il - des projets que l'on attribue à des membres de la gauche de se rendre au meeting de dimanche à Liége. Je doute que les réclames de la Gazette [de Liége, organe clérical] et de l'Echo [L’Echo de Liége, organe des libéraux avancés adversaires de l’Association libérale] pour faire la « great attraction » reposent sur quelque chose d'exact. Vous citez les trois seuls noms des députés libéraux qui pourraient consentir à se rendre au meeting. (page 235) S'ils pouvaient y parler, Le Hardy surtout, la salle serait bientôt déserte. Il n'y a guère que Couvreur qui pourrait se faire écouter s'il avait les qualités requises pour une assemblée de ce genre. Mais je pense que, vu les dispositions de Bruxelles, il ne s'exposera pas à compromettre son élection pour aller parader dans un meeting.
« C'est évidemment pour essayer de faire un mouvement contre moi, qu’ont lieu toutes les machinations tentées à Liége et dans les environs. »
A ce meeting, ne parurent aucun des trois représentants libéraux annoncés. Couvreur et Le Hardy de Beaulieu s'en excusèrent tout en souhaitant le succès de l'œuvre entreprise. Y parlèrent deux députés catholiques. Coomans et Eugène de Kerckhove: le radical liégeois Victor Collette ; Paul Janson et Eugène Robert, qui fit un grand éloge de Coomans. E. de Kerckhove, par une allusion au premier ministre, fit huer le nom de Frère.
Une pétition, couverte de 992 signatures, fut adressée aux Chambres.
Tandis que la Gazette de Liége, l'Echo de la Liberté, la Paix, journal de Coomans. célébraient l'union des antimilitaristes, le Journal de Liége, dans une série d'articles, dénonçait la manœuvre cléricale dont les radicaux étaient les dupes, Il signala le désaveu de la coalition radico-cléricale par Dumortier et Alphonse Nothomb, le collègue de Coomans à Turnhout.
Le 23 février, ce fut le tour de Gand, où, sous les auspices de l'Association libérale flamande, Rolin-Jacquemyns s'écria : « ... Arrière la loterie humaine ! Armement général de la nation ! Voilà ce qu'il nous faut vouloir comme Flamands, comme libéraux, comme Belges!... »
La tentative d'alliance clérico-radicale eut quelques suites électorales.
A Liége, dès le premier tour, et à Verviers, au ballottage, pour les élections provinciales, il y eut accord formel entre cléricaux et progressistes. Battus à Liége, ils l'emportèrent à Verviers.
(page 236) L'attitude de Couvreur et de Guillery qui, maintes fois, à la Chambre, avaient voté avec les catholiques, amena les modérés à leur opposer, à l’Association libérale de Bruxelles, les candidatures de Thiry et de Dansaert (le futur membre de la « petite chapelle » ou de l’extrême gauche). De leur côté, les progressistes s'opposaient à la réélection de Louis Hymans. Le poll du 30 mai représenta tous les sortants. A vrai dire, Couvreur et Guillery avaient protesté de leur fidélité à la majorité et au gouvernement et désavoué les coalitions avec les cléricaux.
Voici ce que Frère, le 31 mai, écrivait à Trasenster à ce propos :
« L'état de l'opinion dans la ville et au sein de l'Association, ne permettait pas de douter de l'élimination de Guillery et de Couvreur. Ils l'ont compris à la dernière heure et se sont décidés à s'aplatir autant que possible. Au lieu de la position arrogante qu'ils avaient à la Chambre, ils se sont faits bien humbles devant l'Association. » « Ils n'ont jamais eu la moindre intention de renverser le gouvernement ni de diviser la majorité ! Ils ont horreur des coalitions avec les cléricaux ! « Leur platitude a été si grande qu'ils ont fait pitié à beaucoup de doctrinaires qui, sous l'impression de la séance, ont pris le parti de voter pour tous les sortants. Cette manœuvre, à laquelle se sont associés nos meilleurs amis, dans de bonnes intentions, mais sans en calculer les conséquences, a mis en péril Hymans. » II a fallu tâcher d'obtenir le désistement des deux candidats modérés, mais Thiry seul s'y est prêté, et l'on a dû maintenir leur présentation. En définitive, la réélection des sortants s'est faite, mais « le résultat prouve que la force des avancés n'excède pas 150 voix... (et que) Guillery et Couvreur sont... élus par la grâce des doctrinaires et... viennent après Hymans, ce qui est leur place... »
Le 9 juin. la majorité libérale de la Chambre fut renforcée de deux voix. Quatre sièges avaient été gagnés à Ypres, Furnes, Nivelles et Bastogne, mais deux perdus Bruges.
A Bruxelles, les libéraux ne furent combattus que par des candidats peu sérieux qui recueillirent 788, 751 et 740 voix, tandis que les libéraux obtenaient, de Van Humbeeck à Louis Hymans, de 3.384 à 2.595 suffrages.
L'Indépendance se réjouissait du succès relatif remporté par Van Humbeeck, Guillery et Couvreur par rapport à Hymans.
Ecrivant à Trasenster le 14 juin, Frère trouvait le résultat « excellent. »
« Il n'y aurait même pas d'ombre au tableau, si nous n'avions pas eu les intrigues bruxelloises. Elles révèlent un état latent qui, dans un temps donné, pourra bien faire une nouvelle scission. (Note de bas de page : Cette scission envisagée dès lors par Frère, et qui fut la troisième, se produisit seulement en 1873, lorsque Orts, Jamar, Dolez fondèrent la Société constitutionnelle des électeurs libéraux.) Les avancés et les mécontents sont trop faibles encore pour tenter quelque chose. Ils se sont faits bien humbles, bien petits avant l'élection. Qui ? Nous ? Attaquer le Ministère ? Diviser la majorité ? Une coalition avec les cléricaux ? Jamais ! Jamais ! Et puis, devenus candidats, ils ont laissé leurs amis attaquer ceux à qui ils avaient la veille demandé grâce ; puis, élus, ils ont crié ou laissé crier : nous sommes les maîtres ; cette maison est nous ; c'est à vous d'en sortir !
« On a un peu tourné la tête à Van Humbeeck, à ce qu'il semble. Ayant eu le dessous à l'Association deux fois, en soutenant la candidature d'un avancé, il a dû se démettre de la présidence. Ses amis ont voulu lui donner une revanche, avec l'appui de l'Etoile et de l'Indépendance en donnant à l'élection de Bruxelles un sens qu'elle n'a pas. On lui prépare un banquet. On voudrait bien y amener des provinciaux. J'espère qu'ils ne seront pas assez provinciaux pour se laisser prendre au piège. Veillez néanmoins ce que l’on ne fasse pas à Liége quelque imprudence à ce sujet. Il faut laisser les avancés ou ceux qui se prétendent tels, se réjouir ou se consoler entre eux... »
Par la même lettre, Frère, dont la santé laissait à désirer depuis 1865, annonçait son prochain départ pour Carlsbad, « par ordre des médecins. »
Les échecs de Bara au Sénat
(page 238) Pas plus que Frère à ses débuts, Bara n'eut à se féliciter de l'attitude du Sénat, qui le tint plus d'une fois en échec.
Il faut se souvenir qu'en juin 1867 la majorité libérale y avait été réduite de huit à quatre voix.
Le 24 février 1869, le Sénat, sans aucune discussion, rejeta le budget de la Justice par 25 voix contre 25.
La droite avait tiré profit de l'absence de plusieurs sénateurs de gauche.
L'émotion fut grande, Frère, sur-le-champ, représenta, le 25 février, le budget tel quel à la Chambre.
Orts demanda le renvoi immédiat à la section centrale. La droite s'y opposant, Frère déclara : « Veut-on faire croire au pays que le Sénat recommence 1841 ?... On s'est félicité de ce résultat le jour même et le lendemain ; mais de cet acte a daté votre décadence... les électeurs vous ont condamnés en 1843, en 1845 et en 1847... Il fut un temps où j'avais l'honneur d'assumer sur moi, comme aujourd'hui M. Bara, toutes les colères de nos adversaires. » Il rappela le rejet de l'impôt sur les successions directes en 1851.
L'acte est hautement imprudent (car la droite n'avait plus la majorité au Sénat)... il est inutile, il sera effacé par le vote de la majorité, mais il révèle... qu'une passion implacable domine l’assemblée conservatrice et modératrice... »
Le renvoi immédiat fut prononcé. Le budget fut voté le jour même par 62 voix contre 42.
Représenté au Sénat, il fut adopté le 10 mars par 32 voix contre 28, après une protestation du prince de Ligne, qui déclara regretter la représentation immédiate du budget à la Chambre, et la passion mise dans les attaques contre le Sénat. Il vota du reste en faveur du budget.
(page 239) Dans son discours, Frère se dit partisan de la nécessité d'une seconde Chambre, mais engagea le Sénat à la modération. Le Sénat devrait même, selon lui, ne pas renverser un ministère soutenu par la Chambre seule. L'acte de la droite était donc inadmissible.
