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Frère-Orban de 1857 à 1896 (tome I : 1857-1878)
GARSOU Jules - 1946

Jules GARSOU, Frère-Orban de 1857 à 1896 (Tome I : 1857-1878)

(Paru à Bruxelles en 1946, aux éditions Vers l'Avenir)

Livre III. Frère-Orban dans l’opposition (1870-1878)

Chapitre II. La proposition de révision constitutionnelle

La réforme électorale pour la province et la commune – La chute du ministère d'Anethan - Le cabinet de Theux-MaIou - Recrudescence des divisions libérales - Les élections de 1872 - Nouvelle scission à Bruxelles

Considérations générales

(page 296) Depuis les échecs de juin et d'août 1870. Frère-Orban se considérait comme presque isolé dans son parti. Il s'en ouvrit maintes fois à Trasenster et garda cette opinion pessimiste jusqu'à la fin de 1875. Il n'intervenait avec ses amis, disait-il, que lorsque l'insuffisance de l'opposition devenait trop manifeste. Malgré cette déclaration influencée par l'amertume qu'il éprouvait assez naturellement, nous le voyons prendre part à tous les grands débats. Peu à peu, son ascendant sur la gauche se rétablit, tandis que son rôle à la Chambre se maintenait dans tout son éclat.

La première manifestation des tendances nouvelles d'une partie de la gauche se produisit au début de la session législative 1870-1871.

La première proposition de révision constitutionnelle

Le 10 novembre 1870, onze députés libéraux proposèrent de réviser les articles 47 et 56 de la Constitution.

Frère n'intervint pas dans le débat sur la prise en considération, mais on retrouve l'expression de sa pensée dans l'Echo du Parlement du 13 novembre. Ce journal qualifiait la proposition de « grotesque, ridicule, extravagante », montrait le danger d'une agitation révisionniste en ce moment, les maux que valait à la France le suffrage universel. C'était aussi une grave maladresse au point de vue libéral, car c'était permettre au ministre de se (page 297) poser en gardien de la Constitution, et de présenter sa réforme électorale comme sage et prudente.

L'Indépendance du 14 novembre s'indigna de cette appréciation, et commentant d'autre part une remarque du Journal de Liège, que les signataires étaient pour la plupart de nouveaux élus, n'ayant pas encore l'expérience des luttes politiques, elle y voyait la preuve que la proposition, combattue par « les défenseurs d'une politique que le pays a condamnée », répondait « au vœu de l'opinion publique, tout au moins aux aspirations d'une fraction notable de la population, aux sentiments d'un grand nombre de libéraux. »

De son côté, le gouvernement avait déposé, le 9 novembre, son projet de loi électorale provinciale et communale, qui, comme Frère l'avait prévu dans une lettre adressée le 5 à Trasenster, était une réédition du programme Dechamps de 1864, et devait amener un accroissement très notable des électeurs ruraux, considérable des électeurs urbains, au détriment du libéralisme. Le mot d'ordre était, en effet, d’ « écraser la bourgeoisie. »

Le 22 novembre, la Chambre entendit plusieurs discours en faveur du projet ; la plupart des partisans repoussèrent le suffrage universel, que préconisèrent Coomans et Defuisseaux. Combattue par plusieurs représentants de droite et de gauche, parmi lesquels Dumortier fut le plus virulent, la proposition fut repoussée par 73 voix contre 23 et une abstention. Sur 40 libéraux présents, 21 votèrent contre, notamment les représentants de Bruxelles, Anspach, Jamar et Van Humbeeck. Orts était absent.

Frère contre Cornesse et De Baets

En attendant la discussion du projet ministériel, Frère-Orban prit part à divers débats importants.

Le 21 décembre 1870, il saisit l'occasion, à propos de la loi sur le contingent de l'armée, d'exécuter le ministre Cornesse. Il fit ressortir que, devenu membre du cabinet, ce dernier avait adopté un programme « directement contraire celui qu'il s'était engagé à faire triompher. » Cornesse avait tenté de se justifier en expliquant que son attitude répondait aux circonstances. Frère n'admettait pas l'excuse. Cornesse, en effet, avait accepté (page 298) d'être ministre le 2 juillet, alors que la guerre n'avait pas éclaté. D'ailleurs, observait Frère, « qu'il ne croie pas que les événements puissent l'absoudre ; car cela ne prouverait qu'une seule chose, c'est que l'honorable ministre aurait manqué de perspicacité. On ne fait pas l'organisation militaire en vue de la paix ; on la fait en vue de la guerre ; cette organisation était préparée parce qu'il y avait une guerre à craindre. »

Il était impossible de ne pas prévoir une guerre imminente après Sadowa et l'affaire du Luxembourg.

Aussi Frère défiait-il Cornesse et les droitiers qui avaient combattu les lois du cabinet libéral de tenter même de les modifier.

Le lendemain, le député de Liége dut protester contre les insinuations d'un représentant clérical de Gand au langage trop vert, De Baets. Pour avoir reproché aux libéraux bruxellois de s'appuyer sur des éléments « crapuleux », il avait dû retirer le mot. S'efforçant d'expliquer l'expression, il avait rappelé les paroles de Frère : « valets de ferme et manouvriers » adressés injurieusement, selon lui, à une classe de la population.

J'ai simplement voulu marquer, dit Frère, « en deux mots la puissance du nombre. »

De Baets avait aussi déclaré qu'il ne rougissait pas de son origine.

« ... Moi non plus, lui répondit Frère, je ne suis pas oublieux de mon origine et je n'en rougis pas : j'ai honoré mon père, j'ai honoré ma mère ; je n'ai pas demandé quels étaient leurs aïeux, je suis accoutumé à respecter tous les citoyens quelle que soit la position infime dans laquelle ils se trouvent.

« Personne plus que moi n'estime l’honnête et laborieux ouvrier fidèle à son devoir... Je proteste avec indignation contre la supposition que j'aurais voulu outrager cette classe honorable de la société. »

La réforme électorale provinciale et communale

La discussion de la réforme électorale provinciale et communale allait mettre en pleine lumière le désaccord des membres de la gauche.

