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Ecrit sur le sable (cinquante ans de journalisme)
FISCHER Franz - 1947

FISCHER Franz, Ecrit sur le sable (cinquante ans de journaliste)

(Paru à Bruxelles en 1947, aux éditions de La Renaissance du Livre)

La paix aux ailes brisées

(page 223) J’ai vécu de près, face aux tréteaux ou dans le chuchotement des coulisses, les comédies, drames et tragédies dont la signature du Traité de Versailles fut l'épilogue.

Comme tous les instruments diplomatiques mettant fin à un état d'hostilités, ce traité devait, pour des temps indéterminés, faire vivre en paix les belligérants ayant déposé les armes.

Mais il avait des prétentions d'un autre ordre de grandeur. La grande guerre avait secoué presque toute la planète. Le besoin d'une paix universelle était évident. La blessure, au flanc de l'humanité, était large et profonde. Pour la guérir, des remèdes héroïques et définitifs devaient être cherchés. L'idéologie humanitaire du Président Wilson, proclamée par le fameux programme des sept points, semblait avoir apporté cette panacée aux reconstructeurs de la paix.

Ce programme avait été invoqué par les vaincus comme leur dernière branche de salut et formulé par les vainqueurs comme impérieuse condition de possibilités de rapprochement. Ce premier accord de principe avait allumé les plus éblouissantes espérances en un apaisement durable, en la restauration des continents et... des âmes dévastées.

Comment ce but altier ne fut-il pas atteint ? Comment, Vingt ans après cette tentative avortée de ramener la paix sur la terre pour l'honorer en un asile définitif et stable, l'incendie de la guerre, universelle cette fois, brasilla avec une ardeur décuplée, je n'ai pas, à cette heure et à cette place, à en donner une explication, pour l'ajouter aux innombrables thèses contenues dans des milliers de volumes, aux conclusions disparates et divergentes, consacrés à ce catastrophique échec.

Je ne fais œuvre ni de critique historique, ni de polémiste passionné, mais de simple mémorialiste, témoin assez (page 224) proche d’un des plus grands événements du siècle. Mais, de ma place d’observateur, j’ai pu découvrir dès les premiers jours de la confrontation des messagers de la Paix, que le traditionnel rameau d'olivier, tendu à bout de bras, était accompagné, chez la plupart de ces pèlerins, de bagages au contenu dangereusement explosif.

C'était vrai pour les vainqueurs autant que pour les vaincus, mais plus bien encore pour ceux qui avalent trouvé dans les promesses wilsoniennes l'occasion providentielle d'un règlement général de comptes historiques et centenaires.

Dame, on allait consacrer le droit pour les peuples à disposer d'eux-mêmes ! Mais où commençaient ces peuples ? Quels contours les définissaient ? Ceux de l'histoire, de la géographie politique, de la race, de la langue, des possessions féodales ou dynastiques?

Toutes ces aspirations, ces revendications se qualifient de nationales, et lorsqu'elles sont formulées par des minorités audacieuses, prêtes à l'aventure, comment s'y retrouver ?

Quelques années après la conclusion du Traité de Versailles, causant à Gênes avec M. Tchitchérine, commissaire du peuple aux affaires étrangères de la République des Soviets, je pus me rendre compte du dangereux imbroglio qui pouvait surgir de l'incompréhension d'un principe d'apparence si clair : le droit pour les peuples à disposer d'eux-mêmes.

Tchitchérine se méfiait de la Société des Nations, telle qu'elle était sortie des débats de Versailles. Il ne réalisait pas que, dans ses débuts, elle devait être, en quelque sorte, un organe de sanction de la justice internationale, pour prescrire aux coupables de l'agression qui avait mis le feu au monde, les charges de la réparation de leur crime ; pour préserver les voisins du perturbateur de nouveaux retours de flamme par des occupations temporaires, pour sonder sa sincérité européenne avant de l'admettre, avec des titres égaux à la gestion de cette organisation internationale.

Comme les dictateurs de Moscou, comme la plupart des communistes et comme pas mal d’autres… illusionnés, Tchitchérine épousait la thèse allemande du « Diktat » de Versailles. Du second « Diktat » évidemment, car du premier, imposé par Bismarck, et qui n'impliquait ni adoucissement, (page 225) ni délais, ni possibilités de révision, il n’était évidemment pas question.

Tchitchérine tenait donc la Société des Nations, telle qu’elle devait sortir des palabres de Versailles, pour une sorte de coalition déguisée des puissances victorieuses contre les peuples vaincus. Il préconisait non pas une Société des gouvernements, mais une « Ligue des Peuples » dans laquelle tous les peuples opprimés, « colonisés » eussent été représentés au même titre que les nations dominantes. Mais l’exemple alors récent de l’incorporation forcée de la Géorgie dans ce « magma » des républiques soviétiques n’était pas rassurant...

Mais que n'attendait-on pas de cette apparition miraculeuse de l'unité humaine sortie du chaos de la calamité infernale ? C'est ainsi qu'un beau matin de la fin de 1919, on vit se présenter au Quai d'Orsay, en habit et cravate blanche un monsieur qui se disait député du peuple flamand. Il l'était effectivement, élu de cette fraction nationaliste qui était, et demeure, une bien petite minorité du peuple flamand. Il venait réclamer l'aide de la Société des Nations pour la libération de son peuple. La libération de qui, de quoi ?

Je ne sais pas comment on l'éconduisit, mais cette fois on pouvait, avec sûreté, invoquer contre lui le droit pour les peuples à disposer d'eux-mêmes.

En effet, la démocratie politique instaurée en Belgique venait précisément de donner aux Flamands, en majorité dans le pays, le moyen de choisir librement leurs destins. Et l'immense majorité s'était prononcée, comme elle a continué à le faire, pour l'acceptation de la communauté belge, en isolant la poignée de séparatistes dans leur faiblesse et dans leur attente nostalgique des baïonnettes d'un nouvel envahisseur.

En réalité, pour la reconstitution de la nouvelle carte politique de l'Europe selon les préceptes wilsoniens, il fallait considérer les nations à sauvegarder, à ressusciter ou à créer sous l'angle de ce « critérium » un jour indiqué par Jaurès à la Chambre française : une nation se constitue et s'affirme par la volonté des habitants d'un même territoire de vivre dans une même communauté politique et morale.

