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Frère-Orban de 1857 à 1896 (tome I : 1857-1878)
GARSOU Jules - 1946

Jules GARSOU, Frère-Orban de 1857 à 1896 (Tome I : 1857-1878)

(Paru à Bruxelles en 1946, aux éditions Vers l'Avenir)

Livre III. Frère-Orban dans l’opposition (1870-1878)

Chapitre V. Caractère trouble de l'année 1875

Les difficultés avec l'Allemagne en raison des provocations ultramontaines - Le banquet Piercot - Frère acclamé comme chef du parti libéral

(page 344) L'année 1875 fut l'une des plus agitées tant au point de vue de la politique intérieure que des relations extérieures. Manifestations ultra cléricales contre l'Italie et l'Allemagne à l'occasion du temporel et du Kulturkampf, mandements agressifs d'évêques, affaire Duchesne, pression de l'Allemagne pour faire modifier la loi pénale belge, tension franco-germanique. Ces graves questions se compliquaient de troubles provoqués par des processions dites jubilaires, et donnaient lieu à des violentes polémiques non seulement entre libéraux et catholiques, mais parmi les journaux libéraux, combattant ou défendant les libertés constitutionnelles.

Le succès libéral de Gand et le fameux banquet Piercot

Cette année se termina pas deux faits d'une grande importance pour le parti libéral : une victoire à Gand et le fameux banquet Piercot à Liége.

En dépit d'une scission progressiste récente, le bourgmestre Charles de Kerchove fut élu représentant à une forte majorité. Frère s'en réjouissait dans une lettre à Trasenster du 24 novembre. Le ministère avait été atterré de la défaite et Frère entrevoyait son décès aux élections de juin 1876. « Il est temps - observait-il - que de nouvelles idées inspirent la direction politique de l'Etat. On tomberait sans cela dans une affreuse corruption morale. »

D'autre part, le bourgmestre de Liége, Piercot, avait, le 9 mai 1875, interdit les processions jubilaires qui, la veille, (page 345) avaient donné lieu à des manifestations hostiles. L'évêque protesta, réclamant du gouvernement, sans l'obtenir, le retrait de l'arrêté.

Quelques mois après, le 17 novembre, le bourgmestre apprend que l'évêque se proposait de sortir de la cathédrale à la tête d'une procession. Il charge le commissaire en chef Demany de faire respecter l'arrêté qu'il prend sur-le-champ.

L'évêque proteste avec énergie au nom de la Constitution et de la liberté des cultes. Il déclare ne céder qu'à la force et ne quitte pas l'église. (Note de bas de page : Un tableau de Delpérée, que l’on peut voit à l’Hôtel de Vile de Liége, représente cette scène.)

Les passions surexcitées de part et d'autre aboutissent, du côté libéral, à la préparation d'une manifestation grandiose en l'honneur du vieux bourgmestre qui a fait respecter l'autorité civile. Frère est sollicité par ses amis liégeois d'y prendre la parole. Il refuse catégoriquement d'abord. Il a, en effet, gardé le souvenir de 1852 et de 1854, de l’entrée de Piercot dans le ministère de Brouckère et surtout de la convention d'Anvers qui énerve la portée de la loi de 1850 sur l'enseignement moyen. Il est d'ailleurs aussi sous l'impression d'un discours que d'Elhoungne vient de prononcer à Gand, saluant Bara comme « le chef de l'opinion libérale »

Se considérant comme en quelque sorte réprouvé par la majorité de son parti, Frère ne veut pas d'ailleurs se trouver aux côtés des chefs radicaux, Dewildt et Victor Henaux, ses adversaires personnels, que le Comité organisateur avait admis dans son sein.

L'abstention de l'homme d'Etat est estimée par ses amis absolument regrettable. Pendant quinze jours, un échange de lettres (page 346) entre lui, son fils Georges et Trasenster, montre les difficultés d'une solution.

Heureusement, les articles agressifs de l’Avenir, l'organe radical, qui annonce la fin du règne de ce qu'il appelait la coterie doctrinaire de l'Association libérale, permettent au Comité de retirer l'invitation adressée à cette feuille. Dewildt et Victor Henaux s'associent à cette exécution.

Frère-Orban, se laissant fléchir, à la grande joie de ses amis, parut donc à la manifestation, fut acclamé par les quinze cents convives, et à bon droit, car son éloquence atteignit au faîte lorsqu'il loua Piercot, par une expression qui fit alors fortune, d'avoir, en réfrénant « l'arrogance sacerdotale », « su maintenir les droits imprescriptibles du pouvoir civil, qui sont consacrés par la Constitution, et qui sont la garantie de l'ordre public. »

On ne peut pas dire encore qu'il ait repris le poste de chef du libéralisme. Il faudra l'année 1878 pour que son ascendant redevienne incontesté. Frère subira de vives attaques à gauche, lorsqu'il fera réviser la loi sur les grades académiques et, en 1877, son prestige pâlira quelque peu par suite de l'élection de Paul Janson. Mais qui peut-on lui opposer? Sa supériorité est trop grande et personne n'essaiera de lui contester la direction du parti après la victoire de 1878.

