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Frère-Orban de 1857 à 1896 (tome I : 1857-1878)
GARSOU Jules - 1946

Jules GARSOU, Frère-Orban de 1857 à 1896 (Tome I : 1857-1878)

(Paru à Bruxelles en 1946, aux éditions Vers l'Avenir)

Livre III. Frère-Orban dans l’opposition (1870-1878)

Chapitre III. La question militaire en 1873

La démission du ministre de la Guerre. le général Guillaume - La grève des généraux - Frère-Orban défend le remplacement et critique le service personnel et obligatoire

(page 321) En attendant, une nouvelle crise, qui dans d'autres circonstances aurait pu ramener plus tôt le libéralisme au pouvoir, se dénoua sans danger pour le parti catholique.

Le général Guillaume donna sa démission le 10 décembre 1872, parce que ses collègues avaient repoussé le service personnel.

Un mois auparavant, la Fédération des Associations conservatrices avait exprimé le vœu de voir le gouvernement écarter toute aggravation des charges militaires.

On se souvient de ce que l'organisation militaire de la Belgique, partiellement résolue par les lois de 1868 et de 1870, si vivement combattue par les catholiques, devait être complétée, dans la pensée de Frère-Orban, par une réserve formée du premier banc de la garde civique et des miliciens remplacés. Sa chute du pouvoir écarta cette solution.

Sous l'impression de la guerre franco-allemande et de la constatation des imperfections du régime, une campagne fut menée en faveur d'une augmentation sérieuse de notre défense. Une Commission mixte fut constituée et, dès l'une de ses premières séances, elle se prononça par 20 voix contre 4 pour la suppression du remplacement et l'adoption du service personnel, tempéré par le volontariat d'un an. Le Roi avait pris position et, le 8 août 1871, marqué pour la première fois, dans une lettre à d'Anethan, son adhésion la cause du service personnel. Il (page 322) demandait au cabinet de s'y rallier « ainsi que de combler les lacunes signalées dans le rapport du ministre de la guerre. » (Cette lettre a été reproduite par le compte de Lichtervelde dans son livre sur Léopold II (4ème édition, 1935), page 135.)

Malheureusement, le pays légal n'était pas disposé à sacrifier le privilège du remplacement, cher à ses électeurs, et l'opinion de la masse était indifférente ou hostile. A droite, le courant antimilitariste devenait de plus en plus fort ; à gauche, Frère-Orban et la plupart des députés ne voulaient ni du service obligatoire ni de l'abolition du remplacement. (Note de bas de page : « La droite et la gauche étaient, en somme, fort antimilitaristes, écrit Woeste dans ses Mémoires, I, 119. Elles étaient hostiles non seulement au service personnel qui, d'après M. Dumortier, n'aurait pas réuni 15 voix à la Chambre, mais encore à toute aggravation quelconque des charges militaires. » Signalons aussi la lettre que Léopold II adressait le 2 janvier 1873 au baron Beyens : « Le pays - constatait le Roi - est dans un très grand état de prospérité, Bruxelles s'embellit et s'étend. Anvers deviendra, j’espère une des plus importantes villes de commerce du monde. Liége se trouve dans une situation brillante. En revanche, nos efforts pour obtenir certaines mesures nécessaires au complément de notre armée n'ont pas eu jusqu'ici beaucoup de succès, mais Rome n'a pas été bâtie en un jour et mon patriotisme sera persévérant... » Fin de la note.)

Frère, après avoir tenté de constituer la réserve sous son dernier ministère, finit, à la fin de sa vie, par se convertir avec tout le parti libéral, sous la pression des événements, au service personnel. Mais en attendant, il résistait de toute sa force à l'instauration de ce système. Nous allons le voir déployer son talent à plaider une mauvaise cause et son intervention contribua certainement à retarder l'avènement de cette juste réforme.

Il trouva en Brialmont un adversaire non moins tenace, et ces deux grands esprits, qui ne communièrent jamais ensemble, se firent une guerre acharnée.

