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Frère-Orban de 1857 à 1896 (tome I : 1857-1878)
GARSOU Jules - 1946

Jules GARSOU, Frère-Orban de 1857 à 1896 (Tome I : 1857-1878)

(Paru à Bruxelles en 1946, aux éditions Vers l'Avenir)

Appendice

L'affaire des chemins de fer - 1869

(page 393) Décidément, l'on ne peut répéter, avec Vertot : « Mon siège est fait. » L'histoire se renouvelle et se complète sans cesse. Après le chapitre magistral consacré par Paul Hymans au célèbre incident, précédé dans l'Empire libéral, sous un titre piquant, du récit d'Emile Ollivier et suivi des révélations du baron Beyens tirées des papiers de son père, on aurait pu croire que tout avait été dit. Tant s'en faut. Grâce à de nouvelles investigations dans la correspondance privée de Lambermont et de Jules Devaux avec le ministre de Belgique à Paris, ainsi que dans quelques lettres de Léopold Il et des dépêches de Frère non utilisées jusqu'ici, quelques épisodes restés dans l'ombre peuvent être dévoilés. Nous nous bornerons au plus important, demeuré, semble-t-il, ignoré de Paul Hymans et que le baron Beyens, dans son beau livre sur le Second Empire. n'a pas cru devoir mentionner. C'était la veille de la décision si péniblement obtenue. Il ne s'agissait de rien moins que de la démission de Frère-Orban d’abord, de la rupture des pourparlers ensuite.

L'œuvre, si difficilement menée à bien, allait-elle être exposée un échec retentissant ?

Pour bien faire comprendre ce dernier conflit, il nous faut remonter à la constitution de la commission mixte et entrer dans certains détails que n'ont pas donnés les ouvrages précités, quelque peu réticents à ce point de vue.

Des projets d'arrangement avaient été soumis, le 30 mai 1869, au gouvernement belge par la Compagnie de l'Est, avant la réunion de la Commission. Cette société désirait « passer avec l'administration des chemins de fer de l'Etat, une convention qui lui assurerait certains avantages en compensation de ceux qu'elle attendait de l'exploitation du chemin de fer du Luxembourg. »

(page 394) Elle aurait ensuite voulu « substituer la cession du chemin de fer Liégeois-Limbourgeois une combinaison nouvelle qu'elle soumet préalablement à l'approbation du gouvernement. »

La commission mixte se réunit quelques jours après, le 11 juin. Les commissaires français présentèrent une note rappelant la promesse de Frère-Orban d'accorder le concours empressé du gouvernement belge à « l'organisation des services directs mentionnés dans les conventions. » Tout en affirmant qu'ils renonçaient « à toute idée de cession totale ou partielle » des chemins de fer en cause, ils proposaient de rechercher « des équivalents à substituer, d'une part, au traité passé sous la date du 8 décembre 1868 avec la Grande Compagnie du Luxembourg Belge et, d'autre part, au traité conclu le 25 janvier 1869 avec la Société Néerlandaise et du Liégeois-Luxembourgeois. »

Ils insistaient notamment sur la situation financière de la Société Néerlandaise, qui avait amené celle-ci conclure avec la Compagnie de l'Est le traité précité.

Ils estimaient donc que la Compagnie de l'Est devait donner à la Société Néerlandaise, qui continuait à exploiter le Liégeois-Limbourgeois, un subside représentant les pertes de l'exploitation et pouvoir « dans une certaine mesure », surveiller l'emploi des sommes avancées par elle. surveillance qui serait d'ailleurs atténuée « dans la plus large proportion possible » avec l'espoir que « le gouvernement belge ne verra pas dans le seul fait d'une avance qui serait allouée par la Compagnie de l'Est une objection dirimante qui rendrait inutile tout examen des détails de cette combinaison. »

Les commissaires belges répondirent à cette note le 17 juin. Ils rappelèrent la bonne volonté exprimée par le gouvernement d'organiser un service de transit entre Anvers et la Suisse, en réponse une demande récente de la Compagnie de l'Est.