(page 299) La presse libérale, de son côté, n'avait cessé de polémiquer à ce propos. Parmi les journaux de Bruxelles, l'Indépendance se montrait la plus âpre dans la critique de la passivité de l'ancien ministère, et l'on voyait même l'Etoile Belge, répondant le 10 mars 1871, au Journal de Liége, lui reprocher d'en être resté à l’époque où « M. Frère-Orban, du haut de sa toute puissance, raillait la gauche qu'il dominait, et l'opposition impuissante en leur disant : « Ni en un acte, ni en deux, ni en cinq ! »

Le débat s'ouvrit le 18 avril 1871. Frère-Orban prit la parole à plusieurs reprises pour combattre les tendances qui conduisaient à la révision de la Constitution et au suffrage universel. Il rappela l'origine du mouvement réformiste, qu'il datait de 1864 ; le nouveau programme clérical ; l'opposition unanime des libéraux à un simple abaissement du cens ; la proposition de favoriser la capacité, à laquelle se rallia partiellement le cabinet.

Grâce à diverses causes, ajoutait-il, les cléricaux arrivèrent au pouvoir. Ils mentirent à leurs engagements de diminuer les impôts et les charges militaires, et durent se tourner vers la réforme électorale, pour avoir l'air de garder quelque chose de leur programme.

Leur but est d'assurer la prépondérance de leur parti, en renforçant l'influence électorale de l'aristocratie et du clergé, par haine et crainte de la bourgeoisie.

L'abaissement du cens en 1848 avait abouti à la cléricalisation de plusieurs conseils provinciaux. D’où l'ardent désir d'une nouvelle réforme électorale dans cette direction.

L'influence des grandes villes et des campagnes wallonnes avait pu maintenir les libéraux 20 ans au pouvoir. La diminution du cens créera une situation grave ; tout le pays flamand représenté par les catholiques, en face de la Wallonie libérale.

La modération des libéraux, leur gardant la faveur des éléments flottants, les a maintenus treize ans de suite au pouvoir. L'imprudence des cléricaux les a renversés en 1857 ; en 1864, leurs aspirations vers le suffrage universel les ont écartés du gouvernement.

La réforme électorale pourrait donner des déceptions aux (page 300) catholiques et à certains libéraux. Frère craint en effet l'arrivée des éléments avancés, même internationalistes, dans les localités où dominent les masses ouvrières.

Il voit aussi un danger à trop parler aux populations de leurs droits électoraux : « il semble, dit-il, que ce soit le souverain bien ; être en possession du droit électoral, c'est faire à peu près tout ce que l'on veut, tout au moins on se le persuade. »

Le pays est prospère, concluait-il ; il ne serait pas sage de recourir à des moyens propres à compromettre cette prospérité.

Plusieurs libéraux avaient présenté un contre-projet basé sur la capacité, supprimant le cens à la province et à la commune, tout en maintenant les droits acquis.

Frère reprit la parole le 27 avril et s'attaqua surtout aux amendements des progressistes, qui conduisaient, comme le projet ministériel, à la révision de la Constitution et préparaient les voies au suffrage universel. Lui voudrait voir représenter « la science. » Au lieu de cela, on veut abaisser le cens, pour tomber, de chute en chute, au suffrage pour tous. Opposant la force morale à la force matérielle, il évoqua l'exemple des Cinq du Second Empire. (Note de bas de page : L'Etoile Belge, qualifiant ce discours de remarquable, trouvait pourtant que la seule conclusion logique en tirer c'était le relèvement du cens, dans l'intérêt du libéralisme.)

Il s'en était pris spécialement à la formule « cabalistique » du » savoir lire et écrire » prônée par Jottrand et Demeur.

Ce dernier riposta qu'il était d'accord avec la majorité des associations libérales, et s'efforça de mettre Frère en contradiction avec lui-même, lui rappelant sa déclaration de 1864 : « Assurément notre cœur et notre raison nous disent que tous les hommes réunis en société doivent être appelés à participer à la gestion des affaires du pays. C'est là l'idéal poursuivre ».

Frère tenta un dernier effort le 3 mai. Notant la joie des cléricaux devant les querelles libérales, il reprocha aux révisionnistes de gauche « d'avoir pris le prétexte de cette réforme pour fomenter, au sein du parti libéral, les divisions qui l'ont perdu. » Il rallia leurs vues vagues et contradictoires en matière électorale.

(page 301) Il insista encore sur le danger d'abaisser le cens dans les grandes villes, « foyers d'intelligence, sans doute mais abritant aussi beaucoup d'ignorance et de perversité, comme l'exemple venait d'en être donné par Paris.

Votre but, dit-il au cabinet. c'est d'appeler l'électorat des masses subissant plus aisément l'influence anti-libérale.

Il se défendit de s'opposer systématiquement à l'émancipation politique des travailleurs. Mais, fit-il observer, « entre le système qui admettrait le plus grand nombre possible à prendre part aux affaires publiques et le système... qui donne l'empire à la classe la plus ignorante, la plus malheureuse, pour régler les destinées de la société, il y a toute la distance qui sépare l'erreur de la vérité. »

Il mit en garde contre l'illusion qui ferait croire que donner un bulletin de vote à l'ouvrier, ce serait préparer pour les classes laborieuses de nouvelles destinées correspondant à leurs illusions et à leurs erreurs. Ce serait là, dit-il, « une de ces aberrations qu'il m'est impossible de comprendre... Après avoir réfuté, en s'appuyant sur Stuart Mill, la théorie qui considère le droit de suffrage comme un droit naturel, il établit que le problème fondamental en matière de réforme électorale était de savoir s'il fallait laisser la classe la moins éclairée diriger les deux autres, les riches et les bourgeois.

Il termina en justifiant le dessein du cabinet libéral de 1867 de chercher à donner l'électorat aux plus intelligents, et en reprochant encore à la formule du savoir lire et écrire son imprécision et la difficulté d'en constater la connaissance.

Les amendements capacitaires furent tous successivement rejetés. Le plus avancé, celui de Jottrand, pour le savoir lire et écrire, obtint 15 voix libérales et une catholique. Celui de Funck, assez compliqué, plein de restrictions, recueillit 36 voix de gauche. Six libéraux seulement le repoussèrent, dont Frère, Tesch et Bara.

