(Paru à Bruxelles en 1946, aux éditions Vers l'Avenir)
(page 275) Pendant ces palabres la gestation du nouveau cabinet était laborieuse. Le 2 juillet seulement, le Roi ratifia la composition du ministère d'Anethan. qui, ayant obtenu la dissolution des Chambres, se présenta, bien que purement catholique avec un programme d'apaisement et de conciliation.
Frère-Orban, dans une lettre à Trasenster, le 6 juillet, déclinait l'initiative de réunir la gauche, probablement suggérée par son correspondant. Il ne voyait du reste pas qui convoquerait cette assemblée. Ce ne serait pas le président Dolez, qui renonçait à lutter à Mons « profondément ulcéré de la conduite de ses collègues de Thuin et Boulanger » et se refusant « de laisser porter son nom à côté des leurs. » La réunion, d'ailleurs, n'aboutirait qu'à la confusion d'« une tour de Babel où s'entrechoqueraient les opinions extrêmes, de Guillery à Pirmez, et où les anciens progressistes de la capitale, renforcés, prendraient la prépondérance, « aidés par ceux d'entre nous qui sous prétexte de conciliation veulent que fasse quelque chose... »
Ne sachant pas ce qui s'était passé entre le Roi et d'Anethan, il doutait que Léopold Il eût consenti à dissoudre le Sénat, ce qui serait « une grande faute » « -Je doute plus encore, ajoutait-il, qu'il ait consenti à réduire le contingent de 2.000 hommes et à démolir la citadelle du Nord, » car ce serait « un acte de folie. »
(page 276) L'incertitude sur le premier point fut bientôt dissipée par le rapport au Roi publié par le Moniteur du 9 juillet convoquant les électeurs pour le 2 août en vue de nommer les représentants et les sénateurs.
Le Convent libéral et ses conséquences
Le 13 juillet, le Convent libéral se réunit à Bruxelles sous la présidence de Van Humbeeck.
Après un débat assez vif et un échange de récriminations entre doctrinaires de Liége et progressistes de Verviers, une « plate-forme » électorale assez accentuée fut admise. Elle comportait :
\1. L'extension du droit de suffrage, sans condition de cens, pour la province et la commune ;
\2. le développement de l'enseignement primaire :
\3. la séparation des Eglises et de l'Etat, précédée de la révision de la loi de 1842 et de la suppression des exemptions ecclésiastiques ;
\4. la réduction des charges militaires, « en tant qu'elle soit compatible avec les nécessités de la défense nationale. »
Un congrès libéral serait réuni en hiver pour étudier la question de la révision de la Constitution, en vue de supprimer le budget des cultes et l'article 47.
Ces tendances provoquèrent aussitôt des protestations significatives. La première fut la lettre de Louis Hymans au président de l'Association libérale de Bruxelles, déclinant tout nouveau mandat, pour incompatibilité d'humeur avec le programme adopté. Paul Devaux, dans un discours à l'Association libérale de Bruges, s'opposa nettement à l'esprit nouveau. N'ayant pas été suivi par l'Assemblée, il donna sa démission de membre. A Mons, H. Dolez refusa de se laisser représenter. (Note de bas de page : Dès le 24 juin, Eudore Pirmez en avisait Frère et le priait d'intervenir pour empêcher une décision « bien regrettable et de nature à affaiblir singulièrement l'élément modéré ou doctrinaire... ».) Ce fut enfin le discours mordant de Frère à Liége, le 17 juillet.
Le discours de Frère-Orban à l'Association libérale de Liége
(page 277) Le Journal de Liége avait annoncé, le 11 juillet, que Frère-Orban assisterait à la séance de l'Association libérale et y prendrait la parole. Ecrivant le 15 à Trasenster, l'ancien ministre, constatant le « vertige » et l'« abaissement des caractères propres », propres « à désespérer les plus forts », regrettait d'avoir laissé dire qu'il irait à la réunion. « Il eût peut-être mieux valu garder le silence et laisser passer l'orage. »
Il se rendit pourtant à l'Assemblée où les marques éclatantes d'affection et de respect que lui prodiguèrent les assistants réchauffèrent son cœur endolori.
Follement acclamé lorsqu'il se leva pour parler, il exprima sa « joie indicible » de se retrouver au milieu des « amis des premiers jours » et, saluant les disparus, il demanda de leur « donner un souvenir affectueux et reconnaissant. »
Il rappela, non sans mélancolie, ses débuts, la mission que ses électeurs lui avaient confiée, les sourires de la jeunesse et de la fortune, « jetés aux quatre vents du ciel » pour aller au poste qui lui avait été assigné.
L'accueil enthousiaste qui lui était fait le vengeait des « outrages quotidiens », l'élevait « au-dessus des défaillances plus tristes encore » et lui inspirait le légitime orgueil qu'il laisserait aux siens « un nom dont vous vous souviendrez quelquefois et qui pour mes fils sera peut-être une protection au milieu de mes concitoyens. »
Il remerciait ses mandants de leur devoir le patrimoine d'honneur qui était cher et qu'on ne lui ravirait pas. Leur fidélité avait été sans exemple. Pendant près d'un quart de siècle, « pas un seul jour, pas une heure, pas un instant, pas une voix, pas une seule, ne s’est élevée pour me demander compte du mandat qui m'avait été confié... vous m'avez ainsi grandi et fortifié, vous avez ainsi dit au pays tout entier que je continuais à défendre les principes qui nous sont communs, vous m'avez autorisé peut-être (page 278) à dire que je continuais, que je ne cessais pas de remplir mon devoir ».
