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(Paru à Bruxelles en 1945, aux éditions de la Renaissance du Livre)
(page 111) Il eût fallu la plume magnifique de Paul Hymans pour tracer l'émouvant portrait de l'homme qu'il avait vu, selon son expression, jeter les derniers rayons d'un soleil couchant et grandiose. A défaut du maître disparu, nous devons nous renfermer dans un rôle plus modeste. Narrateur impartial, nous espérons avoir montré, par l'exposé seul des faits, l'exceptionnelle grandeur du ministre qui, dans un pays plus vaste, eût pu jouer le rôle d'un Thiers, d'un Bismarck ou d'un Cavour.
Il nous reste à mettre en relief, par un raccourci rapide, les qualités maîtresses de l'homme d'Etat. Frère-Orban eut certes ses défauts, et nous ne passerons pas sous silence les erreurs de ce Belge illustre qui monta tant de fois au Capitole, pour en être finalement et injustement précipité.
L'orateur, au sein d'une pléiade de grands émules, fut incomparable, inégalé.
Un de nos grands journalistes d'autrefois, Charles Tardieu, nous semble avoir remarquablement caractérisé l'éloquence de Frère-Orban. L'action oratoire, dit-il, était sa qualité maîtresse. « Ni déclamation, ni fioriture. Aucune des virtuosités de l'art pour l'art. Parler pour ne rien dire ne fut jamais son fait. Parler pour agir était sa devise. Il arrivait souvent avec un (page 112 manuscrit préparé, savamment machiné, simple précaution pour ne pas dépasser le but et pour imposer son plan à l'interruption la plus débridée ; mais ce texte, premier exposé de la question à débattre, devenait le canevas du débat tout entier. Le tacticien excellait à y ramener incessamment les diversions les plus malicieuses et l'orateur d'action avait à son service une plastique et une diction d'acteur qui doublait son autorité sur l'assemblée : sens du geste, talent de faire valoir le mot effet, port de tète olympien, grandiose en dépit de sa taille plutôt courte. Traitant les questions de haut, rétorquant avec hauteur les objections de l'adversaire, il passait pour hautain. Et il est certain que dans la vie publique, qu'il prît la parole ou la plume, il supportait malaisément la contradiction... »
L'homme d'Etat, travailleur inlassable, réalisa, dans ses deux premiers ministères surtout, les créations les plus solides, maintenues à travers les temps. Banque nationale, Caisse d'épargne, Crédit communal, suppression des octrois, traités libre-échangistes, voilà les œuvres qui consacrent sa renommée.
Il ne dirigea la politique extérieure que de 1878 à 1884, période de grandes difficultés à l'intérieur, où son rôle de chef du cabinet l'appelait constamment à la tribune. Il eut la bonne fortune, comme ministre des affaires étrangères, de traverser une époque où la sécurité de la Belgique ne fut pas en question. L'épisode le plus caractéristique de sa gestion fut le célèbre « Echange de Vues » avec le Vatican.
Frère-Orban n'avait pas attendu d'être le ministre de nos relations extérieures pour intervenir avec autorité - à la demande même du roi - dans la politique internationale. Se substituant à son collègue Van der Stichelen, il avait dû, en 1869, déployer toute son habileté, toute son énergie pour apaiser, lors de l'affaire du chemin de fer du Grand Luxembourg, l'irritation de Napoléon III. Au prix de quelques concessions légères, il mena cette ardue négociation au succès final et l'estime qu'éprouvait (page 113) l'empereur des Français pour son talent facilita le dénouement.
L'instruction publique ne cessa d'être pour Frère-Orban un fervent souci. Dès 1850, lors de la discussion de la loi sur l'enseignement moyen, il prononçait un discours d'une grande élévation, affirmant la neutralité philosophique et religieuse de l’Etat et proclamant ses devoirs en matière scolaire. En 1849, en 1855 et en 1857, alors que le Parlement recherchait, sans trop y parvenir, une formule heureuse pour l'organisation de l'enseignement supérieur, Frère-Orban esquissait déjà ses vues originales sur la liberté des professeurs et le régime des examens, réalisées en partie lors de la réforme de 1876. parvint en 1879 seulement à faire triompher, pour bien peu d'années, le principe contenu dans l'article essentiel du Congrès libéral de 1846, la laïcité de l'enseignement public. Il complétait ainsi la poursuite d'un but tenace, l'indépendance du pouvoir civil. Il n'entendait pas cependant interdire au prêtre l'accès de l'école, pourvu qu'il n'y entrât pas au titre de censeur des études. Persuadé que la suppression radicale de l'instruction religieuse entraînerait la désertion des écoles publiques, il détermina certains de ses collègues, plutôt rétifs, à se rallier à la transaction offerte par l'article 4 de la loi. Il ne crut pas, sans doute, que l'implacable hostilité du clergé déchaînerait une lutte aussi furieuse qui, probablement, n'aurait pu se continuer longtemps encore si la révolte des radicaux n'avait provoqué l'effondrement du parti libéral. Frère-Orban était, d'ailleurs, spiritualiste et déiste convaincu, aussi désirait-il que la morale, dans son expression la plus haute et la plus pure, continuât d'imprégner l'atmosphère de l'enseignement.
