(Paru à Bruxelles en 1946, aux éditions Vers l'Avenir)
(page 327) En dehors de la question militaire, Frère-Orban prend une part active à plusieurs autres débats. Rachat par l'Etat du chemin de fer du Luxembourg, manifestation de pèlerins belges au Vatican, révision de la loi de 1842, tous ces objets divers sont traités par lui avec maîtrise.
La première affaire était le résultat de négociations entre l'Etat belge et le financier Philippart.
(Note de bas de page : Simon Philippart naquit à Tournai en 1826 et mourut le 4 mars 1900 dans une petite maison bourgeoise de la rue du Presbytère. Sa personnalité est l'une des plus curieuses dans la sphère de la grande finance belge et internationale. M. Chlepner. étudiant le marché financier belge depuis 100 ans (1930), compare ce financier à Langrand-Dumonceau : « L’un et l'autre - dit-il - étaient doués d'une imagination riche et d'une activité débordante. Philippart lui aussi, eut des initiatives heureuses dont les traces subsistèrent. Mais plus encore que Langrand, il était follement téméraire, impatient, et surtout, si l'on peut dire, plus boursicotier... sa carrière fut exceptionnellement mouvementée... »
(Si Philippart s'en était tenu au grand succès que lui avait valu, après la création des lignes des Bassins houillers du Hainaut, l'affaire du Grand Luxembourg, si reprochée par Frère au gouvernement Malou, « il eût conservé sa fortune et son renom », comme l'a écrit dans une notice l'un de ses petits-cousins, le R. P. Henri Phillipart.
(Nous ne pouvons nous étendre ici sur ce sujet. Bornons-nous dire que, de 1874 à 1886, Philippart fut le de grandes affaires, que les chutes et les relèvements se succédèrent. Il se heurta, pour son malheur, à l'opposition des hautes puissances de la France, et son ardeur combattive lui fit accepter une lutte inégale, qui finalement, le brisa.
(Ses dernières années s'écoulèrent dans la retraite et l'oubli. Il semble avoir subi avec dignité les revers éclatants qui l'accablèrent. Par une singulière coïncidence, Langrand-Dumonceau, son émule, né en 1825, mourut à Rome, en avril 1900. Fin de la note.)
(page 328) Frère prit la parole le 7 mars. Il reprocha vivement au ministère d'avoir d'abord autorisé la cession des lignes à une société belgo-allemande, dont Philippart était l'âme. Sous la pression de l'opinion publique, le projet avait été abandonné, mais le gouvernement avait ensuite présenté, au dernier moment, une convention nouvelle, s'inclinant ainsi devant les exigences de Philippart.
On lui fait grief, dit-il, de mêler l'esprit de parti aux questions d'affaires. Il y répond en rappelant l'opposition constante de la droite aux ministères libéraux dans les questions matérielles ou non politiques : octrois, caisse d'épargne, abolition de la contrainte par corps, article 1781 du code civil -- de même dans la question militaire.
Frère, après avoir évoqué ses longues hésitations au sujet de l'exploitation des chemins de fer par l'Etat, examine les modes de régie qui ne sont pas susceptibles de propriété privée, qui dépendent donc de la puissance publique, et peuvent être dirigées par celle-ci directement ou par délégations. (Voir ce sujet l'excellente étude de M. Pauly, Le Chemin de fer et le Parlement (1835-1860)), restée malheureusement inachevée).
L'organisation de divers services publics, tels les moyens de transport, la poste aux lettres, s'est faite tout naturellement par l'Etat, sans crainte de « préparer par là les voies au communisme ou toute autre forme du socialisme, vieille maladie sociale qui remonte à des temps forts anciens et bien antérieurs à la constitution de certains monopoles au profit de la communauté. »
Après en avoir pesé les inconvénients et les avantages, il admet parfaitement la régie des chemins de fer par l'Etat.
