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Ecrit sur le sable (cinquante ans de journalisme)
FISCHER Franz - 1947

FISCHER Franz, Ecrit sur le sable (cinquante ans de journaliste)

(Paru à Bruxelles en 1947, aux éditions de La Renaissance du Livre)

Vocation

Journalisme et littérature - Vagissements – Une revue éphémère – Cela m’est venu de nuit – Par la magie de deux yeux noirs

(page 19) Le journalisme professionnel procède-t-il d'une vocation, ou bien n'est-il, pareil au génie - excusez du peu ! – que le fruit d'une longue patience ?

Je ne pose la question que pour avouer ma totale impuissance à y répondre. J'ai connu et fréquenté des journalistes de tout poil. D'aucuns, plus doués d'intelligence que de culture, étaient nés journalistes. D'autres, érudits et voués aux rites intellectuels, l'étaient devenus par lent et patient travail d'assimilation. D'autres encore, parce qu'un événement imprévu, les campant sur la route où s'écoule la vie, leur a fan découvrir, en eux-mêmes, cette faculté et ce sens d'observation qui sont la base du métier, de la profession.

La profession !

Quel mot profane pour qualifier ce que d'aucuns tiennent pour un sacerdoce. S'il est entendu que le choix d'une carrière, fut-elle la plus humble et la plus rude, doit s'inspirer du vouloir obstiné de l'accomplir, à quelque moment qu'elle vous requière avec le probe respect du travail utile à ses semblables. C’est, ou cela doit être, aussi vrai pour le travail leur manuel que pour l'ouvrier de la pensée, surtout quand tous deux rêvent d'une société meilleure et travaillent la réaliser.

(page 20) Il y a, du reste, dans le jargon typographique, une expression un peu archaïque, mais qui dit clairement ce qu'elle veut dire et qui doit être le credo de quiconque aspire à la souveraineté du travail : « Travailler en conscience. »

Ce sentiment est renforcé quand le travailleur fait œuvre personnelle de créateur.

En vérité, autant que l'artiste, le peintre, le sculpteur, le poète, le musicien, l'architecte, le savant acharné à sa tâche de prospection et de découverte, l'écrivain ressent intensément la noblesse de son œuvre, parce que celle-ci lui donne l'impression de créer, de tirer sa création de son fonds propre, et de se sentir ainsi touché de rayons divins. Mais ce n'est pas parce qu'on possède sa langue, que l'on écrit avec aisance, que l'on soigne son style, qu'on cherche à l'orner de tous les dons de l'éloquence, de l'érudition, de la puissance dialectique, de la logique convaincante, de l'émotivité ou de la verve qu'on peut se dire et se croire apte au métier de journaliste.

Un humoriste de notre corporation m'a dit un jour que le pire écueil auquel puisse se heurter un journaliste débutant, c'est de s'attarder et de se perdre dans la littérature.

Paradoxe dangereux, car celui qui le prendrait au sérieux risquerait aussi de perdre le respect dû à sa plume et à ses lecteurs.

Quoi qu'on en pense, le journalisme est une forme de la littérature. Cette forme ne doit pas être nécessairement mineure et subalterne parce que le travail de journaliste est fatalement hâtif et nerveux, dominé par la nécessité d'être fourni, à heure fixe, dans un temps restreint, limité par l'inexorable attente des rotatives.

Le rédacteur - informateur ou commentateur - ne choisit pas ses sujets et ne détermine pas les dimensions de sa prose. C'est l'actualité, l'opportunité, la nécessité du moment qui lui dictent son devoir. Et ce n'est pas parce qu'il l'accomplit dans les conditions que nous venons d'indiquer que son labeur de chaque jour doit le dispenser de faire œuvre correcte, digne, respectable, si possible attrayante et belle, portant, même sous l'anonymat des plus obscures rubriques, sceau de la personnalité.

(page 21) Le littérateur ne peut pas toujours devenir journaliste, mais le journaliste doit être littérateur.