C'était, aux yeux de l'Indépendance comme de l'Etoile l'indice d'une nouvelle orientation du libéralisme. Mais cette transformation ne s'opéra pas, parce que ni les Jottrand, ni les Couvreur, ni les Guillery n'avaient la taille d'un chef. Aussi (page 302) Frère-Orban ne devait-il pas tarder à reprendre sur la gauche son ancien ascendant.

Pendant quelques années encore, cependant, il se crut abandonné par la majorité de son parti. Sa correspondance avec Trasenster en témoigne. Son âme altière en souffrait. Il fallut toute l'insistance de ses amis pour l’amener, dans une circonstance décisive, lors du banquet Piercot, à prendre la parole au nom du libéralisme. L'épreuve fut décisive, bien que parfois encore, Frère ne crût pas pouvoir dirigerà nouveau un parti trop peu discipliné.

Au cours de la récente discussion, il avait vu sans plaisir l'un de collègues de Liége, Emile Dupont, proposer d'adjoindre aux listes électorales, sans paiement de cens, tous ceux qui auraient fréquenté, pendant trois ans, la deuxième division d'une école d'adultes. « Il faut maintenant, écrivait-il Trasenster le 25 avril, que les doctrinaires se divisent. » « Ces amertumes, avoue-t-il, venant de ceux sur lesquels on croyait pouvoir le plus compter, m'affligent beaucoup plus que tout ce qui me vient de mes adversaires » (lettre du 25 avril 1871).

Nous avons encore une longue lettre de Frère à Louis Hymans non datée, mais qui doit être de mai 1871, puisqu'elle fait allusion à la réforme électorale faite par les cléricaux « au profit de l’ignorance pour mieux se consolider au pouvoir et berner plus à leur aise leurs auxiliaires radicaux. »

Cette lettre est particulièrement intéressante. De l'aveu de Frère, la polémique virulente engagée entre l'Echo du Parlement et l'Indépendance n'est pas approuvée en général, même par les meilleurs des hommes politiques, qui « font des réserves. » « C'est assez, observe Frère, pour nous montrer l'état des esprits et quel espoir on peut fonder sur l'avenir du parti libéral. » Quoi qu'il en soit, Frère approuve Hymans de ne pas déserter le combat et lui suggère certains arguments contre le radicalisme.

L'Indépendance, dit-il, prétend que le parti doctrinaire « veut le pouvoir pour le pouvoir, qu'il a été vaincu parce qu'il n'a rien fait et qu'il refuse de proclamer les dogmes qu'il plaît à l'Indépendance de choisir à une heure donnée » (25 avril 1871).

Cette assertion « constitue à la fois un outrage et une contre-vérité. » Depuis 25 ans, en effet, le parti libéral, toujours combattu par les radicaux, a réalisé tous les progrès accomplis dans l'ordre moral, intellectuel, économique. Aussi les libéraux de tous les pays ont-ils cité la Belgique comme un modèle à imiter. Cavour, par exemple, ne cessait de signaler l'œuvre du libéralisme belge. Après avoir énuméré les réformes exécutées pour tenir les promesses du Congrès libéral de 1846, Frère s’indigne de voir contester cette évidence par un « journal républicain, français et financier. »

La réaction, constate-t-il, est actuellement au pouvoir : elle menace les conquêtes du libéralisme. Les cléricaux « promettent à la vérité de ne point revenir sur les actes des libéraux qu’ils ont le plus violemment attaqués. » « Nouvelle ruse et nouvelle palinodie », s'écrie Frère, qui montre que le libéralisme doit lutter pour conserver ce qu'il a conquis, et le met en garde contre les appels à l'union des avancés qui excommunient les libéraux non ralliés à la révision de la loi de 1842 et à l'instruction obligatoire : Orts, Pirmez, Vandenpeereboom.

L’abolition des impôts sur les débits boissons alcooliques et les tabacs

Une proposition émanant de l'initiative de six membres de la droite abolissait les impôts sur les débits de boissons alcooliques et des tabacs. Le but tendait à la suppression de nombreux électeurs cabaretiers, et le gouvernement s'était rallié à la proposition en la complétant par différentes modifications aux lois fiscales, notamment par l'élévation de l'impôt foncier.

Frère-Orban, comme toute la gauche, fit opposition au projet. Le 21 juin 1871, il s'efforça d'établir :

l. Que les gouvernementaux n'étaient pas nécessaires ;

\2. Que les finances des grandes villes seraient compromises ;

\3. Que le gouvernement abandonnait un intérêt général de (page 304) premier ordre « en supprimant l'impôt sur le débit de boissons et en se remettant aux communes et aux provinces du soin de laisser absolument libres ou de taxer d'une contribution quelconque les débitants de boissons alcooliques. »

Encore la question d' Anvers

Pour permettre la constitution très laborieuse du cabinet d'Anethan, Léopold Il avait consenti à un examen de la question d'Anvers. Jacobs s'était écrié avec plus ou moins de sincérité, lorsqu'il apprit cette nouvelle : « La citadelle est prise ! » (BELLEMANS, Victor Jacobs, p. 181).

Et le 26 juillet 1870, dans un meeting à Anvers, il alla jusqu'à déclarer que la citadelle du Nord ne resterait pas debout (DEVADDER, Cinquante ans de la vie d’un Anversois, p. 35).

Son premier passage au pouvoir s'écoula pourtant sans que disparût la forteresse odieuse aux meetinguistes. En novembre 1871, il écrivit au chef du cabinet qu'il ne se laisserait mystifier ni par le Roi, ni par le ministre de la Guerre. Mais Léopold Il, plus ferme que ne le supposait Frère-Orban, s'opposa nettement, par une lettre à d'Anethan du 15 novembre, à permettre de rouvrir la question.

Le ministère tomba peu après et la discussion du budget de la guerre, en décembre 1871, permit à Frère-Orban de railler les députés d'Anvers qui n'avaient pu obtenir, malgré la présence de Jacobs au ministère, l'exécution des promesses faites à leurs électeurs.

Le prudent Malou se borna à promettre un examen bienveillant. Jacobs, qui ne cessa de le harceler, ne parvint pas à l'amener à résoudre la question. En 1881 seulement, le cabinet libéral consentit à sacrifier la citadelle du Nord, une compensation sérieuse sauvegardant les intérêts de la défense nationale s'étant révélée possible.

