(Paru à Bruxelles en 1947, aux éditions de La Renaissance du Livre)
(page 195) Il est très possible qu'en ma candeur naïve, au retour d'un éblouissant voyage à travers la péninsule, j'aie été tenté de découvrir l'Italie, pour les autres, s'entend, ainsi que le commande l'incomparable besoin éprouvé par tout journaliste en prurit de copie.
Et chaque fois que j'ai voulu m'y risquer, j'ai été repoussé avec pitié et renvoyé par mes camarades à Byron, Stendhal, au père Dumas, à Emile Zola, à Anatole France, voire aux éditions de Baedecker.
En sorte que j'ai dû garder ces révélations, ces impressions et ces émois pour le jardin secret de mes propres souvenirs, où, pour échapper à la mélancolie des jours gris, humides et glacés, je vais parfois les cueillir, afin qu'ils fleurissent féeriquement le décor de ma vie intérieure.
Vision enchanteresse de la rade de Gênes et de sa Riviera, écrin de palmiers et d'orangers posés aux rives de la mer bleue. Harmonies grandioses et sereines du site pisan, où la tour se penche avec une filiale tendresse vers le dôme de la cathédrale. Emprise de la triple Rome des Césars, des papes, du Risorgimento, dont chaque ruine antique, chaque basilique, chaque fontaine restituent de la vie et de la fraîcheur à l’histoire.
Emerveillement du panorama napolitain qui, du Pausilippe falaises fleuries de Sorrente, ouvre les voies du rêve aux promenades des ombres heureuses !
Douceur suave du paysage florentin, découvert des collines du Fiesole. Morbidesse trouble, romantique d'une glissade en gondole sur le miroir glauque des venelles d'eau de Venise.
(page 196) Emprise totale de charme, de séduction et de sérénité dans la lumière baignant les lacs d'azur de la haute Italie.
Non, non, tout cela ne peut trouver place dans ce brelan de choses qui ne doit pas s'identifier avec une collection de cartes postales illustrées.
Mais j'ai en Italie autre chose que des orangers en fleurs et les hommes de marbre qu'évoque la plaintive et nostalgique Mignon.
J'y ai vu des hommes en chair et en nerfs. Des hommes qui, ardents, passionnés, courroucés contre les iniquités, illuminés d'idéalisme fraternel, voulaient préparer à leur patrie un nouveau Risorgimento » social, politique et moral, jusqu'au jour où la révolution fasciste a passé son rouleau compresseur de nivellement, d'oppression et de conformisme totalitaire sur cette terre ardente et fertile, où le blé de la bienfaisante moisson commençait à lever.
Ces hommes, par les voies les plus diverses, avaient marché vers le socialisme, et au gré de leur tempérament, de leur impatience d'utiliser ces forces en croissance, se proposaient de hâter la réalisation de ces promesses.
Comme tous les socialistes livrés au feu de l'action dans les pays dotés d'institutions démocratiques et de liberté publique, ils voyaient se poser devant leur conscience le problème de l'utilisation des forces déjà acquises.
Fallait-il les réserver, ces forces, les préserver, les agrandir sans cesse, en vue d'une totalisation ultérieure, qui eût permis la prise intégrale du pouvoir, soit par le jeu légal des droits de la majorité, soit par le coup de force où l'on ne sort de la légalité que pour en créer une nouvelle ?
C'était, en somme, la question de la participation des socialistes au pouvoir qui se posait en Italie, comme elle s'était posée en France, comme elle s'était discutée théoriquement en Allemagne, et comme elle avait été pratiquement résolue dans les pays scandinaves.
Ajoutons aussi : comme elle avait passionnément été débattue en Belgique, où elle dominait l'ensemble de la vie publique.
Car, au jour, qui semblait proche, où une majorité réactionnaire et confessionnelle allait s'effondrer, les socialistes eussent irrémédiablement et aveuglément remis en selle la (page 197) réaction, s’ils s’étaient dérobés au devoir de reprendre tout ou partie de sa succession.