(page 226) Sans doute cette volonté était manifeste et flagrante pour justifier la libération du territoire belge, la désannexion de l’Alsace et de la Lorraine, la restauration du vieux royaume de Pologne, la résurrection de la nation tchèque, des petits pays baltes et le rattachement à l’Italie des populations que leur irrédentisme persistant avait toujours dressées hostiles à la double monarchie danubienne. Mais d’autres annexions, ou « désannexions » étaient fondées sur des droits plus précaires et de nature à semer la carte d’Europe nouvelle de nombreux et dangereux points névralgiques. Pour résoudre les inextricables problèmes qui ne manqueraient pas de surgir, il eût peut-être été expédient de recourir - toujours d'après la méthode wilsonien puisqu’on ne cessait de l'invoquer rituellement – à la consultation des intéressés. Un plébiscite ; pourquoi pas ? Evidemment pas à la manière dont nos « frères retrouvés » des cantons rédimés purent aller, publiquement, écrire dans un registre qu’ils étaient partisans ou non du rattachement à la Belgique ou de cette vaste machination nazie, orchestrée avec les procédés d'intimidation et de terrorisation dans le district de la Sarre, sous l'œil impassible d'un commissaire suédois.

Mais un referendum sérieusement organisé, égalisant les moyens de propagande et de persuasion, eût, malgré ses difficultés, accordé une plus grande autorité, partant une plus grande stabilité, à ces innombrables remaniements territoriaux faisant l'objet de négociations mystérieuses, de jeux d'influences, de manœuvres coulissières qui, pendant des mois, préludèrent à la ratification des traités de Versailles, de Saint-Germain et de Neuilly, et qui laissèrent traîner, dans tous les coins de l'Europe, de bien dangereux tisons.

Après les privations de la guerre, Paris, centre de polarisation des forces politiques de l'Europe en reconstruction, allait connaître la ruée de tous les appétits. Appétits de revanche chez les peuples qui avaient payé d'un lambeau de leur chair les dures lois des défaites antérieures et qui clamaient le rattachement à la mère patrie des territoires jadis annexés par la force. Appétits de racisme expansionniste exigeant, comme la rançon promise à la victoire commune des régions convoitées par l'irrédentisme. Appétits de résurrection nationale chez les peuples que la conquête brutale (page 227) de leur pays et son partage entre les vainqueurs avaient, depuis des lustres et des siècles, rayés de la carte politique de l’Europe. Appétit, ou plutôt besoin incoercible de sécurité, toujours prêts à se jeter sur leurs faibles voisins. Appétit moins avouables et moins avoués, d’hégémonies économique, d’impérialisme capitaliste, se préoccupant moins de remaniements territoriaux que de la création de zones d’influence, de concessions de richesses naturelles, de monopoles lucratifs de financement.

La Belgique avait été conviée - elle aussi – à se mettre à table, et d'aucuns pensèrent qu'elle s'y trouvait au titre de convive privilégié ou d'enfant gâté. On verra dans la suite que ce fut une douce illusion. Son cas illustrait pathétiquement le sort des petites et paisibles nations, écrasées par la violence des forts. Sortie de l'épreuve, glorieuse mais ruinée et dévastée, drapée dans son manteau immaculé d’innocence, elle ne voulait prétendre qu'à deux choses, totalement légitimes : la garantie de sa sécurité dans l'avenir et la réparation du dommage qui lui avait été causé.

Cette sécurité n'existait plus. Sa neutralité, honnêtement pratiquée, n'était plus qu'un mythe, le traité qui la garantissait ayant subi le sort d'un chiffon de papier. S’incorporant à un bloc de nationalités, c'était courir le risque d’être entraînée dans de nouveaux conflits internationaux.

Seule une Ligue universelle des Nations garantissait solidairement ses participants contre toute agression ; armée de sanctions contre l'agresseur, elle pouvait la mettre à l'abri de nouveaux assauts. C'est pourquoi la Belgique se rallia d'enthousiasme à la théorie wilsonienne et à la thèse de la sécurité collective.

D'autre part, son droit à la priorité des réparations était incontestable. Il avait été formulé explicitement dans les préliminaires de paix, comme il avait été proclamé solennellement par l'agresseur lui-même dès la première heure de l'invasion de notre territoire.

La Belgique n'élevait pas de revendications territoriales, car on ne pouvait raisonnablement considérer telles la rétrocession de cette étroite zone constituée par ces cantons rédimés qui avaient jadis appartenu à la principauté (page 228) épiscopale de liège. Mais nos voisins y avaient créé de vastes camps d’invasion, un danger qu'il était légitime de conjurer.

Pour le surplus, notre gouvernement avait nettement répudié toute la campagne annexionniste de ce fameux Comité d'Action Nationale qui s'agitait, dans le vide, pour réclamer le rattachement à la Belgique du Limbourg hollandais, du grand-duché de Luxembourg et l'extension de la Flandre Maritime jusqu'à l'embouchure de l'Escaut occidental.

Tout au plus la Belgique voulait-elle profiter de la rencontre de Paris et de l’esprit du temps pour régler une bonne fois avec les Pays-Bas, dans un sens équitable et amical, les questions, pendantes depuis des lustres, de l'entretien de nos accès fluviaux vers la mer, et avec le grand-duché de Luxembourg, qui avait dénoncé le « Zollverein » allemand et recherchait des accords économiques favorables aux deux nations.

Cette politique avait été publiquement exposée devant les deux Chambres et, fort de l'appui du parlement, notre gouvernement, qui n'avait pas d'autres visées et, par conséquent, rien à dissimuler, pouvait pratiquer cette diplomatie publique que l'on se flattait d'opposer aux vieilles et dangereuses méthodes des palabres et intrigues occultes de chancellerie.

On ne pouvait, hélas, en dire autant des revendications que formulaient la plupart des délégations qui comptaient bien tirer parti de la victoire, notamment de celles qui étaient intéressées au démembrement de l'Empire austro-hongrois.

Tout le monde savait que l'Italie entendait se faire payer de sa défection à la Triple Alliance et de son ralliement à la cause des Alliés. Mais l'écrasement des armées de François-Joseph avait augmenté ses appétits, En dehors des régions du Tyrol italien et du Trentin, elle revendiquait le port et l'hinterland de Trieste et une large emprise sur la côte dalmate. Elle venait heurter directement les prétentions du nouvel Etat yougoslave, que l'on allait créer en ajoutant au territoire de l'ancien royaume de Serbie, l’ancienne principauté du Monténégro, la Bosnie-Herzégovine et certaines régions de la Dalmatie.

(page 229) La Pologne ressuscitée réclamait le port de Dantzig, comme accès indispensable vers la Baltique. Le Danemark, auquel la guerre des Duchés avait enlevé Schleswig, sollicitait la restitution par l'Allemagne, des provinces perdues et, tout au moins, le district de Flensburg.

La Roumanie prétendait, toujours au nom du principe deys nationalités, s'annexer la Bessarabie, que le traité de Berlin, en 1878 ; avait cédé à cet empire moscovite que la paix de Brest-Litovsk avait mis hors de combat.