Il prit aussi la défense de Bara, maintenant attaqué comme lui-même jadis, et qui n'avait pas à se retirer devant le vote de surprise du 25 février.
Frère examina aussi une question fort discutée, notamment en Angleterre, le droit d'initiative de la Chambre haute. Il estimait que le Sénat a le droit d'accroître ou de diminuer le chiffre d'une dépense dont le principe a été admis par l'autre Chambre, contrairement à la prétention de la Chambre des Communes.
En ce même temps, s'ouvrait à la Chambre, le 27 février 1869, le débat sur l'abolition de la contrainte par corps, annoncé par le discours du Trône du 13 novembre 1866. Un conflit se produisit entre le gouvernement et la section centrale, dont Delcour était rapporteur, et qui voulait réagir contre une loi de 1859, qui avait apporté les premières atténuations.
Grâce à l'énergie de Bara, le projet gouvernemental, abolissant purement et simplement la contrainte par corps, fut voté le 6 mars par 74 voix contre 14 et 12 abstentions.
Le Sénat se mit de nouveau en travers. Sa commission de la justice, dont le rapporteur était Barbanson, sénateur libéral de Bruxelles, rédigea un contre-projet, contenant une foule d'exceptions et d'amendements.
La discussion commença le 28 avril 1869.
Par 27 voix contre 14 et une abstention, on adopta l’article premier du contre-projet, ainsi formulé : « La contrainte par corps est abolie, sauf les exceptions qui suivent... »
Barbanson triomphait donc.
Le 29 avril, le projet de la Commission fut admis par 32 voix et 9 abstentions.
Bara donne sa démission
(page 240) Bara pria le Roi d'accepter sa démission. Le 1er mai, dans une lettre à Frère qui l'avait instamment sollicité de rester à son poste, il déclara que sa dignité lui commandait de prendre sa retraite. Il subordonna toutefois sa résolution à l'autorisation de ses collègues.
Frère ne consentit pas à se séparer de Bara, qui se résigna, après avoir maintenu sa décision plusieurs jours, à retirer sa démission sur les instances de ses amis politiques.
Le conflit entre la Chambre et le Sénat
Frère annonça cette nouvelle la Chambre le 19 mai et proposa le renvoi à la section centrale du projet amendé par le Sénat.
A ce sujet, l'Indépendance fit remarquer que cette commission n'était plus qualifiée pour l'examiner, puisqu'elle avait été en conflit avec le gouvernement. Celui-ci serait-il donc disposé à de malheureuses concessions ?
Le 3 juin 1869, la Chambre reprit le débat. Bara ne se rallia pas au rapport de la section centrale et maintint le projet voté par la Chambre.
Le 4, celle-ci, par 54 voix contre 33 et 4 abstentions, affirma le principe de la suppression absolue et vota, par 56 voix contre 29 et 3 abstentions, le projet ministériel que Tesch, notamment, avait combattu.
Frère, répondant à une question de Rogier, déclara que Bara posait la question de confiance et qu'il était impossible que la Chambre ne persistât pas dans son vote, car l’on trouverait sans doute le moyen d'éviter un conflit.
Le Sénat recommença la discussion le 12 juin. Vilain XIIII s'étonna de voir représenter un projet rejeté par le Sénat. Frère expliqua cette attitude par l'emploi d'expressions violentes dans le rapport de Barbanson, reflétant la passion que la commission (page 241) de la justice avait apportée à combattre le projet. Barbanson riposta. Dolez, sénateur de Mons, présenta un amendement conciliateur, maintenant le projet du Sénat, à part un article nouveau portant que les dispositions relatives aux dommages-intérêts et en matière de presse et de quasi-délits cesseraient leur effet le 1er janvier 1871, si elles n'étaient renouvelées.
Frère se rallia à cet amendement, mais Barbanson s'y opposa au nom de la dignité du Sénat, soutenu par la droite et par six libéraux. Il fit adopter un amendement Malou, disant que la loi serait révisée durant la session 1871-1872.
Au second vote, le 14 juin, Frère-Orban fit appel, sans succès, à une conciliation sérieuse.
L'Indépendance du 14 juin 1869, faisant allusion à ce vote et au projet sur les dispenses ecclésiastiques, regrettait la faiblesse ministérielle. Au Sénat, six sénateurs libéraux, alliés de la droite, empêchaient « une réforme libérale, malgré les concessions faites par le gouvernement pour en atténuer le radicalisme. » A la Chambre, 9 libéraux alliés aux droitiers, repoussaient « un amendement de M. Orts, qui eût donné à la question des dispenses ecclésiastiques une solution bien timide encore, mais relativement libérale. » Parmi ces neuf libéraux, trois ministres. Bara seul avait voté l'amendement.
Cette défection de Barbanson et consorts était excusée - selon l'Indépendance - par l'attitude du cabinet qui avait déj voté, avec la minorité des libéraux, contre l'amendement résolument libéral de Defré, supprimant toutes les dispenses ecclésiastiques.
Le 17 juin, Guillery soumit à la Chambre une nouvelle proposition, suspendant l'exercice de la contrainte par corps jusqu'au 1er mars 1870.
Elle fut adoptée le 18 par 50 voix contre 28 et 3 abstentions.
Mais le Sénat, se ralliant à l'avis contraire de Barbanson et de Malou, la rejeta le 25 juin par 30 voix contre 24 et une abstention, et lui substitua un contre-projet Barbanson abolissant la contrainte par corps en matière commerciale et à l'égard (page 241) des étrangers, n'apportant donc aucune concession. Barbanson avait déclaré qu'il ne se soumettrait jamais à l'ordre ou au caprice d'une personnalité, si éminente fût-elle. (Note de bas de page : Dans leur correspondance avec le baron Beyens, Jules Devaux et Lambermont jugèrent sévèrement l'attitude du Sénat. « C'est une gaminerie » écrivait le premier. Faisant allusion à l'affaire des chemins de fer (voir à l’appendice) Lambermont se demandait si l'on ne verrait pas à Paris « une chance favorable de voir crouler tout le cabinet après tout et malgré tout peu sympathique et, comme en 1852, ne chercherait-on pas à précipiter sa chute. » Au fond - écrivait-il encore - le gouvernement français n'aimera jamais un ministère libéral en Belgique, C'est une antithèse qui ne peut lui plaire, abstraction faite des personnes. » Voir aussi : BALAU, op. cit., p. 222 ; cet auteur dit qu’après ce triple échec le cabinet retira la loi.)
Nouvelle tentative de retraite de Bara
Le 14 octobre 1869, à la veille de la rentrée des Chambres, Bara pressa de nouveau Frère de lui rendre sa liberté. Il invoquait des motifs de santé, l'impossibilité pour lui de signer la loi sur la contrainte par corps telle que l'avait votée le Sénat, question dans laquelle sa dignité personnelle était engagée.
La dissolution du Sénat ne résoudrait pas le problème, la contrainte par corps n'étant pas un terrain électoral favorable. Il eût mieux valu accepter sa démission en mai dernier. Un successeur sera facile à trouver tant que Frère restera le chef du cabinet, la même politique subsistant, la retraite de Bara n'aura pas d'importance.
Cette fois encore les instances de Frère et de ses collègues triomphèrent des répugnances du ministre de la Justice.
La loi sur le temporel des cultes
Les biens administrés par les fabriques d'églises étaient régis par un décret napoléonien du 30 décembre 1809, accordant à l'évêque une situation prépondérante et donnant lieu à des conflits et à des abus.
(page 242) Le discours du Trône du 12 novembre 1861 avait annoncé la présentation d'un projet comblant les lacunes de cette législation, et la Chambre, dans son Adresse, avait affirmé le droit de l'Etat d’intervenir.
Le 17 novembre 1864, Tesch déposa le projet annoncé qui accordait au gouvernement, comme à l'évêque, un droit de nomination, et faisait contrôler le budget par le conseil communal et la députation permanente. La presse cléricale n'avait pas attendu le dépôt du projet de loi pour le dénoncer comme une atteinte à la liberté des cultes. Les évêques rédigèrent une protestation et Woeste prit une grande part à la polémique qui s'engagea, attribuant l'initiative ministérielle au désir de satisfaire « l'extrême-gauche » et ses préjugés antireligieux (WOESTE,Mémoires, I, pp. 74-75).
Discuté en mars 1865 par les sections de la Chambre, le projet avait été amendé dans un sens de modération et de conciliation par H. de Brouckère, d'accord avec Orts, Dewandre et Pirmez. Léopold Ier, dans une lettre du 22 mars 1865 à l'archevêque de Malines, s'était réjoui de ces tendances, dont la section centrale s'inspira dans une certaine mesure, sans satisfaire pourtant l'épiscopat. L'évêque de Liége, Mgr de Montpellier, qui avait un tempérament de polémiste, avait même publié une brochure virulente où, mettant le Souverain en cause, il se disait persuadé de ce que les ministres avaient surpris sa sagesse (lettre publiée le 9 juin 1866 par le Journal de Bruxelles).