J'avais à peine enfourché mes premières longues culottes que je commettais des revues en vers et en prose pour théâtres d'amateurs.

Le souci de la mise en scène, que je désirais somptueuse, fut d'ailleurs fatal à ceux qui avaient mis leur confiance dans mes audaces de « producer » de grands spectacles. Et pour cause. Le crédit de curiosité qu'accordaient à mes revues les auditoires faubouriens était, depuis longtemps épuisé, lorsque les frais de la mise en scène étaient loin d'être amortis. A l'âge de seize ans, je collaborais aussi, sous forme de nouvelles romantiques et sentimentales, à deux petits périodiques que les jeunes gardes socialistes éditaient une fois par an, le premier lors du tirage au sort, le second à l'appel des miliciens sous les drapeaux.

L'un s'appelait « Le Conscrit » et l'autre, « La Caserne. »

Tous deux étaient largement diffusés parmi les victimes de ce qu'on appelait alors « l'impôt du sang . »

L'esprit profondément antimilitariste qui les inspirait valut à mes collaborateurs d'inexorables poursuites en cour d'assises. Et de non moins implacables condamnations à des mois, parfois à des années de prison. Dans le palmarès de ce véritable martyrologe - car, il s'agissait de tout jeunes gens coupables de haïr les tueries humaines et de s'insurger contre les iniquités de notre régime militaire j'ai le devoir d'évoquer les noms de Joseph Michotte, Léon Troclet, Victor Ernest, Louis Coenen, François Gilles et surtout de mon vieil ami Vincent Volckaert, qui contracta dans les geôles la maladie de cœur le torturant sa vie durant et qui finit par l'arracher à jamais à ma fraternelle et indéfectible affection. Comment j'ai réussi à de demeurer exempt de poursuites, alors que mes essais littéraires n'étaient pas moins séditieux que les virulents pamphlets de mes camarades, je n'arrive pas encore le comprendre.

Je ne trouve d'autre explication à cette impunité, qui me mortifiait fort, que dans le degré d'insignifiance que les (page 22) magistrats et instructeurs du parquet devaient attribuer à ma prose ingénue.

Et puis j’ai eu d’autres audaces. Avec mon ami de tout temps, Sander Pierron, je créai une revue bimensuelle qui n'aspirait à rien moins qu'à être le reflet du mouvement social en Belgique.

Nous avions sollicité et obtenu de brillantes collaborations.

Emile Vandervelde inaugura le premier numéro par un remarquable article sur le rôle éducateur de la démocratie socialiste. Louis De Brouckère et Edmond Picard nous donnèrent aussi deux leadings de tête.

Sander Pierron, déjà répandu dans le monde des lettres, y décrocha des collaborateurs illustres. C'est ainsi que Camille Lemonnier réserva à notre revue les premières pages de son romain « La Fin des Bourgeois. » Georges Eekhoud nous envoya une nouvelle truculente inspirée par les passions véhémentes des rudes terriens de la Campine.

Emile Verhaeren nous donna les strophes les plus martelées de ses « Villes Tentaculaires » qui allaient être éditées.

Le quatrième numéro de la revue devait, à côté d'articles d'esthétique de Jules Destrée, d'un plaidoyer pacifiste d'Henri Lafontaine, commencer une série d'études littéraires d'un autre ami d'enfance, Herman Dons, qui, sous le pseudonyme de Paul Sainte-Brigitte, se proposait d'analyser l'œuvre de nos prosateurs belges,

Mais « Le Mouvement Social » s'arrêta... de paraître, mourant d'inanition. Et Paul Sainte-Brigitte se réfugia, avec son étude très étoffée, au « Coq Rouge », la revue qu'il venait de créer avec la collaboration d'Henry Le Bœuf, un autre disciple que je devais retrouver plus tard sous la double dignité de Directeur de la Banque d'Outre-Mer et de créateur de l'admirable Palais des Beaux-Arts de Bruxelles.