Le grand orateur fonçait ensuite, avec son impétuosité accoutumée, sur ses adversaires de droite et de gauche. Ce n'est pas le moment, disait-il avec dédain, d'aller « à l'imitation des Grecs du Bas-Empire, sonder aujourd'hui les mystères de la substitution de la capacité au cens... » «- nous avons des devoirs plus pressants à remplir, nous avons en face de nous un ministère qui est tout un programme... qui est coupable d'avoir prononcé la dissolution des Chambres, deux jours après que des déclarations sinistres avaient été portées à la tribune française. »
Interrompu par les acclamations prolongées de la salle entière, il accusa le ministère « d'imprévoyance et d'incapacité » pour avoir jeté « la défiance dans le pays quand il fallait inspirer partout la confiance et la sécurité. »
Puis il rappela les épreuves des autres temps, l’ « épouvantable tempête de 1848 », le coup d'Etat, les guerres de Crimée, d'Italie, d'Allemagne, que surmonta l'opinion libérale au pouvoir, succès dont le souvenir devrait inspirer la confiance.
Et c'était à l'heure où ce sentiment devrait être puissamment encouragé qu'on livrait « le pays à une sorte de guerre civile, provoquée par la dissolution des Chambres... »
Frère se tourne alors visiblement contre d'Elhoungne et l'inculpe d'avoir insinué, dans un article du Journal de Gand que les anciens ministres avaient « conseillé à la Couronne le ministère qui est aujourd'hui devant vous ». (Note de bas de page : Cet article, qui parut le 8 juillet 1870, et portait la marque d'un rédacteur peu ordinaire, affirmait d'abord l’impossibilité de reconstituer un ministère Frère-Orban, comprise par les intéressés eux-mêmes. Il insistait sur les fautes commises, représentait l'ancien cabinet comme l'artisan de sa propre chute et de la chute de ses adhérents. » « Non content de se retirer - ajoutait-il - ce qui était son devoir, il a décidé, ce qui n'était pas son droit, que le parti libéral devait être mis à l'écart du même coup que lui, faire place au parti clérical… » Fin de la note.)
« Le personnage masqué - s'écrie-t-il - qui, sans doute dans un but égoïste, a spéculé sur cette invention, n'a pas montré son visage ; (page 279) il n'a pas dit son nom ; je ne sais donc qui ma réponse ira frapper. Mais elle sera nette et catégorique ; il a affirmé la chose qui n'est pas. »
Ce même journal a formulé contre Frère des propositions d'ostracisme. L'orateur définit l'ostracisme : « ce n'est pas une peine qu'on inflige à des coupables ; non, il n'y a pas de coupables. C'est une satisfaction que donne dans la démocratie à la haine et l'envie pour les consoler de leur impuissance. »
« Oublions tout cela ! - s'écrie Frère dans une péroraison enflammée - l'oubli est une vengeance qui suffit quand elle est l'expression d'un suprême dédain !... Oublions nos misérables querelles personnelles quand il s'agit avant tout et exclusivement des intérêts de notre opinion et des intérêts de la nation. Emparons-nous des armes constitutionnelles qui sont entre nos mains ; courons en masse au scrutin et sauvons le pays! » (Note de bas de page : Le Journal de Gand du 19 juillet battit en retraite assez piteusement. Le moment n'est pas aux questions personnelles, dit-il. Il admet « sans hésiter » la déclaration de Frère sur l’ »erreur de fait » commise. SI cette rectification lui avait été adressée plus tôt, il se serait empressé de l'accueillir. Il se défend aussi d'avoir formulé contre Frère des propositions d'ostracisme et ne relève pas les mots : « le personnage masqué. »)
Frère-Orban, dans ses lettres intimes, avait paru croire que, même à Liége, son autorité se trouvait ébranlée. L'accueil fait à sa magnifique harangue dut le détromper. Il n'en est pas moins vrai que le ton passionné de son discours entretint les polémiques engagées entre les libéraux et que ceux-ci se présentèrent dans les conditions les moins favorables au scrutin du 2 août,
Les opinions des correspondants de Frère sur la situation
Les lettres reçues et conservées par Frère pendant la période électorale révèlent les difficultés de la situation et le peu d'espoir de ses correspondants.
Le gouverneur de la Flandre Orientale, de Jaegher, avait douté, avant le 14 juin, d'un succès à Gand. Le 6, il écrivait (page 280) à Frère : « Pour la première fois depuis 20 ans, je n'ose plus dire : Voici ce que nous aurons. » Le jour de la proclamation du scrutin, il se disait « désespéré d'avoir eu raison contre tous » dans ses « appréciations funestes. »
De Jaegher, à la demande de Frère, s'était livré à des recherches minutieuses sur l'effet de l'abaissement du cens, « pas immédiat, sous le rapport des revirements politiques surtout ; mais sous celui du niveau social, il devient au moins immédiatement frappant » ; c'était, dans les assemblées provinciales, un glissement de l'indépendance à la dépendance.
