(Paru à Bruxelles en 1946, aux éditions Vers l'Avenir)
(page 385)
Le 11 avril 1878, la discussion du projet de loi sur l'augmentation des députés et des sénateurs permit à Frère-Orban de donner une sorte de préface à son discours capital de mai.
Relevant une phrase de Jacobs attribuant à Léopold Ier cette sentence : « Le parti libéral est un sable mouvant, » il reconnut que le libéralisme était souvent divisé ; cela tient à ce qu'il est le parti de la liberté.
Le parti clérical est tout autre : c'est le parti de l'obéissance passive, qui s'allie au besoin aux internationalistes, aux antimilitaristes, quitte à redevenir constitutionnel et militariste quand il a conquis le pouvoir.
La division libérale est une faiblesse, mais aussi un honneur.
Les cléricaux n'osent pas réaliser les promesses qu'ils ont faites pour triompher ; ils ne se maintiennent au pouvoir que par la fraude. Ils ne sont pas de vrais conservateurs, et Léopold Ier le savait bien, qui a si souvent préféré le concours des libéraux à celui des cléricaux.
« Vous êtes un parti ultramontain et réactionnaire, dit-il en conclusion, qui vilipende, qui bafoue, qui condamne nos institutions libres ; qui les dénonce comme étant une peste et un délire dont on ne saurait avoir assez d'horreur, qu'on tolère comme on tolère les maisons de débauche et de prostitution, mais qu'il faut maudire et détester jusqu'à l'heure propice où on pourra les renverser. »
Frère-Orban, par son discours du 14 mai 1878, va restaurer le commandement unique. Ses confidences à Trasenster
(page 386) A la veille du 14 mai, si les catholiques sont loin de s'entendre, comme en témoignent les reproches au ministère des feuilles ultramontaines, les libéraux ne sont pas encore rigoureusement concentrés ; le commandement unique n'est pas encore institué. Frère-Orban allait le prendre par un véritable coup d'autorité. Il avouera, dans une lettre à Trasenster, la hardiesse et le danger de sa stratégie.
Il s'agissait, en effet, pour Frère-Orban, d'attirer au parti libéral l'élément flottant qui, en ces temps-là surtout, jouait un rôle électoral souvent décisif, et qui, même sous le régime du suffrage universel plural, a fait parfois pencher la balance, comme en l'année du cartel libéral-socialiste de 1912.
Les électeurs indécis étaient possédés d'une double crainte. Les excès des ultra-cléricaux les retenaient de donner leur appui un ministère impuissant contenir ses « bachi-bouzouks » (expression de Victor Jacobs à l’adresse des journalistes ultramontains) ; l'appréhension d'une campagne libérale antireligieuse pouvait, d'autre part, les rejeter vers la droite.
Frère-Orban prit résolument ses responsabilités, se décidant, comme il disait à Trasenster, à tirer d'abord sur ses propres troupes. « Mon thème présentait de grandes difficultés... Si je n'avais pas réussi à convaincre, j'aurais succombé pour ne plus me relever. J'aurais été accusé d'avoir divisé et perdu le parti libéral. On m'aurait dénoncé comme ayant voulu rejeter de nos rangs les plus capables et les plus vaillants parmi les libéraux.
« La situation m'a paru telle que je n'ai plus hésité prendre une position résolue.
« Je tiens que j'ai rendu un service à l'opinion libérale et surtout au pays... » (lettre du 17 mai 1878).
L'effet prodigieux de son discours
Son discours du 14 mai 1878 fut peut-être le plus remarquable de toute sa carrière politique.
Dans son exorde, il constatait la modification profonde des luttes de partis, par suite de l’appel clérical, à la passion religieuse dénonçant le libéralisme comme antireligieux.
Non ! s'écrie le grand orateur dans une période superbe. non ! le libéralisme n'est pas antireligieux.
« Le libéralisme se suiciderait, il renierait son essence et sa raison d'être s'il descendait sur le terrain religieux.