Toutefois, devant l'insistance des commissaires français pour que l'examen des bases générales de ce service entrât dans le projet des travaux de la commission, ils faisaient remarquer que cet examen sortait des limites du mandat de la commission ; ils demanderaient néanmoins des instructions à cet égard.

Le gouvernement belge répondit qu'il considérait cet examen (page 395) « comme absolument étranger » à la mission des commissaires : l'admission par lui d'un service de transit entre Anvers et la Suisse renfermait la question de principe tout entière, et devait suffire.

Quant au chemin de fer Liégeois-Limbourgeois, si l'on était d'accord sur de nombreux points, deux questions faisaient encore l'objet d'un différend : les stipulations destinées à garantir les intérêts des ports belges, et l'arrangement financier entre la Compagnie de l'Est et la Société Néerlandaise.

Le second point surtout opposait les manières de voir : les commissaires français étant d'avis qu'il fallait absolument autoriser la conclusion d'un arrangement qui garantît la Compagnie Néerlandaise contre les pertes de l'exploitation du Liégeois-Limbourgeois. L'Est français, se substituant à elle, se réserverait d'intervenir selon le projet du traité. Or, cette intervention constituerait, selon les commissaires belges, « une véritable cession », ce qu'en conséquence le gouvernement belge ne pourrait approuver.

D'après eux, la combinaison financière qui pourrait le mieux assurer la conclusion d'un accord, devait être arrêtée par les Compagnies « sous le contrôle des gouvernements que la chose concerne. »

Les commissaires belges, après avoir fait ressortir que l'entente des compagnies française et néerlandaise pour l'établissement des prix était aisée à réaliser, ne croyaient pas possible de faire des compagnies les arbitres du différend, pour le cas où la commission ne pourrait arrêter des principes sans être certaine qu'ils seraient agréés par elle. Il leur semblait impossible que le gouvernement français et le gouvernement belge pussent accepter une semblable situation.

Mais les commissaires français ne croyaient à l'adoption d'une solution pratique d'application immédiate que si l'Est intervenait financièrement dans l'exploitation du Liégeois-Limbourgeois.

Ils posaient donc la question aux commissaires belges. Ceux-ci répondaient que le rôle de la commission n'allait pas jusqu'à (page 396) examiner pareille intervention. Ils suggéraient à leurs partenaires de la saisir d'une proposition indiquant notamment la durée à donner au traité.

Le 19 juin, ils remirent une note à la commission mixte, signalant un fait considérable tout récent, « de nature modifier la manière de voir » exprimée dans la note française du 11 juin. Il y était indiqué que le traité entre l'Est et la Société Néerlandaise du 25 janvier, avait été conclu en raison de la situation financière de cette dernière, pour compenser les pertes résultant de l'exploitation du Liégeois-Limbourgeois.

Le gouvernement belge avait appris, par le rapport sur les résultats de l'exercice 1868,. que la position de la compagnie, périclitante en 1868, était à présent assurée. La note reproduisait ce rapport.

Il en résulte, faisait observer le gouvernement belge, « que la nécessité de venir au secours de la compagnie néerlandaise n'existe plus ; que l'allocation d'un subside à cette compagnie ne saurait plus être considérée comme la base essentielle entre elle et la Compagnie de l'Est.

Les commissaires belges, estimant que par suite disparaissait complètement l'objection, très grave aux yeux des commissaires français, contre l'adoption des propositions du gouvernement belge, espéraient une entente facile.

Le 23 juin. Beyens écrivait à Frère-Orban pour lui signaler la mauvaise humeur des ministres français La Valette et Gressier. Il exprimait son pessimisme quant aux chances d'aboutir. Il faut attendre, disait-il, que tout s'apaise, et peut-être la situation va-t-elle devenir plus mauvaise. Un des délégués français lui avait confié que, par ordre de Rouher et de Gressier, il devait annoncer à la séance de ce jour « qu'il était inutile de prolonger une discussion qui ne peut servir à rien. » La question financière vis-à-vis du Liégeois-Limbourgeois n'étant pas modifiée, « on restait donc en présence de tous les éléments précédents et d'autant de refus de notre part d'y satisfaire. » On est sorti du protocole pour s'égarer sur un terrain spécial. On veut « une satisfaction après la crise, après l'échec diplomatique, après le protocole donné comme succès à M. Frère. » On attendait du (page 397) nouveau et des concessions à faire valoir devant l'opinion. Il est clair, ajoutait Beyens, que l'on sort de la situation convenue, mais il est oiseux de s'arrêter à cette objection. Et il concluait : la situation actuelle est surtout créée par « excès d'amour propre réel et entêtement de l'Empereur indépendamment de vues plus vastes. »

