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Frère-Orban de 1857 à 1896 (tome I : 1857-1878)
GARSOU Jules - 1946

Jules GARSOU, Frère-Orban de 1857 à 1896 (Tome I : 1857-1878)

(Paru à Bruxelles en 1946, aux éditions Vers l'Avenir)

Livre III. Frère-Orban dans l’opposition (1870-1878)

Chapitre VII. Les prodromes de la réforme électorale et la loi de 1877

(page 367) Le discours de Bara devant la Fédération libérale, qui fut la préface la grande campagne menée au cours de la session 1876-1877, donna l’occasion à l'Indépendance de réclamer un programme accentué, à l'Echo du Parlement de regretter cette offensive révisionniste, au Journal de Bruxelles de dénoncer la tendance des libéraux à réviser la Constitution, à Woeste enfin, dans la Revue Générale du 15 novembre 1876, de compter que l'évolution antireligieuse et progressiste du libéralisme vaudrait au cléricalisme de nouveaux succès électoraux « qui maintiendront pour longtemps le gouvernement du pays dans les mains modérées qui président à ses destinées... »

La situation difficile du cabinet

En dépit de quelques déceptions libérales qui purent illusionner encore leurs adversaires, les jours du cabinet étaient comptés. La condescendance de Malou dans la discussion de la loi électorale, les attaques de plus en plus passionnées de la presse ultramontaine contre la Constitution, l'acceptation sans réserve par la gauche de la tactique de Frère-Orban, tels furent les éléments de la future victoire libérale.

Malou annonce une réforme électorale

Dès l'ouverture de la session, Bara proposa d'invalider les élections d'Anvers, de Bruges et d'Ypres Il demanda s'il était exact, comme le bruit en courait, que le gouvernement eût l'intention d'établir le scrutin uninominal et le vote à la commune.

(page 368) Malou qui, d'après Woeste (Mémoires, t. I, p. 134) avait engagé la droite à ne pas se prononcer en faveur d'une réforme électorale quelconque, répondit à Bara qu'il ne voulait ni du scrutin uninominal, ni du vote à la commune, et reconnut la nécessité de sauvegarder la liberté du vote, tout en signalant la difficulté des moyens. Il annonça qu'il proposerait la nomination d'une commission parlementaire chargée d'élaborer une réforme électorale et, sur une question de Bara, promit que le projet serait déposé dans les deux mois.

Frère avait fait ses réserves, déclarant la proposition de Malou contraire à nos principes constitutionnels, parce qu'elle faisait abdiquer le pouvoir exécutif dans les mains d'une commission parlementaire, qu'elle « était destructive de la responsabilité ministérielle » et, fait non moins grave, se jouait de la prérogative royale.

Il prenait acte en tous cas de l'aveu du ministère que la situation nécessitait la révision de la législation électorale pour assurer la sincérité du vote.

Le projet Malou est dénoncé par les libéraux comme une loi de parti

Le 15 janvier 1877, Malou tint sa promesse et déposa un projet.

Trois dispositions essentielles le caractérisaient :

\1. La création de bulletins officiels contenant les noms de tous les candidats, et de bulletins de partis ne portant que les candidats d'une nuance politique ; l'électeur pouvait, à son gré, employer l'un ou l'autre ;

\2. L'isoloir ;

\3. L'obligation de payer pendant deux ans le cens électoral formé par d'autres contributions que l'impôt foncier et la redevance sur les mines. avec application aux élections de 1878.

(page 369) « C'est là sans contredit - écrivait à propos de cette dernière stipulation I 'Echo du Parlement du 7 janvier - une des dispositions les plus graves du projet et qui lui donne le caractère d'une loi de parti. Des déclarations de patentes ont été faites dans certaines villes, notamment à Anvers, à la faveur de la législation existante ; le bénéfice de cette législation est enlevé d'un trait de plume à nos amis »

(Note de bas de page : « Le titre du projet qui visait la fabrication des faux électeurs établissait dans une de ses dispositions, que les officiers, au lieu de conserver leur domicile électoral dans leur lieu d'origine, voteraient désormais dans leurs garnisons, par conséquent là où il plairait au gouvernement de les envoyer. Une autre disposition stipulait qu'à l'avenir il faudrait payer l'impôt foncier pendant deux années seulement pour devenir électeur, alors que la contribution personnelle devait avoir été payée pendant cinq années consécutives et cette mesure devait même s'appliquer rétroactivement aux listes électorales pour 1878. Ce qui, rien qu'à Anvers, privait de leur vote près de 1.400 électeurs, de création récente, réputés appartenir au libéralisme. » (GOBLET D'ALVIELLA, La Vie Politique, pp. 153-154.)