Alphonse Nothomb ayant demandé, le 30 novembre 1865, si le gouvernement, répondant au regret récemment exprimé par Dolez de voir les questions religieuses servir trop souvent de thème aux débats, comptait retirer la loi. Frère déclara que le retrait ou l'ajournement du projet « serait une abdication de pouvoir ; qu'en le retirant ou en l'ajournant, le gouvernement déclarerait qu'il n'y avait plus de pouvoir civil en Belgique. »
Cette riposte fut approuvée par Dolez, qui fit appel à la (page 244) modération de la droite en l'invitant à convenir qu'il n'y avait dans ce projet rien de politique.
La mort de Léopold Ier produisit un apaisement qui se prolongea quelque temps au début du règne de Léopold II. Les préoccupations extérieures, l'agitation assez superficielle pour la réforme électorale, l'échec relatif subi par le libéralisme aux élections sénatoriales du juin 1867, qui lui enlevèrent quatre sièges, les divergences de vues qui commençaient à se manifester dans le cabinet, furent autant de causes de l'ajournement indéfini du projet de loi.
Au lendemain de la reconstitution du cabinet, en janvier 1868, l’Etoile Belge s'attendait à l'exécution du programme libéral de sécularisation que Frère formulait déjà, disait-elle, en 1847. Le Journal de Bruxelles exprimait de son côté la crainte de voir le premier ministre « imposer la mise à l'ordre du jour de la loi sur le temporel des cultes, la veille des élections, pour réchauffer les passions politiques dont il vit... »
Lors du débat sur la modification du ministère, Frère, répondant à une question de Dumortier, dit qu'il ne demandait pas la mise à l'ordre du jour du projet ; il fit même entrevoir une solution conciliatrice, « de nature à satisfaire tous les hommes raisonnables et sincères . »
Une année encore s'écoula. Le 25 février 1869, Bara, protestant de sa modération, disait : « J'ai montré, dans toutes les circonstances, des intentions conciliatrices. Je n'ai même pas réclamé de mes amis politiques la mise à l'ordre du jour du temporel des cultes. »
Le lendemain, il est vrai, Louis Defré proposa et fit admettre la mise à l'ordre du jour du projet de loi, malgré une motion d'ajournement du comte de Theux. Léopold II en fut « navré », comme il l'écrivait à Frère le 27 février. Il estimait « impossible », en effet, que ce projet devînt jamais une loi du pays.
Rappelant au premier ministre leurs « bonnes conversations » à ce sujet, il le suppliait de ne reculer devant nul effort pour ajourner la discussion du projet ou pour amener sa modification.
(page 245) « Si je ne savais, poursuivait-il, à quel point je puis compter sur votre sagesse, votre talent, votre énergie et votre amitié, je me laisserais aller, en face de la tournure si inquiétante que prennent nos affaires extérieures, au plus complet découragement.
« Le Roi mon père, dans une de ses dernières lettres, nous disait que cette question du temporel avait abrégé ses jours. »
Et il serrait « tristement » la main de Frère-Orban.
Dans une autre lettre, malheureusement non datée, mais qui doit émaner de la même époque, le Roi estimait que le contrôle des comptes des fabriques d'églises devait être « sérieux mais pas tracassier »
« Le pouvoir civil n'a d'autre intérêt que de s'assurer qu'il n'y a pas de dilapidations ; rien n'est plus facile.
« Il ne faut pas qu'on puisse nous accuser d'édicter un contrôle que le clergé représenterait comme l'humiliant et l'obligeant à vivre en dehors de tout subside.
« Les conditions du contrôle doivent être telles qu'il soit acceptable par tous les gens raisonnables »
Selon sa « vieille habitude » de dire à son ministre toute sa pensée, il lui confiait ces réflexions, considérant l'affaite comme « une des plus graves » qu'ils pouvaient avoir à traiter. « Je tiens beaucoup, ajoutait-il, à ce que vous me fournissiez l'occasion, dès que les détails du projet nouveau seront plus avancés, d'en causer avec vous à fond, avant que le cabinet ne le présente à la Chambre. Il n'y a guère plus de huit jours d'ici à la discussion. »
Frère sans doute crut devoir déférer aux sollicitations du Roi, et nous voyons Léopold II faire part au premier ministre, le 6 avril, de l'invitation faite par lui à l'Archevêque de venir conférer avec Frère au Palais au sujet du temporel.
La question revint devant la Chambre le 19 novembre. Defré en réclama la prompte discussion. Le comte de Theux reconnut alors la nécessité d'un « contrôle raisonnable et non tracassier », admettant que sous ce rapport la loi pouvait être bonne. Prenant acte de cette déclaration, Frère exprima l'espoir d'une entente (page 246) sur le principe essentiel de la loi. « Nous n'avons d'autre but, dit-il, que d'assurer le contrôle, de le rendre sérieux et efficace. Vous pouvez soutenir que ces biens sont ecclésiastiques, qu'ils ont une origine divine, mais la loi n'a assurément pas pour objet de statuer sur ces controverses. » Il ajouta qu'on avait répondu aux théories des évêques « dans l'exposé des motifs peut-être, mais certainement dans le rapport de la section centrale on a combattu ce que l'on considérait comme une hérésie en droit ; mais c'est là une discussion à côté du projet... » Il dit ne pas attacher grande importance à la composition du conseil de fabrique, dont de Theux avait réclamé la modification.
Bien que satisfaite des paroles de Frère, la droite vota contre la proposition Defré d'examiner le projet tout entier. Mais, le 18 janvier, le premier ministre déclara consentir à ne laisser subsister que les articles relatifs au contrôle et à la comptabilité. La Chambre consacra ce principe par 86 voix contre 8 abstentions de gauche ; le Sénat par 33 contre une (un droitier) et six abstentions de gauche et de droite.
Le Roi s'était hâté d'envoyer Frère de chaleureuses félicitations.
Notons aussi la réponse du premier ministre au prince de Ligne qui l'avait loué de la solution donnée au problème, grâce à des concessions réciproques.
Frère tient tête aux oppositions de droite et d'extrême-gauche
L'année 1868 allait se terminer sans notables événements, tandis que 1869 valut à la Belgique des difficultés intérieures et extérieures.
Les deux oppositions, de droite et d'extrême-gauche - si l'on peut dire - continuèrent leurs attaques contre le cabinet, Frère tint tête avec une vigueur remarquable.
Ainsi, le 1er décembre 1868, la discussion du budget des voies et moyens le mit aux prises avec Coomans et Le Hardy de Beaulieu.
(page 247) Le député de Turnhout avait prétendu que les 5 sixièmes des impôts étaient payés, sous forme indirecte, par ceux qui n'ont rien.
Frère riposta : « J'ai soumis la Chambre - dit-il - des tableaux et des chiffres qui établissent... que c'est la classe moyenne qui supporte de beaucoup la part la plus large des impôts qui sont demandés au pays. »
Il montra que les impôts de consommation avaient été réduits dans la mesure du possible, notamment par l'abolition des octrois.
Il protesta contre les exagérations pessimistes de Le Hardy de Beaulieu, qui trouvait que l'impôt prélevait absolument trop sur le revenu national. Le Hardy, disait-il, « néglige l'élément le plus considérable : c'est l'échange des services, c'est le travail. Voilà ce qui constitue la grande somme des revenus de la nation, et ce qui est, ainsi dire, inappréciable et incalculable, mais ce qui permet à chacun de faire face aux dépenses publiques et ses dépenses privées. »
Il examinait ensuite la situation vraie de la Belgique au point de vue de l'impôt.
La quotité de l'impôt n'a pas été augmentée. D'où vient donc l'augmentation des recettes de l'Etat ? Evidemment de l'accroissement de la richesse des particuliers.
Les charges publiques ont notablement diminué, avant et depuis 1857.
Tout en les réduisant, le gouvernement et les Chambres ont, depuis 1857, dépensé 300 millions de francs pour des travaux publics.
Examinant la question de la dette nationale, qui effrayait Le Hardy de Beaulieu, il prouva que cette dette était fort peu considérable ; 530 millions effectivement, garantis par les chemins de fer de l'Etat à eux seuls.
Il expliqua ensuite l'accroissement tout naturel des dépenses budgétaires : 82 millions en 1832, 174 millions en 1868.
Il conclut que malgré la crise des dernières années, qui avait diminué les excédents budgétaires, la situation n'était nullement inquiétante.