De leur côté, nos commissaires, le 23 juin aussi, rendaient compte à leur ministre de la séance de la commission mixte.

Les commissaires français avaient déclarés être obligés de persister dans leur manière de voir. Ils contestaient la valeur de la communication des commissaires belges sur la situation financière de la compagnie néerlandaise, en se basant sur des documents qui n'étaient pas de date récente, en s'appuyant aussi sur une déclaration adressée le 21 juin par la compagnie néerlandaise à la Compagnie de l'Est, et selon laquelle la situation avait été présentée favorablement pour rassurer les actionnaires. Ils ajoutaient, au reste, que cette compagnie ne traiterait qu’aux conditions convenues.

Aussi, estimaient-ils que la combinaison projetée devait être maintenue, étant donnée d'ailleurs l'obligation d'un remboursement au gouvernement néerlandais, par la compagnie, le 31 décembre 1869.

Les commissaires belges ayant demandé communication écrite de cette déclaration, une nouvelle entrevue fut fixée au 25 juin.

Après la séance du 23, ils avaient exprimé le regret de voir les Français s'en tenir absolument à la combinaison financière précitée et déclaré, en leur propre nom. espérer que ce ne serait pas le dernier mot du gouvernement français. Ils proposèrent ensuite la discussion immédiate des bases générales du service de transit à organiser entre Anvers et la Suisse. Les commissaires français promirent d'en référer leur gouvernement et la réponse serait donnée le 25.

Ils demandèrent au ministre de leur faire savoir avant cette date si ce projet lui agréait.

Telle était donc la situation grave qui allait provoquer, à Bruxelles, une crise momentanée et insoupçonnée, que nous (page 398) croyons être le premier à révéler. Elle se compliquait d'ailleurs de l'attitude hostile prise par le Sénat, infligeant, le 25 juin. un nouvel échec au gouvernement sur la question de la contrainte par corps.

Pour autant que nous éclairent les documents consultés, qui ne paraissent pas se retrouver complets, voici ce que l'on peut conjecturer.

La pièce se joue, peut-on dire, en deux actes.

Le premier a lieu le 24 et le 25 juin ; le second au début de juillet.

Frère s'est vite rendu compte que la commission mixte sortait de son programme, qu'elle discutait dans le vide, et il a eu d'abord l'idée de s'entendre directement avec les compagnies. C'est probablement à ce projet, vite abandonné, que se rapporte une lettre non datée de Jamar, le ministre des travaux publics. « J'ai beaucoup réfléchi à votre communication d'hier - lui écrit ce dernier. Je ne saurais m'empêcher de regretter vivement une adhésion à une convention qui permettrait à l'Est de subsidier le Liégeois-Limbourgeois, avec toutes les atténuations que, du reste, au début de cette affaire, l'Est avait proposé d'apporter aux traités dits d'exploitation. »

Frère, alors, s'est tourné vers le cabinet de La Haye et a vainement tenté une démarche en vue d'obtenir la renonciation de la compagnie néerlandaise à la garantie offerte par l'Est français, en se contentant d'un relèvement du prix kilométrique.

Il a reçu, à cette occasion, le « jeudi soir », donc le 24 juin,. une communication de Vanderstichelen relative au « thème à développer » et les points précis à indiquer à Gericke. le ministre des Pays-Bas à Bruxelles, chargé de la démarche précitée.

Frère avait écrit au crayon sous le titre : « Thème à développer au gouvernement néerlandais » les remarques suivantes. que nous reproduisons textuellement, et qui résument l'affaire :

(page 399) « Le gouvernement a demandé la ratification des traités.