Retour la question militaire

Frère relève les assertions de Defuisseaux qui avait protesté contre la conscription non seulement lors de la loi catholique de 1873, mais aussi lors de la loi libérale de 1870, et qui trouvait, d’autre part, impossible la résistance armée de la Belgique.

La Belgique, remarque Frère, ne peut supprimer son armée. En cas d'attaque, elle doit se défendre, mais elle trouvera des alliés, l'Angleterre surtout, qui « a constamment affirmé les engagements qu'elle a pris (et qui) sont conformes à ses intérêts ; tous les hommes d'Etat anglais et lord John Russell lui-même ont déclaré que la neutralité de la Belgique était une condition sine qua non de guerre pour l'Angleterre. »

(page 347) Défendant le remplacement avec ses arguments habituels, il posa ce dilemme : « Il faut donc une armée ; eh bien, vous ne pouvez avoir cette armée que de deux façons : en contraignant tout le monde à servir, et alors, je ne vois pas ce que vous aurez fait pour cette classe si intéressante dont vous (Defuisseaux) parlez ; ou vous accorderez aux particuliers la faculté de se replacer, ce qui permet à certains hommes de s'exonérer sans nuire à qui que ce soit. »

La rétribution des miliciens

Le 23 février, la Chambre aborda la discussion du projet de loi sur la rémunération des miliciens. Frère défendit le lendemain le principe de sa loi de 1870, votée par toute la droite et qui fut retirée par le cabinet d'Anethan pour les plus pitoyables raisons, dit-il. Il en établit la supériorité sur la loi actuelle.

Il conclut : « ... à une loi de sage prévoyance que vous avez tous votée ; à une loi de progrès et de civilisation : une loi destinée à relever et améliorer incontestablement la condition des classes laborieuses, on vous propose de substituer l'institution d'une misérable sportule de 33 centimes par jour qui ne pourra servir qu'à corrompre et à démoraliser les populations . »

Après avoir insisté, le 25, sur le danger résultant de l’ « imprévoyance des ouvriers », l'une des plus grandes causes de leur misère, il déposa un amendement dans l'esprit de sa propre loi. Plusieurs droitiers le votèrent, mais il fut rejeté par 52 voix contre 40 et 2 abstentions. Seul de la gauche, Defuisseaux vota la loi nouvelle, adoptée par 55 voix contre 26 et 7 abstentions.

Les relations diplomatiques belgo-allemandes

(page 348) Le débat capital de la session porta sur les relations diplomatiques avec l'Allemagne. A propos du budget des affaires étrangères et du crédit pour la légation belge au Vatican, Frère s'était expliqué au sujet des démarches faites à diverses époques auprès du Pape, et que Thonissen avait qualifiées d'actes officiels, alors qu'elles étaient, selon Frère, purement officieuses, puisqu'il n'y avait point de concordat et que la Constitution interdit toute intervention officielle (séance du 22 janvier 1875)

Une note allemande, remise le 3 février 1875, avait produit les griefs imputés à la Belgique et exprimé le désir de voir notre pays faire respecter « les principes incontestés du droit des gens » et modifier, s'il le fallait, sa législation pénale. Le gouvernement belge, après avoir chargé son ministre à Berlin de donner des explications préalables, répondit le 25 février. L' Allemagne, par une démarche assez mal accueillie, avait tenu, en communiquant la note du 3 février aux autres puissances garantes de notre nationalité, à leur faire savoir qu'elle n'était pas satisfaite de la Belgique.

Le 13 avril, le gouvernement allemand n'avait pas encore répondu officiellement à la note belge du 25 février. Aussi, ce jour-là, une question de Dumortier provoqua les explications du gouvernement au sujet des rapports germano-belges et donna lieu à une discussion fort mouvementée. Ajournant sa réponse, le ministre des affaires étrangères, d'Aspremont-Lynden, déclara toutefois que la note allemande ne pouvait être interprétée comme tendant à modifier la Constitution.

Il reçut, le 15, une seconde note se plaignant que notre (page 349) gouvernement ne s'était pas prononcé sur la demande formelle « concernant le complément qu'il y aurait apporter à la législation belge. »

Il s'expliqua le 16 sur les réclamations du gouvernement de Berlin et promit des détails ultérieurs, qui furent donnés le 4 mai.