(page 248) Le lendemain, discutant la question des cabaretiers électeurs, il exprima cette sage opinion au sujet de l'alcoolisme :
« ... Après un examen très attentif de cette difficile question, j’ai constaté que toutes les tentatives faites dans divers pays où l'on avait essayé de mettre en œuvre plusieurs moyens plus ou moins pratiques pour arriver à la répression des habitudes d'ivrognerie, n'avaient abouti qu'à des résultats très peu encourageants. En réalité, c'est seulement par des moyens moraux, par le développement de l'instruction et de la moralité publique, que l'on peut espérer d'arriver à réprimer l'abus des boissons alcooliques, l'expérience faite dans d'autres pays étant venue démontrer l'inefficacité des moyens législatifs... »
Débat sur la révision de la loi de 1842
Un grand débat politique précéda les élections législatives de juin 1868. Il se déroula, en mars et en avril, à propos du budget de l'Intérieur, et porta sur les écoles d'adultes et la loi de 1842.
La discussion fut introduite par Funck, Vandenpeereboom et Rogier défendirent la loi de 1842 et son application aux écoles d'adultes. Pirmez, bien que très partisan de la loi, conseilla à ses amis politiques de ne pas en étendre le domaine.
De nombreux députés de gauche en réclamèrent la révision.
Le 22 avril, Frère-Orban revint sur l'appréciation donnée, le 14 janvier, du refus de concours du clergé.
Il fut amené à reconnaître la nécessité de principe de l'enseignement religieux, dont il déplorait la disparition, mais, à son avis, l'instruction dogmatique devait rester la mission des familles et des ministres des cultes, dans les églises.
Le défaut de la loi de 1842, c'est que l'on était arrivé à constituer en autorité le clergé catholique en lui donnant des droits sur les écoles.
Si les dissidents, comme en d'autres pays, avaient été plus nombreux en Belgique, la révision aurait pu s'accomplir depuis longtemps.
(page 249) La crainte de voir déserter les écoles avait fait reculer beaucoup de libéraux. Frère espérait qu'ils se convaincraient un jour de la nécessité de modifier la loi.
Il conclut par une belle définition du libéralisme : il n'est pas, dit-il, « une doctrine religieuse, pas plus qu'il n'est la négation d'aucune doctrine religieuse ; le libéralisme est une pure doctrine politique ; il a pour objet d'assurer, dans toutes les sphères de l’activité humaine, la plus grande somme de liberté individuelle. S'il se trouve en présence d'Eglises qui réclament son appui, sa protection, son alliance, si ces Eglises veulent s'unir à l'Etat par des concordats, pour faire prévaloir des doctrines, fussent-elles les meilleures et les plus pures, le libéralisme répond : « Vous ne pouvez régner que par la liberté ; vous ne pouvez pas avoir le concours de l'Etat pour le but que vous poursuivez. » (Note de bas de page : Il n'est pu sans intérêt de noter ici l'appréciation de Pilat, secrétaire de la légation d'Autriche, écrivant de Beust le 21 mai 1868. II avait été frappé de la modération du chef du cabinet : « ... M. Frère-Orban a fait des déclarations d'autant plus importantes, qu'il a passé jusqu'ici et non sans raison pour l'adversaire le plus redoutable de la transaction de 1842. Seuls quelques députés de l'extrême-gauche, sans influence et sans autorité, ont demandé la révision de la loi dans le sens de l'exclusion du clergé des écoles communales. On a été généralement frappé de l'extrême modération du chef du cabinet, du petit mouvement de conversion opéré par lui. »)
Au début de la session législative 1868-1869, les débats parlementaires prirent une tournure agressive qui attira l'attention du Roi.
Ils avaient rapport à l'affaire de Saint-Genois, commune de la Flandre occidentale, troublée, pendant les mois de juillet et d'août 1868, par une série d'incendies, de dévastations d'arbres et de récoltes, dont les victimes étaient des libéraux, notamment des membres de l'administration communale, en conflit avec l'évêque de Bruges, au sujet du déplacement du cimetière. Des sermons virulents avaient été prononcés par les vicaires ; la presse de Courtrai avait attaqué violemment les autorités locales. Le parquet ordonna des poursuites contre les prêtres, les journalistes et des personnes soupçonnées.
Le représentant Reynaert interpella le ministre de la justice (page 250) sur les procédés, qu'il commenta avec passion, du parquet dans l'instruction ouverte. Bara couvrit les magistrats et dénonça les provocations cléricales. Victor Jacobs regretta l'intervention du parquet, accentuée depuis la nomination de Bara, dans la sphère politique.
Le Roi s'émut et fit appel à l'« action modératrice » de Frère-Orban. « N'êtes-vous pas frappé, lui écrivait-il le 13 décembre 1868, de la tournure irritante que prennent les débats de la Chambre ? Quant à moi, je ne puis me défendre d'en être très peiné tant au point de vue de l'intérieur qu'à celui de l'extérieur. Le cabinet, fort qu'il est, à tout à gagner à se montrer modéré dans la forme comme dans le fond... »
La question, si controversée, des bourses d'études, préoccupait aussi Léopold Il. Le 11 décembre 1868, il demandait à Frère de venir le voir pour préciser la rédaction très importante d'une phrase du projet d'explications à donner aux Chambres sur cette affaire. Le 14 décembre, il recommandait lui-même au chef du cabinet de répondre à l'interpellation annoncée et le priait de venir entendre les « mille motifs » qu'il y trouvait, tandis que Van Praet, dans un billet daté de « dimanche soir » suppliait le ministre, au nom du Roi, de ne pas céder la parole à Bara, objet pour le moment d'une vive animosité, ce qui pouvait nuire à l’accord désirable « sur un sujet déjà fort chatouilleux par lui-même. »
Préoccupé de la situation extérieure, Léopold Il met en garde Frère-Orban
On ne paraissait guère croire, en ces temps-là, à la résignation de la France à son échec de 1867 et ses déceptions de 1866. Léopold II était fort préoccupé. « Il y a quelque chose dans l'air que je ne puis définir mais qui mérite notre sérieuse attention et nous commande des précautions », écrivait-il le 17 décembre 1868 à Frère-Orban.
« La politique de la France n'est pas franche, on parle moins (page 251) à la vérité d'union douanière, mais l'affreux malheur qui nous menace est escompté à l'avance et on caresse toutes sortes de projets.
« Presque tous les hommes d'Etat européens sont inquiets de la situation et des immenses armements de la France. Le Baron de Beust pour éviter la guerre qui dérangerait ses projets de reconstruction ferait, comme vous l'avez appris, assez bon marché de la Belgique qu'il laisserait absorber par la France pour rétablir soit (sic) disant l'équilibre rompu à Sadowa.
« Les personnes bien informées prétendent que la Prusse pour s'annexer le midi de l'Allemagne permettrait bien des choses.
« L'Angleterre la veille des élections générales faites par un nouveau corps électoral se trouve en face de l'inconnu.
« Je devance par l'envoi de cette lettre le moment où nous pourrons dans quelques semaines causer de ces points noirs qui environnent notre horizon.
« Je crois que vous feriez bien, avant de rentrer en Belgique, de passer par Paris et d'y voir le plus de monde possible de tous les partis.
(Note de bas de page : Une dépêche du 9 de notre ministre de Jonghe d'Ardoye fait part à Vanderstichelen de l’arrivée à Vienne, le 6, de Frère-Orban et de sa famille. Il fut reçu par de Beust In Ballplatz Il se proposait, dit de Jonghe, de se rendre, le 10, à Pesth, de partir ensuite pour Ischl. Salzbourg et la Suisse, d'où il regagnerait la Belgique. Le même jour, de Jonche signale les craintes du chancelier autrichien quant la guerre. II n'est pas tranquillisé par les assurances officielles du gouvernement français, ni par les affirmations de ses journaux. Il compare volontiers la situation actuelle à celle qui précéda la guerre de 1859. Alors aussi, le gouvernement et les journaux français s'efforçaient de calmer les inquiétudes de l'opinion publique.
(« D’après M. de Beust, continuait de Jonghe, les choses en seraient même à ce point en France que le statu quo ne pourrait s'y prolonger indéfiniment, et il craint que la guerre ne soit dans un avenir peu éloigné le dérivatif auquel recourra Napoléon II pour consolider son gouvernement très battu en brèche en ce moment, rendre à son règne et sa dynastie leur prestige un peu ébranlé et répondre aux aspirations de l’armée qu’il a toujours ménagées et sur l'appui de laquelle repose en grande son pouvoir. » L'Autriche était bien décidée à ne pas se battre. Le bruxellois du Journal de Liége lui annonçait, le 26 septembre, le retour prochain de Frère-Orban qui avait visité l'Autriche, la Bohème, la Hongrie,. la Bavière et la Suisse. Le 6 octobre, il écrivait que le premier ministre était rentré l’avant-veille à Bruxelles, se disposant à passer quelques jours à Rondchêne. Il ne faisait pas mention d'une visite de Frère à Paris. Fin de la note.)