Critique, par Frère, de la condescendance du Roi pour les catholiques. Son pessimisme quant à la réorganisation du parti libéral

Dans une lettre fort intéressante adressée le 20 septembre 1871 de Sainte-Ode Trasenster. Frère-Orban examine la position du Roi et la reconstitution éventuelle du parti libéral. Léopold Il. selon Frère, comprend « qu'il a commis une faute en montrant trop de condescendance pour les catholiques en leur accordant sans nécessité la dissolution du Sénat et surtout en mettant les meetinguistes d'Anvers sur le pavois. » Malgré « certaines résistances... il n'est plus le maître de la situation. »

Frère estime qu'en ce moment, il n'y a pas d'autre ministère possible qu'un ministère de droite et les libéraux ne sauraient rien faire même avec une dissolution ». Le Roi donc, après un conflit et une crise, devrait se résigner à signer même un projet de loi sur les cimetières, désarmé qu'il est par la dissolution du Sénat.

Quant à la réorganisation du parti, Frère, comme Paul Devaux et Trasenster, croit qu'elle se fera, mais « on ne doit pas être trop pressé. » Cette hâte, du reste, n'est pas à craindre. Le parti libéral « est dans un tel désarroi, il y a tant d'incohérence dans les idée, il y a si peu de foi parmi les hommes qui se proclament libéraux, qu'on ne verra guère d'empressement à faire cesser les divisions. »

Les manifestations de novembre 1871 et la révocation du ministère d'Anethan - Le cabinet de Theux-Malou

Rien ne faisait prévoir, en octobre 1871, la chute prochaine et humiliante du cabinet d'Anethan-Jacobs. Une « imprudence », une « faute » même, de l’avis de Woeste et du biographe de Victor Jacobs, provoqua une crise grave, que le Roi dut (page 306) dénouer sans avoir l'expédient habituel : le recours à l’ « opposition de Sa Majesté », car il n'avait pas la conviction - pas plus que Frère-Orban et la plupart des membres de la gauche - qu'une dissolution rendrait la majorité aux libéraux.

La nomination, le 11 octobre 1871, de Pierre De Decker, comme gouverneur du Limbourg, fut la pelure d'orange qui fit glisser du pouvoir un ministère dont plusieurs membres du reste ne plaisaient guère à Léopold II. Compromis dans les malheureuses spéculations financières de Langrand-Dumonceau, l'ancien ministre de 1857, excellent homme au fond, avait reçu cette haute situation pour compenser ses déboires politiques et financiers. (II ne s'était pas relevé du coup asséné en 1857 et avait démissionné peu comme député de Termonde.)

Il fut choisi, malgré l'opposition décidée de Kervyn de Lettenhove et de Jacobs, sur les instances mêmes du Roi, qui, aux objections qui furent présentées, répondit que les affaires Langrand étaient bien usées et que les libéraux n'attaqueraient certainement pas ce choix (BELLEMANS, op. cit., p. 228). C'était d'ailleurs Van Praet, qui avait été, pour des raisons d'amitié, l'instigateur de cette nomination et avait convaincu de sa possibilité le Roi d'abord, ensuite d'Anethan.

L'opinion publique et même politique fut lente à s'émouvoir, bien que l'Echo du Parlement, dès le 14 octobre, eût fait ressortir, en termes violents, l'inconvenance de la nomination d'un « ancien membre de la Chambre des représentants, ancien directeur de la Banque du Crédit foncier international... en faillite, et signataire des lettres de gage connues dans les campagnes sous le nom de « bons de Decker », lesquelles ont amené la ruine de plusieurs milliers de familles... »

A la fin, cependant, le feu fut mis aux poudres par une vigoureuse interpellation de Bara, le 22 novembre. Des manifestations quotidiennes, de plus en plus animées, se succédèrent à Bruxelles. La droite de la Chambre se hâta de clôturer le débat en rejetant un ordre du jour de blâme. Le vote n'empêcha pas De Decker de démissionner, dès le 25 novembre.

(page 307) Cette démission lui avait été demandée par les ministres, qui, selon le mot de J.-B. Nothomb à Woeste, manquèrent tout de suite d'attitude. L'opposition se tenait sur un excellent terrain ; elle ne désarma pas, persistant à réclamer la retraite du cabinet.

Les contre-manifestations cléricales, les adresses des associations conservatrices, les objurgations de la presse catholique, ne relevèrent pas le moral du ministère, fortement atteint, le 29 novembre, par un discours de Frère-Orban prononcé à l'occasion du budget de la guerre, mais qui dévia bientôt sur les émeutes persistantes et fut très sévère pour le gouvernement. Le député de Liége, après avoir reconnu que la gauche ne voulait, et ne pouvait former actuellement un ministère, s'écria : « que d'autres hommes prennent le pouvoir, que le gouvernement soit dégagé de deux éléments qui le minent et le ruinent ; que l'on ne puisse plus dire désormais que le ministère est la représentation de la maison Langrand et de la maison anversoise... »

Le 30 novembre fut la journée décisive. C'était la date de l'inauguration des travaux de la Senne. La cérémonie se passa bien, en dépit d'un temps affreux et en dehors de la présence du Roi et des ministres ; mais dans l'après-midi et la soirée, les manifestations recommencèrent ; et elles atteignirent leur point culminant. Bien qu'au dire du Journal de Bruxelles trois mille catholiques (note de bas de page : Selon la presse libérale, il s'agissait de 200 « stokslaegers » tout au plus qui, ayant provoqué des contre-manifestants, furent refoulés à coups de pierres et de briques) fussent allés crier devant le palais : « Vive le Roi ! », Léopold Il déjà fort ébranlé, fut profondément impressionné par les bandes « recrutées comme disait Woeste (Revue générale, de décembre 1871) - par les doctrinaires et pour lesquelles les provinces avaient fourni un large contingent et qui poussèrent des vociférations fort désobligeantes pour le Souverain. (Note de bas de page : Louis Hymans, dans la Meuse, n'osait les répéter. Aucun Journal ne les reproduisit. V. Jacobs, à la séance de la Chambre du 15 décembre 1871, cita la moins forte : « Au balcon. roi de carton ! » Le Roi la signala lui-même à d'Anethan. On trouvera tous les détails de journées fameuses dans Van Kalken, Commotions populaires et Jules Garsou. Jules Anspach. D’autre part, dans la Revue Générale du 5 mai 1926, le baron de Trannoy a consacré un intéressant article la révocation du ministère d’Anethan. Fin de la note.)