C’était en octobre 1910. Le gouvernement italien était aux mains de M. Luzzati, un habile homme d'Etat, qui avait réussi à renflouer les finances de la péninsule et qui, dans sa politique fiscale, ne pouvait affirmer de hardiesse que s’il groupait dans sa majorité les parlementaires socialistes, lesquels, dans ce domaine, partageaient ses vues.
Pour ces parlementaires socialistes, l'alternative était claire. Devaient-ils, ainsi que cela se pratiquait d'ailleurs dans les travaux législatifs au Palais de Monteciterio, accorder au gouvernement un appui, occasionnel, intermittent, inconditionnel ? Ou bien devaient-ils s'incorporer dans la majorité en participant au gouvernement et aux responsabilités ministérielles ? Ou bien encore adopter une attitude d'intransigeance et de désintéressement totaux, en se retirant sous leur tente, en laissant les partis bourgeois se débrouiller dans le chaos ?
Pour comprendre cet imbroglio, il convient de ne pas oublier que l'Eglise romaine n'avait pas encore levé le « non expedit » interdisant aux fidèles de participer directement, en tant que parti politique, à la gestion de l'Etat « usurpateur.3
S'il y avait dans les quelques centaines de députés siégeant à la Chambre de nombreux croyants et pratiquants ; si, voisinant avec l'extrême-gauche sous la houlette de Dom Sturzo, des démocrates-chrétiens s'agitaient activement, en vue de la conquête de réformes sociales, il n'y avait pas en Italie, pas plus du reste qu'en France, qu'en Angleterre ou aux Etats-Unis, un parti confessionnel proprement dit.
Cc qui faisait planer une immense et mystérieuse inconnue sur les destins politiques de la péninsule.
Le congrès annuel du parti socialiste se tenait, cette fois, à Milan. La question de la participation ministérielle devait, à n'en pas douter, être le centre d'intérêt de cette importante assemblée. Intérêt pour les socialistes italiens, mais aussi les socialistes belges, aux prises avec les mêmes difficultés.
(page 198) Bien avant la réunion du congrès, le problème était l’objet de vives et âpres polémiques dans les assemblées et la presse du parti.
En sorte qu'en prologue à cette sensationnelle confrontation de tendances, je pus écrire ces lignes, pour situer ces débats :
«
« Le conflit est moins doctrinal que psychologique. Le socialisme organisé est une force révolutionnaire – au sens exact du terme - mise à la disposition d'une classe qui veut s'émanciper.
« Les impatients, qui rêvent de conquêtes immédiates, ne peuvent se résoudre à laisser inertes des parcelles de cette force politique que le prolétariat a déjà pu s'approprier. Ils veulent s'en servir pour tirer profit des divisions qui séparent encore les partis bourgeois et pour obtenir, à la faveur d'un appui momentané, les réformes qu'ils jugent indispensables au triomphe de la classe ouvrière.
« Les autres veulent garder intactes et pures de tout contact débilitant les forces politiques prolétariennes, jusqu'au jour où maîtresses du pouvoir et maîtresses de l'organisme économique de la société, elles pourront réaliser une œuvre d'autant plus profonde et durable qu'elles ne la devront qu'à elles-mêmes. »
Et voilà pourquoi, chemineau de la documentation socialiste, après une nuit et un jour de voyage, je me trouvai tranquillement installé à une table de la presse au congrès de Milan, poste d'observation de ces mouvements sismiques de la pensée socialiste.
- - -
Ils étaient assemblés au nombre de cinq cents délégués dans une usine désaffectée, aux murs chaulés, aux poutres de fer rouillé, établie au cœur du quartier populaire de la Porta Romana - usine que l'on avait transformée en Cau del Popolo.