« Refus.

« Nous avons empêché la Hollande de se trouver en face de la France .

« Le gouv. fr. a offert une autre combinaison - intervention restreinte de l'Est - Cession déguisée.

« Refus.

« En cas d'acceptation, le débat s'établissait entre France et Pays-Bas.

« Nouvelle proposition.

« Il s'agirait seulement de donner une somme, un subside de secours à la Cie néerlandaise.

« Si nous acceptons le gouv. des Pays-Bas devra se prononcer.

« Coût 3-60-

« Il y a perte et ne peut accepter.

« Autres condit. notamment compétence des tribunaux français.

« 1° Le gouv. des Pays-Bas pèserait sur la Cie néerlandaise pour qu'elle accepte une nouvelle combinaison financière. Tout serait alors résolu.

« 2° Sil n'accepte pas - offrir de s'engager à rechercher de commun accord un moyen de régler l'affaire entre eux et nous - sous la condition d'accepter maintenant le 1°.

« 3° A défaut de ce moyen, offrir de prendre une part de la perte.

« 4° Sinon - reprise de l'exploitation sur territoire respectif. »

Il semble, d'après une lettre incomplètement datée (mercredi 3. Ardenne) que Frère-Orban ait vite compris « l'absurdité » de ces démarches, comme Jules Devaux les qualifie. D'accord avec Beyens, Devaux était « accouru chez Frère pour lui dire que cela me paraissait de la plus grande imprudence. » Avec son flair excellent il l'a tout de suite reconnu et a fait stopper le beau zèle du J. O. « Les Hollandais, ajoutait-il, ne feraient que ce qui touche leur intérêt ».

(page 400) Tandis que Gericke portait ces propositions à La Haye et n'en rapportait que de vagues protestations de bons offices.,le Roi et les ministres délibéraient à Bruxelles.

Le 23 juin, Léopold Il avait écrit à Frère qu'il serait « charmé » de le « voir un instant au palais à l'issue de la séance du Sénat vers 5 heures ».

Cette entrevue dut être suivie d'une autre le lendemain, jour où éclata l’« altercation du diable » dont parle Jules Devaux dans une lettre du 28, et à laquelle une allusion fort discrète est faite dans une lettre de Lambermont du 25.

C'est dans cette dernière épître que nous trouvons les détails les plus propres à nous éclairer sur le drame qui se joue.

Lambermont rappelle d'abord qu'il ne s'est pas mêlé à la phase technique. Il estime que le plan adopté par la commission mixte « a conduit à une situation éminemment regrettable » qui a mené le ministère « au bord d'un fossé. » Des trois solutions présentées, aucune n'était solide.

La première faisait reprendre par l'Etat Belge l'exploitation du Liégeois-Limbourgeois ; la seconde consistait à substituer l'Etat belgeà l'Est français pour la garantie financière ; la troisième laissait l'Est garantir et contrôler.

A ce moment. Beaulieu, notre ministre à Londres, vint tout exprès à Bruxelles. Il fit connaitre l'inquiétude du gouvernement britannique, regardant « notre situation comme plus compromise que jamais. »

Frère, ajoute Lambermont, imagina alors une quatrième solution : le rachat par l'Etat du Grand Luxembourg, au lieu du Liégeois-Limbourgeois. Cette idée, selon le secrétaire général, « aurait besoin d'être étudiée » ; il en résulterait de nouveaux délais. et il n'était pas sûr que l'Est et surtout le gouvernement français s'en accommoderaient.

Aussi, le Roi, qui voulait absolument en finir, avait-il demandé (page 401) qu'un Conseil fût tenu la nuit même du 25, pour examiner les explications demandées à Paris et qui devaient arriver le soir .

Léopold II avait écrit à Frère ce jour-là : « Je viendrai comme je vous l'ai dit passer la nuit au Palais de Bruxelles. Il ne faut pas vous gêner me réveille, j'insiste au contraire vivement pour que vous le fassiez. Nous avons le plus grand intérêt à en finir avant dimanche... Ne nous exposons pas à un incident au corps législatif... »

Lambermont appréhendait une crise ministérielle dont le thème, disait-il, avait été posé la veille, dans un entretien du Roi avec Frère-Orban.