La France avait, dès le lendemain de l'armistice, quand ses troupes d'occupation avaient atteint la vieille frontière du Rhin, retrouvé ses provinces perdues de l'Alsace ct de Lorraine, dont les populations libérées s’étaient éperdument jetées à son cou. Mais, encore que ses revendications touchant la sécurité de ses marches de l'Est, routes historiques de l'invasion teutonne, ne fussent pas publiquement et nettement formulées, ce n'était un secret pour personne qu'une grande divergence de vues régnait parmi ses dirigeants au sujet du mode constructif de ce rempart de défense, et que ses prétentions. soit qu'elles aient visé la création d'une république rhénane, constituée en Etat-tampon, ou une occupation indéterminée de la rive gauche du Rhin jusqu'à la frontière néerlandaise, se heurtaient une intraitable opposition du gouvernement de M. Lloyd George. L'ouvrage très documenté de M. André Tardieu sur le heurt de ces conceptions et sur les péripéties dramatiques de cette bataille de coulisses accuse la profondeur de ces divergences de vues historiques et jette d'inquiétantes lumières sur les causes et les épisodes tragiques de la deuxième guerre universelle.

Mais tout ceci se passait loin des regards du grand public. On n'en connaissait que les bribes, des racontars tendancieux et des échos des polémiques des défenseurs de ces innombrables thèses mises en lumière dans une multitude de rapports, mémorandums, notices justificatives que les compétiteurs se jetaient la tête.

L'essentiel se passait au sein de commissions et sous-commissions qui, pendant six mois, s'efforçaient de forger des résolutions susceptibles d'être reprises, sous forme d'engagements contractuels, dans le traité définitif de la paix

Pendant les six mois que durèrent ces laborieuses et parfois pénibles négociations, on peut vraiment pas dire que, (page 230) pareille au fameux congrès de Vienne, qui dansait au lieu de marcher de l'avant, la Conférence s'amusait. Il y eut de fortes alertes, notamment celle que provoqua le dramatique départ de M. Wilson. Ce fut un moment particulièrement pathétique que celui où, par un soir de février, nous vîmes le Président Wilson, blême, fiévreux, les traits convulsés par l'émotion, quitter le Palais d'Orsay pour rentrer à la hâte à Washington. On le disait parti sans esprit de retour, désavoué par ses adversaires politiques, qui avaient réussi à ramener la Grande République étoilée dans son isolement et à interdire au président de signer le traité dont il avait été l'inspirateur. On n'était pas loin de la vérité. s'il est exact que les Etats-Unis n'adhérèrent à pas la Société des Nations préconisée par M. Wilson, celui-ci n'en revint pas moins à Versailles pour signer le Traité de Paix, qui mettait fin à l'état de guerre de son pays avec l'Allemagne.

L'alerte fut tout aussi chaude quand, pendant quelques semaines, les délégués italiens rentrèrent à Rome, insatisfaits ou, comme d'aucuns le disaient, inassouvis. Quand la délégation italienne revint, elle était amputée de M. Barzilai, le fougueux irrédentiste, qui n'avait pu obtenir la cession de Trieste au royaume péninsulaire.

Tl y eut aussi un gros incident belge, quand on apprit que la commission chargée de fixer les réparations à payer par l'Allemagne contestait à la Belgique les droits de la priorité.

C'était peu de jours avant la signature définitive du traité de paix. Emu de ce déni de justice qui, pour certains pays, était même un manquement à la parole donnée, le gouvernement convoqua à Bruxelles une séance de nuit du conseil des ministres, à laquelle furent aussi conviés. pour mieux marquer la volonté unanime de résistance de la nation tout entière. les ministres d 'Etat, assemblés sous la présidence du roi. Et un bruit circula, d'après lequel la Belgique refuserait de signer le Traité de Paix. Nous étions réunis, tout un groupe de journalistes belges, dans le hall de l'Hôtel Crillon, quand soudain, nous vîmes entrer le roi Albert, visiblement ému et soucieux.

(page 231) En nous apercevant, le monarque s'efforça de sourire et, devançant une question que l’un de nous aurait peut-être eu l’audace de lui poser, il nous dit : « Je viens de Bruxelles et je descends d'avion. J'ai fait le trajet en moins d'une heure. C’est merveilleux. »

Et sur ce propos de finesse diplomatique. le roi s'engouffra dans le salon où l'attendaient Clemenceau et Lloyd-Georges.

Nous sûmes, par après, qu'usant de son haut prestige, le roi était venu, solennellement, avertir les augures de la conférence des conséquences qu'une méconnaissance aussi flagrante des droits de la Belgique pouvait avoir dans le rétablissement de la paix. On apprit par la suite que notre roi avait triomphé et que notre priorité n'était plus contestée.

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Tous ces détails - si l'on ose dire - de coulisses, faisaient partie de ce scénario des grandes conférences internationales, où il y a ce que l'on voit, et surtout ce que l'on ne voit pas.

Nous étions quelque six cents journalistes accrédités auprès de cette conférence, pour lesquels ce que l'on ne voyait pas était l'essentiel de notre pâture d'informations. Pour fournir à mes lecteurs une nourriture un peu plus substantielle que des miettes d'indiscrétions et d'échos. Toujours précaires, je décidai d'ouvrir une enquête générale sur les revendications et aspirations qui venaient se heurter à ce vaste carrefour des convoitises nationales et raciques.

Et j'obtins de la plupart des chefs de délégations des interviews dans lesquelles ils me firent connaître leurs points de vue respectifs, que j'exposai objectivement, ce qui me permit une précieuse prise de contact avec les hommes le plus représentatifs de la politique mondiale.

Mais autant que nos lecteurs. nous étions friands du côté spectaculaire de ce rassemblement historique d’hommes d’Etat de l'univers, conviés à cette tâche grandiose : restituer la paix au monde et tenter de la stabiliser, si pas pour toujours, du moins pour de longues périodes d’entente et de collaboration.

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(page 232) Ils s'assemblèrent pour la première fois en public le jour où, dans une séance solennelle tenue au salon de l'horloge du Palais d'Orsay, fut adopté le pacte créant la Société des Nations.

Serrés, entassés, comprimés dans les entre-colonnes de somptueuse salle, nous pûmes ainsi découvrir ce parterre de messagers et de porteurs du destin de la paix.

Au bureau siégeait, en qualité de président, M. Clémenceau, flanqué de MM. Wilson et Lloyd George. C’était le Père la Victoire, tout auréolé des reflets de gloire, illuminant son masque tourmenté de Mongol. Par devoir de courtoisie internationale, et aussi sous l'effet de l'ambiance de solennité que l'accomplissement de cet acte historique allait imposer à cette assemblée unique, le Tigre avait rentré ses griffes, dissimulées du reste dans la paire de gants gris qu'il ne quittait jamais. Mais de temps à autre, son naturel de brusquerie nerveuse et de causticité féroce reprenait le dessus et, dans l'énervement d'une fin de séance, il libéra son tempérament batailleur, ainsi qu'on le verra par la suite.