Ces considérations générales établies, l'orateur discute la convention. Philippart a daigné traiter avec le gouvernement, il lui a imposé ses conditions, après avoir, pendant dix ans, inexécuté ses engagements envers l'Etat. Malgré la bonne volonté constante de celui-ci, les sacrifices consentis en faveur des entreprises de ce financier, ce dernier s'est montré arrogant et offensant. Le gouvernement, mis en demeure de conclure au terme fixé par Philippart, n'a obtenu aucune garantie de l'exécution des engagements contractés. Aussi Frère termine-t-il son discours par ce jugement sévère : « quelle que soit l'honorabilité des hommes qui participent à de tels actes, quelle que soit la majorité qui les consacre, ils ne recevront pas la sanction de l'opinion publique et l'on proclamera tout d'une voix qu'ils ne sont pas propres à relever la dignité du pouvoir, ni la moralité publique. »
De nombreux membres de la gauche avaient combattu le projet de loi défendu par Malou avec une grande souplesse d'arguments. Frère-Orban déposa une série d'amendements qui furent ou repoussés ou retirés. Il avait toutefois obtenu l'improbation, par le gouvernement, de la convention intervenue entre le Luxembourg et le Grand Central.
Dans sa correspondance avec Trasenster, il s'occupe de l’affaire à diverses reprises. Le 6 janvier il écrivait au directeur du Journal de Liége : « Je n'ai point d'indications spéciales à vous donner au sujet de la cession du Grand Luxembourg. Vous connaissez aussi bien que moi les motifs qui doivent faire désirer que l'exploitation soit reprise par l'Etat. Il faut insister vivement sur le côté industriel et commercial. Les intérêts ne doivent pas manquer d'arguments sous ce rapport. Nos charbonniers.... pourront vous donner des indications précises. Le côté politique doit être délicatement touché. On ne peut dans la réclamation d'un corps constitué, accuser une intervention étrangère et s'exposer à soulever de ce chef des protestations. Il faut dire que l'exploitation de ces lignes par l'Etat est d'autant plus nécessaire que l'exploitation par la nouvelle compagnie annoncée pourrait être de nature à éveiller des susceptibilités que la prudence et nos devoirs nous commandent d'écarter.
« Malou a donné une nouvelle preuve de son extrême légèreté dans cette affaire.
« Il n'y a pas de raison un peu sérieuse en faveur de la combinaison. On n'y veut qu'une chose : c'est que l'on essaye de tirer M. Philippart d'embarras. Il a sur les bras le réseau Prince-Henri dans le Grand-Duché, réseau en grande partie financièrement impossible et le réseau Forcade aussi très onéreux. On essaie d'endosser ces affaires à d'autres amateurs et, au (page 330) risque de compromettre tout la fois nos intérêts politiques, commerciaux et industriels, nous avons repris à Philippart 1,200 kil. de chemins construits ou à construire ; nous l'avons fait aux applaudissements du pays entier et voilà que, au lieu de poursuivre le système des reprises, on remet de nouveau des exploitations considérables au même Philippart. C'est vraiment insensé. »
Félicité par Trasenster pour son discours du 7, il répond le 1 3 mars : « Je vous remercie de votre bonne lettre. Mon discours, malgré le succès qu'il a obtenu n'a modifié aucune résolution. C'est l'ordinaire. Il ne m'est arrivé qu'une seule fois d'amener un changement dans les opinions après avoir parlé. Les discussions ne sont faites que pour déterminer le jugement du public. Sous ce rapport, j'ai probablement réussi. Un résultat assez important a eu lieu cependant dans la séance de ce jour : j'ai fait reculer le ministère au sujet de la convention entre le Luxembourg et le Grand Central. Il avait d'abord déclaré à la section centrale que quant aux droits du Grand Luxembourg, il se considérait comme lié. Demeur ayant attaqué cette déclaration, Malou a biaisé. Je l'ai pressé et l'ai sommé de s'expliquer comme pouvoir exécutif. Il a fait des réserves ; il devait examiner, consulter ; à la fin, il a dit qu'il attendrait la motion que j'avais annoncée. Après des explications embarrassées de Moncheur, Malou, poussé par moi, finit par déclarer explicitement qu'il n'approuverait pas la convention.
« Il serait très utile de mettre en relief cet incident. La convention est du mois de mai 1872 et il a fallu les efforts de l'opposition pour contraindre le gouvernement à déclarer nul un acte des plus repréhensibles, fait en vue d'accroître par des voies illégales, la valeur du Grand Central à la veille du rachat. C'est un vrai scandale.