Le gouvernement, ajoutait l’Echo du Parlement, a manqué aux engagements pris en novembre 1876. Du reste, la faculté d'employer le bulletin de parti est un moyen efficace de pression sur les électeurs campagnards, qui se croiront forcés de remettre le bulletin officiel aux agents électoraux ou à ceux dont ils dépendent.

La réaction de l'opinion libérale. Les concessions de Malou et le mécontentement des ultra-cléricaux

Le projet fut aussitôt dénoncé avec véhémence par l'opinion libérale ; des manifestations se produisirent même dans les théâtres de certaines villes, où l'on cria : « A bas Malou ! A bas la calotte ! »

Frère-Orban faisait allusion à cette agitation dans une lettre du 4 février 1877 à Trasenster. « La tentative audacieuse du ministère - disait-il - ne portera pas ses fruits. L'attitude énergique d'Anvers et de Gand oblige les Polignac à reculer. De fait, Malou, craignant peut-être le désaveu royal. se décida pour (psage 370) conjurer le danger, à sacrifier les deux dispositions contestées et introduire dans la loi quelques autres modifications. (WOESTE, Mémoires, t. I, p. 136.)

Ces concessions furent très mal prises par une grosse fraction du parti catholique. Le Journal d’Anvers s'indignait du « bill d'indemnité » donné à la « fraude colossale » qui se pratiquait à Anvers. Le Bien Public, la Gazette de Liége, l'Union de Charler0i, la Paix faisaient chorus.

« Pourquoi la droite voterait-elle un projet demandé par la gauche et dont la gauche ne veut pas », demandait le Courrier de Bruxelles. Les Cercles catholiques protestaient l’un après l'autre et des pétitions réclamant le vote la commune ou au chef-lieu de canton parvenaient aux Chambres.

L'Agence Havas annonça même la retraite de Malou. Le bruit fut aussitôt démenti, mais, comme le révèle Woeste le premier ministre s'était vu sur le point de se retirer devant la désapprobation de la droite, tandis que Beernaert avait eu une scène violente avec Van Praet (WOESTE, Mémoires, t. I, p. 136).

Le 26 février, les délégués de la Fédération des Cercles catholiques, réunis à Bruxelles, protestèrent contre les violences de la rue, et déclarèrent que « les amendements apportés au projet de loi ne correspondaient nullement aux sentiments de la grande majorité du pays... ». Ils réclamèrent entre autres la garantie efficace de la sécurité de l'électeur, la facilitation du vote pour les ruraux, notamment par une indemnité de voyage et de séjour, le renforcement des abus commis en matière de patente.

Quelques jours après, non sans peine, l'Association conservatrice de Bruxelles vota, grâce au baron d'Anethan soutenu par Woeste, une adresse de confiance au cabinet. Ils durent mettre en garde les opposants contre l'éventualité d'une crise ministérielle qui ferait disparaître le dernier cabinet catholique et conservateur au profit de la gauche avancée.

Après un examen long et animé, la section centrale adopta, à l'unanimité, le 25 mars 1877, le projet modifié.

Sur ces entrefaites, une élection partielle Anvers donna aux (page 371) catholiques un succès marqué, puisse « ce splendide résultat avoir pour effet, s'écriait le Courrier de Bruxelles, de hausser le cœur de nos hommes politiques. »

La discussion à la Chambre du projet modifié et les interventions de Frère-Orban

La discussion la Chambre s'ouvrit le 1er mai et se prolongea jusqu'au 9 juin. La loi ne comportait pas moins de 64 articles. Frère prit souvent la parole. Ses interventions les plus remarquées eurent lieu le 9, le 25 et le 31 mai.

Frère qualifia de « véritable tentative de coup d'Etat » le projet primitif du cabinet, qui dut, grâce la protestation de l'opinion publique, être modifié de fond en comble.

Malgré cela, remarquait-il, les violences morales ne seront pas réprimées ; d'autre part, la fabrication d'électeurs, tant pratiquée par le parti clérical, allait rester très facile.

En dépit de la pression du clergé, Frère faisait ressortir la puissance de l'idée libérale en Belgique. De là, à l'impuissance du gouvernement, dépourvu de force morale, à réaliser les désirs de son parti.