Sans être plus explicite à ce sujet, et fait observer que le cabinet était sous le coup d'un vote récent du Sénat, que, quelque solution qu'il choisît, il rencontrerait dans les Chambres l'opposition catholique, plus l’appoint des mécontents, il terminait en disant : « J'y verrai plus clair demain matin. »

Le lendemain. sans entrer dans des détails. il se bornait à écrire : « ...Inutile de vous parler du chemin de fer. C'est 8 jours de répit, mais passé ce délai, on se retrouvera devant le fossé.

« Les esprits commencent à être émus et inquiets. »

Il ajoutait en post-scriptum : Frère « suit son plan. J'y suis et veux y rester étranger... »

Somme toute, nous ne pouvons indiquer nettement la décision arrêtée dans la séance du 25. Il est vraisemblable que Frère, (page 401) maintenant en général point de vue malgré les objections, fit parvenir la commission mixte une proposition nouvelle.

La clarté que ne nous donne pas la correspondance de Lambermont, nous est plus ou moins apportée par une lettre du 28 juin de Jules Devaux. On sait que le jeune chef du cabinet du Roi s'exprime très vertement, avec irrévérence parfois, dans ses lettres privées, sur le compte des plus hautes personnalités. et qu'il reflète souvent - les termes à part - la pensée royale. Frère-Orban lui-même n'est pas ménagé. Il ne faut donc pas s'étonner des reproches très vifs que Devaux adresse, en l'occurrence, au premier ministre, en désaccord avec le Roi. C'est dans cette lettre que la démission de Frère, pressentie par Lambermont, est mentionnée nettement.

Devaux montre le chef du cabinet « ...préoccupé de l'idée de ne pas se compromettre devant la Chambre et de ne pas céderà Hirsch... » (un gros financier de l'époque, gendre de Bischofsheim, aux affaires des compagnies. voir BEYENS. op. cit., II, 132/133) et faisant « avec tout son talent une toute petite politique qui manque de noblesse... En ce qui concerne la Chambre, je prétends qu'on lui ferait tout voter si au lieu de lui faire des expositions de francs et de sols. on lui faisait entendre un langage dont on l'a déshabitué et qu'elle a toujours compris, celui des intérêts élevés et du patriotisme... «

Devaux confirmait le renseignement déjà donné par Lambermont : Frère avait abandonné l'idée qu'il aurait tout à gagner à une rupture pour s'entendre avec les compagnies. Des trois solutions possibles, « deux qui coûtaient de l'argent et une qui coûte à notre dignité « , le premier ministre avait, selon Devaux, choisi la dernière.

D'où le conflit avec le Roi qui « voulait une solution plus chère mais moins humiliante. » De là cette entrevue du 24, au cours de laquelle Léopold Il avait eu avec Frère « une altercation du diable. Le ministre a pris son chapeau et a donné sa démission. - Evidemment sans suite... » Le Roi, sûrement, s'était empressé de rappeler Frère et d'accepter sa combinaison. Aussi, selon l'expression de Devaux, la Couronne était « paralysée .

(page 403) De son côté, Frère, par deux lettres à Beyens des 29 et 30 juin, exposait son point de vue. Il retraçait les péripéties des travaux de la commission mixte, qui ne s'était pas tenue au programme arrêté selon les propositions du premier ministre. Lavalette, exaspéré des lenteurs de cette négociation, avait fait appel à Frère, demandant, pour la dernière fois, qu'on en finît.