« Que les personnes - et je parle ici de ma chair et de mon sang (Georges Frère, fils de Frère-Orban, conseiller à la cour d’appel de Liége, s’était converti en 1875 au protestantisme) - suivant les aspirations de leur conscience, tout ce qu'il y a de plus respectable au monde et surtout en matière religieuse, adoptent telle ou telle religion qui paraît le mieux répondre aux besoins de leur âme, je les loue, je m'incline devant ces convictions qui ne redoutent, pour se manifester, ni de compromettre leurs intérêts mondains, ni d'affronter les injures du plus grossier fanatisme.
« On dénonce leur apostasie en oubliant que les douze furent les premiers apostats et qu'après eux saint Paul, ce second fondateur du christianisme, fut aussi un grand et sublime apostat. Mais que ceux que le paganisme moderne révolte retournent à la religion primitive du Christ, que d'autres restent attachés aux traditions d'un culte qu'ils épurent dans leur cœur, que d'autres enfin restent des adeptes fervents du culte qu'ils ont adopté, la politique, et surtout la politique libérale, n'a pas s'en occuper. La politique, et surtout la politique libérale, leur doit une égale liberté, une égale tolérance, une égale protection.
« L'arène est ouverte aux disputes religieuses, aux luttes de l'esprit, aux propagandes en faveur des idées que ceux qui les professent croient être la vérité. Là il s'agira d'arracher ou de conserver des âmes à l'Eglise ; mais ces luttes doivent avoir lieu dans le vaste champ de la liberté. avec les armes de la liberté (page 388) seulement, et nul ne peut prétendre mettre au service de ses idées religieuses le pouvoir politique du pays. Donc le parti libéral n'est pas et ne peut pas être un parti religieux.
« ... Le libéralisme, doctrine politique tout à fait moderne, est une doctrine exclusivement politique, née de la nécessité enfin reconnue de séparer absolument la religion de la politique, de laisser celle-là dans son domaine propre, le domaine des droits individuels, en accordant à toutes les religions une égale liberté. »
Après avoir rappelé qu'en 1830, il n'y avait pas eu, comme l'affirmait Victor Jacobs, un pacte entre catholiques et libéraux, les uns et les autres étant d'accord sur les droits incontestables de tout homme, l'orateur démontrait que la Constitution ne permettait pas d'introduire en politique des questions religieuses.
Le libéralisme ignore les dogmes religieux. « ... Il ne s'en occupe pas ; il ne peut ni les admettre, ni les rejeter, ni les proscrire, ni les imposer. »
Naturellement, la réciproque est vraie : nulle confession religieuse ne peut s'imposer à lui.
Il est donc déraisonnable de prétendre que le libéralisme soit anticatholique.
Sans doute, Frère le reconnaît, une petite fraction du parti libéral veut répondre à la lutte engagée par l'épiscopat contre le libéralisme en général, par une guerre sur le terrain religieux, en opposant, notamment, le protestantisme au catholicisme, ou même en condamnant le régime constitutionnel de la séparation de l'Eglise et de l'Etat, jugé dangereux pour les libertés publiques.
Cette attaque dirigée contre le catholicisme s'explique par l'impudence du parti clérical, qui a porté lui-même la question religieuse sur le terrain politique.
Du reste, l'école libérale précitée n'engage nullement le libéralisme, qu'elle ne parviendra pas à entraîner sur le terrain religieux en lui faisant démentir son principe.
Ce n'est aucunement par tactique électorale, mais en raison d'une « conviction profonde » que l'orateur pensait que le libéralisme ne pouvait poursuivre un but religieux comme moyen politique.
Frère montrait ensuite les déplorables conséquences d'un pareil (page 389) abandon du principe essentiel du libéralisme ; d'abord le reniement de la séparation de l'Eglise et de l'Etat, « l'une des conquêtes les plus importantes des temps modernes et cette entreprise si difficile, voire impossible, faire changer un peuple de religion.