Il s'étonnait d'avoir vu nommer un prêtre atteint de condamnations infamantes, et annonça qu'à défaut d'initiative ministérielle, il déposerait un projet de loi supprimant le traitement des ecclésiastiques condamnés dans de telles conditions.

L'article 46 et l'amendement de Frère-Orban

Le point culminant des débats, comme le dit Woeste (Mémoires, t. I, pp. 136-137), fut l'article 46, ainsi conçu : « Sera puni d'une amende de 26 à 1.000 francs celui qui, par des promesses, menaces ou voies de fait, aura obtenu ou tenté d'obtenir d'un électeur la révélation du vote qu'il a émis. »

(page 372) Frère, contrairement à l'opinion de la section centrale, soutint que l'application de cet article devait frapper le prêtre commettant ce délit dans le confessionnal.

Il n'était pas possible, fit-il observer, que sous prétexte de liberté des cultes, le prêtre fût mis en dehors de la loi.

Cette proposition, comme bien on pense, donna lieu à des discussions passionnées et Frère reprit la parole le 31 mai.

Il montra l'antinomie qui existait entre les dogmes catholiques et la Constitution, d'où il résultait que notre charte n'avait nullement, sous prétexte de liberté des cultes, constitué en droits les pratiques des religions.

Il établit aussi que le clergé avait tort de rendre l'opinion libérale responsable et solidaire de certaines attaques individuelles contre la religion.

Il affirma que si, malgré sa puissance infinie, le clergé n'avait pu jadis étouffer l'esprit de liberté, il le pourrait moins que jamais actuellement. Toutefois, il était capable encore de causer bien du mal, si on lui laissait pleine liberté d'agir, sans rien redouter de la loi.

Il déposa donc un amendement ainsi rédigé : « Sera puni d'une amende de 26 à 1,000 francs celui qui, par promesses, dons, menaces, voies de fait, abus d'autorité ou de pouvoir, aura obtenu ou tenté d'obtenir d'un électeur la révélation du vote qu'il a émis. »

Malou qui, selon Woeste, « poursuivait l'idée de se concilier l'adhésion d'un certain nombre de libéraux » s'était déclaré adversaire de toute exception, de tout privilège pour le clergé, et disposé à voter l'amendement, s'il n'impliquait pas une mesure de combat contre le prêtre.

de Lantsheere, exprimant l'opinion de la droite entière, repoussa carrément l'application de l'article à la pression du confessionnal, affirmant que le prêtre, refusant l'absolution à un pénitent auquel il demandait l'aveu de vote, remplissait un acte de son ministère.

(page 373) La gauche, par les voix successives de Guillery, Bara, Frère-Orban, s'écria que le ministre de la justice avait jeté le masque, et, après le rejet de l'amendement, décida de repousser la loi.

Le vote de la loi amendée Devant le Sénat, Malou obtint la suppression pure et simple de l'article, ce qui permit l'adoption du projet par l'assemblée unanime. Revenu la Chambre, le projet, amputé de l'article 47 (46 ancien), fut de nouveau combattu par Frère-Orban qui persistait à y voir une œuvre de parti, laissant subsister un grief capital, la violation possible, par le prêtre, du secret du vote. Une partie de la gauche suivit Frère dans son opposition irréductible.

En définitive, et Woeste le reconnaît, le vote de cette loi fut considéré, par le parti catholique, comme un succès libéral, bien que certains journaux, tel le Courrier de Bruxelles, se fussent consolés en voyant la gauche divisée et l'affaiblissement de l'autorité de Frère-Orban qui « avait cessé d'être le chef toujours écouté, toujours obéi du libéralisme parlementaire... »

La question de la réhabilitation de prêtres indignes

Au cours du débat sur les abus électoraux du clergé, le 9 mai, Frère revint sur un incident soulevé six mois plus tôt par une nomination de l'évêque de Namur, qui avait pourvu de la cure de Flamierge un prêtre frappé d'une condamnation infamante.

Le député de Liége s'indigna de la passivité des ministres qui s'associaient à « ces actes de révolte » en payant le traitement des prêtres nommés dans de telles conditions et leur accordaient même des rémunérations extraordinaires.