Frère, dans son vif désir d'une solution satisfaisante, y était tout disposé. Il priait Beyens d'exposer à La Valette la direction prise par la commission, qui s'était écartée du plan élaboré lors de sa constitution. D'où la tentative de tourner la lettre et l'esprit du protocole. Et, de guerre lasse, la proposition du gouvernement français, émise le 11 juin, d'examiner la possibilité d'une avance à faire par l'Est là a Compagnie Néerlandaise. « sous la condition d'une surveillance, d'une ingérence, non définie de l'Est sur l'exploitation du chemin de fer Liégeois-Limbourgeois. »

Les délégués belges. « le même jour... ont répondu que cette proposition ne pourrait être appréciée que si elle était formulée dans tous ces éléments. »

Cette surveillance, remarque Frère, pouvait en effet « se transformer aisément en une cession que nous repoussons, refus qui a été accepté par le gouvernement français.3

Aucune réponse ne fut donnée du côté français.

Le 19 juin. nos délégués, après examen de la situation de la compagnie néerlandaise. estimée bonne d'après le propre rapport de celle-ci, en firent part aux membres français. Qui, le 23, déclarèrent que cette société persistait à réclamer les avantages financiers convenus avec l'Est. Les Belges insistèrent pour obtenir une réponse à leurs questions, qu'ils précisèrent. « Quel doit être le montant de l'avance) En combien d'années sera-t-elle remboursée ? Quelles sont les conditions de surveillance qu'il s'agirait de stipuler) Le gouvernement français doit-il intervenir dans cette affaire) ? »

D'où un ajournement de huit jours, nécessaire pour les éclaircissements à demander à l'Est français.

(page 404) Quels griefs peut-on, après cela, justement nous reprocher, demandait Frère.

Toutes ces entraves résultaient de la méconnaissance du rôle assigné à la commission. « On ne veut pas - disait Frère - que la commission limite son action à des déclarations de principes reconnues justes et pratiques. On veut qu'il soit certain, au préalable, que les règles seront acceptées par les compagnies. Il dépend de l'Est et même de la Néerlandaise, qu'il y ait accord ou conflit entre deux gouvernements ! »

« Frappé des vices d'un tel mode de procédé et convaincu que si l'on y persiste, on court le risque de ne pas aboutir, j'ai tracé à nos délégués - poursuit le premier ministre - une ligne de conduite qui, je l'espère, pourra conduire à une solution. »

Dans une visite officieuse aux agents des compagnies réunis à Paris, un des délégués belges leur soumettra « un projet de contrat qui règlera tout ce qui est relatif à l'avance, au remboursement, à la surveillance, de manière qu'aucune difficulté ne puisse ultérieurement se présenter. »

Grâce au large esprit de conciliation du gouvernement belge, prêt à concéder « tout ce qui ne rendrait pas la défense de notre position impossible », Frère compte bien « rompre le cercle vicieux dans lequel on se débattait » et a renvoyé les délégués belges à Paris.

« Ce n'est pas annoncer, il me semble, l'intention de ne rien faire. Mais je répète que nous ne pouvons faire que des choses possibles. »

Frère voyait de graves inconvénients « toute combinaison qui nous obligerait à solliciter un vote des Chambres. » Connaissant mieux de Devaux « l'état des esprits et des partis il préférait se passer de leur intervention. C’est ce qui explique sa raideur, même à l'égard du souverain, qu'il détermina finalement à l'adoption de son point de vue.

En conclusion, il chargeait Beyens de saisir la première occasion qui lui serait offerte « pour ne point laisser s'accréditer l'idée que l'on peut justement nous imputer même simplement du mauvais vouloir dans cette affaire. »

(page 405) Le 30 juin, Lambermont faisait observer que s'il était amené à donner des conseils aux ministre,. il serait « très probablement de l'avis qu'il serait préférable de garantir nous-mêmes ; mieux vaut sacrifier l'argent que le principe ». Et il ajoutait en post-scriptum : « Comme je le prévoyais, on tombe du côté vers lequel on penchait. C'est l'Est qui garantira. »

Jules Devaux ne se résignait pas à la liquidation de l'affaire dans le sens proposé par Frère-Orban. Dans une lettre datée de jeudi (probablement le 1er juillet), il écrivait que le cabinet en demandant par courrier de ce jour « à quoi il s'engage en se substituant pour la garantie » avait adjuré l'intention de conclure et de finir dans les 48 heures. » Tout en reconnaissant que l'Angleterre avait adjuré nos ministres de terminer l'incident, il maugréait : « M'est avis que nous avons été peu brillants. »

« Il me semble - poursuivait-il - qu'il faut étudier la question de savoir si avec un sacrifice d'argent on se tirerait d’affaire. Si on le peut et on ne le fait pas, nous serons honteusement inexcusables de ne pas l'avoir fait. L'Histoire ne nous le pardonnera pas. Or, sous ce rapport. je me défie de Frère qui est l’avarice même (sic). »

Le 2 juillet, Beyens. répondait aux lettres de Frère des 29 et 30 juin. Il était optimiste, mais avec quelque réserve encore.