Le vote s'est mal terminé à mon gré. J'avais fait de grands efforts pour obtenir un vote en faveur du rachat du Luxembourg afin de pouvoir ensuite s'abstenir sur l'ensemble. Cela n'avait et ne pouvait avoir d'autre but car, pour voter contre, pas n'était besoin d'une division du projet. Je croyais essentiel de ne pas laisser exploiter contre nous que l'on avait voté le rachat du Luxembourg, mesure vivement réclamée, très populaire depuis que nous avons fait avorter le projet belge-allemand. Au vote, je me suis donc abstenu. Tous mes collègues de la députation de Liége, dont pas un ne m'avait averti, ont voté contre. J’ai été, au premier moment, très contrarié de cet acte et j'ai quitté la Chambre avant la fin. Depuis, je me suis dit que tout cela était fait sans mauvaise intention ; mais il me semble que je méritais bien que l'on s'assurât de mes intentions. Enfin, cela passera avec beaucoup d'autres choses. »
Les pèlerinages à Rome et l'opposition de Frère au maintien de la légation auprès du Vatican
Le 25 mars, Frère interpelle à propos d'une démarche faite auprès du ministre de Belgique au Vatican par des pèlerins belges venus à Rome pour protester contre la chute du pape souverain.
Des paroles fort équivoques ont été attribuées au diplomate par des journaux. Frère demande au gouvernement de s'expliquer à ce sujet.
Malou répond que le représentant de la Belgique a reçu, au titre de compatriotes, les pèlerins, sans leur avoir adressé les paroles incriminées.
Frère se félicite d'avoir provoqué ces explications, mais trouve que l'existence d'un ministre belge auprès du pape « ne peut guère servir qu'à exposer le gouvernement à des embarras quand les catholiques sont au banc ministériel, et qu'elle deviendrait un sujet de dérision si les libéraux étaient au pouvoir projet. »
(page 332) Le 27 mai, la plus grande partie de la gauche vota contre le crédit porté au budget pour la légation. Rogier déclara l'adopter pour raison de courtoisie. C'était, en effet, la seule raison, fit observer Frère, que l'on pût invoquer ; une règle fondamentale de droit public s'y opposait de la façon la plus formelle.
Débat sur l'Encyclique et le Syllabus
Un important débat s'était engagé en février 1873 sur le caractère des écoles, mettant aux prises, une fois de plus, les partisans et les adversaires de l'enseignement confessionnel. L'Encyclique et le Syllabus furent, de nouveau, vivement discutés. Venant la rescousse de Bara, soutenant contre Thonissen et Dumortier, que la Constitution était la contrepartie de ces deux documents célèbres, Frère, le 21 février, affirma son désir de voir, par la révision de la loi de 1842, l'enseignement religieux donné soit à l'église, soit à l'école, selon les principes inscrits dans la loi de 1850.
Craintes de Frère relatives aux rapports belgo-allemands
Frère prévoyait les difficultés qui allaient surgir entre la Belgique et l'Allemagne à la suite de l'effervescence provoquée par le Kulturkampf chez nos évêques et dans les milieux ultramontains.
Par une lettre du 26 septembre 1873 à Trasenster, nous apprenons que le Roi se préoccupe, avec grande raison, selon Frère, de la situation de la Belgique vis-à-vis de l'Allemagne. « J'ai plus d'une fois - dit-il - appelé son attention. Il est du plus haut intérêt pour l'avenir du pays, de ne pas voir se former contre nous une opinion défavorable dans cet empire. La présence des catholiques au pouvoir nous sera toujours funeste sous ce rapport. Le cabinet actuel s'attachera bien entretenir de bonnes relations diplomatiques ; il blâmera au besoin les excès de la polémique de ses amis : mais, on le sait, au fond, en (page 333) communauté de sentiments avec les plus ardents ; il fait, dans la réalité, avec une différence dans les formes et les apparences, les mêmes vœux que ses coreligionnaires en faveur de la papauté et, en tous cas, la Belgique, sans que l'on y sente une résistance gouvernementale, est et deviendra de plus en plus un vrai foyer d'intrigues contre les gouvernements qui font obstacle aux prétentions cléricales. »