Le 22 mai, il rappelait sa question et réclamait l’avis du gouvernement. de Lantsheere persista dans son opinion. « Je réprouve, dit-il, l'acte autant que vous, mais je déclare que je ne connais pas de moyen constitutionnel qui permette au gouvernement de se placer entre l'évêque et le prêtre... »

(page 374) Frère ne déposa sa proposition de supprimer le traitement des prêtres indignes que le 24 janvier 1878. Entre-temps, l'opinion publique s'était émue ; la question avait été portée devant certains conseils provinciaux. L'évêque de Namur s'était enfin décidé à changer le prêtre de destination. Le gouvernement, fort ennuyé, laissa son organe officieux, le Journal de Bruxelles, faire acte d'adhésion à la proposition annoncée par Frère-Orban, ou tout au moins en admettre la constitutionnalité. La presse catholique tout entière lui reprocha cette concession représentée comme une injure au clergé.

Autres interventions de Frère

Parmi les autres interventions parlementaires de Frère-Orban, il faut encore signaler une interpellation concernant le nouveau règlement de l'athénée de Bruges, qui plaçait l’enseignement tout entier, ainsi que le corps professoral, sous la surveillance du clergé. Etant donné les sentiments du clergé actuel, qui a déclaré la guerre à l’« hérésie » libérale, le gouvernement tolérera-t-il un enseignement religieux conforme aux doctrines politiques du Syllabus ?

Le ministre Delcour répondit qu'il ne permettrait pas d'attaques contre la Constitution.

Frère se réjouit d'avoir provoqué ce débat et prit acte de la déclaration du ministre (14 mars 1877).

Une autre interpellation eut lieu le 20 avril sur des pétitions catholiques, conséquentes une allocution du pape, et réclamant du gouvernement belge une efficace intervention. Frère invita le cabinet à refuser absolument d'intervenir. Peu satisfait de la réponse évasive du ministre des affaires étrangères, il affirma que le devoir du gouvernement était de s'abstenir rigoureusement, afin d'éviter à la Belgique des dangers certains.

Deux allocutions du nonce du pape aux zouaves pontificaux amenèrent encore Frère-Orban à demander des explications au gouvernement sur des manifestations compromettantes le pays, et qu'il avait le devoir de désavouer.

Le ministre des affaires étrangères répondit que les paroles (page 375) attribuées au nonce avaient été reproduites d'une façon absolument inexacte, tandis que Malou faisait remarquer que les catholiques restaient de cœur et d'âme attachés aux institutions constitutionnelles.

Frère se félicita des déclarations gouvernementales, constata le désaveu formel et catégorique des attaques dirigées contre la Constitution et proposa un ordre du jour ainsi conçu : « La Chambre, prenant acte des explications et des déclarations du gouvernement, passe à l'ordre du jour. » Malou l'accepta et la Chambre le vota par 108 voix contre 6 abstentions de droite.

L'élection de Paul Janson

La candidature de Paul Janson à une élection législative partielle parut devoir raviver les querelles entre libéraux, et mit un moment tout le parti en émoi.

Le populaire tribun, socialiste de tempérament et de conviction, avait, dans sa jeunesse, arboré le drapeau de la démocratie la plus avancée, se réclamant même de l'Internationale. Il avait lutté avec vigueur, mais sans succès, contre le parti libéral bruxellois. L'âge mûr avait calmé sa fougue. Il avait senti, comme tous les libéraux démocrates, la nécessité de fonder l'union du libéralisme sur la seule question de la révision de la loi scolaire.

Son passé pourtant restait un épouvantail. S'étant laissé présenter par les éléments les plus actifs de l'Association, il rencontra l'hostilité de la députation bruxelloise presque entière, qui lui opposa Goblet d'Alviella, progressiste modéré. Guillery, Jottrand, Couvreur, Anspach, Van Humbeeck combattirent vainement Janson dans les réunions publiques d'abord, où l'éloquence chaleureuse de leur adversaire, bousculant, terrassant de timides contradicteurs, enthousiasma les bourgeois censitaires, autant que les ouvriers ; à l'Association libérale ensuite, où en dépit des dirigeants, une majorité énorme assura son triomphe. Dans une lettre à Charles Buls, le candidat avait protesté de son respect pour la monarchie constitutionnelle et de son désir (page 376) de défendre à la Chambre le programme anticlérical des libéraux unis.