Le 7 mai, Frère-Orban intervint dans le débat avec son élévation coutumière. Je ne marchande jamais, dit-il, mon concours au gouvernement lors d'un conflit international.

Il ne veut pas imiter ses adversaires qui, en maintes circonstances, ont agi différemment, en 1850 et en 1852, par exemple, et ne rappelle ces faits que pour les condamner avec le ferme espoir qu'ils ne seront jamais plus imités.

Il constate avec satisfaction l'éloge très grand que le cabinet a fait de nos libres institutions. tant vilipendées par le parti ultramontain.

Ces protestations suffisaient-elles ? se demande-t-il.

« La position du gouvernement est délicate, très difficile, je le reconnais ; le parti qu'il représente, par lequel il existe, sans lequel il ne durerait pas pendant une heure, est précisément celui qu'il doit combattre. A l'intérieur, ce parti nous place sur la pente de la guerre civile ; à l'extérieur, il nous met en conflit avec les gouvernements étrangers. La politique de ce parti est telle, elle apparait aux yeux du gouvernement lui-même comme un danger si grand, qu'il est obligé à l'intérieur de la répudier, à l'extérieur de la désavouer. »

Ne suffit-il pas au parti catholique, demande l'orateur, de poursuivre de ses violences les libéraux belges ? Pourquoi faut-il encore qu'il outrage des puissances étrangères ?

Après avoir rappelé les menées précédentes des évêques et de la presse cléricale à l'égard de l'Italie et de l'Espagne, et flétri le « cynisme effroyable » montré par certains journaux dans l'affaire Duchesne, il leur oppose l'attitude patriotique des feuilles libérales et, citant des déclarations malséantes du journal la Croix, le fait désavouer par Dumortier au nom de la droite.

(page 350) « C'est pour la Belgique, dit-il en terminant, aujourd'hui plus que jamais, une nécessité de premier ordre de maintenir des relations loyales et confiantes avec les puissances étrangères, avec les Etats voisins par dessus tout ; et particulièrement avec ceux qui sont garants de notre indépendance et de notre neutralité. »

Il avait constaté avec joie le désaveu constant et unanime, au Parlement, des menées ultramontaines, et il en concluait que, vu le maintien des lois libérales, à l'intérieur, par les cléricaux au pouvoir, leur obligation, pour l'extérieur, de désavouer leur propre parti, le pays comprendrait de plus en plus que « notre tranquillité intérieure et pour notre sécurité au dehors, il n'y a ici qu'une politique qui soit viable, une seule qui puisse être pratiquée, c'est la politique libérale. »

Ce discours eut un grand retentissement. Le ministère, qui avait dû engager les évêques belges à la prudence et à la modération lors de leurs mandements, et qui avait réussi, à la seule exception de l'évêque de Namur, dont il déplorait le langage, accepta finalement l'ordre du jour présenté par Orts, après que Frère, reprenant la parole, eut démontré l'absolue nécessité d'exprimer les « regrets » manifestés par le discours du chef du cabinet. Cet ordre du jour, un peu modifié, fut donc ainsi conçu : « La Chambre, approuvant complètement les explications du gouvernement et s'associant à ses regrets, passe à l'ordre du jour. » Dans ces termes, la proposition fut votée à l'unanimité.

C'était un grand succès pour l'opinion libérale, et Frère-Orban pouvait écrire, dès le 9 mai, à Trasenster : « Nous venons de mener une belle campagne et de gagner une fameuse partie. Il suffit de lire les journaux cléricaux pour en être convaincu. Nous avons battu à plate couture le parti clérical sur le dos du ministère clérical. Nous avons forcé les catholiques à exprimer publiquement des regrets sur les actes des évêques.

« J'ai fait un discours dont le but était essentiellement national, très utile pour la position de la Belgique en Allemagne en donnant une excellente position aux libéraux belges... »

Il ajoutait en post-scriptum ces lignes fort inquiétantes quant (page 351) aux relations franco-allemandes : « Les nouvelles que j'ai de l'extérieur sont quelque peu sombres quant aux dispositions de l'Allemagne à l'égard de la France. Les journaux jusqu'à présent n'en donnent qu'une faible idée. Ceci pour vous confidentiellement. »

L'énigme allait bientôt se dévoiler. L'alerte de mai-juin 1875 mit en émoi l'Europe et s'apaisa finalement grâce l'intervention du Tsar.