Dans cette même lettre, Frère-Orban se demande si les libéraux réussiront à reprendre la direction des affaires. « Cela devient probable, dit-il, mais il y a néanmoins de grandes difficultés. L'élection d'Anvers est un bon signe. (Note de bas de page : A cette élection, qui eut lieu le 16 septembre, les libéraux ne furent battus qu'à 200 voix.) On a lutté vaillamment et il me paraît pour ainsi dire certain que, dans le cas d'une dissolution, les libéraux réussiront à reconquérir cet arrondissement. Mais, à moins d'incident imprévu, pour arriver à une dissolution, il faut préalablement que Gand, Charleroi et Verviers nous donnent gain de cause et là, la clarté ne s'est pas encore faite. Si nos vœux se réalisent, l'avenir de l'opinion libérale et la sécurité du pays auront beaucoup gagné en récupérant la députation d'Anvers... »
Grande activité de Frère-Orban pendant la session 1873-1874 - Le discours du trône de novembre 1873 - Les ultra-cléricaux se plaignent de la modération du ministère
La session parlementaire 1873-1874 s'ouvrit, le 11 novembre, par un discours du trône qui n'annonçait que des lois d'affaires et exprimait le vœu de ne pas voir « soulever des débats irritants. » La discussion fut très brève, mais, en dehors des Chambres, les « avancés » du parti catholique déplorèrent l'optimisme ministériel, que le Journal de Bruxelles était presque seul à justifier. Le Courrier de Bruxelles, de concert avec le Bien public (page 334) et d'autres feuilles encore, dressait contre le ministère une sorte d'acte d'accusation : « « ...Non seulement - écrivait-il le 12 novembre - on ne nous annonce la réparation d'aucune des injustices dont nous avons à nous plaindre, non seulement on ne nous promet ni le respect de nos cimetières odieusement violés, ni le retrait des dispositions attentatoires aux droits de l'Eglise en matière de milice, ni la reconnaissance des droits des administrateurs spéciaux injustement dépossédés par la loi sur les bourses d'études, ni l'abrogation des entraves qui paralysent l'essor de la charité... mais on évite soigneusement toute déclaration de principes qui impliquerait chez nos gouvernants l'intention même éloignée de nous réintégrer sous ces divers rapports dans la plénitude de nos droits constitutionnels... »
Aussi l'Etoile Belge, non sans ironie, montrait-elle le cabinet amené à reconnaître « qu'il a abdiqué comme parti politique et n'entend tenir compte d'aucun des vœux que nous voyons formuler chaque jour par ses amis... », tandis que le Journal de Liége trouvait dans le discours du trône un hommage à l'administration libérale, un mea culpa de l'opinion tracassière et violente de la droite.
Apaisement des polémiques entre libéraux - La tendance à la révision de la loi de 1842 s'accentue
Une atténuation sensible s'était opérée dans les polémiques entre libéraux, de même qu'une accentuation marquée en faveur d'une révision de la loi de 1842. Les défenseurs de cette loi devenaient de plus en plus rares dans la gauche parlementaire. La question électorale, plus dangereuse pour le rapprochement libéral, avait été laissée dans l'ombre.
Interventions variées de Frère-Orban
Les interventions de Frère-Orban pendant cette session furent importantes et variées. Les discussions sur la question monétaire, le budget des dotations, la caisse de prévoyance des instituteurs (page 335) primaires, les installations maritimes d'Anvers, précédèrent le grand discours politique prononcé, le 28 avril 1874, à la veille des élections législatives.
La question monétaire
Frère, on se le rappelle, fut toujours partisan convaincu du monométallisme, de l'unique étalon d'or. La frappe exagérée des pièces de 5 francs en argent avait obligé le gouvernement à présenter une loi qui interdisait temporairement le monnayage.
Frère, reprochant à Malou de s'être laissé surprendre par les événements et d'avoir, par inaction, causé à la Belgique une perte considérable, se prononça pour l'adoption de l'étalon unique comme seul moyen de prévenir les embarras qui résultent des changements de rapport entre l'or et l'argent. Malou prétendit que si son contradicteur et lui pouvaient changer de place, Frète ne ferait pas ce qu'il lui conseillait de faire.
Félicité de divers côtés pour son discours, Frère en fait part, le 3 décembre, à Trasenster. Il lui signale notamment une « lettre charmante » de Michel Chevalier qui « s'amuse beaucoup de Dumortier et de Malou ».
Frère émet sur Malou une appréciation fort sévère et dit qu'il sera « la risée de l'Europe savante, j'entends de ceux qui s'occupent de la question monétaire ».