Frère-Orban ne pouvait voir sans répulsion se produire une candidature aussi opposée à ses convictions. Sa correspondance avec Trasenster, qui s'interrompt d'avril à septembre 1877, ne nous révèle pas ses réactions intimes. Il est certain qu'il détermina ses organes, l'Echo du Parlement et le Journal de Liége, à dénoncer le passé républicain et socialiste de Paul Janson. Il applaudit aussi, sans aucun doute, à la décision de la Société constitutionnelle de combattre à outrance le porte-drapeau du libéralisme démocratique. Mais le courant d'opinion était si impétueux qu'une formidable majorité porta Paul Janson au Parlement, puisqu’il battit, par 5.394 voix contre 2.485 à Van Becelaere, son obscur compétiteur, les catholiques s’étant par ailleurs abstenus. Il prit place sur les bancs de la gauche et, pendant plusieurs années contint, malaisément parfois, ses ardeurs réformistes. Les temps n'étaient pas révolus.

Projets militaristes attribués au cabinet. Un discours du Roi à Liége. L'opinion de Frère-Orban

Pendant les vacances parlementaires, des bruits attribuèrent au cabinet des projets militaires. « Je doute qu'il y ait quelque chose de vrai », écrivait Frère à Trasenster le 21 septembre 1877, en lui rapportant ces rumeurs.

Ce qui était sûr, c'est que Brialmont et d'autres officiers, faisant « du militarisme à outrance », réclamaient, outre « un accroissement de l'armée et une extension de fortifications... le service personnel et obligatoire pour tous : sinon, une augmentation du contingent », injuriant dans la Belgique Militaire, « ceux qui se montrent favorables à leurs desseins. »

Quant au Roi, remarquait Frère, « comme tous les rois, (il) n'a jamais assez de soldats ni de points fortifiés. Les paroles (page 377) qu'il a prononcées à Liége et dont Malou a exigé le désaveu implicite dans une note duMoniteur, ont paru un mot d’ordre et les avancés l'ont accepté. »

« Le parti libéral doit être ici, selon moi, simple spectateur. II faut laisser aux avancés le soin de pousser aux dépenses militaires. »

(Note de bas de page : Au mois de juin 1877, Léopold II s'était rendu Liége pour assister à des fêtes organisées par l'administration communale. Plusieurs discours lui furent adressés. On remarqua particulièrement la réponse qu'il fit à Frère-Orban, qui l'avait salué au nom de ses collègues de la Chambre. Le Roi fit ressortir la situation difficile de la Belgique au milieu de la crise politique internationale ; il montra les traités garantissant l'équilibre européen successivement déchirés. Le pays se devait de défendre virilement son indépendance et sa nationalité, en souscrivant aux sacrifices que le gouvernement serait obligé de solliciter de la législature. S'adressant à Frère-Orban, il ajouta que dans de telles questions, le chef de l'opposition faisait en quelque sorte partie du gouvernement.

(Cette déclaration, qui fut très remarquée, émut le ministère, qui fit publier par le Moniteur la note suivante : « Il n’est pas d'usage, lors des réceptions officielles, de publier les réponses de Sa Majesté aux discours qui lui sont adressés. Les paroles du Roi à Liége ont été reproduites par certains journaux d'une manière inexacte ou incomplète, et des interprétations erronées y ont été données. Sans témoigner aucune inquiétude, Sa Majesté a exprimé la ferme confiance que la Belgique surmonterait courageusement les difficultés de la crise Industrielle et d'autres, s'il en surgissait. » Fin de la note.)

Cette lettre se terminait par une curieuse appréciation de la politique extérieure :

« Que dire (de) ce qui se passe en Orient ? La lutte est affreuse et n'est pas près de finir. La Russie ne saurait accepter sa défaite si elle doit être définitivement vaincue cette année, sans perdre tout son prestige sur les Slaves non seulement, mais comme grande puissance en Europe.

« La situation est aujourd'hui étrange. L'Angleterre est immobile sinon paralysée ; l'Italie est obligée à la plus grande circonspection ; l'Autriche est divisée et impuissante ; l'Allemagne, dans la main de Bismarck, reste seule vivante et puissamment (page 378) organisée, en face de la France qui ne saurait même plus avoir l'ambition de jouer un rôle dans la politique européenne. Que fera Bismarck pour la Russie et à quel prix fera-t-il quelque chose ? »

La presse cléricale dénonce l'évolution anticatholique du libéralisme

Aux abords de la session de 1877-1878, le Journal de Bruxelles du 12 octobre 1877 affectait la confiance, déclarant que le ministère et la droite n'avaient rien à craindre d'un grand débat politique. Leur présence au pouvoir « qu'on avait représentée comme un « danger » a été en réalité utile et profitable au pays, lequel nous a vu affirmer et prouver en toute circonstance notre attachement aux institutions nationales et notre respect pour l'œuvre transactionnelle de 1830... (Le libéralisme oserait-il répudier ceux qui parlent de la « duperie » de 1830 et qui veulent remplacer certaines « pierres vermoulues » de notre édifice constitutionnel ?...)