« J’ai à peine - disait-il —- dû faire usage de vos excellentes raisons. J'ai trouvé M. de La Valette de charmante humeur et tout à fait « rétrospectif Nous sommes donc presque en parfait accord. Il paraît que nous allons aboutir. Il y a longtemps que cela aurait dû être fait. Chacun de nous sentait la nécessité d'être amis ; pourquoi donc tant combiner? » »

Le délai de huit jours était écoulé. Le 3 juillet, la commission mixte se réunit pour procéder à l'examen de quatre points à préciser par les commissaires français. Une note des membres belges fit connaître à notre gouvernement les réponses données et l'espoir des Français d'obtenir l'approbation de la Belgique.

Le même jour. les délégués belges firent rapport de la séance (page 406) au ministre Jamar. Un seul point restait à régler : « la question de garantie à accorder par le gouvernement français à la compagnie de l'Est au sujet des avances à faire la compagnie Néerlandaise. A leur avis, cette garantie n'impliquant « aucune ingérence ni surveillance » pouvait être admise par le gouvernement belge. Ils attendaient les dernières instructions qui permettraient à la commission de terminer ses travaux.

Un télégramme de Beyens du 3 juillet confirmait la non intervention directe ou indirecte de l'Etat pour les avances de la compagnie de l'Est. Contrairement à ce qu'écrivent Paul Hymans et Beyens, l'accord n'était donc pas conclu le 3 juillet. Le 5, en effet, tout était remis en question à la suite d'une interprétation de Jamar sur laquelle les dossiers se taisent. Deux télégrammes de Beyens, l’un à Vanderstichelen, l'autre à Jamar, soulignent l’échec.

Le premier était ainsi conçu : « Plus rien n'est discuté ici. Rupture certaine et détestable après accord annoncé depuis trois jours. »

On lisait dans le second : Les objections de votre lettre absolument repoussées. Rupture inévitable. Un des commissaires part et sera chez vous ce soir à six heures. »

Ces deux télégrammes avaient « ébahi » Lambermont qui ne soupçonnait rien. Quant à Jules Devaux. il écrivait le même jour ces lignes plutôt énigmatiques, vu l'absence de certains documents :

« Frère était évidemment assez mal à l'aise tantôt, tout en disant que non et que vous vouliez l'effrayer. Il dit que les commissaires ont mal compris une lettre de Jamar et que les Français ont ce qu'ils désirent. Il affirme que les choses ne peuvent manquer de s'arranger. C’est égal, l'incident est très fâcheux et il en restera, quoiqu'il arrive, une mauvaise impression. Pour toutes les critiques que vous faites, vous prêchez un (page 407) converti : Frère a le tort de croire trop qu'on peut indéfiniment embêter les gens. »

Quoi qu'il en soit, tout s'arrangea, mais l'alerte avait été chaude.

Le 7 juillet. les commissaires belges adressaient à Jamar le projet de procès-verbal de clôture des travaux de la commission mixte, proposé par les délégués français, et daté du 6. Ils priaient le ministre de leur faire connaître d'urgence si ce projet ne donnait lieu à nulle observation de sa part.