« La religion - affirme-t-il de nouveau - est affaire individuelle et non affaire d'Etat. »
Si même un peuple changeait de religion, le rôle du libéralisme ne cesserait pas. Si même le déisme pur était la base de l'Etat, la politique resterait intolérante et le libéralisme garderait sa raison d'être.
Frère relève ensuite avec vigueur l'attaque de Mgr Dechamps, archevêque de Malines, qui, dans sa récente brochure, présente le libéralisme comme l'antithèse du catholicisme, comme hostile à la foi catholique, et cela dans tous les pays.
On croit rêver, s'écrie l'orateur. « Quoi ! les libéraux anglais appartenant soit à l'Eglise anglicane, soit à l'une ou l'autre des nombreuses sectes protestantes qui existent en ce pays ; les libéraux anglais qui ont poursuivi et obtenu l'affranchissement de l'Irlande, l'abolition des incapacités qui frappaient les catholiques et enfin, la suppression par M. Gladstone lui-même, de l'Eglise officielle anglicane en Irlande, ces libéraux anglais sont ainsi nommés parce qu'ils sont les adversaires des catholiques ! »
Quelle pourrait bien être, se demande-t-il, la loi divine positive qui devrait servir de base au gouvernement : celle des catholiques ? des Juifs ? des protestants ? des déistes ?
Le gouvernement civil seul, répond-il, peut et doit donner les garanties de sûreté, de protection que réclame tout être humain, quelles que soient ses croyances.
Les hommes sont divisés au point de vue religieux, mais d'accord sur la morale. « Cela suffit », dit Frère. « Où en serions-nous - demande-t-il - si l'on devait faire dériver toute morale d'un dogme et si, sans dogme, la morale devait s'évanouir ? »
Or toutes les Eglises prétendent être en possession de la vérité divine. Comment se prononcer entre elles ?
Selon les thèses que l'orateur dénonce, le libéralisme serait hérétique, parce qu'il n'admet pas que le gouvernement a pour base une loi divine positive, et leur conclusion est donc « qu'il (page 390) faut écraser le libéralisme pour renverser sa Constitution ! »
Par suite, « la guerre au libéralisme, c'est la guerre aux libertés publiques, c'est la guerre aux droits individuels, c'est la guerre aux droits sacrés qui nous sont garantis par la Constitution ! C
e qui prouve le mieux la portée de cette guerre, c'est la condamnation infligée aux catholiques libéraux, plus proscrits encore que les libéraux.
Il ne s'agit donc pas de religion, mais de politique, et l’on excommunie les catholiques qui font partie des associations libérales.
Cette guerre aux libertés publiques n'est pas nouvelle dans l'histoire, et Frère en mentionne les péripéties.
Il fait appel à tous les défenseurs des libertés publiques. Vous pouvez, dit-il aux catholiques, garder votre foi, sauver votre liberté politique, et le libéralisme ne cessera pas de pratiquer la tolérance religieuse.
Le programme libéral, c'est donc la défense des libertés publiques, et ce sont précisément ses adversaires qui l'ont, par leurs abus, rendu nécessaire.
« Le parti libéral - conclut-il - a le droit d'invoquer, avec un légitime orgueil, vingt années d'exercice du pouvoir sans que ses adversaires, en possession à leur tour du gouvernement du pays, aient osé tenter de réformer aucune de nos lois si outrageusement attaquées. »
Frère, montrant le rôle passif du cabinet, qui ne parvient pas à l'apaisement des discordes civiles, dénonce le danger des prétentions ultramontaines et demande à la droite de se prononcer pour ou contre elles.
Il rappelle la protestation unanime qu'il a obtenue de toute la droite en 1864, à la veille de l'Encyclique.
Mais, depuis 1870, un assaut furieux est livré aux principes constitutionnels, au nom des Encycliques de 1832 et de 1864.