Le 9 novembre 1877, à propos de l'évolution anticatholique du libéralisme, signalée par Woeste et niée par l'Etoile Belge, le Journal de Bruxelles citait la Flandre Libérale qui l'affirmait et qui montrait l'illusion de certains chefs libéraux qui « refusent énergiquement la responsabilité de cette lutte religieuse... (qui) se trompent en ne voyant point le travail qui se fait dans leur parti ; en voulant, malgré l'évidence, se faire encore illusion sur l'incompatibilité du catholicisme et de la liberté... en croyant fort habile de nier cette « évolution libérale » que (page 379) M. Woeste signale et qu'il leur impute crime... Toute la différence entre nous et certains de nos amis, c'est que nous ne pensons plus, comme eux, qu'on puisse combattre l'ultramontanisme en respectant le catholicisme. »

(Note de bas de page : Dans la Revue Générale de novembre 1877, Woeste faisait ressortir la position diminuée et embarrassée de Frère, en apparence encore cher du libéralisme : « … mais chaque jour il multiplie les concessions à la fraction la plus militante de ses amis, et des rangs de celle-ci s'élèvent des voix impatientes qui aspirent visiblement à prendre la direction de l'opinion libérale... Dans la dernière session, on a été frappé du soin qu'a pris M.. Frère-Orban de multiplier les discours et les interpellations désagréables aux catholiques ; on eût dit qu'il redoutait d'être devancé, et qu'il tenait, tout en montrant qu'il avait, mieux que M. Janson, l'instinct des nécessités gouvernementales, à fraterniser, au point de vue religieux, avec le corps d'armée de son nouveau collègue… ». Ce fut au cours d’une polémique avec la Flandre libérale que l’Etoile Belge conseilla aux libéraux de ne pas sortir de l’Eglise. »

Le discours du Trône du 13 novembre 1877 désavoue les adversaires de la Constitution

Le gouvernement se sentit obligé de désavouer nettement, dans le discours du trône du 13 novembre 1877, les cléricaux adversaires de la Constitution : « … Lorsque s'agitent des questions qui divisent les esprits, n'oublions jamais les sentiments, les principes et les idées communes qui les unissent ; l'amour de notre autonomie nationale, l'attachement sincère, profond et inaltérable à toutes nos libertés constitutionnelles, la ferme volonté de les maintenir intactes.

« Ces sentiments et ces aspirations unanimes ont été notre force aux jours d'épreuves dans le passé ; ils sont aussi le gage de notre avenir... »

« Ces paroles - disait le Journal de Bruxelles du 14 novembre 1877 - sont profondément vraies ; ce n'est qu'en restant sincèrement et inaltérablement attachés à ces institutions, ce n'est qu'en restant forte, c'est-à-dire unie autour de la dynastie et de la Constitution, que la Belgique pourra continuer à braver... les orages qui ont causé tant de ruines et de désastres autour de nous, depuis un demi-siècle ».

Il signalait, le 16 novembre, la gêne des journaux libéraux qui ne croyaient pas possible un désaveu si net.

Les adresses du Sénat et de la Chambre renforcèrent encore l'accent constitutionnel du discours royal.

Le débat à la Chambre sur l'adresse

Un grand débat fut soulevé à la Chambre, le 21 novembre, à l'occasion du paragraphe affirmant l'attachement des représentants du pays à la Constitution. Il était ainsi rédigé :

« L'amour de la patrie, la fidélité à la dynastie nationale, (page 380) l'attachement sincère, profond, inaltérable à nos libertés et nos institutions constitutionnelles, la volonté de les maintenir intactes. Voilà des sentiments qui animent la Belgique entière. C'est en eux que notre patriotisme se renouvelle et se retrempe sans cesse. »

Un amendement de Frère-Orban accentue la réprobation. Il est repoussé

Frère se félicita de voir dans le discours de la Couronne et dans l'adresse, « affirmer énergiquement l'attachement du pays aux libertés et aux institutions constitutionnelles. Mais il faut plus que cette affirmation : il faut répudier les attaques ultramontaines. » Aussi déposa-t-il cet amendement : « Le devoir le plus impérieux des pouvoirs publics est de combattre, par tous les moyens légaux, les entreprises de ceux qui représentent les droits que la Constitution garantit comme autant de principes funestes dont on ne peut avoir assez d'horreur et qui cherchent ainsi à en inspirer le mépris à nos populations. L'enseignement public à tous les degrés doit contribuer à faire honorer et respecter nos principes constitutionnels. »