Quant à la très étrange affaire Duchesne, la législation belge ne permettait aucune poursuite. C'était assurément une lacune, mais elle existait aussi dans la législation allemande. Le gouvernement promit d'ailleurs le dépôt d'une loi visant les offres ou propositions, non agréées, de commettre un attentat, et l'Allemagne se déclara satisfaite. (Note de bas de page : cette loi nouvelle réprimant l'offre non agréée de commettre un attentat fut votée en juin 1875 et promulguée le 7 juillet. M. de Lannoy croit qu'elle ne fut jamais appliquée.)

(Note de bas de page : Le récit le plus complet de cet incident - sous le rapport diplomatique surtout — a été fait par le Chanoine Fl. de Lannoy en une brochure intitulée : « Un incident diplomatique germano-belge à propos du Kulturkampf. » On peut aussi consulter l'article du baron de Trannoy, paru dans la Revue Générale du 15 décembre 1921 sous le titre : « L'incident allemand de 1875. »

Débat financier

Mentionnons encore l'intervention de Frère-Orban dans la discussion du budget des Finances (2 juin 1875). Il opposa sa gestion à celle de Malou, qui laissait, disait-il, les embarras pour ses successeurs, obligés de créer des ressources pour payer ses dépenses. Jacobs, lui ripostant, le représentait nourrissant l'idée préconçue que les libéraux seuls géraient bien les finances qui, en réalité, avaient toujours été régies de la même manière.

Frère-Orban et les rêveries politiques de Victor Hugo et d’Emile de Girardin

Pendant les vacances parlementaires, les singulières rêveries politiques de Victor Hugo et d'Emile de Girardin appelèrent l'attention de Frère-Orban et des gouvernements belge, anglais et français.

(page 353) Le célèbre journaliste avait commencé, le 22 juin 1875, dans La France la publication des « Lettres d'Agnetz » qui, dans la pensée chimérique d'un rapprochement franco-germanique, suggéraient implicitement la disparition de la Belgique. Notre ministre des affaires étrangères signala, dès le 14 août, l'une d'elles au baron Beyens, comme « fort hostile » à notre pays. Notre représentant à Paris les qualifia d'« élucubrations » qui ne produisaient plus aucune sensation, l'auteur, malgré son talent, se trouvant fort démodé. Le comte d'Aspremont-Lynden désira cependant que les articles continuassent de lui être signalés.

La presse, tant étrangère que belge, ne commença que tardivement à s'émouvoir, lorsque, le 13 septembre, E. de Girardin, dans une des ses épîtres, et Victor Hugo, par une lettre au Congrès de la paix, préconisèrent clairement l'annexion de la Belgique.

C'est à ce moment que Van Praet, vivement préoccupé de la situation extérieure, crut devoir intervenir. Sans doute frappé du silence presque général de la presse belge, il pria Frère-Orban, au nom du Roi, d'agir sur les journaux dont il disposait. Voici sa lettre :

« Mon cher Monsieur,

« Le journal La France a publié tout récemment un article d'Emile de Girardin et une lettre de Victor Hugo préconisant le système de la grande France, c'est-à-dire, l'absorption de la Belgique. Le Times d'hier a protesté par un article énergique. Il importe que les journaux du pays protestent aussi, sans quoi on dira en Allemagne que nous écoutons de pareilles prédications avec indifférence.

« Le Roi me charge d'appeler votre attention sur ce sujet et de vous demander si le journal de Liége ne pourrait pas reproduire l'article du Times en s'associant à ses réclamations. Si les journaux anglais s'élèvent contre des prétentions semblables, nous ne devons pas rester en arrière. »

(page 353) Aussitôt, sous l'impulsion de Frère-Orban, l'Echo du Parlement et le Journal de Liége annoncèrent une campagne qui, parfois, dépassa la juste mesure. Les autres journaux belges suivirent cet exemple, certains, telle l'Indépendance, en regrettant l'« inexactitude évidente » de l'Echo, qui voulait attribuer à la France la responsabilité et la solidarité de ces « fantaisies politiques. »

Le Journal de Liége du 20 septembre, publia un article très dur pour Hugo et Girardin. Van Praet, fort satisfait de l'empressement de Frère, trouva cet article « tellement bon, que nous avons été tentés de croire qu'il était de vous », lui écrivait-il, le 22.

Les feuilles françaises, un peu tardivement, jetèrent « les deux écrivains par dessus bord. » Les Débats notamment les désavouèrent formellement, tout en reprochant à l'Echo et au Journal de méconnaître l'esprit nouveau qui animait la France, et de ne pas se borner à blâmer les deux personnalités en cause. Un communiqué officieux du gouvernement français, paru le 25 septembre dans le bulletin de l'Agence Havas, mit fin à l'incident. Il s'étonnait de l'émotion qui s'était manifestée « dans quelques journaux belges » qui auraient dû savoir « que les publications dont il s'agit sont des fantaisies essentiellement personnelles. »