Une illumination de joie et de fierté, devant la réalisation de son rêve, brillait dans le regard profond, clair et bienveillant du président Wilson, mais elle contrastait avec le pli amer de la bouche, le profil dur et volontaire du menton carré, comme si la réalité des déceptions et le désaveu du lendemain allaient déjà démentir les radieuses promesses faites aux hommes de bonne volonté.

Frais et rose sous sa crinière d'argent, l'œil pétillant de gaîté et de malice, Lloyd George souriait aux anges, sans qu'on pût déceler si c'était de joie candide ou de satisfaction rouée.

Sur un triple rang de fauteuils dorés, alignés en fer à cheval, avaient pris place les plénipotentiaires des grandes et petites puissances conviées à la conférence. Les délégués étaient groupés par nationalité, ayant dans le dos et debout, les équipes de conseillers techniques et d'experts.

La délégation britannique était complétée par M. Balfour, au masque glabre et sans âge, type accompli du grand seigneur anglais, par Lord Robert Cecil, long et déhanché, au visage mystique de prédicateur, et par Géo Barnes, ministre (page 243) travailliste ouvrier intellectualisé, très à son aise dans ce milieu patricien.

Les aides de camp de M. Wilson étaient M. Lansing, secrétaire d’Etat aux affaires étrangères, silhouette dégagée et physionomie ouverte de Yankee alerte et sportif, et le colonel House, un petit bonhomme frétillant et rubicond, promenant sur l’assemblée des regards ahuris et railleurs. Tous deux ne semblaient guère partager les soucis du chef de leur délégation.

Paderewsky, l'illustre virtuose du clavier, qui était Polonais le plus universellement réputé de ce temps, ne s’étonnait pas d’être à ce moment, dans ce parterre d’hommes d’Etat, le personnage le plus représentatif de sa patrie, dont il avait puissamment contribué à assurer la résurrection.

Auprès de lui se tenait, modeste et volontairement effacé, tel qu'il s'affirma aussi longtemps que resplendit sur son pays ressuscité, l'image vivante et vénérée du président Masaryck, M. Bénès, premier ministre de Tchéco-Slovaquie.

Nous revoyons encore, par la mémoire, la belle tête de burgrave de M. Bratianu, chef du gouvernement roumain. La physionomie souriante et futée du baron Makino, délégué du Soleil Levant, le profil affiné, éclairé d'intellectualité, de M. Venizelos, le subtil Crétois, la stature de colosse de Botha, l'ancien général boer devenu le chef de gouvernement du dominion britannique sud-africain, la ligne hiératique du Maharadjah de Kartapula, la statue vivante dct magnifique du roi Feyçal, émir de l'Hediaz et le chic suprêmement élégant du ministre nègre de la République de Libéria.

L'Italie était représentée par le ministre Orlando, sosie de M. Herriot, mais en plus grand, et avec l'allure plus dégagée, et M. Sonnino, petit homme râblé, au visage couleur brique, barré d'une martiale moustache blanche.

A l'ombre de Clemenceau se tenait, modeste et timide, M. Stéphen Pichon, son collaborateur de toujours, ainsi que M. Léon Bourgeois, ancien président du conseil, l'homme des grandes conférences du désarmement que l'on s'attendait à voir épanoui dans la proche vision de cette paix qui contraindrait les pays et les hommes à mettre bas des armes pour toujours. Mais une première désillusion obscurcissait son regard. Il avait vu écarter son idée consistant à donner (page 234) à la Société des Nations les droits d'une police internationale, dont les sanctions eussent été assurées par e monopole de l'armée aérienne.

N'omettons pas de dire que, sous l’emprise de l'union sacrée et du tripartisme qui s'étaient imposés en Belgique, après l'armistice, notre pays se trouvait représenté par M. Paul Hymans, éloquent et décoratif sous la silhouette blanchie de vieux diplomate anglais ; par M. Emile Vandervelde, dans tout l'éclat de son prestige intellectuel international, et par l'ancien ministre catholique Van den Heuvel, fluet, timide, précieux, mais grand expert dans le droit international, qu'il enseignait dans sa chaire universitaire.

Cette première manifestation publique de l'activité de la conférence de la paix était particulièrement spectaculaire. Aussi bien, au cours de cette séance académique, nul ne songea à élever la voix pour signaler les défauts et lacunes de l’œuvre qui s'ébauchait, mettre les peuples et l'opinion publique en garde contre les déceptions et les désillusions. réclamer, en échange de l'accroissement de sécurité de tous, le renoncement aux égoïsmes nationaux, sans lequel une Ligue des Nations ne deviendrait qu'un champ nouveau ouvert aux intrigues et aux convoitises du particularisme nationaliste.

Mais on vivait alors dans l'ivresse de la paix et de la quiétude retrouvées. Paris ne désemplissait pas de pèlerins accourus par milliers pour exhaler leur allégresse, s'étreindre et se tâter pour s'assurer de la réalité de la délivrance et s'abandonner à la joie délirante de savoir l'affreux cauchemar de la tuerie universelle dissipé.

Les discours consacrant la cérémonie de baptême de la Société des Nations furent saturés d'un esprit unanime de confiance et d'optimisme. La monotonie de ce synchronisme de pensées, ou du moins d'attitudes, aurait pu être évitée par la diversité des hymnes d'allégresse que les délégués de chaque nation devaient entonner au gré de leur tempérament et de leur climat moral respectifs.

(page 235) Mais déjà la consigne du conformisme dans les attitudes et propos s'était imposée. Et M. Orlando, chef de la mission italienne, avait trouvé une image oratoire heureuse, chacun des orateurs qui succédèrent à M. Orlando se crut tenu de la défalquer.

« S’il fallait, s'écriait lyriquement le ministre italien, ériger un monument pour la cause du droit et de la civilisation, il devrait s'élever plus haut que les pyramides d'Egypte. Mais l’édifice que nous allons bâtir sera plus altier et plus magnifique encore, puisqu'il abritera tous les hommes de bonne volonté dans ce temple radieux, voué à la paix qui leur est promise. »

Et chacun des délégués de broder sur ce thème architectural, jusqu'au moment où le Tigre, fatigué et excédé de cette frénésie constructive, coupa sèchement la parole au délégué d'une vague république sud-américaine, qui y allait, lui aussi, de son laïus de bâtisseur d'édifices et dit, d'une voix sans réplique : « La séance est levée. »

Et je pus l'entendre confier à M. Balfour, son voisin : « Si je les avais laissé aller, ce n'est pas une pyramide, mais la tour de Babel qu'ils allaient construire. »

Une deuxième assemblée publique de la conférence de la paix, qui se tint également au ministère des affaires étrangères, fut consacrée à la ratification de la Charte du Travail.