Les orateurs catholiques représentèrent cet amendement comme tendancieux et inutile ; tendancieux, car il n'avait d'autre but que de faire désavouer par la droite l'Encyclique et le Syllabus ; inutile, à moins, disait Woeste, qu'on ne veuille obtenir de la droite un désaveu de ceux qui, hors de la Chambre, défendent les intérêts et la liberté de l'Eglise. C'était à gauche, ajoutait le député d'Alost, que l'on trouvait des partisans de réviser la Constitution.

Frère répondit qu'il n'avait cessé de combattre toute velléité à gauche de combattre la Constitution et d'étendre le droit électoral. Il demanda à Woeste d'être aussi franc que lui vis-à-vis de ses amis. Presque tous les journaux cléricaux, inspirés par les évêques, vilipendaient les libertés constitutionnelles.

Malou ayant déclaré ne pouvoir accepter l'amendement, Frère dénonça l'attitude louche du ministère qui protestait de son dévouement à la Constitution, mais la laissait conspuer et peuplait même les écoles et les administrations d'adversaires de la charte fondamentale.

(page 381) Après de longs débats, l'amendement fut rejeté par 58 voix contre 35 et, pour ce motif, la gauche vota contre le projet d' adresse.

Fureur de la presse ultra-cléricale. La violence du « Bien Public »

Le Bien Public, le Courrier de Bruxelles, la Croix entre autres, désavouèrent la droite en termes peu amènes.

Le Bien Public, qui avait déjà persiflé le discours du trône, se moquant de la vieille Constitution « habituée aux coups de pied des gueux » se distingua, dans ce concert,. par la crudité de son langage. Commentant l'adresse de la Chambre. il s 'écriait : « ... Lorsqu'on nous parle avec une profusion d'épithètes de l'attachement l. sincère, 2. Profond, 3. inaltérable des Belges à leurs libertés constitutionnelles, nous trouvons que, sinon le substantif, du moins deux des adjectifs excèdent la mesure.

« Nous sommes « sincèrement attachés » à nos libertés constitutionnelles comme un cheval est attaché à une charrette, et nous traînons, dans ce tombereau, à côté de droits précieux, bien des ordures légales et sociales qui répandent une affreuse infection et dont le contact n'est guère favorable à la partie vraiment utile et saine du chargement. »

Le Courrier de Bruxelles (23 novembre) opposait le Syllabus aux déclarations d'attachement des catholiques parlementaires à des libertés condamnées solennellement. Il persistait à penser que le devoir impérieux des catholiques est de s'efforcer de « purger la Constitution des humeurs mortelles qui l'empoisonnent et... (d')y introduire la souveraine antidote des principes du Syllabus... »

La Croix, la honte au front montrait « tous les membres de la majorité catholique, au Sénat comme à la Chambre, tous (page 382) sans en excepter un seul... » professant « un inaltérable attachement pour ces libertés constitutionnelles constamment flétries par l'Eglise... »

La proposition de Frère relative aux prêtres indignes

Le 29 janvier 1878, Frère-Orban développa devant la Chambre la proposition annoncée. Elle était ainsi conçue : « Les condamnés pour crimes ou crimes correctionalisés, pour vol, escroqueries, abus de confiance ou attentat à la pudeur, ne pourront jouir ni d'un traitement, ni d'une subvention quelconque à charge de l'Etat, de la province, de la commune ou d'une administration publique. » Il voyait dans l'acte de l'évêque de Namur l'affirmation du principe que le pouvoir civil ne peut juger les ecclésiastiques.

Renvoyée aux sections, elle fut rejetée par la majorité de celles-ci. de Lantsheere avait, en conseil des ministres, maintenu son hostilité au projet, qu'il persistait à tenir pour inconstitutionnel, et annoncé qu'il démissionnerait en cas d'approbation (WOESTE, Mémoires, t. I, p. 313). Les autres ministres et la plupart des membres de la droite estimaient toutefois qu'il fallait se rallier au principe. Aussi, tout en s’opposant à la proposition de Frère à cause de ses développements qui représentaient le clergé comme se refusant à laisser juger les clercs par les tribunaux laïques, ils admettaient une extension des interdictions du Code pénal.