Et le Gouverneur rappelait la prédiction de Frère au Congrès libéral de 1846. Elle s'était accomplie : « On a eu... des serviteurs et non des électeurs. »
La décroissance est encore due à d'autres causes : l'action politique plus prononcée de l'aristocratie catholique en partie d'abord plutôt indifférente ; l'attitude hostile des officiers.
Une réaction en faveur du libéralisme n'était pas complètement exclue, mais, pour diverses raisons, il ne la voyait « pas marquée au cadran du moment. »
Nous n'avons pas trouvé, après cette date, d'autres lettres adressées à Frère-Orban par De Jaegher.
Schmitz, représentant de Bastogne depuis 1868, écrivant de Steinbach, le 12 juillet, signalait la campagne d'intimidation du clergé : elle ne se bornait plus cette fois à quelques paroisses et s'étendait à toutes les communes. Le libéralisme était dénoncé comme une « hérésie » ; les électeurs votant pour lui, les abstentionnistes mêmes étaient déclarés « pêcheurs publics. » D'autre part, l'influence gouvernementale, qui jouait dans la région ardennaise un grand rôle, était passée à l'adversaire. Aussi Schmitz ne comptait-il pas s'exposer à un échec certain.
Louis Hymans, dès le 13 juillet, répondant à une lettre de Frère, l'informait de sa résolution de ne plus se représenter. Après avoir écouté bien des avis divers, de Bara à Paul Devaux - qui seul lui avait « tenu le langage d'un véritable homme politique » en lui prêchant la résistance -, il s'était d'abord décidé à se laisser reporter à l'Association libérale et à faire « une (page 281) profession de foi catégorique ». Les débats du Convent venaient de le convaincre de la capitulation d'Orts et d'autres amis, Hymans ne pouvait « se rendre complice d'une politique qui doit nous valoir la domination cléricale ou l'anarchie. » Il était persuadé de l'approbation de Frère.
Le lendemain, c'était Jamar qui avouait son découragement. « Vous ne sauriez vous figurer, disait-il, le désarroi où se trouvent nos amis. » Il avait essayé de relever leur moral ; il n'y avait pas réussi. Son élection était « fort compromise » ; la situation d'Hymans lui paraissait « perdue. » Une scission « à propos de son maintien sur la liste » était impossible, du sentiment de Bara ; Jamar priait Frère de détourner Hymans de faire, comme il l'annonçait dans l'Echo du Parlement, une guerre implacable à l'Association libérale.
De Verviers, le bourgmestre Ortmans-Hauzeur, écrivant le même jour, exprimait à Frère les regrets de ses amis politiques et déplorait son « ostracisme ». La défaite du libéralisme verviétois était due à la coalition clérico-progressiste qu'Ortmans flétrissait.
Signalant les défaillances que l'insuccès avait provoquées parmi les notabilités libérales, il priait Frère d'intervenir auprès du sénateur Laoureux. qui hésitait se laisser représenter.
Frère remercia, dès le 14 juillet, le bourgmestre de Verviers. « Malgré ce qui se passe - écrivait-il - je n'ai pas de ressentiment, mais de la pitié. J'attends avec tranquillité l'heure de la réaction, qui sera celle de la justice, car ma conscience me dit maintenant que j’ai sacrifié ma fortune et celle de mes enfants à l’accomplissement courageux de mes devoirs patriotiques » (les mots en italique sont soulignés dans le texte).
L'entente avec les progressistes verviétois lui paraissait peu probable et dangereuse, étant données les prétentions des meneurs à faire passer les libéraux sous leurs fourches caudines, à leur imposer notamment le mandat impératif.
Faisant allusion au Convent libéral de la veille, il concluait : « L'esprit de vertige est tel aujourd'hui que l'on prépare probablement un désastre à l'opinion libérale. »
(page 282) Frère avait suivi le conseil d'Ortmans et décidé Laoureux à engager la lutte. Voici la réponse touchante du vétéran libéral :
« Verviers, 19 juillet 1870.
« Cher et digne ami,
« Il est bien vrai que j'étais décidé à me retirer et à demander le repos si nécessaire à 78 ans ; mais pour moi, qui sait tout votre dévouement au pays, qui ai pu apprécier tous les sacrifices que vous avez su faire, vos désirs sont des ordres.
« Votre bonne lettre du 14 courant a relevé le vieillard dont le cœur est toujours jeune lorsqu'il s'agit de se dévouer pour notre Belgique qui vous doit tout.
« Je resterai donc sur les rangs et si je succombe j'aurai au moins la consolation de me dire que c'est pour celui que j'ai le plus estimé depuis vingt ans que je le connais... »
Jamar, le 20 juillet, félicite Frère de son discours.
« J'ai battu des mains en lisant votre magnifique harangue. Vous avez pu juger de l'effet qu'elle a produit ici par la colère de l'Indépendance.