Ainsi va la vie. Si j'ai évoqué tout cela, ce n'est certes pas pour établir que mes vagissements littéraires m'avaient préparé au rôle de journaliste que j'allais tenir par la suite.

Bien au contraire, je persiste à croire que de pareilles initiations n'ouvrent pas nécessairement les voies d'accès au journalisme, dont le style spécial et le rythme d'écriture (page 23) s'apparentent très peu à la technique de l'écrivain en chambre pour volumes, revues et magazines.

Ce fut, dans mon cas personnel, un accident fortuit, inopiné, qui décida de ma vocation. Cela m'est venu de nuit, non pas en entendant chanter le rossignol comme il advint au tambourinaire d'Alphonse Daudet, mais, pour parler avec plus de grandiloquence, en écoutant « croasser les vilains oiseaux noirs des nids obscurantistes de la réaction. »

J'avais alors dix-sept ans et faisait partie d'une équipe de camarades de tout âge qui, tous les dimanches, allaient de village en village, dans notre extrême banlieue, répandre, distribuer ou vendre de petits tracts, exposant en termes simples et familiers, à la portée des humbles, les vues et les raisons d'être du socialisme militant.

Un jour, nous nous étions dirigés vers ce qui alors était le petit village rural d'Auderghem, à l'orée de la Forêt de Soignes. C'était toute une expédition; mais nous étions entraînés par des chants où le mode grave et belliqueux des cantiques politiques alternait avec d'allègres refrains de marche. Aussi bien les sept ou huit premiers kilomètres de l'étape furent-ils parcourus en un temps de petite promenade apéritive. Nous étions, d'ailleurs, alléchés par une aubaine. Les catholiques de l'endroit y avaient organisé un grand meeting où l'on devait en découdre avec le socialisme et ses tenants. Aussi bien les organisateurs de la réunion avaient-ils choisi le pourfendeur en titre, M. Arthur Verhaegen, de Gand, qui, pour bien marquer le caractère offensif et agressif de l'organisation d'ouvriers chrétiens qu'il avait créée, intitulait son groupe la Ligue anti-socialiste.

C'est dire que l'on promettait aux auditeurs un match-exhibition où l'athlète, pour être bien certain de l'emporter, serait seul en piste.

En effet, quand nous arrivâmes au local de réunion nous trouvâmes porte de bois. Seuls, les amis sûrs pouvaient pénétrer dans la salle ; la patte blanche étant réservée aux porteurs d'une invitation personnelle. Nous allions nous retirer, dépités et pestant contre cette façon peu courageuse de défier un ennemi absent, quand une jeune fille qui accompagnait l'expédition observa qu'une des précieuses invitations (page 24) se trouvait accrochée à la pompe à bière qui, dans les cabarets brabançons, surmonte le comptoir. Et déclara que celui qui oserait s'emparer de ce précieux papier pour aller retrouver et confondre les pourfendeurs du socialisme, serait un crâne.

Il n'en fallut pas moins pour que l'invitation fût escamotée par ma main et glissée dans ma poche. Quelques instants après, j’apparus au contrôle, exhibant mon papier. Mon air innocent de blanc-bec inoffensif n'éveilla aucune suspicion.

Une fois dans la salle archibondée de personnalités imposantes, représentant toutes les notabilités de l'endroit, et de paysans endimanchés, je découvris un seul visage connu et ami. Celui de mon camarade Alphonse Octors, alors instituteur primaire dans la très catholique commune d'Etterbeek, et qui devint, par la suite, l'administrateur de la Grande Maison du Peuple de Bruxelles.

Octors avait été invité, peut-être parce qu'on ignorait ses opinions. mais certainement au titre d'auditeur muet. D'un signe de l'œil, il me fit asseoir à ses côtés, en me recommandant d'écouter et de me taire.

Et j'attendis la suite des événements, Elle ne tarda se manifester sous la forme de la plus passionnée et de la plus hargneuse diatribe anti-socialiste prononcée par le jouteur annoncé à l'extérieur.