Il estime que la Belgique pâtira fort de la légèreté du ministre des Finances. « Tout l'or que nous avons s'en ira ; il en est déjà parti beaucoup, pour être remplacé par l'argent. Notre capital monétaire sera réduit de plus de dix millions et nous aurons toutes les conséquences d'une monnaie dépréciée. »
La dotation du comte de Flandre
La mesquinerie de certains parlementaires se mettait de temps à autre en évidence. La dotation du comte de Flandre fut critiquée le 5 décembre 1873 par Demeur et Defuisseaux, qui demandèrent sa suppression et la distribution à un millier de (page 336) familles nécessiteuses de la somme économisée. Après d'autres orateurs, Anspach notamment, Frère-Orban défendit en termes élevés l'institution monarchique, montrant « ...qu'il en coûte moins à (la) soutenir... qu'à payer les frais des révolutions, des commotions qui précèdent ou suivent les élections présidentielles. »
Les installations maritimes d'Anvers
Le cabinet avait présenté un projet de loi relatif aux installations maritimes d'Anvers, ratifiant la convention intervenue entre l'Etat et l'administration communale. Après de longs et vifs débats, où s'affrontèrent Victor Jacobs, Malou et Frère-Orban, tant au sujet de la citadelle du Nord que des droits de l'Etat sur le port d'Anvers, divers amendements du député de Liége furent repoussés.
Frère-Orban, accusé d'opposition systématique par regret du pouvoir, qualifia cette inculpation de « plaisanterie d'assez mauvais goût. »
« Lorsque le temps sera venu, dit-il, de faire l'histoire vraie, non défigurée par l'esprit de parti, on verra si c'est de notre plein gré que nous sommes rentrés au pouvoir, en 1861, si c'est de plein gré que nous y sommes restés en 1864 et si nous avons éprouvé quelque regret de le quitter en 1870... »
Discussion de la politique générale du gouvernement
Il avait annoncé son intention de soulever une discussion approfondie sur la politique générale du gouvernement. Il fut convenu que le budget des travaux publics en fournirait l'opportunité. Le 22 avril 1874, il écrivait à Trasenster : « Je dois entamer à cette occasion, la dernière qui s'offrira, un débat politique avant les élections. J'ai le projet d'exécuter Malou comme homme politique, comme homme d'affaires, comme financier. Ce pourrait être comique et tragique. Je vais manœuvrer pour n'avoir à parler que mardi prochain au plus tôt. Mais il faut que l'on me seconde à gauche. J'espère qu'on le fera. »
Cette lettre se terminait par des pronostics électoraux qui ne se réalisèrent que pour Soignies où Beernaert échoua. A Gand, (page 337) Frère déclarait la situation « excellente », mais l'échec libéral y fut complet.
Le 28 avril, Malou exposa la situation financière et la déclara très bonne.
Frère après avoir constaté que, pour la première fois, depuis 1870, s'engageait une véritable discussion politique, demanda compte à Malou de son discours de Saint-Nicolas, où il traitait d'antinational le cabinet libéral tombé.
Si cette accusation était vraie, si les libéraux avaient voulu « décatholiciser » la Belgique, « comment avez-vous justifié ce langage et quels ont été vos actes réparateurs ? »
Mais ces paroles étaient fausses : Malou confondait à dessein la guerre à la religion avec la résistance à la théocratie.
Malou avait fait banqueroute à ses engagements, et Frère s'écriait, cherchant en vain les progrès moraux et politiques annoncés : « Dans l'ordre moral ? Vous avez semé à pleines mains la corruption morale dans le pays par l'immixtion des affaires privées dans les affaires politiques. Dans l'ordre politique ? Vous avez fait la réforme électorale, qui a trompé vos espérances, qui a maintenu dans toutes les grandes communes l'ascendant de l'opinion libérale, que vous aviez dessein de comprimer. »
Après cette exécution de l'homme politique, Frère-Orban examina les promesses et les actes de Malou au point de vue financier.
Il signala ensuite l'étonnant appel à la modération dans un second discours à Saint-Nicolas, le 11 janvier 1872, de cet « homme dont le nom avait jusque là personnifié toute une politique... qui essayait de restaurer la mainmorte en 1857... qui, en 1870, au mois de juillet, trépignait avec joie sur la tombe de ses ennemis vaincus... »
Alors que le parti libéral, au pouvoir en 1847, avait immédiatement fait disparaitre les lois réactionnaires dénoncées par lui dans l'opposition, les cléricaux, après quatre années, n'avaient pas encore eu la loyauté et la sincérité de réformer les lois qu'ils qualifiaient d'iniques.