Sur les deux scènes politiques, Frère-Orban, qui s’assimilait avec une rare aisance les problèmes les plus divers, répondit d'une manière générale à la confiance du roi, à l'attente de l'opinion, à l'espoir de son parti.
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Quelques réserves nous paraissent inévitables. Elles portent sur les questions électorale, militaire, coloniale et sociale.
On peut regretter qu'irréductible dans ses principes, Frère-Orban n'ait fait, avant 1870 comme après 1878, aucune concession suffisante aux partisans de l'extension du droit de suffrage. Les progressistes de 1856 étaient peu exigeants ; il repoussa leurs demandes peut-être avec trop de hauteur. Les radicaux de 1883 furent inflexibles, et il dut dénoncer violemment leur indiscipline qui provoqua, l'année suivante, la chute du parti libéral. Les dissidents ne cachèrent pas leur propension vers le suffrage universel. Ils n'avaient adopté la vague formule du « savoir lire et écrire » qu'avec l'intention secrète de l'abandonner au premier prétexte.
Frère-Orban n'avait cessé d'être réfractaire au développement de l'électorat qui, pour lui, n'était pas un droit naturel, mais une fonction. On se rappelle son exclamation au Congrès libéral de 1846 : « Vous aurez, à 20 florins, non pas des électeurs, mais des serviteurs ! » Il était convaincu que le suffrage restreint était le plus favorable au parti libéral qui, dans sa pensée, était le plus apte, le seul apte même, à gouverner la Belgique, Il n'avait donc consenti finalement à une réforme capacitaire, aussitôt décriée par l'extrême gauche, que dans des limites assez étroites. Mais son ralliement au savoir lire et écrire aurait-il retenu les radicaux dans leur course à l'abime ? Nous en doutons.
La défense nationale trouva en lui un adepte convaincu. On peut lui reprocher, après 1848 - Lebeau et Devaux n'y manquèrent pas - d'avoir un moment hésité, alors qu'une fraction importante de la gauche, conduite par Delfosse et d'Elhoungne, réclamait imprudemment la réduction du budget de la guerre.
Frère-Orban, comme beaucoup de libéraux de l'époque. resta longtemps l'adversaire de l'abolition (page 115) du remplacement et hostile au service général obligatoire.
A sa louange, il faut signaler l'ardeur qu'il mit à défendre les fortifications d'Anvers, bravant l'impopularité, sacrifiant même la députation libérale de la métropole aux nécessités de la défense du pays.
Il fut aussi partisan décidé d'une réserve nationale, mesure qui, à ses yeux, tempérerait le tirage au sort et le remplacement. Il ne parvint pas à compléter par cette réforme l'organisation de l'armée, inaugurée par les lois organiques de 1868 et de 1870. Il est triste de constater que l'opinion de la classe bourgeoise d'alors, - soutenue par la passion partisane - était réfractaire à toute mesure qui touchait à un privilège choquant, dont ne s'émouvaient d'ailleurs guère les ouvriers et les paysans, plutôt hostiles au militarisme. A la fin de sa carrière politique, Frère se rallia, comme toute la gauche, au service personnel. Son opposition aux forts de la Meuse, soutenue avec énergie, conviction et talent, fut, à notre avis, une erreur, du reste commise de bonne foi.
Frère-Orban se montra peu enclin à favoriser les entreprises coloniales, et le duc de Brabant, dès 1861, lui reprochait son indifférence. Comme on a pu l'écrire, son dernier ministère « ignora » l'œuvre congolaise.
Dans le domaine social enfin, Frère-Orban contribua, sans doute indirectement, mais avec efficacité, au développement du bien-être de l'ouvrier comme du bourgeois, mais son amour indomptable de la liberté, sa conception du rôle de l'Etat, l'empêchèrent de s'associer à des mesures de préservation telles que l'interdiction du travail dans les mines aux femmes et aux enfants. Ces erreurs ne sont après tout que de faibles taches, qui ne peuvent ternir l’éclat de mérites éclatants.
Concluons en disant que Frère-Orban restera, dans notre histoire contemporaine, la plus haute (page 116) personnification de cette bourgeoisie, alors libérale en majorité, qui, pendant une longue prédominance, valut à la Belgique la période peut-être la plus brillante que connurent ses annales.
L'enrichissement du pays qui lui permit, par la suite, de supporter les misères qu'entraîna une invasion désastreuse, les charges d'une législation sociale quelque peu brusquée, et les frais énormes qu'imposa la restauration de la patrie, est dû, pour une large part, aux grandes réformes économiques, à la prudence de la gestion financière de Frère-Orban.