« Nos progressistes en sont devenus furieux et jurent de nous le faire payer, mais, au prix même de mon élection, je suis bien heureux que vous ayez flagellé comme vous l'avez fait les auteurs de la triste situation où nous nous trouvons. »
Ses chances diminuent chaque jour. Violemment attaqué dans un meeting, aucun de ses collègues présents n'a pris sa défense. Aussi, demande-t-il un conseil. Doit-il se maintenir sur les rangs ou imiter l'exemple de Dolez et de Van der Stichelen ?
« Une première réunion de nos amis a eu lieu lundi, une seconde doit avoir lieu vendredi. L'idée d'une scission à l'heure actuelle est généralement repoussée par nos amis par la crainte (page 283) d'aider au triomphe des catholiques. C'est contre eux, en effet, que tous nos efforts doivent se concentrer et si je succombe en même temps qu'eux, leur défaite me consolerait de ma chute ».
Le lendemain, plusieurs lettres sont adressées à Frère. D'abord, une très longue épître d'Hymans qui fait un tableau très noir de la situation et dénonce la triste attitude de ses amis politiques. Pas un n'a dit un mot à l'Association. S'il s'en trouvait un pour parler, « il serait hué comme l'a été Devaux à l'Association de Bruges ». Il signale les « efforts héroïques » de Jamar « pour rallier quelques éléments épars de l'ancienne majorité de l'Association. » Ayant interpellé Orts, ce dernier « a répondu... qu'il ne fallait pas diviser les libéraux, et j'ai appris par lui qu'on vous accusait avoir été la cause du non-retrait de l'arrêté de dissolution. C'est vous qui avez démontré au Roi que cette mesure inconstitutionnelle était impossible. Or, je sais de source certaine que c'est Nothomb qui a déclaré à d'Anethan qu'il se séparerait de lui s'il laissait échapper cette occasion providentielle de composer une majorité cléricale. »
Hymans annonce aussi la présentation d'une liste clérico-libérale que pourrait bien patronner l'Indépendance. Il rend compte à Frère de la réunion doctrinaire du lundi 18, dans laquelle on lui a proposé de se représenter, ce qu'il a refusé. A ses yeux, « il n'y avait d'autre marche à suivre que de représenter à l'Association tous les sortants, y compris de Rongé et Broustin, et d'essayer la scission en cas d'échec. » Cet avis n'a nulle chance d'être suivi. La défaite est certaine.
Hymans termine sa lettre en enregistrant l’ « ignoble reculade » du Journal de Gand en réponse à l'attaque de Frère et en conjurant son ami de ne pas l'abandonner « au milieu de ce gâchis. »
Les réponses de Frère à Louis Hymans et Jamar
Frère avait annoncé son départ pour le château de Sainte-Ode, d'où Hymans reçut une lettre de huit pages, datée du 20, accablant le ministère qui, au lieu de ménager avec le plus grand (page 284) soin le trésor public, se préparait à le gaspiller, tout en poursuivant « dans les élections les plus dignes citoyens, ceux qui ont compromis leur popularité en constituant la défense nationale sous laquelle s'abritent aujourd'hui les Jacobs et les Cornesse. » Il dénonçait aussi la passion du clergé dont les prédications surexcitaient les fidèles.
Le 23 juillet, dans une autre lettre à Hymans, Frère déplorait l'affaiblissement du courage politique. « Il faut passer par des crises, écrit-il, pour savoir à quel degré de lâcheté les hommes peuvent descendre. On est effrayé quand on sonde les abîmes du cœur humain. Il s'indignait de voir des amis, associés pendant 23 ans à sa politique, « courber honteusement la tête, se laisser vilipender et n'oser ni se défendre ni défendre leurs amis. »
C'était à propos de l'abandon où on laissait Hymans et Jamar que Frère s'exprimait avec cette amertume, et il rappelait qu'après 1852, il avait éprouvé de pareils reniements.
Il engageait Hymans à renoncer momentanément à la lutte dans l'Association libérale. La seule solution « légitime », « logique » et « honnête » serait la formation d'une liste complète opposée aux progressistes. Or, c'est une évidente impossibilité.
Frère, après avoir envisagé les diverses éventualités, s'efforçait de remonter le moral d'Hymans. « Si vous lisiez, lui dit-il, au fond de mon âme, vous y verriez bien des angoisses. » Pourtant, il ne faut pas s'abandonner au désespoir. « Songeons - s'écrie-t-il en une conclusion émue - pour nous trouver encore (page 285) heureux au milieu de nos craintes et de nos déceptions, à ces milliers d'hommes qui vont être plongés dans la misère, ces centaines de mille qui vont affronter la mort pour une cause qui ne les intéresse même pas, et, autour de nous, à ces malheureux qui quittent femmes et enfants laissés sans pain, pour aller se placer sous les drapeaux. Quand on voit tant de choses abominables, on demande jusqu'à quand les peuples seront assez stupides pour les souffrir. »
Une lettre de Bara
C'est ensuite Bara, qui annonce son départ pour Tournai où il va voir ses électeurs.
Il passe en revue les divers arrondissements où la lutte est engagée. Il considère Hymans comme « perdu, bien qu'il se soit fait longtemps illusion », il craint aussi la chute de Jamar. On dit à Bruxelles que Pirmez ne se représentera pas. Bara a reçu la visite de Vanderstichelen qui se retire aussi et se plaint de ce que l'on s'est mal conduit à son égard.