Redevenu majorité, le libéralisme révisera la loi de 1842. Il n'imitera pas le cléricalisme violateur des engagements pris.
(page 338) Frère passait alors à l'examen de la gestion du ministère Malou en matière de chemins de fer, dans les affaires du Grand Central, d'Hesbaye-Condroz, du Luxembourg, qui avaient fort embarrassé la situation financière devenue très précaire.
Il terminait ce discours en constatant la disparition des catholiques-libéraux qui, en 1863, s'affirmaient si hautement fidèles la Constitution. Il dénonçait l'avènement d'un parti catholique de plus en plus ultramontain, mettant « le drapeau pontifical au-dessus du drapeau national, le Syllabus au-dessus de la Constitution... »
Moralement et matériellement, l'avenir du pays était compromis par le fanatisme, et le parti libéral ne pouvait, sans forfaire à son devoir, refuser le combat auquel il était provoqué (séances du 28 et du 29 avril 1874).
Dans une série de lettres sur la situation, le Journal de Bruxelles, essayant d'affaiblir les échos de cette vigoureuse philippique, représentait Frère-Orban comme se taisant volontairement pendant trois années, « témoin du calme profond du pays, dû à l'absence de griefs politiques qui passionnent l'opinion... Son parti, ayant besoin de lui, l'a forcé à rompre le silence... La politique d'apaisement du ministère a écarté les griefs cléricaux, cette ressource des grands jours... » (1er mai 1874). Devant l'œuvre de modération du cabinet « qui... a calmé les libéraux modérés craignant les exagérations cléricales, » Frère, à l'instar de Bara, avait dû rapetisser le débat et se livrer des attaques personnelles.
Malou se défendit et fut soutenu par Beernaert, qui prononça à cette occasion son premier grand discours parlementaire, et par Victor Jacobs, de qui le Journal de Bruxelles disait qu'il avait le don d'exaspérer le chef libéral.
Un incident Frère-Guillery.
Au cours de la discussion, qui se prolongea jusqu'au 16 mai, un incident pénible fut provoqué, le 8, à dessein peut-être, par Wasseige. Un échange de mots extrêmement vifs entre Bara et (page 339) Dumortier amena le représentant de Namur à rappeler la violente riposte de Frère à Guillery, remontant à 1861. Frère expliqua son attitude d'alors. Guillery considéra l'explication comme une nouvelle injure et provoqua son collègue. Des témoins furent constitués. Divers membres, le président de la Chambre lui-même, intervinrent et l'on parvint à réconcilier les adversaires. (Note de bas de page : Un double démenti adressé à Frère-Orban, exprimé par les expressions : « C'est inexact », « Ce n'est pas vrai », avait amené le ministre des finances à riposter à Guillery en termes peu parlementaires : « Vous en avez menti !». L'incident provoqua la plus vive émotion. mais fut vite apaisé par le retrait des propos échangés.)
Les élections du 9 juin 1874
Les élections du 9 juin 1874 déçurent le parti libéral, tout en faisant une brèche assez large dans la majorité catholique, puisque la gauche gagna deux sièges de représentants à Charleroi - elle reperdit un de ceux-ci dans une élection partielle à Verviers - deux sièges de sénateurs à Charleroi et un à Thuin. La droite conserva 14 voix de majorité la Chambre et 6 au Sénat ; une élection partielle lui fit gagner un siège de sénateur dans la circonscription Furnes-Ostende-Dixmude.