(page 308) En réalité, le Roi, dès le 27 novembre, avait d'abord réclamé la démission de Kervyn qu'il voulait remplacer par Dumortier, « un homme de 1830 » ; les autres ministres se solidarisèrent avec leur collègue et Léopold Il n'avait pas insisté pour le moment. Il avait ensuite consulté Thonissen, de Theux, Schollaert père et inclina bientôt pour la retraite du cabinet tout entier. Après les scènes du 30 novembre, il n'hésita plus. Dès le lendemain, il fit part à d'Anethan de sa résolution irrévocable de former un nouveau ministère de droite, si possible, sinon de gauche.

Il avait répondu à des membres de la droite essayant d'obtenir le maintien du ministère : « La droite est libre de se suicider. »

Les ministres se refusèrent à démissionner et attendirent leur révocation qui leur fut signifiée le 1er décembre. Ils en accusèrent réception tout de suite et reprochèrent au Roi, qui avait motivé sa décision sur le fait que « le ministère lui paraissait hors d'état de maintenir l'ordre » de les avoir empêchés de recourir aux mesures énergiques nécessaires.

Frère-Orban reproche à d’Anethan d'avoir découvert la Couronne. Le cabinet de Theux-Malou

Malgré sa colère, la droite parlementaire se résigna au changement de ministère proposé par le Roi. La perspective d'un cabinet de gauche, que Léopold Il fit entrevoir, fut la raison déterminante de cette attitude. Ainsi se forma, le 7 décembre, le ministère nominalement présidé d'abord par le vieux comte de Theux (il avait 77 ans), et dont Malou fut le chef réel. C’est la période où l'homme de la rue aux concepts simplistes, résumait les luttes politiques en personnifiant le libéralisme en Frère-Orban et le cléricalisme en Malou.

Dès l'après-midi du 1er décembre, d'Anethan annonçait à la Chambre la retraite du cabinet. Un vif débat suivit la déclaration de l'ex-premier ministre. Frère-Orban lui reprocha d'avoir (page 309) méconnu les principes les plus élémentaires du parlementarisme et d'avoir découvert la Couronne.

« ...Vous donnez là - dit-il à la droite qui avait applaudi d'Anethan - de détestables exemples pour un parti qui croit pouvoir se nommer le parti conservateur. Sans doute, à l'heure opportune, dans les conditions voulues par la Constitution, la résolution de la Couronne pouvait être discutée, mais elle ne pouvait l'être qu'en présence d'un ministre responsable. Cette résolution qui n'est, d'ailleurs, que l'exercice régulier d'un droit constitutionnel, ne pouvait occuper la Chambre que si un ministre en prenait la responsabilité. En ce moment, qui couvre la Couronne ? Quel est le ministre qui prend la responsabilité de l'acte que l'on critique ? Que ce ministre se lève! Eh bien! où est-il ? Le silence est absolu au banc ministériel. Ainsi, nous n'avons plus de ministres responsables, on a livré la Couronne à la discussion, on l'a livrée aux passions des partis. Voilà ce qui est révolutionnaire. »

Réfutant le reproche adressé au parti libéral de n'avoir jamais su rester dans son rôle de minorité, il rappela les provocations cléricales de 1840, la modération des libéraux de 1840 à 1847, le conseil qu'ils avaient donné aux ministres cléricaux de 1855-1857 de ne pas écouter leurs amis exaltés les poussant à présenter la loi des couvents.

La preuve de la modération libérale « c'est que rien de ce qui a été fait par l'administration libérale (pendant 18 ans) n'a été retiré par vous » ; ces mesures, vous les avez qualifiées de « lois infâmes », de « lois de spoliation » ; vous les avez déclarées inconstitutionnelles, et aujourd'hui vous les maintenez et les appliquez.

Frère blâma les manifestations de la rue, mais il ne fallait pas s'en exagérer l'importance. Wellington s'était-il ému outre mesure des violentes démonstrations dirigées parfois contre lui ?

La droite, dit-il en terminant, dont la majorité n'a pas été mêlée aux affaires Langrand et les blâme, au fond du cœur, doit comprendre l'explosion de l'indignation populaire.

Aucun membre du gouvernement défunt ne releva le cinglant reproche de l'orateur et la Chambre s’ajourna jusqu'à convocation ultérieure.

(page 310) Nous n'avons sur ces événements qu'une lettre de Frère à Trasenster, datée du 3 décembre. Il prie son ami de reproduire dans le Journal de Liége, une lettre à l'Echo du Parlement d'un « vieux parlementaire » - pseudonyme transparent - « peut-être trouverez-vous - dit-il - que tous les faits rassemblés pour légitimer l'acte du Roi et prouver l'indignité des ministres, méritent d'être encore rappelés. »

Le « vieux parlementaire » citant les articles 63, 64 et 65 de la Constitution, constatait la carence voulue des ministres responsables, qui avaient « perdu tout sang-froid et toute dignité annonçant « avec une colère mal contenue qu'ils étaient révoqués. » Il soulignait l'attitude inconvenante de la majorité applaudissant « du geste et de la voix ceux qui dénonçaient le Roi, privé de toute défense légale, comme s'il avait commis une sorte de coup d'Etat... »

Il établissait que le Roi avait fait « un usage légitime de son droit » vis-à-vis d'un ministère « formé, comme on l'a dit très justement, d'une coalition de la maison Langrand et de la maison d'Anvers. »

Le Roi avait donc usé de son droit constitutionnel. « Qui oserait l’en blâmer ? » se demandait Frère, qui, donnant une leçon de parlementarisme aux membres de la droite prétendant que ce droit était sans précédent et n'était qu'une « lettre morte », signalait un cas de son application en Belgique même lorsque Léopold en dissentiment avec de Theux et de Muelenaere sur un acte de politique étrangère, avait désigné le général Goblet pour prendre le ministère des affaires étrangères et, sur le refus du comte de Theux de contresigner l'arrêté, s'adressait à Félix de Mérode.