« A Bruxelles, on aura une liste progressiste presque complète ; beaucoup de candidats réclament la révision de la Constitution. On dit que ce ne sont pas ceux-là qui ont le moins de chances. »
Il transmet les renseignements qui lui sont parvenus sur Bastogne, Ypres, où l'on assure la victoire des libéraux, Furnes, Nivelles, Gand, où, comme avant le 14 juin, « on est sûr du succès », Charleroi, dont les nouvelles sont « détestables », Mons, où « la liste se doctrinarise et se fait progressiste tout la fois », Defuisseaux et Sainctelette se donnant la main ; Ath, où le prince de Ligne « a reculé sa retraite devant l'attitude ferme de l'Association », Tournai, enfin, où tous les libéraux passeront.
Se résumant, il croit que « les catholiques peuvent... gagner une voix à Bruges, 3 à Charleroi, 2 dans le Luxembourg, ce qui fait 6 et qui, pour moi, est la limite extrême de leurs gains. » Renforcés par trois indépendants, leur faible majorité suffirait à « ce ministère qui ne tient pas à la dignité et qui est prêt à passer par tout pour conserver le pouvoir. »
Bara termine sa lettre par des considérations pessimistes sur (page 286) la situation extérieure. « J’ai vu, dit-il, une lettre d'un personnage très important, approchant de l'Empereur et qui dit qu'on parle aux Tuileries beaucoup de nous et contre nous... » Le ministère, affirme-t-on, « n'a aucune assurance de la France et de la Prusse pour le cas de la paix. Evidemment, on ne va pas nous envahir maintenant, on se mettrait l'Angleterre à dos et nous. Mais les belligérants ne s'entendront-ils pas après la bataille pour nous prendre ? Voilà sur quoi il fallait des déclarations. J'aime à croire qu'on en a, bien que le public dise et pense le contraire. » (Note de bas de page : Après la révélation du traité Benedetti, l'Angleterre réclama et obtint de la France et de la Prusse, la confirmation des engagements pris par ces deux puissances le 19 avril 1839.)
Une dernière lettre de Jamar est datée du 26 juillet. Il a suivi l'avis de Frère et il a bien fait. Le poll de l'Association, à sa grande surprise, lui a été favorable, malgré « une profession de foi doctrinaire. » A 12 voix près cependant, sa carrière politique était terminée.
Il attirait l'attention de Frère sur l'attitude de l'Echo du Parlement, Hymans ne paraissant pas disposé à soutenir la liste de l'Association, ce que Jamar estimait de mauvaise politique, devant le danger clérical. II priait Frère d'y songer et de décider promptement.
Frère, qui avait quitté Sainte-Ode pour s'installer à Rondchêne, répondit à Jamar le 28. Commentant le résultat du poll bruxellois, qui avait renforcé l'élément progressiste par le choix de Dansaert, Bergé, Demeur et Gustave Jottrand, il y voyait « une certaine amélioration dans l'état des esprits tout en regrettant que Jamar eût dû abandonner le cens et admettre une capacité d'école primaire pour conquérir sans doute Van Humbeeck. »
Louis Hymans avait probablement consulté Frère sur l'éventualité d’une candidature à porter directement devant le corps électoral. Il avait été question d'une coalition clérico-progressiste ou plutôt clérico-radicale. Frère ayant appris l'échec de cette combinaison, estime que d'une part les radicaux, sans candidats propres, dirigeraient tous leurs efforts contre Hymans. Si d'un (page 287) autre côté, les catholiques ne formaient pas de liste, ce serait encore contre lui qu'ils se porteraient.
En réponse à deux lettres d'Hymans reçues en même temps, Frère, le 29 juillet, recommande au rédacteur en chef de l'Echo l'abstention pure et simple. « Vous ne vous êtes pas retiré de la lutte, lui dit-il, pour prendre la parole en faveur de ceux que vous combattez. C'est être libre et juger selon votre conscience. L'Echo aura le lendemain de l'élection, quoi qu'il arrive, un rôle important. En attendant, il ne faut pas avoir l'air de céder la rancune. C'est le 3 août que vous aurez la parole. »
Frère termine sa lettre par une curieuse réflexion sur la révélation du traité Benedetti, qui « stupéfie naturellement le public. Il y a longtemps que j'étais certain que de semblables marchés étaient possibles et que l'occasion seule manquait. Il n'est pas encore dit que la paix ne se fera pas sur ce pied-là. »
Le 30 juillet, Frère caractérise, dans une nouvelle lettre à Hymans, l'attitude de l'Indépendance personnellement hostile à Jamar, tout en ménageant Orts, qui, cependant, a répudié toute réforme électorale et la révision de la loi de 1842.