Le Courrier de Bruxelles, du 30 janvier 1878, souligna la portée des déclarations de Frère-Orban. Il se refusait à croire que les membres de la droite, malgré leur tendance aux « accommodements » pourraient se résigner à de nouvelles défaillances. Il qualifiait ainsi les propositions de Jacobs et de Woeste, admises par la section centrale.

(page 382) Celle-ci avait élaboré son rapport, lorsque les élections du 11 juin 1878 firent reléguer le projet dans l'oubli. Comme le dit Woeste, la gauche en avait tiré un grand profit électoral.

La brochure anonyme : « Catholique et Politique »

Le ministère était fort affaibli. Ses partisans lui reprochaient sa tiédeur et ses concessions. Ses adversaires le représentaient débordé par son aile droite et ne lui reconnaissaient pas l'énergie et l'autorité nécessaires pour préserver le pays du « péril ultramontain. »

Une brochure anonyme - dont on ne connut pas l'auteur - fit sensation. (Note de bas de page : On attribua à cette brochure une haute origine ; en réalité l’origine en demeure secrète. WOESTE, Mémoires, t. I, p. 142.) Elle parut en mars 1878 sous le titre : Catholique et Politique

Elle préconisait la constitution d'une extrême droite et une campagne pour la révision de la Constitution.

Le gouvernement et la droite étaient fort malmenés.

Vu l'absence d'un programme politique catholique bien défini, l'auteur formulait, comme « plate-forme » : « Révision de la loi sur la milice en ce qui concerne les exemptions du service militaire ; nouvelle loi sur les fabriques d'église ; institution d'aumôniers militaires ; suppression du budget des lettres et des arts ; retrait de la loi sur les bourses d'études ; défense aux entrepreneurs de travaux publics de violer le repos dominical ; refus de subside à tout enseignement qui n'est pas strictement catholique.

Woeste reconnait (Mémoires, t. I, p. 142) que, malgré le désaveu exprimé à la Chambre, où Dumortier cria notamment à Sainctelette, qui évoquait la brochure : « C'est l'œuvre d'un fou », qu'elle produisit un très fâcheux effet, apportant au libéralisme un secours inespéré.

Le programme de Goblet d’Alviella

Le 15 avril 1878, Goblet d'Alviella avait esquissé, dans la Revue de Belgique, un programme libéral en seize articles, qui fut fort discuté.

(page 384) Il proposait notamment l'instruction publique laïque et obligatoire, la suppression des exemptions ecclésiastiques, la répression des attaques au gouvernement et aux lois par le clergé, la répression de la pression électorale des prêtres, le vote par ordre alphabétique pour tout l'arrondissement, la révision des lois sur le temporel des cultes.

Il ne disait rien de la réforme de l'article 47 de la Constitution ni de l'extension du droit électoral.

La presse libéral se partagea. L'Echo du Parlement, l'Etoile Belge, le Journal de Liége repoussèrent ce programme, approuvé plus ou moins chaudement par la Flandre Libérale, l'Opinion Libérale, le Précurseur, le Journal de Charleroi, l'Indépendance.

Le discours de Frère-Orban, du 14 mai, fut en réalité une réponse à cette tentative, dont l'homme d'Etat n'attendait que des déceptions.

Diverses interventions de Frère-Orban

Avant d'aborder le grand débat politique et d'imposer, à force de puissance oratoire, son ascendant à la gauche parlementaire et au libéralisme entier, Frère-Orban avait pris la parole en diverses occasions. Le 13 décembre et les jours suivants, à propos du budget des voies et moyens et d'un amendement présenté par lui pour supprimer la taxe électorale des chevaux mixtes, il prit la défense du suffrage censitaire et condamna le suffrage universel, n'admettant pas, comme le préconisait Janson, que le savoir lire et écrire en corrigeât les dangers.

(Note de bas de page : Les lois du 28 juin 1822 et du 12 mars 1837 avaient classé les chevaux en trois catégories : les chevaux de luxe, payant taxe entière: les chevaux servant uniquement au travail (exemptés de taxe) : chevaux dits « mixtes » parce qu'ils ne servaient pas exclusivement au travail: Ils étaient l'objet d'une taxe modérée. C'était une source de fraude électorale très répandue et difficile à déjouer. La loi du 26 août 1878 supprima cette taxe.)