La guerre mondiale avait non seulement ruiné les nations, mais appauvri cruellement les masses laborieuses, c’est-à-dire l'immense majorité des populations entraînées dans le macabre conflit. C'étaient elles qui, par le jeu de la loi des nombres, avaient le plus saigné de toutes leurs plaies. C'étaient elles aussi, qui, par le chômage, les privations alimentaires, le renchérissement vertigineux du prix des vivres, la déportation de la main-d'œuvre, avaient subi les coups les plus meurtriers de cette guerre aux civils, que déjà Frédéric le Grand indiquait à ses successeurs comme l'un des (page 236) moyens les plus efficaces d'avoir raison de la supériorité des armes de ses adversaires.

Une paix qui fût vraiment de réparation ne pouvait se concevoir sans la garantie de sécurité, de respect de la condition humaine, que seule l'armature de la législation sociale peut assurer aux travailleurs. Et la démocratie politique, seule formule possible du droit pour les peuples à disposer d'eux-mêmes, devait nécessairement s'accompagner de la démocratie sociale. A défaut de lui préparer les voies, l'une eût imposé l'autre. En allant peut-être plus loin, car la réussite de la révolution bolchévique de Russie et l'audace des coups de main soviétiques en Hongrie, en Prusse et en Bavière, pouvaient exercer leur séduction sur un prolétariat que la guerre avait conduit aux pires misères.

C'est bien pourquoi le problème de la protection internationale du travail se trouvait posé devant les plénipotentiaires de l'Europe à reconstruire.

Quelques-uns des gouvernements où déjà le socialisme avait pénétré se trouvaient représentés, avaient délégué à la Conférence les hommes les plus représentatifs des masses ouvrières organisées : Emile Vandervelde, pour la Belgique ; Géo Barnes, pour le Royaume-Uni ; Cabrini, pour l'Italie ; Branting, pour la Suède ; Albert Thomas, pour la France. Ou bien elles avaient choisi, au titre d'experts dans les questions sociales, de grands chefs syndicalistes, comme Gompers, président de la Confédération américaine du Travail, et Jouhaux, le secrétaire de la C. G. T. française.

Dès les premiers contacts pris en commissions, on se rendit compte des divergences de vues fondamentales qui allaient se heurter. La plupart des délégués du Continent étaient partisans d'une législation internationale du travail, dont les dispositions rigides constitueraient tout autant d'engagements contractuels que les stipulations d'un traité de paix. Ils signalaient la valeur économique d'apaisement résultant de ce conformisme social international, puisque, sur le terrain de la main-d'œuvre, les conditions de la concurrence se trouvaient négligées.

Les Etats-Unis et les Anglo-Saxons invoquaient, pour s'opposer à ces vues, l'autonomie législative de chacun de leurs (page 237) Etats et de leurs dominions. Ils redoutaient aussi une guerre de tarifs protecteurs contre les pays qui n’auraient pas adhéré à la convention de législation sociale. Et, sans négliger le facteur inquiétant du « dumping » pratiqué par le Japon, à la faveur de salaires de famine, ils invoquaient les nécessités de la balance commerciale, même avec ces pays à main d'œuvre sous-évaluée.

Bien que la séance publique fût, elle aussi, consacrée, comme celle qui avait enregistré les statuts de la Société des Nations, à une solennisation académique des accords conclus, on trouva le reflet de ces divergences de fond dans la plupart des discours, et surtout dans la magistrale harangue – une des plus belles de sa carrière – que prononça Emile Vandervelde. Mais un « modus vivendi » s'était établi entre les deux thèses.

En ce concerne la journée maximum de huit heures de travail, chaque pays avait le droit de déterminer, par sa propre législation, les modalités d'application de la réforme, mais il devait les adapter aux principes généraux admis par une convention qui fut conclue ultérieurement à Washington, ce qui donnait à la loi le caractère d'un engagement conclu sous la forme d'un traité diplomatique. Il convient de rappeler, à ce propos, que les socialistes belges durent lutter pendant des années pour obtenir que la ratification des accords de Washington fût acceptée, et que ce fût l’une de leurs conditions de participation au pouvoir.

L'œuvre sociale de la conférence fut couronnée par la Bureau International du Travail, organisme parastatal, chargé de rechercher, étudier et promouvoir toutes les interventions sociales de nature à garantir la sécurité, l’hygiène et la juste rémunération du travail. Le siège de ce précieux et vaste organisme fut fixé à Genève, et ce fut un socialiste, le regretté Albert Thomas, qui en prit, le premier, la direction.

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L’élaboration du traité de paix à soumettre à la signature des plénipotentiaires du Reich allemand – les traités (page 238) de paix avec l'Autriche, la Hongrie, la Bulgarie et la Turquie devaient être signés plus tard - fut longue, interrompue parfois, comme nous l'avons dit, par des suspensions de pourparlers sur lesquels pesa, plus d'une fois, la grave menace de la rupture. Mais tout ceci se passait dans l'ombre, et le public n avait guère de lumières sur ces délicates et parfois dangereuses controverses.

Mais quand tout fut prêt, on lui offrit le spectacle de la séance historique de la première confrontation des vaincus avec leurs vainqueurs.

Entendons-nous. Cette publicité fut extrêmement restreinte. Non seulement la foule n 'eut pas accès à ce spectacle, mais des quelque six cents journalistes accourus de tous les points de l'univers pour assister à cet événement historique et le décrire, une petite poignée, à peine un vingtième, furent admis à le contempler.

On avait choisi, pour la cérémonie - car ce ne fut pas autre chose - un cadre étroit, presque intime, la salle de restaurant d'un hôtel de luxe, le « Trianon Palace » , planté à l'orée de la forêt qui encadre le majestueux château de Versailles.

En se serrant bien, les plénipotentiaires, leurs secrétaires, traducteurs et conseillers techniques pouvaient, tout au juste, réserver la largeur de deux tables, exactement trente places, aux représentants de la presse de l'univers.

Marianne avait cependant accordé à mes six cents confrères de toute nationalité l'hospitalité fastueuse d'un immense hôtel, situé à front de l'avenue des Champs-Elysées, et qu'un multi-millionnaire du négoce parisien avait aménagé avec le maximum d'inconfort et de mauvais goût. Depuis des mois, ce caravansérail nous accueillait pour nos palabres, nos échanges d'informations et la confection de nos articles de commentaires. Mais nous étions tenus à l'écart de la conférence, bien plus que si celle-ci se fût tenue à Tokyo ou au Groenland.

Quand nous fut notifiée la décision de n'admettre que trente journalistes à la séance historique, ce fut un joli vacarme. On parla de grève générale de l'information, de sabotage des travaux de la conférence, d'organisation de la conspiration du silence. Mais les avis différaient, et nous (page 239) sentions bien que d’autres songeaient déjà à tirer profit de cette exclusivité qui pouvait bien leur revenir si la grande masse des camarades de travail refusaient de courir leur chance pour l’obtention de la rarissime patte blanche.

Nous étions dix journalistes belges, envoyés spéciaux de nos quotidiens, qui nous trouvions particulièrement lésés. Songez doc ! Sur les trente cartes d’entrée, il nous en revenait exactement une seule !