Il demande à son correspondant de reproduire la lettre que les représentants de Liége ont adressée aux électeurs et dont il a été le rédacteur. « Je crois, dit-il, y avoir bien caractérisé le ministère. Je le nomme nettement le ministère de la violence et de la réaction. J'attaque les décorations indignes qui viennent d'être faites. Il faut avoir perdu tout sens moral pour signer de pareils actes. Et pour couronner le tout, on accorde un ministère sans majorité la destitution de Carton, parce qu'il n'a pas voulu se séparer de Vandenpeereboom, un ministre d'Etat que l'on convoquait la veille pour aider les ministres. » (Note de bas de page : L'Echo du parlement du 26 juillet 1870 donnait ce commentaire : « La noble maison Langrand-Dumonceau vient d'obtenir la Juste récompense des services qu'elle a rendus au pays. Le Moniteur d'aujourd'hui (25 juillet) donne des distinctions honorifiques à six de ses membres ; le quart des nominations et promotions dans l’Ordre de Léopold lui appartient. »)
La consultation des ministres d’Etat
(page 288) Pendant que s'agitaient les partis, la guerre franco-prussienne se préparait ; elle éclata, comme on sait, le 15 juillet. Frère fut rappelé de Rondchêne par un télégramme qu'il reçut à 2 heures 50 de l'après-midi. Il était ainsi conçu :
« Le Roi, vu la gravité des circonstances et après avoir pris l'avis du Conseil, prie les ministres d'Etat de se rendre sur-le-champ auprès de Lui. »
Frère, arrivé à Bruxelles, trouva un billet de Jules Devaux : « Veuillez venir tout droit au Palais ; on y est réuni. »
Ni la correspondance, ni les papiers de Frère-Orban ne nous éclairent sur cette réunion. Une partie de l'opinion publique tout au moins aurait vu avec faveur, sinon la formation d'un gouvernement national qu'eût présidé Rogier, du moins le retrait de l'arrêté du 8 juillet sur la dissolution des Chambres. D'après Bellemans (Victor Jacobs, pp. 118-119) , les avis furent partagés sur la constitutionnalité de la mesure, et, à défaut d'un concours provisoirement accordé par la gauche « le chef de l'ancien cabinet surtout, dit-il, fut d'une froideur glaciale », le cabinet fut unanime pour maintenir l'arrêté de dissolution.
Frère, dans une lettre à Trasenster, dénonce l'impéritie du cabinet
Après avoir prononcé son discours incisif à l'Association libérale de Liége, Frère, le 18 juillet, demandait à Trasenster de continuer à mettre en relief « le mal que viennent de faire au commerce et à l'industrie les ministres incapables qui sont à la tête des affaires. »
Il opposait à leur impéritie l'attitude du cabinet libéral durant les périls de 1866 et de 1867, et sa propre action. « Par des efforts surhumains, disait-il, j'ai créé des ressources dans ces (page 289) moments difficiles, sans gêner en rien les opérations de la Banque. Avec la situation actuelle de la banque, il suffirait de la prudence la plus vulgaire pour assurer tous les services en même temps que ceux du commerce ».
A une lettre du Roi l'informant que le ministre des Finances désirait le voir venir à Bruxelles pour recevoir un conseil sur la situation de la Banque, il avait répondu qu'il ne pouvait accepter cette mission. « C'était trop fort en vérité. Il m'a paru que l'on pouvait faire appel à M. Malou pour sauver l'honneur de son parti et garantir les intérêts industriels et commerciaux du pays
« Après le départ de la lettre au Roi, poursuit-il, on aura pensé, sans doute, qu'il était trop humiliant de paraître m'appeler personnellement. » On a donc « décidé d'instituer une Commission consultative pour éclairer le gouvernement » et Tack l'a prié d'en faire partie. « Ce serait charmant. J'irais prendre la responsabilité qui doit leur incomber. »
Frère a écrit au gouverneur et au vice-gouverneur « pour les engager à prendre résolument le parti de laisser fonctionner la banque malgré les grandes difficultés possibles, car, en manquant d'audace et d'énergie, on pouvait « préparer une crise fatale ».
Cette crise, qui s'était réellement produite, à la suite de l'ordre donné par Tack de transférer à Anvers l’encaisse de la Banque Nationale, fut surmontée grâce aux conseils de la Commission consultative et de Frère-Orban. La démission de Tack, remplacé par Jacobs, était devenue nécessaire. Elle fut colorée sous le prétexte de l'état de santé du ministre insuffisant. (Note de bas de page : L'historien de Jules Malou, le baron de Trannoy, s'efforce de justifier l'attitude de Tack aux dépens des administrateurs de la Banque nationale (Revue Générale du 15 mars 1921.)
Le discours de Malou à Saint-Nicolas
Le 21 juillet, Malou, à Saint-Nicolas, formula le programme du parti catholique.
Nous étions de l'opposition, dit-il, parce que la politique du (page 290) parti libéral était antireligieuse. Le gouvernement n'était qu'une faction au pouvoir.
Le programme du ministère n'est pas accentué ; il ne pouvait pas l'être, en présence des incertitudes de la situation parlementaire.
Malou promettait de sages et d'utiles réformes. Tout en maintenant avant tout la loi de 1842, le parti catholique réalisera une large extension du droit de suffrage dans les limites de la Constitution intangible, et sans se demander à qui sera le profit.
« Je n'en ai pas peur, observait-il, et fussé-je tenté de m'effrayer, la peur de mes adversaires suffirait pour m'en guérir. »
Le pays tient à la réduction des dépenses militaires, mais, en ce moment critique, il faut être prudent. Attendons de meilleurs jours et faisons alors ce qui est possible.