(page 252) « Je viens vous demander aussi d'écrire au général Renard de hâter son travail pour rendre fort rapide la mobilisation de notre armée. L'Allemagne et la France sont tellement prêtes que la guerre peut éclater subitement. Nous devons combiner le rappel de nos miliciens de façon à les réunir en deux ou trois jours. Cela est possible et ne coûtera pas un centime de plus qu'un rappel moins prompt. Mais il faut tout prévoir et tout ordonner à l'avance et j'ai le regret de dire que le département de la guerre ne prévoit rien et n'ordonne rien. Il en est de même de nos garnisons : elles sont trop éparpillées. Nous devrions, dans les circonstances difficiles et agitées que traverse l'Europe, les établir de manière à ce que même pris à l'improviste, nous puissions, avant l'arrivée de l'ennemi, réunir à Anvers les 35.000 hommes toujours présents sous les armes.
« Si tout cela était bien organisé, la presse française n'aurait pas la joie d'affirmer comme elle vient encore de le faire, qu'il suffit d'une poignée de soldats entreprenants mettre fin à l'existence du gouvernement belge.
« Je ne demande pas de dépenses nouvelles non prévues. Je demande de l'ordre et de la précision dans les mouvements militaires éventuels. Je demande qu’on se hâte de faire ce qu'on est résolu à faire. Les siècles ne nous appartiennent pas. Notre (page 253) politique ne doit pas consister à nier le danger, mais à y parer dans les limites de nos forces.
« Si, en 1807, le Prince Royal de Danemark avait eu son armée réunie à Copenhague, les Anglais n'auraient pas exécuté leur fameux coup de main. Si l'Empereur Nicolas avait à l'avance fermé Sébastopol, jamais on n'aurait pensé à l'assiéger. Si, enfin, en 1866, le Roi de Hanovre avait prévu les événements, l'ultimatum de 24 heures de Bismarck ne l'aurait pas pris au dépourvu et son armée aurait fait sa jonction avec les Bavarois.
« C'est sur vous, mon cher Ministre, que le pays et moi-même nous nous reposons. Je vous supplie de ne pas attendre votre retour pour écrire au général Renard de la manière la plus sérieuse... »
La maladie et la mort du Prince Royal
Tout en prodiguant au premier Ministre ses affectueux compliments, le Roi, dans un post-scriptum douloureux, lui donnait des nouvelles de la santé du petit Prince, depuis la fin de juillet entre la vie et la mort. « Rien n'égale sa patience et sa résignation si ce n'est la multiplicité et la gravité des maux dont il souffre. »
Cette triste communication était confirmée par une lettre du même jour de Van Praet, qui redoutait une issue fatale et signalait le profond découragement du Roi. Léopold Il allait jusqu'à croire que la mort de son fils porterait atteinte à la solidité de l'Etat. « Le public partage cette inquiétude du Roi. C'est une raison pour s'efforcer de la calmer quand le moment sera venu, si, hélas! il doit venir. »
Confirmant d'autre part les appréhensions du Roi quant à la situation internationale, Van Praet trouvait le rôle du (page 254) gouvernement français fort difficile. « Il augmente ses armements et ses dépenses militaires, et désire que les intérêts matériels aient confiance dans la paix. Toute l'habileté du monde ne saurait réussir dans une pareille tâche. Le moment serait très mauvais pour faire la guerre. Il la ferait, comme Louis XIV, contre la coalition et sans alliés, et contre une Allemagne aussi compacte que celle de 1813. On ne saurait y croire. »
Van Praet, envisageant les « compensations morales » qu'espérait la France et que de Beust estime nécessaire au maintien de la paix « pour quelque temps », ne croit guère au succès de la suggestion « très superficielle » du chancelier autrichien. « Les difficultés de l'exécution feraient échouer la tentative, et si elle réussissait, les réclamations de l'industrie française qui souffre déjà beaucoup, seraient fort désagréables. On n'a pas besoin de cela à la veille des élections. »
Van Praet dit aussi que le Roi se plaint beaucoup de Renard, de son manque d'activité et d'une certaine sournoiserie. « Ne laissez pas arriver, demande-t-il à Frère, de querelle sérieuse entre eux. La Roi sait-il qu'il ne trouverait pas de ministre de la Guerre en ce moment ? »
Il termine en approuvant Frère d'allonger la route qui doit le ramener en Belgique « et de faire provision de santé et de grand air ». « Il n'est pas question, ajoute-t-il, de rien changer à votre itinéraire, mais cependant votre absence à la longue laisserait apercevoir un manque d'ensemble dans la marche... »
Deux notes du Roi à Frère relatives à l'année et aux fortifications.
Le Roi remit, en mai 1869, deux notes à Frère. La première exprimait le désir de voir :
« . régler tout ce qui a trait la mobilisation, au rappel (page 255) des miliciens et aux réquisitions éventuelles de chevaux et de vivres.
« Tout cela ne coûtera pas un centime au Trésor et donnera une valeur réelle à nos forces militaires en les rendant disponibles à 48 heures de délai.
« 2. renforcer d'une manière permanente la garnison d'Anvers, faire occuper chaque fort, afin de mettre toujours la position à l'abri d'un coup de main, par un bataillon et 2 batteries.
« Les travaux nécessaires pour rendre les forts habitables d'une manière permanente en temps de paix, monteront à une somme de 4 ou 500 mille francs.
« 3. Complément de la défense du Bas-Escaut.
« 4. Construction du chemin de fer de ceinture autour d'Anvers. La garnison pourrait aider à ce travail. L'Etat possède déjà une grande partie des terrains. »
Par la seconde, relative à une demande de crédit de 6 millions 670.000 francs pour travaux publics. le Roi « tout en reconnaissant avec ses ministres l'utilité incontestable de tous les travaux que ce crédit est destiné à solder » demande que les travaux de casernement dans les forts d'Anvers et les travaux du Bas-Escaut passent avant certains travaux civils.
La loi sur la milice
La loi sur la milice suivit la loi d'organisation militaire.
La discussion s'ouvrit le 11 mai 1869. Bien que cette loi n'eût d'autre but que de mettre en application le principe proclamé l'année précédente par la loi d'organisation militaire, les propositions écartées alors furent représentées par Le Hardy de Beaulieu et Coomans. Elles furent naturellement rejetées. Un amendement Defré supprimant l'exemption des ministres des (page 256) cultes et des étudiants en théologie, fut écarté par 68 voix contre 29. (Note de bas de page : Ce vote eut lieu le 11 juin 1860. Le 26 mai, Léopold avait écrit à Frère-Orban : « Vous m'avez parlé tantôt de votre intention de repousser la proposition qui priverait de l'exemption du service militaire ceux qui se destinent à l'état ecclésiastique. Je ne sais pas si je vous ai assez remercié de cette bonne détermination. Je vous réitère ma demande d'être très large en cette matière et de ne pas faire de distinction, Nous avons souvent dit ensemble : évitons les coups d'épingle et tout ce qui pourrait être taxé de persécution. »)
Ajournée à la session suivante, la discussion du projet gouvernemental fut reprise le 18 novembre 1869.
Kervyn de Lettenhove proposa d'admettre l'exonération substituée au remplacement, ce qui fut repoussé par 71 voix contre 16.
La question des exemptions ecclésiastiques fut de nouveau soulevée. Le gouvernement fit adopter une disposition restreignant la dispense du service militaire aux ministres des cultes, aux élèves en théologie étudiant dans un séminaire, et aux élèves en philosophie jusqu'à 21 ans, pourvu que leur famille ne fût pas dans l'aisance.
L'ensemble du projet de loi fut voté le 10 décembre 1869 par 55 voix contre 38 et 5 abstentions.
Le Sénat l'adopta le 19 février 1870 par 31 voix contre 5 et 5 abstentions.
Loi sur la rémunération des miliciens
La question de la rémunération des miliciens fit l'objet d'un projet spécial. Frère-Orban avait conçu un mode original, impliquant une idée de prévoyance. Un fonds spécial était créé. Tout milicien comptant un an de présence réelle au corps, avait droit une somme fixe de 1 50 francs, ainsi qu'à une solde de 12 centimes par jour de service. Ces sommes devaient constituer une rente viagère, égale aux 5/9 de la somme portée au crédit du milicien, à toucher - sauf anticipations prévues ) à l'âge de 55 ans.
(page 257) Ce système vraiment démocratique fut remplacé, dès 1875, par l'allocation aux parents des miliciens d'une somme de 10 francs par mois,« misérable sportule », « destinée fatalement à être gaspillée dans les cabarets et qui ne représentait pas autre chose, en réalité, qu'une prime électorale « (dixit Paul Hymans).
La réglementation du travail des femmes et des enfants
C'est au point de vue des réformes sociales, au sens que l'on donne aujourd'hui à ce terme, que Frère-Orban s'est vu reprocher fortement son abstention. Sa prédilection pour la liberté, partagée par la plupart des libéraux et des catholiques de l'époque, son opposition de principe à l'interventionnisme gouvernemental, à la conception socialiste de l'Etat-providence, l'ont amené à repousser une tentative de réglementation du travail, si timide fût-elle, en 1869 comme en 1878. C'est peut-être le grief le plus fondé que lui ont adressé ses adversaires.