Ce procès-verbal faisait ressortir que le but à atteindre était de réaliser par des combinaisons nouvelles le projet des compagnies, à savoir le développement des rapports commerciaux entre la Belgique, les Pays-Bas et la France, en s'inspirant du protocole du 27 avril. « Des avantages équivalents à ceux qu'on pouvait attendre des traités primitifs qui n'ont pas reçu l'adhésion du gouvernement belge étaient par suite obtenus. »

Jamar communiqua ce projet à Frère-Orban, ainsi qu'une note contenant certaines réserves portant sur des modalités de trafic, que nos délégués proposaient de soumettre encore à leurs collègues français. Cette note ne fut pas remise, ayant donné lieu de la part du premier ministre aux remarques suivantes :

« Danger de provoquer un refus - mettre en péril la négociation ou reconnaître que nous n'aurions pas ultérieurement le droit de nous plaindre.

« Notre droit est incontestable. Des réserves sont inutiles. Nous dénoncerions les conventions si l'on refusait ce que nous-mêmes nous accordons. »

Le 8 juillet. Jamar écrivait aux commissaires belges que le gouvernement ne présentait pas d'objections contre les termes du procès-verbal. Tout en faisant observer que certaines expressions pouvaient prêter équivoque, il n'insistait pas pour une rectification absolue. S'inspirant des remarques de Frère, il estimait inutile d'exprimer les réserves proposées.

Le 9 juillet, l'accord devint définitif par la publication simultanée du procès-verbal et de deux annexes au Moniteur Belge et au Journal Officiel Français.

(page 408) Le même jour, Beyens confirmait à Frère la non-intervention directe ou indirecte de l'Etat français dans les avances de l'Est, déjà annoncée dans son télégramme du 2 juillet.

« Donc - ajoutait-il - tout est bien : on s'est embrassé et Gressier a jugé nos commissaires dignes de s'associer à sa table demain... » « - Je vous félicite de tout cœur de ce couronnement de l'édifice ; et je ne suis pas fâché d'être débarrassé de cette affaire, dans laquelle, en vrai chat échaudé, j'ai craint des accrocs jusqu'à ce matin. »

« Tout est bien qui finit bien - écrivait aussi de son côté Jamar - dans une lettre non datée à Frère. La commission mixte a bien fini. Votre lettre a exercé la meilleure influence...» L'épilogue extra-officiel de l'affaire se déroula dans le dîner offert par Gressier. La Valette, qui, au dire de Beyens, avait été fort contrariant jusqu'aux derniers jours, porta un toast « à son complice, M. Frère-Orban. » Beyens répondit que son chef serait « touché de cette gracieuse attention » et renouvela - non sans malice - ses remerciements au ministre français « pour sa courtoisie à mon égard dans le cours de cette longue affaire . »

« M. Gressier - poursuit Beyens - est allé jusqu'à dire que, somme toute, l'incident avait été une excellente chose à cause de la situation qu'il avait sinon créée, du moins mise en lumière. Je demande à réfléchir encore avant de me rallier complètement à cette opinion ; je veux dire dans le sens français qu'il y attache - car il y a bifurcation dans les façons d'apprécier le résultat.

« Mais il importe. ostensiblement, d'accepter le compliment... » Suggérant un échange de décorations, notre ministre à Paris conseillait de revenir, par certains détails, à la situation qui a existé, il y a quelques années, et qui avait été gâtée dans les derniers temps par une série de défiances et de petits griefs antérieurs à l'incident... »

On peut se rendre compte, par les détails nouveaux que nous venons de donner, des difficultés éprouvées par Frère-Orban dans la dernière phase du conflit. En dépit de certains reproches subreptices que l'on ne doit pas s'étonner de trouver dans des lettres privées, pleines de boutades, de Jules Devaux. il (page 409) parvint à calmer, à rallier à sa conception un gouvernement disposé d'abord à ne rien entendre et à recourir aux solutions les plus violentes.

Paul Hymans a rappelé les félicitations caractéristiques adressées, à l'époque, à Frère-Orban. Le baron Beyens les complète en souscrivant à l'éloge le plus significatif, celui de Jules Van Praet

« Votre tâche a été grande et difficile - écrivait le ministre de la Maison du Roi - vous l'avez remplie avec un courage, une tranquillité d'esprit, une ténacité, un bon sens et un sang-froid au dessus de tout éloge. »

Ce sera, croyons-nous, le jugement de l'Histoire.