Partisan d'un dégrèvement sérieux de l'impôt. Malou espérait que ce serait là « un des bienfaits de la nouvelle administration et son don de joyeuse entrée. »
Dans une lettre du 29 juillet à Trasenster, Frère-Orban relevait les appréciations financières de son adversaire, rappelant le « déficit constant » où l'ancien ministre laissait jadis I'Etat, quand il léguait à son successeur une dette de 27 millions, la veille des événements de 1848.
Il fallait, pour se permettre les audacieuses contre-vérités, se trouver devant « les oies de Saint-Nicolas. »
Frère faisait observer que Malou s'était bien gardé de gérer ses propres finances comme celles de l'Etat, et lui reprochait d'être resté deux mois au pouvoir après le désaveu des électeurs, pour pouvoir toucher une pension d'ex-ministre, (note de bas de page : Frère-Orban reprenait ainsi pour son compte les reproches adressés à Malou en 1849, lors de la révision de la loi de 1844 sur les pensions.) et ainsi (page 291) d'avoir conservé ses fonctions lucratives à la Société Générale, soit en 1864, soit en 1870, plutôt que de redevenir membre du cabinet.
Frère commentait ensuite la lutte électorale à Liége. Il s'attendait à être particulièrement visé, à être relégué à la queue de la liste. Il ne voulait pas que ses amis réagissent contre cette tactique radicale. On avait pu, lorsque les avancés avaient tenté la lutte, mesurer leur impuissance ; leurs « manœuvres puériles » pour atteindre Frère étaient percées à jour. « Tous les libéraux doivent voter pour tous les libéraux ». Aussi demandait-il qu'un avertissement à ce sujet parût dans le Journal de Liége.
Une lettre de Van Praet à Thiers
Une lettre non datée, mais postérieure à la formation du nouveau cabinet, fut adressée à Thiers par Van Praet. Elle expose très nettement la situation, qui reproduit celle de 1864. Le ministre de la Maison du Roi confirme l'étonnement que « les hommes les plus habitués aux surprises électorales » ont éprouvé le soir du scrutin. Frère ayant « déclaré immédiatement qu'il se retirait et qu'il se refusait à tenter la dissolution », le Roi avait fait appeler d'Anethan, le chef du parti catholique, étant donné le succès considérable qu'il venait de remporter, ainsi que le manque d'unité, subitement révélé, du parti libéral.
Remarquable cette appréciation du rôle de Frère-Orban et des raisons de son échec :
« M. Frère a gouverné avec beaucoup de puissance et d'autorité. Il a montré du caractère et du talent, mais son caractère a quelque chose d'absolu et son talent d'impérieux. Après un si long terme, beaucoup de ses amis, sans trop se plaindre, se (page 292) sentaient cependant sous le joug, et sa disparition opère chez eux une sorte de détente. Comme je me compte parmi ses amis, je le lui ai dit plus d'une fois et il en convient. »
Notons aussi cette amusante comparaison : « Les catholiques étaient comme les habitués d'un café qui s'impatientent de voir le billard toujours occupé par les mêmes joueurs. Ils demandent à faire aussi une petite partie... »
Les élections du 2 août 1870
Ce fut au milieu de toutes sortes d'intrigues, de compromissions et en plein désaccord que le libéralisme marcha au scrutin. Ses cadres devaient être restés bien solides pour qu'il n'éprouvât pas, comme plus tard, en 1884, un échec retentissant. La bataille toutefois était perdue d'avance, puisqu'il était divisé à Bruxelles, à Charleroi, à Soignies et à Huy ; mal réconcilié à Verviers et même à Gand. Dans la capitale, après le poll de l'Association, l'Indépendance persistait à repousser Jamar ; une liste accentuée se composait de Buls, Edmond Picard, Graux et Vanderkindere ; la collusion clérico-progressiste se faisait sur des noms moins audacieux. Jottrand et Jamar ne l'emportèrent qu'au ballotage sur Vanderplassche et Capiaumont. Des treize élus, trois ou quatre seulement n'étaient pas nettement hostiles aux doctrinaires et à l'ex-cabinet.
A Verviers, si le sénateur Laoureux et le progressiste David étaient élus, les cléricaux Simonis et Cornesse l'emportaient sur les deux candidats exotiques, Neujean et Demeur.
Boucquéau repassait à Soignies ; Pirmez seul survivait à la défaite libérale à Charleroi, où Lebeau était élu pour le Sénat avec deux catholiques. A Huy. un libéral « indépendant », de Lhoneux, battait Preudhomme. Dans le Luxembourg, Tesch et Bouvier étaient les seuls libéraux réélus.
A Liége, comme Frère l'avait prévu, il était le dernier de la liste qui, d'ailleurs, remportait une très belle victoire, obtenant en moyenne 3.000 voix contre 1.650 aux cléricaux. Un radical ne recueillait que 157 suffrages.
(page 293) En somme, les catholiques, après l'élimination du libéral Lambert à Philippeville, lors de la vérification des pouvoirs, se trouvèrent 72 à la Chambre, 34 au Sénat. Les libéraux disposaient respectivement de 49 sièges et de 28. Trois « indépendants » finirent par aller siéger à gauche.