« On peut contester l'opportunité et l'utilité du renvoi... faisait observer Frère-Orban, on ne saurait mettre en question le droit du Roi... »

(page 311) Il fallait être « fort ignorant de l'histoire parlementaire pour dénoncer un pareil acte comme sonnant le glas funèbre du régime parlementaire. »

L'histoire constitutionnelle de l'Angleterre mentionnait plus d'un exemple de l'exercice du droit royal. Guillaume IV, en 1834, n'avait-il pas constitué un ministère tory, alors que ce parti ne disposait que du quart des voix dans la Chambre des Communes ?

Concluant, le « vieux parlementaire » constatant que le Roi faisait « appel à la majorité elle-même pour lui désigner ceux qui pourraient la représenter », déclarait que si la droite ne se dégageait pas énergiquement de tout élément qui a servi à constituer le cabinet précédent, elle tenterait en vain de garder le pouvoir et succomberait dans cette entreprise.

L'émotion populaire s'apaisa dès la nouvelle de la révocation, et le Roi, traversant Bruxelles en voiture le 2 décembre, fut fort acclamé.

Le parti libéral crut-il possible la reprise du pouvoir ? Ce n'était pas en tout cas la pensée de Frère-Orban. Woeste, dans la Revue Générale de décembre 1871, a prétendu que la gauche, écartant son ancien chef, avait un ministère tout prêt : Bara à la justice, Guillery à l'intérieur, Van Humbeeck aux finances, Sainctelette aux travaux publics, le sénateur Reyntjens aux affaires étrangères.

Diverses causes, selon lui, s'opposaient à l'acceptation : les discordes intestines d'abord ; on pouvait, il est vrai, les calmer en agitant les passions religieuses ; la question militaire était plus dangereuse.

Dans ses Mémoires, il n'a pas reproduit cette information contestable.

La droite déjoua les calculs supposés de la gauche en acceptant de laisser se constituer un nouveau ministère catholique. Ce cabinet se composait du comte de Theux, ministre sans portefeuille, Malou aux finances, d'Aspremont-Lynden aux affaires étrangères, Delcour à l’intérieur ; de Lantsheere à la justice ; Moncheur aux travaux publics et le général Guillaume à la guerre.

(page 312) Le 7 décembre 1871, de Theux en devint le chef nominal, Malou le chef réel. Comme le fait remarquer Woeste (Mémoires, t. I, p. 115. Cf BELLEMANS, op. cit., p. 269), ce dernier était fortement préoccupé de « prouver que les catholiques étaient capables de gouverner » ; il redoutait les « préventions qui régnaient autour du Roi entretenues, selon la presse cléricale, par la « camarilla » et le septième ministère » (On désigna tous ces noms Van Praet et son neveu Jules Devaux ; ce dernier semble avoir joué un rôle prépondérant dans la crise de 1871. Le baron de Trannoy a consacré au septième ministère un curieux article dans la Revue générale du 15 janvier 1939).

Le 12 décembre, à la suite d'une communication du comte de Theux et d'explications de Cornesse découvrant de plus en plus la Couronne, Frère-Orban s'étonna de voir l'attitude résignée de la droite, si indignée, le 1er décembre, en présence de la révocation.

Il demanda, plus instamment encore, en vertu de la règle constitutionnelle, qui allait accepter la responsabilité des faits accomplis.

Alors que l'ancien cabinet comprenait des membres antimilitaristes d'ailleurs « fort embarrassés de leurs personnages au banc ministériel », il constatait la présence, dans la nouvelle combinaison, de « la fine fleur du militarisme de la Chambre et du Sénat. »

Remarquant d'autre part que les crédits provisoires avaient été demandés pour les divers budgets, sauf celui de la guerre, il en concluait « que le nouveau cabinet s'est mis d'accord sur les questions militaires... et que le général Guillaume, le dernier survivant du ministère d'Anethan, avait ses apaisements à cet égard.

Passant en revue les divers ministres, il voyait dans l'avènement de Malou et le choix de Delcour un symptôme de réaction et une tendance à faire régner dans l’enseignement public l'esprit de l'Université de Louvain.

« Ah ! Messieurs, s'écriait-il, c'est une tentative audacieuse. (page 313) A une époque où l'Eglise catholique combat partout avec une vigueur incroyable les principes qui sont la base de la société moderne, alors qu'elle attaque partout les libertés politiques et qu'elle condamne, alors qu'elle proclame l'infaillibilité de son chef et qu'elle fait en quelque sorte un dogme des propositions qu'elle énonce dans le Syllabus, c'est chose de la plus haute importance que d'appeler à la tête de l'enseignement en Belgique l'un des chefs, l'un des professeurs de l'Université catholique en Belgique... »

A Malou soutenant que le Roi n'avait nul besoin de contreseing pour exercer son droit de révocation. Frère riposta que cette théorie était fausse et la dérobade peu digne.

Il s'étonna de ne pas obtenir de réponse immédiate relativement à la question militaire.

Malou avait prétendu que les récentes manifestations avaient fait perdre à la Belgique de son prestige. Frère réfuta cette assertion. Ces démonstrations ont prouvé, dit-il, que le peuple belge est honnête et ne se laisse pas imposer ce qu'il juge déshonorant.

Frère-Orban et la question militaire

La discussion du budget de la guerre amena Frère à prendre plusieurs fois la parole, au sujet de la citadelle du Nord. maintenue malgré les engagements meetinguistes de Jacobs ; il rappela les collusions des cléricaux avec les internationalistes dans les meetings antimilitaristes et dénonça l'attitude équivoque du gouvernement, qui plaçait l'intérêt de parti au-dessus de l'intérêt national en s'abstenant de résoudre la question militaire, ébranlée jusque dans sa base par le rapport du général Guillaume (séance du 14 décembre).

Le 19, il s'attaqua surtout aux projets du ministre de la Guerre. Il lui reprocha d'avoir déclaré très mauvaise la loi du recrutement, mauvaise la loi organique de l'armée, et néanmoins de repousser l'ajournement à deux mois du budget de la guerre, proposé par la gauche, pour que le gouvernement s'expliquât sur ses intentions.

(page 314) Vous voulez, dit-il, laisser la question ouverte, qu'aux élections de juin 1872, les députés antimilitaristes de droite puissent, en promettant la réduction des dépenses militaires, tromper encore le pays.