Dès 1802, l'Angleterre avait pris des mesures protectrices en faveur des enfants employés dans l'industrie. En France, un décret impérial de 1813 interdisait le travail dans les mines des enfants âgés de moins de dix ans. Peu à peu, divers pays d'Europe suivirent l'exemple donné, assez timidement encore.
La Belgique restait sous ce rapport à l'arrière-plan. La constatation des abus révélés par des études individuelles, corroborées par une enquête gouvernementale, ainsi que par des documents officiels postérieurs, finit par émouvoir certains législateurs et des membres de l'Académie de médecine. Rogier, alors ministre de l'intérieur, présenta, en 1860, un projet qui, s'appliquant toutes les industries, fixait à 12 ans l'admission des enfants et limitait à 12 heures la journée de travail pour les adolescents de moins de 18 ans. Malgré l'accueil favorable que lui réserva l'opinion publique, le Parlement se montra peu disposé à intervenir. Dans un débat qui s'engagea (page 258) le 2 et le 5 décembre 1862 à la Chambre à la suite d'une pétition du Cercle commercial de Gand qui demandait de réduire à 12 heures la journée effective de travail des enfants de 12 à 18 ans, Van Humbeeck réclama l'intervention législative en rappelant qu'en 1858 déjà, les industriels de Gand la demandaient. A. Vandenpeereboom, successeur de Rogier passé aux affaires étrangères, déclara préférer la liberté la réglementation.
La question ne reparut au Parlement que six ans plus tard. Funck tout en préconisant l'instruction primaire obligatoire et la révision de la loi de 1842, proposa de prendre enfin des mesures protectrices du travail des enfants. Le ministre de l'intérieur, Pirmez, tout en faisant des réserves sérieuses, promit d'étudier la question.
L'année suivante, la discussion prit plus d'ampleur, grâce à l'intervention de deux orateurs remarquables, d'Elhoungne et Frère-Orban. Le 13 janvier 1869, Funck était revenu à la charge en rappelant l'exemple donné depuis longtemps par l'Angleterre, la France et la Prusse, et en s'appuyant sur de nouvelles manifestations de l'opinion publique. Pirmez avait étudié la question, dont il reconnut la gravité. Mais il repoussa l'intervention de l'Etat qu'il estimait inutile et inefficace. Il fut interrompu par d'Elhoungne, qui lui reprocha d'avoir « plus de sollicitude pour les petits oiseaux que pour les enfants qui travaillent dans les manufactures. » (Il venait d’être question d’une protection à leur accorder.)
Le 19 janvier, d’Elhoungne, qui prenait assez rarement la parole à la Chambre, prononça l'un de ses plus éloquents discours. Il s'étonna de constater que Pirmez n'était pas en mesure de résoudre l'important problème. Il n'admettait pas l'impossibilité alléguée par le ministre d'intervenir pour les majeurs des deux sexes. « Il faut, dit-il en terminant, qu'on sache que l'amélioration matérielle, morale et intellectuelle des classes laborieuses est le plus grand intérêt que nous ayons à cœur de défendre... Il faut que l'ouvrier sache que nous sommes résolu à le conduire à son émancipation politique la main dans la main ! selon la belle expression de M. le ministre des finances ; oui, notre main loyale dans la rude main du travailleur. »
Le grand orateur gantois avait remué la Chambre. Frère-Orban crut devoir pallier l'effet de ce beau discours. Il partageait, disait-il, les sentiments de son honorable ami, mais n'arrivait pas aux mêmes conclusions pratiques, persuadé « que des mesures de ce genre émanent d'un principe dangereux, qu'elles sont tout au moins inefficaces et qu'elles sont le plus souvent funestes à ceux que l'on veut protéger. »
Sans repousser absolument la réglementation du travail des enfants, il doutait de son efficacité, ne croyant pas à une sérieuse répression des abus en juger par l'expérience tentée notamment en Angleterre, où le législateur est resté impuissant.
Finalement, le renvoi des pétitions au ministre de l'intérieur, avec demande d'explications, fut prononcé, après que Frère eut déclaré attendre de nouvelles lumières pour prendre parti.
Le docteur Vleminckx, représentant de Bruxelles, qui avait pris part au débat en invoquant l'opinion de l'Académie royale de médecine, prit l'initiative de proposer, en 1872, un projet qui modifiait l'article 29 du décret napoléonien du 3 janvier 1813, quant l'âge pour la descente et le travail des enfants dans les mines et minières. Il l'élevait à 14 ans pour les garçons, 15 ans pour les filles. Guillery fut le rapporteur. En février 1878 seulement, la discussion eut lieu. Elle marqua un véritable progrès sur le passé, car le gouvernement adopta la proposition tout en la restreignant. Il interdit le travail aux filles en dessous de 13 ans, aux garçons de moins de 12 ans.
La majorité des membres de la gauche et peu près la moitié de la droite adoptèrent la proposition gouvernementale. Frère-Orban, après Sainctelette et Pirmez, persista dans son opposition, tout en faisant la déclaration platonique qu'il estimait hautement désirable de voir supprimer le travail excessif des femmes et des enfants. Invoquant l'exemple donné par les industriels de la province de Liége, où la loi avait, selon lui, été rendue inutile, il redoutait l'extension abusive du rôle de l'Etat. Le sort de la (page 260) classe ouvrière, affirmait-il, s'améliorera bien plus sûrement par la persuasion et par l'initiative des chefs d'industrie que par la pression et la contrainte légale.
Après le rejet de divers amendements, le vote final donna 53 voix (dont 29 libéraux) pour l'adoption de la loi. 27 la repoussèrent (14 libéraux et 13 catholiques).
Portée devant le Sénat, elle fut rejetée, devant une assemblée clairsemée, par 23 voix contre 10 et une abstention.
Le 28 avril 1884, l'opinion publique devenant de plus en plus favorable à la réglementation du travail, le ministre de l'intérieur, Rolin-Jacquemyns, contresigna un arrêté royal qui coordonnait les prescriptions éparses relatives à l'exploitation des mines. Par l'article 69, il fixait à 12 ans pour les garçons, à 14 ans pour les filles, l'âge minimum d'admission au travail. Frère-Orban ne semble pas avoir fait d'objection.
C'était le premier pas dans la voie de la réglementation légale qui, sous la pression des émeutes de 1886 et de la grande enquête qui s'ensuivit, s'ouvrit par la loi du 13 décembre 1889, adoptée à la Chambre par 71 voix contre 15 et 8 abstentions. Frère-Orban ne prit part ni à la discussion ni au vote.
Les élections communales d'octobre 1869 et l'interpellation Dumortier
Les élections communales d'octobre 1869 marquèrent quelques progrès des catholiques, qui s'emparèrent de certains hôtels de ville, à Louvain notamment. Par contre, Liége, où deux cléricaux étaient parvenus à se faire élire, nomma cette fois toute la liste libérale, malgré l'entente clérico-radicale. A Bruxelles, où le bourgmestre Anspach était fort attaqué, il y eut aussi des coalitions qui firent passer quelques « indépendants. »
Dumortier interpella le 16 novembre 1869 sur l'absence d'un discours du Trône, prétendant que c'était le signe d'un (page 261) dissentiment entre le Roi et le cabinet, et que ce dernier avait subi un grave échec aux élections communales. La loi sur le chemin de fer du Luxembourg avait, selon lui, blessé vivement la France sans nécessité, et porté un coup fatal à la neutralité belge (Voir l'historique de cette affaire dans le tome de l'ouvrage de Paul Hymans, pp. 133 à 318, ainsi que l'appendice du présent volume).
D'ailleurs, ajoutait-il, le cabinet, battu sur diverses questions au Sénat, eût dû se retirer.
Frère expliqua l'absence d'un discours du Trône en montrant qu'il n'était pas d'usage courant d'en prononcer.
Il n'y avait, d'autre part, nullement lieu pour le cabinet de se retirer devant les votes du Sénat.
Il contesta la conclusion tirée par Dumortier du résultat des élections communales.
Rappelant enfin le vote presque unanime de la loi sur le chemin de fer du Luxembourg, il affirma que, s'il y avait eu au début quelques froissements, de loyales explications avaient dissipé tout malentendu. Les relations franco-belges étaient excellentes.
Le libéralisme et le ministère avant les élections de juin 1870
Un malaise évident pesait sur le libéralisme et nous en avons montré diverses manifestations. Les causes en étaient multiples, et la principale était peut-être la longue durée du cabinet libéral. Des impatiences se faisaient chaque jour plus vives. Sans parler des démocrates socialistes et socialisants, parmi lesquels de nombreux jeunes hommes de talent, qui arboraient un programme trop exagéré pour connaître le succès, les éléments progressistes reprochaient au ministère sa modération - qu'ils taxaient de faiblesse - à l'égard du cléricalisme. Ils lui reprochaient aussi son inflexibilité vis-à-vis d'eux-mêmes pour les réformes sociales. Si, à la Chambre, leur aigreur ne se révélait que dans de rares escarmouches, elle s'étalait dans la presse et dans certaines (page 262) associations. L'Indépendance et beaucoup d'autres feuilles étaient constamment aux prises avec l'Echo du Parlement et le Journal de Liége, officieux attitrés qui, rendant coup pour coup, accusaient les avancés de témérité et d'indiscipline. A son aile droite, le cabinet rencontrait aussi de l'opposition ; ses initiatives sociales y étaient peu appréciées.