Comme le constatait l'Echo du Parlement, l'élément flottant, qui naguère se portait à gauche, s'était « écarté de la nouvelle école libérale », votant à droite ou s'abstenant. Le journal doctrinaire se raillait de ceux qui avaient voulu rajeunir l'opinion libérale « condamnée reconstruire de fond en comble un édifice qui était le résultat du labeur d'un quart de siècle... »
La session extraordinaire d’août 1870
La session extraordinaire de 1870 fut très brève. Elle s'ouvrit par un discours du Trône qui exprima l'espoir de voir le pays épargné par le fléau de la guerre, fit connaitre les promesses des belligérants de respecter la neutralité belge, la sollicitude de la Grande-Bretagne et affirma la volonté de la Belgique de se défendre au besoin contre toute agression.
Dans une communication à la Chambre, le 16 août, le premier ministre d'Anethan fit part des déclarations de la France et de la Confédération de l'Allemagne du Nord ainsi que de la démarche de l'Angleterre auprès de ces puissances, aboutissant à un projet de traité garantissant notre pays. Notre gouvernement avait donné l'assurance qu'il avait la volonté et le pouvoir de défendre notre nationalité.
Frère-Orban déclara qu'il voterait le projet d'adresse, tout en se réservant d'examiner les mesures annoncées par le gouvernement. Le vote fut unanime, mais l'animosité « partisane » se réveilla lors de l'examen du crédit de 15.220.000 francs proposé pour l'armée. Jacobs, pris à partie par Pirmez qui le trouvait en contradiction avec son passé, se défendit d'être antimilitariste. Puis Frère-Orban, annonçant qu'il voterait sans hésitation les crédits proposés, marqua par là qu'il avait en vain convié ses adversaires à l'union sur la question de la défense nationale, lorsqu'il était au pouvoir. La droite avait trahi ses engagements, (page 294) puisqu'elle avait réclamé et promis la réduction des dépenses militaires, elle se compromettait même dans des meetings avec des orateurs de l'Internationale socialiste. Il reprocha vivement au ministère d'avoir décrété la dissolution en pleine guerre et surtout d'avoir effrayé le pays en faisant transporter, ostensiblement et sans prudence, l'encaisse du Trésor à Anvers. Il prit aussi à partie Malou, dont la présence dans le ministère était, à ses yeux, incompatible avec sa position à la Société Générale, et Nothomb, fâcheusement compromis dans les affaires Langrand-Dumonceau. Une violente altercation suivit l'attaque de Frère et la réplique de Nothomb, le député libéral se refusant à déclarer qu'il n'avait pas entendu porter atteinte à l’honorabilité de l'administrateur de l'International.
Frère donna quelques détails curieux à Trasenster, le 27 août, sur la séance du 24 et ses suites. Après son discours, dit-il, le conseil des ministres a été réuni ; il a délibéré pendant deux heures. MM. Jacobs et Cornesse voulaient répondre.
« Les prudents ou les habiles ont prétendu que s'ils parlaient, la situation deviendrait plus mauvaise encore. M. Jacobs avait eu l'audace de déclarer que l'on devait examiner à fond et à nouveau l'organisation de l'armée. Le Roi a vu là une violation des engagements du cabinet. Aussi M. d'Anethan est-il venu déclarer, à la grande confusion de son collègue, que le cabinet s'était mis d'accord pour vouloir une armée forte et pour maintenir l'organisation de l'armée. M. Cornesse avait promis de s'expliquer. Il a dû honteusement garder le silence. S'il avait ouvert la bouche, je l'aurais aplati. J'avais sous la main les discours dans lesquels il a promis la réduction des charges militaires et il avait eu l'audace de m'interrompre pour dire qu'il avait seulement promis d'examiner. »
Le ministère, pitoyable et faible, se voyait obligé de recourir à Malou, qui devait « parler pour tout le monde. » Et Frère prévoyait que le cabinet ferait « une triste figure lorsque les circonstances qui préoccupent auront cessé. »
Frère n'avait pas voté le crédit extraordinaire de 2.240.000 francs pour travaux de défense à Anvers et Termonde ; il (page 295) avait rappelé à ce propos les palinodies de la droite au sujet des fortifications d'Anvers.
Dans sa correspondance avec Louis Hymans, nous voyons Frère-Orban se préoccuper de l’Echo du Parlement et donner des directives. Le 17 octobre 1870, il approuve le rédacteur en chef de « combattre les influences néfastes de journaux qui, sous la firme belge, ont à défendre des intérêts qui nous sont étrangers et qui nous sacrifieraient sans trop de scrupules pour aider au triomphe soit de la république française démocratique, une et indivisible, soit des prétentions de la famille d'Orléans. » Il visait l'Indépendance et l'Etoile Belge, la première feuille surtout, qui déclarait « rougir » des conseils de prudence adressés par l'Echo à la presse nationale. L'Indépendance, remarque Frère, est un organe d'inspiration française, et la presse belge n'a pas à rougir « de s'imposer librement le devoir patriotique de ne rien faire qui puisse compromettre le pays. »