Il s'attache ensuite à défendre l'organisation actuelle. Plusieurs membres de gauche et de droite avaient réprouvé le remplacement et préconisé le système allemand (service personnel avec volontariat d'un an), Frère, comparant les deux systèmes au point de vue des charges qu'ils entraînent, s'efforce de démontrer que les classes laborieuses profitent plus même du remplacement que les classes riches.

Envisageant la question de la défense efficace du pays, il déclare :

« Nous n'avons pas à constituer la plus grande armée possible... Il nous faut l'armée nécessaire.

« Nous ne pouvons pas avoir la prétention de constituer une armée qui nous mettrait en mesure de résister seuls une grande puissance quelconque. N'essayons pas de ces choses absurdes et impossibles... Il nous faut... l'armée nécessaire pour défendre le territoire avec nos alliés.

« Si attaqués par une grande puissance, nous n'étions pas secourus, nous ne pourrions résister aux forces armées qui seraient conduites contre nous, et il ne nous resterait qu'à succomber avec honneur dans la place d'Anvers où nous serions enfermés.

« Mais le secours est inévitable : nous avons la garantie de l'Europe parce qu'il est de l'intérêt de l'Europe que la Belgique soit indépendante et libre.

« Nous avons des alliances certaines et par conséquent nous devons être armés, nous devons l'être pour maintenir notre neutralité ; nous devons l'être pour aider nos alliés dans notre défense si nous étions attaqués... »

Se résumant, il faisait grand éloge du recrutement avec remplacement, système qui ne nuisait personne et qui obligeait le citoyen remplacé à servir dans la garde civique.

La motion d'ajournement ayant été repoussée, Frère s'abstint avec quelques autres libéraux de voter le budget.

(page 315) Revenant sur son intervention, dans une lettre à Trasenster du 24 décembre, il concevait qu'« un certain sentiment généreux », dispensant d'une étude approfondie, avait pu pousser à faire du service obligatoire et personnel comme en Prusse un article de programme démocratique.

Sa chute du pouvoir l'avait empêché de compléter l'organisati0n de l'armée par une réserve formée du premier ban de la garde civique convenablement exercé, ayant des officiers élus sous des conditions qui donnaient des garanties d'aptitude. Les miliciens exonérés devaient entrer dans cette réserve.

La prolongation du privilège de la Banque nationale

Lorsque Malou proposa de proroger pour 30 ans la durée de la Banque nationale, Frère-Orban défendit contre les critiques son œuvre admirable de 1850.

Les attaques étaient surtout dirigées contre la longueur du terme. Des garanties étaient réclamées contre le « monopole » et le « privilège » de la Banque.

Frère mit en lumière la pensée du législateur de 1850 qui avait substitué un nouvel établissement aux deux sociétés (la Société Générale et la Banque de Belgique) qui fabriquaient alors la monnaie fiduciaire et qui avaient compromis leur crédit dans des opérations industrielles.

L'intérêt général avait été son but, et ce but avait été atteint : le public avait d'abord obtenu un escompte facile et à bon marché : il avait ensuite profité des capitaux considérables que la circulation fiduciaire avait rendu disponibles. Le législateur de 1850 n'avait du reste pas voulu se lier : il n'avait accordé à la Banque ni monopole ni privilège.

La seule garantie de la Banque nationale étant de satisfaire chaque instant l'intérêt de tous, pour être à même de le faire, il lui fallait le temps. D'où le terme de 30 ans.

L'augmentation du capital se justifiait. Elle n'empêcherait pas les crises. mais c'était en temps de crise que la Banque rendait au pays des services réels par sa prudence et sa sagesse, en (page 316) défendant son encaisse contre les spéculations et en réservant ses ressources pour les besoins légitimes du commerce et de l’industrie.

Il estimait les objections présentées comme dictées, les unes par l'ignorance des faits économiques, les autres par une appréciation mal entendue. Il terminait ce remarquable discours (1er mai 1872) par un exposé de sa conception du crédit agricole, indiquant de quelle manière la Banque nationale pouvait pourvoir à l'organisation de celui-ci.

Le projet de prorogation, très peu modifié, fut adopté par 87 voix contre 6 et 3 abstentions.

Recrudescence des divisions libérales. Les élections de 1872 - Nouvelle scission à Bruxelles

Au lendemain même de la formation du cabinet de Theux-Malou, les querelles doctrino-progressistes, assoupies pendant la récente crise, se réveillèrent.

Une polémique vive et prolongée se poursuivit, d'une part, entre l'Indépendance et l'Etoile Belge, appuyées par la plupart des journaux de la capitale et de la province et, d'autre part, l'Echo du Parlement et le Journal de Liége visiblement inspirés par Frère-Orban. Elle révéla l'impossibilité d'un accord même sur un programme restreint la révision de la loi de 1842, proposée par l'Indépendance à l'Echo du Parlement. L'organe de Frère-Orban répondit que de bons libéraux restaient partisans de cette loi : Orts, Pirmez, Rogier, Tesch et A. Vandenpeereboom.

Après tout, répliquait l'Indépendance, on ne peut toujours ménager des hommes, si importants soient-ils, qui s'opposeraient à un article essentiel du parti libéral.

Aussi, comme l'Etoile Belge le constatait avec mélancolie le 5 mai 1872, les libéraux restaient sur la défensive pour les élections de juin et semblaient, comme les catholiques de 1857 1861, n'avoir plus l'espoir du succès.

Malgré les velléités d'élimination de côté et d'autre, la lutte (page 317) à l'Association libérale de Bruxelles se limita. Une seule candidature fut combattue, celle de Demeur, qui l'emporta facilement sur le doctrinaire Hanssens-Watteeu.

Les élections provinciales, législatives et communales de 1872

Les élections provinciales eurent lieu les premières en mai. Elles furent désastreuses pour le libéralisme qui perdit la députation permanente du Luxembourg. Il avait dans les neuf provinces, avant la dissolution, 273 conseillers contre 263 catholiques. Il n'en garda que 223, tandis que les cléricaux en comptaient 337.

« La leçon est assez claire, disait l'Etoile Belge du 28 mai, pour donner à réfléchir à ceux d'entre les libéraux qui cherchent le salut de leur parti dans la division. »

Dans ces conditions, les élections législatives du 11 juin ne pouvaient être bonnes.