Le Roi, que cette querelle mit souvent en cause, éprouva aussi la résistance de Frère à ses projets militaires.

La défense par Frère-Orban du remplacement, sa critique du service personnel et obligatoire, furent l'une des caractéristiques de la session parlementaire 1872-1873. Son principal adversaire à la Chambre fut Thonissen, qui lutta bravement, mais rencontra (page 323) peu d'appuis à droite et à gauche, et dont les arguments furent en quelque sorte pulvérisés par la fougueuse éloquence du contradicteur.

Le général Guillaume fut malaisément remplacé. La Belgique Militaire, récemment fondée et qu'inspirait Brialmont, prêchait la grève des généraux. La crise fut enfin résolue le 25 mars 1873, par la nomination du général Thiebauld, qui obtint quelques améliorations insignifiantes au statut de l'armée.

Le grand débat s'ouvrit en avril 1873 propos du budget de la guerre. Frère, dans un long discours, défendit son œuvre et s'efforça de réfuter les critiques dirigées contre le mode de recrutement. Il reprit la parole pour répliquer à Thonissen, qui, presque isolé dans son parti, avait fait l'éloge du service personnel.

Il se plaignit des attaques dirigées contre le recrutement de l'armée avec la connivence des deux ministères catholiques, en faveur de « ce qu'on a nommé, disait-il. le service personnel et obligatoire pour tous. »

Reprochant au ministère Malou d'avoir recueilli du naufrage du cabinet d'Anethan le seul général Guillaume, il qualifia d’« infraction déplorable aux principes du régime parlementaire » le fait, étant en désaccord « sur un point capital avec le ministre de la guerre », d'avoir gardé celui-ci dans la nouvelle combinaison.

Démissionnaire, le général Guillaume a pris part « à une manifestation étrange, incroyable, à une sorte de pronunciamiento provoqué dans le sein de l'armée... » Il s'est aussi associé à une souscription ouverte par la Belgique Militaire en faveur du service personnel, pour répondre à un discours de Frère combattant ce système (du 21 décembre 1871).

Je ne crains pas d'ailleurs, déclara Frère, d'être considéré par l'opinion publique comme un ennemi de l'armée, et il rappela que « toutes les mesures favorables à l'armée ou dictées (page 324) par l'intérêt de la défense nationale », étaient revêtues de son nom. N’avait-il pas bravé l'impopularité en accomplissant ce grand devoir ?

Sans doute, ses amis et lui-même ont été dans le passé deux fois en désaccord avec les officiers. Le fait se reproduisait pour la troisième fois.

Il se félicite de leur avoir résisté en 1851 et en 1861, et il espère qu'un jour on l'approuvera aussi d'avoir résisté au service personnel et obligatoire qui, loin d'être démocratique, aggraverait encore les charges militaires des classes laborieuses. Il condamne au nom de l'égalité les promesses d'adoucissement faites à la bourgeoisie sous forme de dispense et du volontariat d'un an.

Après avoir montré que l'aboutissement du système serait l'organisation des milices comme en Suisse, il invoqua contre celles-ci l'opinion de Chazal qui, lors d'une mission en Suisse en 1867, redoutait pour ce pays l'épreuve redoutable d'une éventuelle invasion. Il s'appuyait aussi sur le témoignage du général qui les commandait en 1870 : Herzog.

Il blâma énergiquement le cabinet d'avoir laissé croire longtemps qu'il se rallierait aux conclusions de la Commission militaire de 1871, puis d'avoir fini par déclarer vouloir maintenir la loi organique, la loi de milice et le remplacement.

Comment le ministère a-t-il pu tolérer que l'on représente l'armée comme incapable de défendre le pays ?