Aussitôt, on nous délégua, Louis Piérard et moi, pour aller, rue François Ier, au siège du secrétariat général de la conférence, faire entendre nos protestations indignées. Le hasard voulut que nous rencontrâmes, sur le seuil du secrétariat, le chef de cet organisme, M. André Tardieu, découvert au bout de l'interminable fume-cigarettes qui ne quittait jamais ses lèvres et le précédait d’une demi-aune.

Le futur président du conseil des ministres écouta, en souriant, les porte-parole courroucés de la « petite mais héroïque Belgique-martyre », qui, une fois de plus était sacrifiée. Car vous pensez bien que nous tirions à la ficelle du sentiment. Il finit par nous promettre une ration moins menue, et il tint parole. En effet, on nous octroya trois cartes, que nous décidâmes, incontinent, de tirer au sort entre les journalistes venus de Belgique, Mais nous eûmes une première fois à défendre les précieux cartons contre les convoitises de nos compatriotes fixés à Paris depuis longtemps, attachés aux rédactions de feuilles françaises, et dont quelques-uns recouvraient cette nationalité belge qu'ils avaient cessé de mettre en évidence pour tenir leur rôle de plus parisiens d'entre les chroniqueurs.

Le hasard du tirage au sort fit bien les choses, non pas seulement parce qu'il me favorisa, mais parce qu'il désigna, à côté de moi, un libéral, mon habituel compagnon de route De Geynst, de l' « Etoile Belge » et M. A. Georges, un collaborateur de premier rang de la catholique « Libre Belgique. » Confirmation de ce tripartisme qui sévissait alors, avec intensité, dans notre petite patrie régénérée.

Je n'avais pas fini de combattre pour conserver mon bien précieux. Pendant deux jours, se présenta à mon hôtel un citoyen des Etats-Unis qui était accouru de Cincinnati, à moins que ce ne fût d'Indianapolis, et avait traversé la (page 240) grande mare uniquement pour être témoin de la confrontation historique des Allemands avec leurs vainqueurs. Il m'offrit successivement mille dollars, puis deux mille, puis cinq mille, pour mon précieux carton. Et comme je souriais de son naïf culot, il me dit, en conclusion : « Qu’est-ce que cela peut vous faire de vendre votre carte ? Vous ferez comme la majorité de vos confrères, consignés à la porte, qui rédigeront un compte rendu fac-similé ! » Je priai le portier de l'hôtel de jeter ce malotru à la rue.

Mais quand, le lendemain, je pénétrai dans la salle où devait se dérouler le grand événement qui l'avait attiré, par delà l'Atlantique... mon bonhomme de Yankee était là.

Je n'eus guère le loisir ni le désir d'approfondir ce mystère, car déjà les chefs des missions arrivaient, par petits paquets, en jaquette ou en veston, causant et papotant allégrement, comme s'ils allaient participer à un quelconque « five-o'clock » dont ce salon de faux Louis XV offrait, du reste, le cadre banal. Il n'y manquait qu'un orchestre de Tziganes !

Il y avait déjà un virtuose, et quelle vedette ! Car précisément Paderewsky venait d'entrer, fascinant tous les regards par la ligne expressive de son visage d'artiste universellement connu.

Un confrère malicieux eut l'audace espiègle de lui montrer un piano demi-queue que l'on avait glissé dans un coin, pour que la musique pût faire place à la démocratie. Comprenant la plaisante invitation, le maître sourit, leva en l'air ses longues mains de magicien du clavier, en ayant l'air de dire : « Je voudrais bien, mais voyez ce qui m'attend ici ! »

Quelqu'un qui se trouvait près de lui soutint qu'il l'avait entendu dire : « J'ai déjà un engagement au concert européen... » Mais comme on ne prête qu'aux riches...

Pour tromper notre longue attente, car les délégués allemands étaient fort en retard, nous nous amusions à épier et à écouter, dans leurs propos familiers, ces hommes qui étaient en train d'écrire l'histoire.

Soudain, on constata que, pour ménager aux représentants du Reich une entrée un peu solennelle, il n'y avait vraiment pas suffisamment de largeur disponible entre les (page 241) rangées de tables et de chaises. Et l'on fit, incontinent, venir un menuisier, qui se mit en devoir d'ouvrir un passage plus large en sciant une des tables encombrantes.

A ce moment, le maréchal Foch, tout guilleret en son dolman bleu-horizon, apparut au seuil du salon. Apercevant la scie que le menuisier, sidéré par cette apparition de guerrier vainqueur, avait jetée sur une chaise, le maréchal sourit et désignant l’outil, nous dit : Voilà, messieurs les journalistes, l'emblème de la conférence. »

Cette boutade et bien d'autres propos qu'il nous tint par la suite, prouvaient que le héros de la délivrance ne prisait pas beaucoup l'œuvre dont la conférence allait accoucher.

Mais l'accouchement était lent, et les Allemands n'arrivaient toujours pas. Et Clemenceau, énervé, grommela, dans sa moustache blanche : « On voit bien que ce sont des républicains tout frais. Ils n'ont pas encore le temps de s'habituer à l'exactitude des rois, qui est leur politesse. »

On raconta par la suite que les délégués du Reich avaient été bloqués par un barrage des forces d'ordre, et qu'un policier, par trop zélé, avait exigé une longue et minutieuse vérification des documents d'identité. Mais que ne disait-on pas !

Dès que l'on apprit que la délégation allemande était dans le bâtiment, les conversations tombèrent dans un silence glacé, fait d'émotion et de conscience de la grandeur dramatique des choses qui allaient s'accomplir.

S'adressant aux huissiers du Sénat qui, en habit noir et en culotte courte, faisaient le service ancillaire, M. Clémenceau dit d'une voix sèche : « Faites entrer messieurs les plénipotentiaires de l'Empire allemand. »

Quelques secondes après, précédé des huissiers imposants, le menu cortège de la délégation du Reich pénétra dans le salon. Aussitôt, instinctivement et sans un mot d'ordre, chacun se leva, comme si c'était la Mort elle-même qui venait d'apparaître. C'était bien la Mort qui passait, du moins on pouvait le croire, la mort d'un empire de proie qui avait tenu des peuples entiers d'Europe dans ses serres sanglantes.

En tête, s'avançait M. de Brockdorf-Rantzau, le chef de la mission, flanqué du ministre Bell, un rouquin et (page 242) trapu, et d'un secrétaire d'Etat dont ma mémoire n’a pas gardé le nom.

M. de Brockdorf-Rantzau était le type classique du diplomate traditionnel : élancé et mince, suprêmement élégant en sa silhouette jeune de beau ténébreux, il eût pu aisément passer pour un représentant racé des pays latins. Il était du reste d'une famille originaire de France qui avait émigré en Allemagne à la suite de la révocation de l’édit de Nantes.