Je trépignais de nervosité, retenu par le bras d'Octors, qui ne cessait de me dire : « Mais tiens-toi donc tranquille. Tu vas te faire flanquer dehors. »

A moment donné, je n'y tins plus. C'était au moment où l'orateur, brossant pour l'auditoire un tableau terrifiant de ce que serait devenue la vie dans l'enfer collectiviste, montra les hommes fuyant les villes dévastées par la guerre civile et se réfugiant - j'ai retenu l'image - comme des affamés, autour des brasiers étatisés, dont la flamme devait remplacer la douce chaleur des foyers anéantis. Pas moinsse !!!

C'est alors que m'écriai « Quelle blague ! »

Le conférencier, un moment interloqué, me somma de m'expliquer.

Je ripostai : « Voyons M. Verhaegen, vous avez bien chez (page 25) vous un foyer à gaz alimenté au feu collectif ou collectiviste de la régie. A qui ferez-vous accroire que ce foyer ressemble à un brasier pour loups affamés ? »

J'en avais trop dit. Mes dernières paroles se perdirent dans le vacarme de vociférations inarticulées et de menaces au sens plus précis. Car un roulement de coups de poings s'efforçait de transformer ma cravate en garrot.

Si bien que l'orateur, dans un geste qu'il devait trouver chevaleresque, celui du pompier éteignant le feu qu'il avait allumé, sauta de l'estrade, m'entoura le corps de ses bras et me conduisit en sécurité, au seuil du temple que j'avais profané par ma timide objection.

Le tapage de cette éviction se propagea dans le cabaret et sur la chaussée où stationnaient, en groupes hostiles et courroucés, tous ceux qui avaient été refusés à l'entrée de la salle.

La nouvelle de mon expulsion, sans douceur, s'était propagée, et de rumeur légère était devenue tapage infernal, à la manière de Rossini. On s'empressa autour de moi, on s'enquit de « mes blessures », on m'abreuva de boissons réconfortantes et l'on me hissa sur l'estrade du local libéral d'en face, où s'improvisa un meeting de riposte et de protestation. Devant un public surchauffé. mais qui m'était intensément sympathique ; je dus y aller du récit de mes exploits et du discours de réplique que des sauvages avaient fait rentrer dans ma gorge.

Ma harangue fut-elle éloquente ? A tant d'années de distance, je puis bien avouer que j’eus la fatuité de le croire. D'autant que mon intervention laissa, dans le village, la trace tangible de la fondation d'un groupe local.

Rentrés à Bruxelles, heureux, rayonnants. nous nous rendîmes en cortège chantant la « Vieille Maison du Peuple » de la place de Bavière pour y conter nos exploits à nos camarades qui, malgré l'heure avancée, remplissaient encore le modeste cabaret.

Auguste Dewinne, promu depuis peu de temps à la dignité de secrétaire de la rédaction du « Peuple » s'y trouvait encore. Il me fit raconter notre équipée, puis me dit à brûle-pourpoint : « Pourquoi ne pas écrire un petit papier sur cet incident plutôt intéressant ? »

(page 26) Je ne me fis pas prier et, sur une table encore toute poisseuse de faro sirupeux, je rédigeais en quelques minutes la narration de ce qui m'apparaissait comme un gros événement.

Dewinne s'émerveilla de la rapidité avec laquelle j'avais fignolé mon petit récit et, de son allure qu'il voulut bien qualifier de pittoresque et vivante. « C'est du bon reportage, conclut-il. Tu devrais plus souvent nous apporter de petits échos de ce genre. Viens nous voir de temps à autre à la rédaction du « Peuple » et tu nous fignoleras des petits papiers semblables à ceux que je vais emporter pour les reproduire dans notre prochaine édition. »

Et voilà comment, inopinément et sans le vouloir, je devins à la fois et en un même soir « « orateur » propagandiste et journaliste d'information.

Par le sortilège de deux beaux yeux noirs et d'un sourire débordant de tendres promesses.