Appréciation du scrutin par Frère-Orban
Ce n'est que le 25 juillet que nous trouvons, dans une lettre à Trasenster, une appréciation de Frère sur le scrutin. Le député progressiste David étant mort, fut remplacé par le catholique Simonis. Frère attribuait cet échec aux radicaux qui cherchent à faire accroire aux bonnes gens que le sort des élections est, en divers collèges électoraux, dans leurs mains. On leur fait une part à Gand pour obtenir leur concours ; nous échouons. Ils déclarent solennellement, le 9 juin à Verviers, qu'ils s'abstiennent d'appuyer MM. Ortmans et Peltzer ; nous l'emportons. Ils annoncent bruyamment qu'ils porteront M. Demonty ; nous succombons. Et ce qui est significatif, c'est que Verviers. la ville (page 240) qui nous donnait le 9 juin 150 voix de majorité, n'en donne plus que 43 le 14 juillet. »
Frère attribuait d'ailleurs les échecs libéraux à la fabrication cléricale d'électeurs et donnait des détails typiques. « En présence de ces faits, nous avons décidé, Bara et moi, de convoquer sans bruit un certain nombre de libéraux de Bruxelles et de la province pour aviser ce que commande une pareille situation. Notre réunion, dont il importe de ne pas parler, aura lieu dans les premiers jours du mois prochain... »
Il critique les tendances de la « Revue de Belgique »
Frère reparle de cette réunion dans une lettre du 30 août, écrite à Blankenberghe. Elle aura peut-être pour résultat, dit-il, « de réchauffer le zèle des tièdes et des indifférents. J'ai cependant une propension à en douter tant l'apathie me paraît grande dans les régions libérales. Notre cénacle, du moins, ne manquait ni d'ardeur ni de bonne volonté... » Frère, après avoir fait un vif éloge de l'organisation créée à Anvers par Edouard Pecher, constatait au surplus qu'il y aurait « beaucoup à faire pour relever l'esprit public », car les encouragements donnés aux scissions progressistes par les articles de la Revue de Belgique notamment, prouvent « que le même mauvais levain, qui a amené 1870, n'est pas près de périr. »
Revenant le 16 septembre sur les publications de la Revue de Belgique dirigée par Emile de Laveleye, il raille et déplore les « élucubrations » de Le Hardy de Beaulieu, qui voulait expliquer par un prétendu programme le triomphe du libéralisme en 1847. (Note de bas de page : Cet article, publié en août, était intitulé : Les élections de juin et les enseignements qu'elles donnent. Il attribuait l'échec des libéraux à leur absence de programme défini, au manque d'enthousiasme du corps électoral.) Il engage Trasenster, invité par de Laveleye à répondre dans la Revue à Le Hardy, de ne pas se prêter cette suggestion : « vous pouvez, lui dit-il, émettre vos idées ailleurs sans laisser croire qu'on croit nécessaire d'aller se défendre chez eux. »
(page 341) Faisant contrepoids aux dissentiments désormais irrémédiables entre ultramontains et catholiques constitutionnels en matière de libertés fondamentales, le désaccord des libéraux, électoralement déçus, se raviva par de nouvelles polémiques.
A l'affirmation de Le Hardy de Beaulieu qu'un programme accentué rendrait le pouvoir au libéralisme, l'Echo du Parlement opposait qu'il eût fallu se borner, pour vaincre, à « ce mot de ralliement qui vaut tous les programmes imaginables : le renversement du ministère. »
L'Indépendance (3 septembre 1874) n'était nullement de cet avis. Elle rappela qu'en juin 1870, le ministère Frère-Orban tomba non pour manque de modération, mais par défaut de programme ; le mot d'ordre imposé : le maintien du cabinet, était insuffisant.
La Revue de Belgique accueillait, le 15 octobre, un article assez amer de Léon Vanderkindere, sur les « erreurs du libéralisme. » Goblet d'Alviella, alors conseiller provincial, réclamait, dans le numéro du 15 décembre, une accentuation de l'anticléricalisme, dans le sens indiqué par la Flandre libérale, créée par un groupe de libéraux gantois, et qui reprochait l'ancien cabinet libéral de n'avoir fait voter ni l'abolition de la loi de 1842, ni une loi sur les cimetières, tout en retirant les principes essentiels du projet sur le temporel des cultes. Par contre, la fondation d'un cercle progressiste à Gand avait été désavouée par les chefs de l'Association libérale, aboutissant à l'expulsion de celle-ci des radicaux coupables de préconiser la révision de la Constitution.
Le caractère de la session 1874-1875
C'est dans cette atmosphère trouble aux deux extrémités que s'ouvrit la session parlementaire de 1874-1875. Bien que celle-ci fût caractérisée par l'absence de lois politiques, les débats, plus d'une fois animés, reflétèrent souvent les passions soulevées par les menées ultramontaines qui causaient au ministère de véritables ennuis. La presse ultra-cléricale dénonçait sans relâche l'inaction gouvernementale, tandis que le Journal de Bruxelles s'efforçait de la justifier.