Frère reconnaît qu’« en principe, rien ne serait plus juste que d'armer tous les hommes valides pour la défense du pays. Malheureusement, remarque-t-il, il n'y a pas de système permettant de sauvegarder, en procédant ainsi, les grands intérêts sociaux. »

La nation armée, c'était le système des sociétés barbares, alors que l'idéal des sociétés civilisées est de n'imposer qu'à une minorité les charges militaires, si elles ne voulaient pas s'exposer, en armant tout le monde, à n'avoir pas de véritable armée.

Frère expose ensuite son œuvre de 1868 et de 1870, basée sur une armée permanente et une réserve, et s'efforce d'établir (page 325) que dans ce système le remplacement ne nuit à personne et que les pauvres sont plutôt favorisés que les riches.

Par une affirmation surprenante, il dit avoir été amené à trouver impossible l'introduction en Belgique du système militaire prussien par l'avis de Brialmont qui, capitaine en 1852, en faisait la critique dans ses Considérations politiques et militaires sur la Belgique et qui, colonel en 1867, s'y montrait toujours peu favorable. En cette année d'ailleurs, l'élite de nos officiers constatait que les mœurs, les préventions, les habitudes du pays étaient antipathiques au service obligatoire, l'opinion réclamant le maintien du remplacement.

Frère, après avoir indiqué comment il entendait constituer la réserve de l'armée, et protesté contre les injustes attaques lancées à l'adresse des remplaçants, condamna la grève des généraux, organisée pour essayer de faire capituler le gouvernement. Il félicita le général Thiebauld de ne pas s'y être associé et d'avoir accepté le ministère de la guerre.

Il n'admettait pas que l'on représentât comme déplorable la situation de l'armée, triste campagne consistant à faire supposer celle-ci « gangrenée » par les remplaçants.

Il passa en revue l'organisation militaire de divers pays, s'attachant à démontrer que le remplacement était maintenu dans plusieurs et non des moindres.

Ce n'était nullement, à son avis, le remplacement qui avait produit, en France, les désastres de 1870 et de 1871.

Concluant, il demandait aux partisans du service personnel et obligatoire de préciser le système qu'ils préféraient : il était persuadé qu'ils n'adopteraient ni l'organisation prussienne ni la française ; resterait donc le système suisse, qui ne saurait assurer une armée sérieuse.

« ...Jusqu'à ce qu'ils aient fait leur choix, ils me permettront de croire que le mode de recrutement que nous avons est de tous le plus favorable aux classes laborieuses de la société, que le système que nous avons complété par l'organisation de la réserve comme je l'entends, est celui qui n'accorde d'exemptions qu'aux classes pauvres de la société.

(page 326) « C'est en faveur de ces classes laborieuses, c'est qu'elles n'aient pas fournir gratis des remplaçants à ceux qui seront exemptés, favorisés, privilégiés sous une forme quelconque, que je repousse le prétendu service personnel, obligatoire tous. »

Thonissen ayant reproché à Frère d'avoir glorifié le remplacement, le député de Liége, dans sa riposte, déclara s'être contenté de rectifier d'évidentes exagérations. Le principal argument de son contradicteur avait été l'évocation du danger social. Frère, avec force, s'éleva contre l'opinion qui prétendait que les pauvres n'ont aucun intérêt à la défense de l'ordre, alors qu'ils ont le plus perdre en cas de troubles.

Comme dans son précédent discours, il réclama du gouvernement des explications nettes quant à la formation de la réserve de l'armée.

Lors de la discussion de la loi de milice, le général Thiebauld avait reconnu indispensable la création d'une réserve, et Malou, tout en déclarant qu'il ne présenterait pas le projet de Frère, rappelait qu'il était disposé à se rallier à une formule qui fût acceptable, supportable pour le pays.

Frère fit ressortir la contradiction de ces deux déclarations. Quoi qu'il en soit, conclut-il, « que vous présentiez le projet de 1867 auquel vous avez participé ou un autre, cela importe peu. Ce qu'il importe de savoir, c'est que vous admettez qu'une réserve est indispensable, indépendamment de l'armée de 100.000 hommes, et ce point fondamental, capital, est maintenu hors de contestation. »