Si le succès de la gauche libérale fut assez marqué à Bruxelles, où elle obtint de 6.606 6.420 voix. tandis que les catholiques en recueillaient de 3.401 à 3.071 ; si le siège de Brasseur - compromis dans les affaires Langrand - fut conquis à Philippeville par un libéral, les libéraux perdirent un siège à Nivelles et un autre à Virton. Alphonse Vandenpeereboom se maintint péniblement à Ypres, avec 925 voix sur 1.828 votants.

Par contre, les élections communales du juillet furent relativement meilleures pour les libéraux qui reconquirent notamment les hôtels de ville d'Anvers et de Louvain, compensation suffisante pour la perte d'un certain nombre de petites villes des Flandres.

Dans la Revue Générale (juin 1872), Woeste s'applaudissait des heureux résultats pour son parti de cette triple consultation électorale et de la persistance des divisions libérales.

« Remarquons, concluait-il, que la gauche reste extrêmement (page 318) divisée. Elle se partage en trois fractions : les progressistes. les doctrinaires antireligieux de l'école de M. Frère, et les doctrinaires de l'école de M. Vandenpeereboom qui se disent religieux et se déclarant partisans de la loi de 1842... » (la présence à la Chambre de cette dernière fraction) « contribue à diviser la gauche et nous créer une des positions les plus fortes qu'un parti puisse ambitionner. »

La correspondance de Frère avec Trasenster, assez restreinte pour le premier semestre de 1872, nous apporte son appréciation de l'élection législative. Constatant, à propos d'un incident universitaire auquel avait été mêlé son ami, l'apathie et le désordre dans les idées, il ajoutait : « Je ne me fais pas la moindre illusion sur le sens des élections de Bruxelles. Elles sont nettement anticléricales, cela est évident, mais elles ne sont nullement une réaction contre le mouvement de 1870 si hostile aux hommes du dernier ministère libéral. » Il en donna pour preuve les allusions déguisées, mais manifestement hostiles à sa personne, que contenaient les discours de Guillery et de Demeur à l'Association libérale.

« Ce n'est pas, remarquait-il, que les progressistes voient leurs idées - s'ils en ont - adoptées par le public. Non, ils sont tenus de prendre de faux nez doctrinaires pour disposer l'opinion en leur faveur ; mais il doit être entendu qu'il ne peut être question des doctrinaires du dernier cabinet. C'est cette hauteur que s'arrête l'effort commun. Tout se réduit à de frivoles (page 319) questions de personnes et l'on colore l'hostilité par cette affirmation que nul ne contredit : « Les libéraux ont eu le pouvoir pendant treize ans et ils n'ont rien fait.

« Ainsi jugé, condamné et exécuté. » « Je ne m'en plains ni ne m'en irrite », poursuit-il dans un accès de pessimisme. « Je suis rejeté non seulement comme inutile, mais, ce qui est mieux, comme funeste. J'ai compromis. j'ai perdu le parti libéral. A d'autres à le diriger. Ce qui n'empêchera pas que le jour où acceptant la sentence, je songerai enfin pour la première fois, après 25 ans, à m'occuper du soin de mes intérêts privés, je serai traqué parce que je ne reste pas à la disposition du public... »

Le 19 juillet, il termine une lettre à Trasenster en disant : « Il est assez difficile de prévoir ce qui sortira de la situation nouvelle née des élections. L'imprévu y jouera probablement le plus grand rôle. »

Frère surveillait l'allure politique de l'Echo du Parlement comme celle du Journal de Liége. Ainsi qu'il l'avait dit Louis Hymans, l'attitude du journal devait être pour le moment « expectante. » Le rédacteur en chef « un peu embarrassé du rôle qu'il devait prendre après les élections » avait fort goûté le conseil de Frère. Il partit en voyage, sans avertir Canler, son collaborateur, qui se jeta vivement dans le combat, suscitant des critiques exprimées à Frère par Van Praet et Jules Devaux. Tout en trouvant leurs appréhensions un peu exagérées, Frère était néanmoins d'avis qu'il était « au moins inutile de porter chaque jour aux ministres le défi de tenir leurs promesses et les engagements de leur parti. On peut ainsi les porter à quelque mesure extrême qui, une fois prise, sera toujours difficile à rétracter, et il y a plus de profit à se réserver de triompher plus tard de leur impuissance. Hymans étant de retour je lui ai écrit dans ce sens et je suis persuadé qu'il donnera l'Echo une tenue convenable. » (Lettre A Trasenster du 3 septembre 1872).

Recrudescence des divisions libérales à Bruxelles. La troisième scission

(page 320) Un article du Journal de Liége, du 20 septembre 1872, reflétait certainement la pensée de Frère sur la nécessité primordiale de rétablir au sein du libéralisme « la discipline des idées. » Les libéraux ne pouvaient prendre le pouvoir sans s'être mis d'accord sur un programme bien déterminé. Ils devaient consacrer à cette tâche le temps qui les séparait des élections de 1874.

Par malheur, les querelles libérales étaient loin d'être aplanies. Elles se renouvelèrent à Bruxelles, à la fin de 1872, avec une gravité telle qu'une troisième scission se produisit à l'Association libérale. L'admission de tous les membres des associations cantonales, moyennant une cotisation minime, en fut la cause. La Société constitutionnelle des électeurs libéraux se constitua sous la direction d'Orts, Jamar, Dolez, De Mot, Eugène Anspach. etc. Bara, qui habitait Bruxelles, quitta l’Association libérale. La plupart des mandataires restèrent fidèles à l'Association, et presque tous les journaux de la capitale blâmèrent les séparatistes.

Frère, le 6 janvier 1873, faisait allusion à cet événement. « On me dit que la scission a de nombreuses adhésions. Il y aura ce qu'il semble 4 ou 500 membres pour constituer la nouvelle Société. Ce serait fort bien pour un début. Mais l'atonie est toujours telle que je crains que l'on ne prenne des désirs pour des réalités. Je connais un certain nombre de mes amis qui ont quitté l'Association mais qui refusent d'entrer dans la Société nouvelle en disant que M. Orts qui déjà plus d'une fois a abandonné ses amis, pourrait bien le faire encore la première occasion. »