(page 342) Nous parlerons plus loin des prononcés par Frère-Orban sur la loi de milice, sur la rémunération des miliciens, la gestion financière et, surtout, les relations avec l'Allemagne.
Frère-Orban et la création de la « Fédération Libérale »
Suivons-le d'abord en dehors de la Chambre. Nous le voyons se préoccuper de la création de la Fédération libérale, dont l'initiative fut prise sans qu’il eût été averti. Une longue lettre à Trasenster, du 2 mars 1875, nous le montre se livrant à des réflexions désabusées, se plaignant de l'attitude de la presse et des libéraux en général. « Il y a, disait-il, trois ou quatre journaux qui osent prononcer le nom des anciens ministres et les défendre. Le Journal de Liége, l'Echo, la Vérité de Tournai, sont de ce nombre. Le reste de la presse se divise en deux parts: les uns sont muets ; ils craignent de se compromettre s'ils parlaient des anciens ministres ; les autres leur font la guerre depuis le premier janvier jusqu'à la Saint Sylvestre. Ceux-ci sont « progressistes » et les autres mourraient de honte si l'on pouvait supposer qu'ils ne le sont pas. »
Tout en admettant que cette attitude était peut-être « explicable à un certain point après les désordres qui ont précédé et suivi les élections de 1870 », elle n'était plus, en 1875 « que le signe d'une disposition d’esprit qui ne permet pas de faire concevoir de grandes espérances au parti libéral. »
J'ai compris mieux que continue-t-il, que « fatigué d'une longue administration, tourmenté par des discordes intestines, persuadé qu'il fallait aller en avant et que l'on ne marchait plus... le parti libéral... a cru, de bonne foi, que le moment était venu de lui imprimer une autre direction. Les mêmes hommes avaient été trop longtemps la tête des affaires... »
Depuis lors, les illusions devraient être dissipées. On n'a formuler le programme annoncé. La médiocrité des « hommes nouveaux » s'est révélée. En dehors de Bara, de Pirmez et de lui-même (et « je m'effacerai' avec la plus vive satisfaction - dit-il - si je pouvais ainsi être de quelque utilité à notre (page 343) opinion », ainsi que Pirmez et Bara), personne, dans les débats importants, n'est en état d'intervenir sérieusement. Il en donne un frappant exemple. A propos du projet de loi sur la rémunération des miliciens « qui renferme, dit-il, tant d'énormités, nous avons laissé clore la discussion générale sans que personne demandât la parole. Nous avons voulu montrer une fois de plus ce qu'il fallait attendre des progressistes ; nous n'avons engagé le combat qu'à propos de l'article premier. Que gagnerait le parti à notre abstention ? »
Le « parti-pris d'hostilité et de dénigrement » que l'on témoigne envers lui et ses amis, l’a donc rendu défiant au sujet de la convocation des représentants des Associations libérales. La première séance pourtant n'a pas justifié ses craintes. Reste à voir si l'affaire ne déviera pas. Il faut attendre et voir.
Il a exprimé son opinion sur la situation dans un article paru dans l'Echo du Parlement du 1er mars, où il dit « ce qu'il faut entendre par progressiste » et se refuse à pactiser avec certain élément très peu considérable, mais très bruyant et indiscipliné, s'alliant au besoin avec les cléricaux pour nuire au libéralisme.
« Je ne pense pas arriver par là de grands résultats, mais je fais ce qui me parait être mon devoir. »
Frère revint sur ce chapitre dans une lettre du 26 juin 1875. La Fédération libérale avait arrêté ses statuts, nommé son comité définitif, choisi Bara comme président. Les questions de principe et de programme avaient été complètement écartées de ses délibérations. L'organisation du parti, la révision des listes électorales, l'œuvre de la presse libérale, devaient constituer le champ de son activité.
Aussi Frère-Orban reconnaissait-il que cet organisme avait du moins le mérite de réveiller un peu les endormis « J'avais songé - continue-t-il - à donner une direction plus précise à l'opinion en formulant un programme.
« J'en ai un complet avec une bonne douzaine d'articles. Mais quelques-uns ont pensé que j'aurais l'air de faire un motu proprio, de dicter la loi au parti qui n'en aurait pas délibéré, et qu’on verrait renouveler toutes les accusations contre mon despotisme. J'ai donc rengainé mon compliment. »