Quant aux catholiques, ils méconnaissaient généralement de parti pris la réelle modération du cabinet à leur égard.
Divers articles de journaux nous semblent bien caractériser, du côté libéral, cette curieuse situation.
L'un émane de l'Echo du Parlement, qui, le 25 juin 1869, reprenant un parallèle déjà tracé par l'Indépendance, comparait Frère à Guizot et concluait à la supériorité de l'homme d'Etat belge.
« M. Guizot a été deux fois ministre ; la deuxième fois pendant plus de sept ans. De son premier ministère, il reste un acte, un seul : la loi sur l'instruction primaire. Du second, pas un seul.
« Magnifique en paroles, ornant de grandes pensées du prestige d'une magistrale éloquence, il a été en actions d'une stérilité désespérante. Il reste de lui de fort beaux discours.
« Depuis 22 ans, dans notre pays, M. Frère-Orban a été l'initiateur ou le promoteur de la plupart des réformes accomplies aujourd'hui dans l'ordre politique et économique, En 1846, il a préparé le programme du libéralisme. En 1847, il l’a développé devant la Chambre. Depuis il l'a glorieusement accompli. En restaurant l'ordre dans nos finances, il a réduit les impôts, abaissé nos tarifs, aboli les octrois, supprimé les barrières, assuré la défense nationale et, avec l'excédent de nos budgets, doté la nation d'un prestigieux ensemble de travaux publics, qui représentent et au delà le capital de notre dette publique.
« Dans le domaine politique, il a tracé la charte du (page 263) libéralisme, marqué les empiètements auxquels il fallait résister, et assis sur des bases solides l'indépendance du pouvoir civil. »
Sans méconnaitre les grands services de Frère, l'Indépendance trouvait ce portrait trop flatté et en partie inexact, surtout quant à l'accomplissement du programme du Congrès libéral de 1846.
Elle regrettait notamment la résistance de Frère à une réforme électorale sérieuse et signalait son peu d'empressement à porter devant le Sénat la loi votée par la Chambre en 1867.
« ... Si grands qu'aient été ses services, il n'a pas le sentiment des nécessités de la situation actuelle… le fond de sa doctrine gouvernementale, (c'est) ... la résistance aux aspirations démocratiques du libéralisme. »
De son côté, l'Etoile Belge, moins progressiste que l'Indépendance, mais qui n'approuvait pas sans réserve les actes du ministère, faisait remarquer, le 14 novembre 1869, que le pays, indifférent, en 1866, à la réforme électorale, ne l'était plus actuellement. Aussi, croyait-elle « que si la résistance de M. Frère-Orban a pu suffire pour enrayer le mouvement précurseur qui s'est produit chez nous en 1866, il n'en sera peut- être pas de même si une nouvelle occasion est donnée au pays de se prononcer ».
Elle demandait surtout le développement de l'instruction pour remédier aux vices du suffrage universel, auquel il faudrait un jour se résigner.
Le 31 janvier 1870, elle adressait au cabinet ces critiques amères, ne trouvant pas suffisantes ses légères concessions en matière électorale :
« Il faudra que le cabinet en prenne son parti, ce n'est pas son projet de loi sur l'admission de certaines capacités au rang électoral, voté par la Chambre et actuellement soumis au Sénat, qui donnera satisfaction au parti libéral sur la question de la réforme... »
Et elle donnait pour preuve l'agitation qui se révélait dans le pays au sein du parti libéral. notamment à l'Association libérale d'Anvers.
Le 5 février 1870, elle signalait à Gand des menées (page 264) dangereuses : « ... On savait déjà que les avancés, mécontents des concessions que les libéraux font au parti catholique, menaçaient de jeter la division dans leur parti, sans s'inquiéter de ce qui pourrait arriver, ou tout au moins qu'ils se disposaient à faire leurs conditions pour rester dans les rangs... »
De plus, on en voulait au gouvernement de ne pas se prêter à l'exécution de grands travaux tendant à faciliter les communications par eau avec la ville, en vue de relever les grandes industries en décadence.
A Bruxelles. la poussée progressiste s'accentuait. J. Van Schoor, sénateur et président de l'Association libérale, avait attribué l'échec subi aux élections communales « à l'inintelligence, au défaut de discipline des uns et l'apathie et à la tiédeur des autres », et invité l'Association à se réorganiser sérieusement. Il donna sa démission pour faciliter cette réorganisation et faire place à des hommes nouveaux.
A la fin de novembre, la majorité du Comité appartenait la nuance avancée et la modification du règlement était à l'ordre du jour. Diverses propositions, plus ou moins radicales, furent soumises à une commission de 14 membres. Le seul modéré qui en fit partie, Eugène Anspach, donna sa démission parce que n'avait pas été admise sa motion d'écarter tout projet touchant au programme libéral, qu'un congrès pourrait seul modifier.
Si la proposition d'Adolphe Demeur, impliquant la révision de la Constitution, fut repoussée, la commission admit la substitution de l'instruction au cens et l'application immédiate aux élections provinciales et communales. Elle s'était aussi prononcée pour la séparation de l'Eglise et de l'Etat et proposait de tenir des réunions préparatoires aux séances de l'Association libérale, accessibles aux non-électeurs. C'était la mise en train des fameux meetings bruxellois, qui acquirent plus tard, en 1884 surtout, une tapageuse célébrité.
Tout alla bien pour les progressistes jusqu'au poll réglementaire, exigeant les deux tiers des voix pour modifier les statuts. L'ensemble du projet fut rejeté par 149 voix contre 148. Le président Van Humbeeck n'avait pas caché son opposition à la (page 265) substitution de la capacité au cens. Dix membres du Comité démissionnèrent. Le gâchis fut finalement conjuré par l'adoption, à une très forte majorité, d'une proposition transactionnelle signée Van Humbeeck, Orts et Albert Picard, attribuant le droit de suffrage, sans condition de cens, pour les élections provinciales et communales, aux citoyens possédant un degré d’instruction déterminé par la loi.
L'initiative du Baron de Mévius
Les catholiques, disions-nous, restaient intransigeants. Une curieuse exception mérite d'être rappelée. C'est l'initiative d'un conseiller provincial namurois, M. de Mévius, demandant à Frère-Orban de se mettre à la tête d'un grand parti conservateur pour résister au radicalisme, aussi bien de droite que de gauche, notamment à cette fraction catholique qui poussait à une réforme électorale pouvant amener la révision de la Constitution et le suffrage universel. M. de Mévius écrivit une brochure intitulée « Appel à la Modération », que reproduisit le Journal de Bruxelles du 3 mars. On y lisait notamment : « Quelle tâche admirable ! Nul mieux que M. Frère n'est apte à la remplir avec succès, car, tout en regrettant bien des actes de sa vie politique, on doit reconnaître ses rares qualités d'homme d'Etat. A une capacité remarquable qui s'applique aux questions les plus diverses, un talent oratoire hors ligne, il joint, ce qui est plus précieux peut-être, une grande habilité, une volonté persistante et un caractère d'une indomptable énergie... »
Qui aurait cru, en 1847, en 1857, demandait l'Etoile Belge, que des catholiques, en 1870, auraient fait appel à Frère-Orban ?
La plupart des journaux cléricaux accueillirent avec froideur et hostilité cette suggestion. Le Journal de Bruxelles ne croyait pas l'accord possible sous la direction de Frère ; il se déclara toutefois hostile à la révision. La Gazette de Liége reprocha surtout au baron de Mévius d'avoir dit qu'« il n'y a plus en ce moment de question religieuse en suspens ; le temporel du culte vient d'être réorganisé à la satisfaction des deux partis... »
(page 266) L'Organe de Namur, journal libéral, rappelait à ce propos les avances faites à Frère par le gouverneur de la Province de Namur, M. le comte de Baillet, qui appartenait à l'opinion catholique.
Dans une lettre au Journal de Bruxelles, M. de Mévius assurait avoir communiqué sa brochure « à des membres éminents du clergé et de la droite des deux Chambres, qui, tous, y ont pleinement adhéré. »
Woeste, qui en 1870 n'était encore qu'un polémiste très combatif, fait allusion dans ses Mémoires (tome I, page 90) à cet incident et rappelle qu'il écrivit une longue lettre au Journal de Bruxelles pour combattre l'idée de M. de Mévius, qui n'eut pas de lendemain.