Devant cet aréopage d'hommes d'Etat, qui allaient régler le sort de sa patrie germanique, le diplomate voulut, en dépit de l'émotion qui crispait son visage, garder la face, pour ne pas dire crâner. Mais la secousse psychologique était trop forte. Tandis qu'un frisson lui traversait le corps, on vit ses longues jambes fléchir en X, pendant que ses mains, fébrilement agitées, se cramponnaient au rebord d'un fauteuil pour éviter la chute.

Mais il se ressaisit bien vite, et c'est avec une déférente attention qu'il écouta le discours que lui adressait le président de l'assemblée.

On sait ce que fut cette harangue de M. Clemenceau, débitée d'un ton tranchant et saccadé : les relations officielles l'ont insérée dans l'histoire de la grande guerre. Mais dans notre haletante émotion, nous en saisissions le sens impérieux, comminatoire. Et des phrases martelées nous sont demeurées en la mémoire.

« Vous êtes ici devant les représentants des peuples civilisés que, dans une guerre injuste et cruelle, vous avez contraints à se coaliser, pour briser votre agression et déjouer vos desseins inhumains... Notre justice ne sera pas vindicative, mais les droits de l'humanité et ceux de la sécurité des peuples seraient indignement bafoués si vous n'acceptiez pas les justes mesures de réparation et les clauses de prévoyante sûreté contenues dans le texte du traité qui va vous être soumis. Vous avez trois semaines pour prendre connaissance détaillée de ces clauses, des obligations formulées dans ce traité et pour en examiner les moyens de réalisation… »

Puis se tournant vers les interprètes, il leur dit avec brusquerie : « Traduisez. »

(page 243) L’interprète anglais, un petit bonhomme déluré qui jonglait littéralement avec les phrases, s’acquitta prestement de sa tâche. Il n’en fut pas de même de l’interprète allemand qui accompagnait la délégation du Reich. Il bafouillait et pataugeait lamentablement. Si bien qu'agacé, le Tigre lui coupa la parole et céda celle-ci au commandant français Mantoux qui, pendant cette conférence ct toutes celles qui suivirent, révéla une connaissance nuancée, fluide et fidèle des langues -desquelles il devait transposer les paroles des orateurs.

Puis, M. de Brockdorf-Rantzau se leva, ayant reconquis la maîtrise de ses nerfs. Il s'exprimait en allemand, encore qu'il parlât le français à la perfection. Première manifestation de cette égalité de traitement que, par la suite, l’Allemagne, inconsciente en apparence de sa défaite, allait revendiquer.

Le porte-parole allemand réalisait cependant la situation de vaincu dans laquelle il se trouvait. Il fit allusion aux droits du vainqueur, affirma la volonté de son pays de s'incliner devant les nécessités de cette situation, en prenant soin de dire, pour impressionner favorablement l'assistance, qu’en ce qui concerne la Belgique, ce devoir de restauration et d'indemnisation s'imposait de lui-même, puisqu'il avait été proclamé par le chancelier von Bethmann-Holweg dès la première heure des hostilités.

Toutefois, à cette manifestation de bonne volonté, il ajouta cette réserve, que dans ces clauses qu'on allait lui imposer et qu'il ne connaissait pas encore, pouvaient se trouver des conditions moralement et matériellement impossibles à remplir.

Et ce fut tout.

On fit sortir les plénipotentiaires allemands par des portes dérobées, pour éviter des manifestations déplacées, que l’immense foule, massée devant les sorties du parc de Versailles, eut le bon goût d'éviter.

Tandis que les diplomates des puissances alliées étaient l’objet d'ovations sans fin, les journalistes, confondus dans cette noble assistance, en eurent leur part, et je fus, on se demande pourquoi, confondu avec M. Viviani pour être l’objet de démonstrations aussi chaleureuses qu'usurpées. (page 244) Même il arriva que, pour tout le temps que devait durer la conférence, on me coiffa de ce sobriquet, éminemment flatteur... Amusement innocent pouvant rompre la monotonie de ces longues semaines d'attente d'un épilogue, lequel tardait, vraiment.

- - -

La conférence avait été réunie au début de janvier 1919. L'épilogue ne se présenta qu'à la fin de juin. Il devait s'achever en apothéose. Non pas que les constructeurs de la paix se montrassent très fiers, ni très satisfaits de leur œuvre. Elle avait déçu tant d'esprits, laissé subsister tant de causes de frictions, et contenait, en dehors des occupations militaires, qui répugnaient à beaucoup, si peu de possibilités de sanctions !

Mais pour le gros public, elle avait le mérite de mettre fin à cet état de guerre que l'on redoutait toujours de voir renaître à la faveur des dissensions des alliés vainqueurs. Et comme il avait été plusieurs fois question de rupture des pourparlers, on se sentait délivré de cette angoissante menace… Les dirigeants, les « big heads » de la conférence, décidèrent que la cérémonie de la signature définitive du traité de paix s'effectuerait avec un éclat et une solennité dont la grandeur situerait magnifiquement l'événement dans l'histoire.

La cérémonie devait avoir pour cadre le glorieux château de Versailles et se dérouler dans cette éblouissante Galerie des Glaces où, en 1871, l'Allemagne victorieuse avait dicté ses conditions de paix aux vaincus, cimenté son unité et couronné son premier empereur. Consécration symbolique et spectaculaire de la revanche !

Dès l'aube, l'avenue de Paris et la place d'Armes avaient été déblayées des multitudes qui voulaient avoir un reflet du spectacle ; les troupes de la garnison de Paris y avaient établi un barrage capable de tenir les foules à distance et que nul ne pouvait franchir sans être muni d'une invitation spéciale. Mais l'immense parc avait été envahi par des centaines de milliers de curieux. Les journalistes accrédités de la conférence avaient, cette fois, été invités en bloc et pourvus, pour le surplus, d'un cartel délivré par la (page 245) préfecture de police permettant à « leur automobile » de prendre place dans le cortège des voitures amenant les acteurs et spectateurs privilégiés au château.

Mais nous étions un certain nombre de confrères qui n’avions pas « notre » voiture et qui n'avions pas réussi, même à prix d'or, à nous procurer une auto de louage.

Or, la consigne était formelle. Nul ne pouvait pénétrer dans l’allée d’entrée que traçaient les cordons de l'infanterie et les escadrons de la cavalerie, si ce n'était en voiture.

Nous décidâmes, un camarade de travail et moi d'aller à Versailles de grand matin, d'y casser la crotte dans un « bouchon » et de nous faufiler entre les rangs des soldats en exhibant notre invitation.