Le ministère est la merci du clergé et des ultramontains. S’il continue à laisser vilipender les institutions, celles-ci finiront par succomber. « Et pourtant - s'écrie le député de Liége - la Constitution qu'on laisse outrager et flétrir, c'est l'âme de notre (page 391) existence nationale ; c'est notre honneur et notre sécurité et nous lui devons les cinquante années les plus belles de toute notre histoire. »
L'impression produite
L'impression produite par ce discours, l'un des plus beaux prononcés par Frère-Orban, fut profonde ; elle rassura les timides, rallia les hésitants, conjura les imprudences et les maladresses des exaltés qui durent, bon gré, mal gré, laisser à Frère-Orban la direction du parti. La victoire électorale était désormais presque assurée.
Comme l'écrivait Frère à Trasenster le 20 mai, à propos de la publication en brochure de son discours, son but avait été « de replacer le libéralisme sur son axe et d'empêcher pour longtemps de nouvelles déviations. Il s'agit de former une phalange solide qui se range autour de nous pour soutenir notre thème ; il s'agit de rallier à nous bien des gens qui s'en éloignent parce qu'ils s'imaginent qu'on ne peut pas être libéral et aller à la messe. »
Déclaration unioniste de Paul Janson
Il est intéressant de rapprocher du discours de Frère la déclaration faite le 17 mai par Paul Janson.
On connaît, dit le tribun, mes opinions révisionnistes. J'y reste fidèle.
« Nous pouvons, dans les rangs du libéralisme, différer d'opinion sur ces questions ; mais il y a un point qui nous unit et nous rend forts : c'est notre foi dans la liberté et ses œuvres.
« Il y a une chose que nous reconnaissons tous, c'est la nécessité d'assurer et de maintenir l'indépendance du pouvoir civil ; c'est ce qui m'a déterminé à intervenir dans ce débat.
« Le corps électoral de Bruxelles m'a fait l'honneur de m'envoyer dans cette enceinte pour combattre le bon combat contre les ultramontains. Il dira bientôt, je l'espère, si j’ai fait mon devoir.
« Il ne s'agit, à l'heure présente, ni du socialisme, ni du suffrage universel... toutes ces questions se discuteront et s'agiteront plus tard... »
Le dépit du « Courrier de Bruxelles » et l'exclamation désenchantée de Malou
(page 392) Les répliques, parfois éloquentes des chefs de la droite, ne parvinrent pas à atténuer l'effet du discours de Frère-Orban. Le fougueux Courrier de Bruxelles soulignait la peur des orateurs catholiques « de ne pas avoir l'air d'être suffisamment amis des détestables principes que M. Frère décore du nom de libertés publiques... »
Annonçant une seconde édition de la brochure Catholique et Politique, il faisait remarquer que l'auteur n'avait rencontré d'autres contradicteurs que les feuilles libérales et le Journal de Bruxelles, « seul de son avis. »
Il émettait enfin le vœu de voir choisir comme candidats des catholiques « fermement décidés à défendre l'Eglise » et les préférer aux « conservateurs » tièdes et pâles.
Dans ces conditions, tandis que tous les libéraux, de Janson à Pirmez, acceptaient le mot d'ordre de Frère-Orban, l'on com- prend l'exclamation de Malou : « Mon Dieu, délivrez-moi de ces exaltés : je me charge de MM. Frère et Bara. » (BELLEMANS. Victor Jacobs, page 367. DISCAILLES, Charles Rogier, tome IV, p 340. WOESTE, Mémoires, t. I, p. 141.)
La victoire libérale
Le 11 juin 1878 fut une belle journée pour le libéralisme. Il reconquit de haute lutte les arrondissements de Gand et d'Anvers, sans desquels une majorité n'était pas alors possible. Le premier lui donna plus de 500 voix d'avance, le second lui revint après quinze ans de revers. A Bruges, Boyaval fut élu sénateur à la majorité d'une seule voix. Dans tous les arrondissements du Hainaut et de la province de Liége, les libéraux l'emportaient. Bruxelles leur donnait 9.000 suffrages contre 4.500 aux catholiques. Le parti vainqueur disposait la Chambre de 71 voix contre 61 ; de 36 contre 30 au Sénat.