D'autre part, comme le fait aussi remarquer Woeste, un mouvement en faveur d'une réforme électorale, sous les auspices d'Alphonse Nothomb, de Coomans, de Royer de Behr, et d'autres, se manifestait à droite. Un sénateur catholique namurois, de Woelmont d'Hambraine, fit écho au baron de Mévius - mais ce fut pour ainsi dire le seul - dans une lettre à l'Echo du Parlement, où il s'indignait et s'étonnait de la tentative de toucher à la Constitution.
Accentuation de critiques libérales
Plus on se rapprochait de l'échéance électorale, plus les feuilles libérales avancées manifestaient des impatiences et accumulaient les reproches.
Telle l'Indépendance, qui, le 11 mars 1870, attribuait au réveil des associations libérales l'initiative ministérielle du dégrèvement d'impôts. Elle ajoutait : « ... comme (ces Associations) ne se bornent pas à réclamer des réformes fiscales, elles s'efforceront de préparer aux réformes politiques... Les résistances ministérielles seront peut-être plus difficiles à vaincre, mais avec (page 267) un peu de persévérance et de fermeté, le libéralisme en viendra bientôt à bout. »
Elle revenait, le 19 mars, sur ce sujet, en se félicitant du discours avancé de Rolin-Jacquemyns à l'Association libérale de Gand. Il avait notamment loué le comité d’avoir convoqué l'Association libérale pour délibérer sur le projet de réunir un congrès libéral, formulé par l'Association libérale de Charleroi, dont le progressisme, selon lui, « n'est que l'expression locale du mouvement qui se prononce avec une force croissante dans le pays entier… (attestant) la volonté d'imprimer au parti libéral une impulsion nouvelle... »
Elle s'en prenait, le 30 mars, en même temps qu'au ministère, dont elle dénonçait le double jeu, à certains libéraux de nuance trop pâle son gré :
« ... Il y a sur les bancs de la gauche quelques libéraux timorés ou inertes, sans conviction ou sans fermeté, qui n'osent pas mettre la politique pratique du libéralisme en harmonie avec sa politique théorique. Ils ne sont qu'une minorité dans la gauche, mais ils n'ont qu'à faire un signe pour qu'aussitôt le ministère s'incline. Le ministère, en effet, est le courtisan de cette fraction timide et conservatrice du libéralisme. Quand il s'agit d'entraver une réforme dont il redoute les conséquences, comme la réforme électorale, il déploie toute son énergie et son éloquence pour y réussir. Mais qu'il soit question d'une mesure qu'il approuve... telle que la révision de la loi de 1842, ou la réforme générale du service des inhumations, son énergie l'abandonne, son éloquence est muette... »
L'Etoile, de son côté, malmenait Van Humbeeck, président de l'Association libérale de Bruxelles, autrefois l'espoir des libéraux actifs, à présent tombé dans les bras des libéraux passifs (2 avril 1870). (Note de bas de page : C'est ce propos que Van Humbeeck écrivit le 3 avril à l'Indépendance : « ... Aujourd'hui comme hier, je refuserai de ratifier par mon vote tout règlement ou programme conçu dans le sens d'une révision de notre pacte fondamental... »)
Rogier s'étant déclaré, à l'Association libérale de Tournai, (page 268) adversaire de toute révision constitutionnelle, l'Etoile Belge du 6 juin s'étonnait d'une telle attitude. Après avoir félicité d’Elhoungne de s'être nettement prononcé pour l'adjonction - et contre la substitution - des capacités au cens, elle ajoutait : « ... nous ne comprenons guère certains hommes d'Etat (Vanderstichelen à Gand, Rogier à Tournai) qui, à l'exemple de M. Frère-Orban, viennent déclarer que, tout en cherchant aussi une formule de réforme, ils ne veulent pas entendre parler d'un changement la Constitution... »
En effet, elle estimait, sans demander la révision, que celle-ci deviendrait un jour nécessaire.
Le plus extraordinaire, c'est qu'en dépit des récriminations et des divisions, ni l'Echo du Parlement, ni l'Indépendance n'envisageaient la possibilité d'un succès catholique. L'organe ministériel considérait le parti clérical comme irrémédiablement perdu ; la débâcle des affaires Langrand-Dumonceau et les divergences entre vieille et jeune droite semblaient autoriser ce pronostic. Quant à la feuille progressiste, elle s'écriait la veille du scrutin : « Le cléricalisme est mort ; les libéraux doctrinaires qui n'ont pas été les derniers à en informer le public essayeraient vainement de ressusciter ce cadavre, et comme il n'y a plus de revenants, il leur faut renoncer à l'espoir de faire servir son fantôme à la continuation de leur politique d'ajournement. »
L'opinion intime de Frère-Orban sur la situation politique
La bonne gestion des finances publiques, le succès diplomatique remporté par Frère-Orban dans l'affaire des chemins de fer du Luxembourg (voir Paul HYMANS, Frère-Orban, t. II, pp. 133 à 318) auraient pu contrebalancer la fâcheuse impression produite sur le pays par les polémiques entre libéraux. Frère-Orban, dans sa correspondance avec Trasenster, semblait dès le 7 juin 1869, trouver favorable « l'aspect du champ électoral. » Le courant était bon à Gand. A Bruxelles, l'échec d'Albert Picard avait fort dépité l'Indépendance. Une lutte se préparait à Mons, qui porterait sur les noms de Henri de Brouckère et de Carlier. « Le libéralisme, remarquait Frère, est (page 269) désintéressé dans ces questions. Mais c'est encore une fois une méchante affaire locale et des ambitions personnelles qui viennent troubler une situation jusque là excellente. Si par malheur, de Brouckere venait à échouer, Dolez se retirerait. Ces deux hommes ne revenant pas, il y aurait un changement de situation dans la Chambre. II serait très regrettable de perdre ces deux hommes de talent. L'opposition, d'abord très vive contre eux, s'est successivement apaisée, et j'espère encore que tout finira bien ».
Le 31 octobre Frère se plaint à Trasenster de l’ « outrecuidance » de l'Indépendance, qui « commence à passer la permission. » Cette feuille « ne sera satisfaite que lorsque ses ingénieurs seront chargés de la direction des affaires publiques. »
Frère espérait beaucoup de l'effet que produiraient ses projets économiques, aux buts « plus politiques que financiers » qu'il se proposait de faire voter avant la fin de la session. Il voulait, grâce à eux, écrivait-il le 20 mars 1870 à Trasenster, « opérer, par des réformes éclatantes, une diversion dans les esprits. »
Sans doute, l'impôt sur le sel présentait si peu de valeur, que son abolition ne procurerait pas à un ménage ouvrier, dans la vente au détail, une réduction de dépenses de plus de trois ou quatre francs par an. Mais sa suppression sera grandement utile pour les usages industriels et agricoles.
Quant à la taxe sur le poisson, elle était trop infime pour exercer une influence sur le prix, mais, observait Frère, « c'était un dada qui était entré dans la tête de beaucoup de gens. »
La réduction de la taxe postale, par contre, serait « sensible et très appréciable pour les commerçants » elle était du reste équitable. Sans aucun doute, s'il avait quitté le pouvoir, la mesure aurait été le premier acte de son successeur, Il en prenait le bénéfice.
Frère attachait une grande importance à l'augmentation du fonds communal, dans l'intérêt des campagnes comme des villes.
Les lois auxquelles Frère faisait allusion furent votées par la Chambre le 28 avril 1870, par le Sénat le 14 mai. Ces trois (page 270) réformes entraînaient pour le trésor une diminution de recettes de 7 à 8 millions, dont la compensation fut trouvée dans une augmentation du droit d'importation et de fabrication des eaux de vie.
Frère-Orban ne laissait pas de se préoccuper des affaires communales de Liége, où le collège d'Andrimont s'était disloqué. Frère craignait une mauvaise répercussion de ces querelles locales sur les élections provinciales et générales.
Le 8 mai, il se réjouissait de la solution apportée à la crise par le retour de Piercot, bien qu'elle ne fût probablement pas la meilleure. Elle écartait du moins une complication pour les deux élections prochaines.
Il espérait voir la candidature de Trasenster admise pour le conseil provincial.
L'échec inattendu de son ami au poll de l'Association libérale lui fut très sensible. Il se l'expliquait - lettre du 15 mai - par l'esprit mesquin de beaucoup de gens, avec lesquels Trasenster avait dû rompre souvent en visière. Il déplorait gratitude témoignée à l'homme qui avait « rendu tant de services à l'opinion libérale, avec tant de dévouement et de désintéressement. »
Ce qu'il fallait surtout considérer, disait-il, « c'est le mal fait aux idées. Vous élu, la députation avait un autre esprit que celui qu'elle aura. Les utopies, les aspirations vagues et compromettantes auront libre cours. J'entends déjà de prétendues réformes préconisées et la sotte émulation poussant à l'envi les uns et les autres à paraitre les plus progressistes. Ceux-là qui voulaient prendre pour drapeau l'extension du droit de suffrage, même sans avoir aucune formule pratique, vont se croire sans doute autorisés à aller en avant. »