Ah bien oui I Un épais barrage humain, contenu par les services d'ordre, bloquait les voies d'accès vers le château. En jouant des coudes, en bousculant tout le monde et en me faisant traiter de resquilleur, je parvins tout de même à m'approcher d'un officier de paix qui me répéta la consigne : « Vous ne passerez que si vous êtes en voiture. »

Je lui répliquai que j'ignorais qu'en République on était obligé de posséder son auto. L'officier daigna sourire de mon amère boutade et se décida à me conduire près d'un lieutenant de la troupe, lequel en référa au colonel de son régiment.

Mais cet officier m'expliqua le pourquoi de cette intraitable consigne. Il avait l'ordre de faire rendre les honneurs à quiconque pouvait passer par cette somptueuse allée réservée aux officiels.

« - Qu'à cela ne tienne, ripostai-je, puisque je suis l'invité de votre gouvernement.

« - En ce cas, Monsieur, marchez sur le front de bandière des troupes et passez-les en revue. »

Et avant que j'eusse le temps de me mettre en marche, je l'entendis, d'une voix martiale, lancer ce commandement, répété par tous les commandants d'unités : « Garde à vous ! Présentez les armes ! », tandis que les clairons sonnaient aux champs et que les tambours roulaient leurs batteries d’honneur.

(page 246) L'annonce passa de régiment en régiment, et à la place d'Armes, occupée par les troupes montées, les cavaliers tirèrent leur salve tandis que les trompettes déchiraient l’ait de leurs accents cuivrés.

Perdu comme un micron sur l'immense esplanade, nue comme la main, je ne savais où me fourrer. D'autant plus que le public, surpris de voir un misérable pékin, un obscur piéton, sans uniforme brodé et que ne coiffait même pas un huit-reflets, être l'objet de tant d'honneurs, faisait entendre des lazzis. Il me sembla même entendre un gavroche crier : « Reluquez-moi ce pouilleux de globe-trotter. C'est pour sûr l'ambassadeur des Boches... »

J'avais, comme vous le voyez, pareil au vainqueur romain, mon insulteur public accroché à mon char de triomphe.

M. Paul Hymans, qui descendait précisément de voiture à la Cour de marbre et qui avait été le témoin de ma marche triomphale, se tenait les côtes de rire, tandis qu'un photographe de l'« Illustration » fixait, pour l'avenir, ce plaisant spectacle.

Mais j'étais parvenu dans la place, et c'était l'essentiel. Je n'y étais fichtre pas seul ! Le château n'avait pas été avare d'invitations, et le Tout-Paris de la mondanité, des milieux politiques et théâtraux avait tenu à voir et à être vu à cette première sensationnelle et sans lendemain.

On s'écrasait dans l'énorme Galerie des Glaces, où les tard venus risquaient de ne rien voir. On me désigna notamment ce vieux beau d'Arthur Meyer, le directeur du « Gaulois », faisant mille grâces, et peut-être de l'esprit, devant tout un essaim de femmes jeunes ou mûres, empanachées à la mode de ce temps-là. C'étaient les mêmes Egéries que le snobisme devait plus tard rabattre autour des assemblées pacifiques de Genève, comme un essaim de colombes, ou plutôt de perruches caquetantes de la paix. En se hissant sur les tabourets et fauteuils qui peut-être avaient supporté l'assiette des courtisans du Roi-Soleil, quelques assistants purent, non sans peine, découvrir ce qui se passait au centre de la Galerie, où de longues tables, drapées de tapis verts, avaient été dressées. On s'y bousculait, sans façon, autour du Tigre, qui se dépensait en amabilités, du (page 247) président Wilson, qui souriait de toutes ses dents, et de M. Lloyd George, que déridait une gaîté de collégiens en vacances.

Entre-temps, on percevait à peine la voix d’un (un mot illisible) criant des noms de pays, dans l’ordre alphabétique, en faisant ainsi l’appel des plénipotentiaires conviés à signer le traité. Car c’est à ce défilé, dans le brouhaha et le bourdonnement des conversations que se réduisit la solennité de la signature de cet instrument sensationnel de diplomatie. Il n’y eut qu’une seule pause de silence, quand on appela les plénipotentiaires du Reich et quand on vit s’avancer, timide et gauche en sa redingote qui datait, un homme d’aspect jeune et sans relief. C’était M. Miller, chancelier de la nouvelle Allemagne.

« Il a tout à fait l’air, dit un voisin à nos côtés, du troisième clerc de notaire en train de faire signer un acte sur papier timbré. »

De fait, c’est à cette insipide formalité que ressemblait cet événement historique.

Au point que, dans mon dos, un des six journalistes d’outre-Rhin, admis à la cérémonie, osa dire en ricanant :

« S’ils avaient imaginé ce scénario miteux pour nous humilier, ils se trompent. Le couronnement, à la même place , du grand-père de notre Kaiser, appuyé sur le chancelier, de blanc vêtu et au cimier d’argent, avait tout de même une autre allure. »

Oui, mais il fallait attendre la fin de cette cérémonie. La fin, ce fut l’explosion grandiose de la joie délirante du peuple, qui avait rompu les barrages et enveloppait l’acclamations roulant comme des tonnerres, trois hommes apparaissant sous la terrasse et de sonnant symboliquement le bras. C’étaient Clémenceau, Wilson et Lloyd George, surgissant dans la lumière d’or de cette radieuse après-midi d’été comme l’image des forces prodigieuses qui avaient créé la paix.

Le canon tonnait, les grandes eaux lançaient leurs gerbes de fraîcheur, les avions, rasant la futaie du parc, faisaient pleuvoir sur le public des brassées de fleur et un chœur spontané, immense, lançait vers le ciel, l’hymne de libération de tous les peuples : la Marseillaise. »

(page 248) Par-dessus toutes les déceptions, toutes les désillusions, les désenchantements de cette paix précaire, le peuple de France s'était ressaisi, redressé et affirmait la majestueuse grandeur de refaire l'Europe et le monde sur le triple mode de la liberté, de l'égalité et de la fraternité.

Le soir venu, paris retrouva les délires de joie qui avaient, le 11 novembre 1918, accueilli l'armistice. Toute circulation de voitures avait été suspendue, les rues étant envahies de oules dont l'allégresse faisait vibrer l'immense cité. On chantait, on dansait, on s'embrassait à tous les carrefours. Au balcon de l'Opéra, Marthe Chenal chantait, pour la deuxième fois, l'hymne de Rouget de l'Isle. Les gamins avaient pour la deuxième fois aussi, pris possession des canons de la victoire exposés à l'avenue des Champs-Elysées, et, après les voir traînés dans tous les quartiers, les culbutaient et les renversaient symboliquement, comme si plus jamais ils ne devraient, par leurs grondements, faire pleurer les mères.

Et sur les lèvres de tous, entraînés dans cette sarabande de joie frénétique, glissait ce refrain qu'une revue de music-hall avait voué à l'actualité :

« Des temps nouveaux sont venus,

« Des guerres, y en, aura plus,

« Merci, vaillants poilus. »

Hélas, trois fois hélas !