Pour égayer quelque peu ce hangar mué en salle de fêtes, éclairé par un jour gris et maussade d'automne, on avait suspendu aux traverses les bannières rouges des organisations locales, Sur l'estrade drapée d'andrinople écarlate, on (page 199) avait aménagé un jardin d'hiver, d'où émergeait, parmi les palmiers, le buste en bronze de Karl Marx, tandis qu'en dessous de la tribune s'érigeait l'effigie en plâtre d'Andréa Costa, le regretté et vénéré militant des temps héroïques.
Dans la salle. bruyants, turbulents, volubiles, abondant en mimiques expressives, dessinant ce geste propre aux Italiens, consistant à arrondir les paumes et à les déployer pour accentuer la conclusion dialectique définitive, les délégués se dépensaient en escarmouches préliminaires.
C’était la géographie qui, la première, les départageait. Il ne fallait pas être grand clerc en nuances d'accents locaux et de dialectes régionaux, pour situer topographiquement les plus agités, les plus fiévreux et les plus passionnément diserts.
C’était les hommes du Midi, de la Napolitaine, de la Calabre et de la Sicile.
La plupart étaient de gauche, d'extrême-gauche, et se proposaient d'en découdre avec les réformistes et les révisionnistes.
Beaucoup d'intellectuels dans ce groupe : avocats, médecins, professeurs, littérateurs, journalistes. (Ne pas oublier que Gabriele d'Annunzio, piqué, à un moment donné, par la tarentule politique, avait siégé sur les bancs parlementaires de l'extrême-gauche.)
Les réformistes - divisés d'ailleurs en réformistes de gauche et de droite - tiraient surtout leurs effectifs des masses ouvrières, des milieux syndicaux de la Confédération Générale Italienne du Travail. Ajoutons tout de suite qu'un certain nombre de militants syndicaux avaient quitté le parti, entraînés par Labriola dans des organisations anarchisantes qui périclitèrent bien vite, dévorées par leur force intérieure de dissidence et de scission. Mais cette scission avait considérablement réduit, au sein du parti, l'influence et les effectifs des intransigeants de gauche.
En sorte qu'avant l'ouverture des débats, on était plus ou moins fixé sur l'influence numérique des forces en présence. Une première indication avait, du reste, été donnée par l'élection au premier degré des délégués au congrès.
Chaque organisation régionale avait le droit de désigner un délégué, à raison d'un mandat par deux cents affiliés. Et comme on connaissait plus ou moins les tendances des grands (page 200) organismes régionaux, il n'était pas difficile de prévoir que l’extrême-gauche n'aurait pas le dessus.
Ce qui apparut dès les premiers contacts d'avant-garde.
Les intransigeants s'étaient, comme il se devait, installés à la gauche de la tribune. On entendit s'élever de leurs rangs une proposition tendant à interdire l'accès au congrès de quiconque faisait partie de la franc-maçonnerie.
L’auteur de la motion soutenait que l'idée de la coalition des partis de gauche, du « bloc » comme on disait en France, du « cartel » comme on disait en Belgique, était inspirée par les loges.
La proposition allait être mise en discussion quand quelqu’un fit observer que si elle était adoptée, il fallait sur-le-champ enlever de l'estrade le buste du fondateur du parti.
Une tempête de rires désarmants et unanimes balaya la motion. Mais l'attaque se prononça, plus directe, plus sérieuse, quand les intransigeants, pressés de régler leurs comptes aux réformistes, proposèrent d'intervertir l'ordre du jour et d'aborder tout de suite le problème crucial, celui de la participation socialiste au gouvernement.
Or l'ordre du jour comportait, en premier lieu, conformément à la tradition, le rapport fédéral sur l'activité du parti.
La motion qui devait modifier cette procédure fut vivement appuyée par la plupart des « intransigeants », mais elle fut écartée par 11,838 voix contre 6,500.
Les réformistes marquaient un premier point.
Mais ils étaient encore loin de la victoire; car ils étaient, eux aussi, divisés.
Ce qui apparut tout de suite dans le discours de Turati, chargé de commenter le rapport annuel du parti.
Turati était alors dans le plein épanouissement de sa magnifique personnalité et de son prestige sur les masses italiennes. Tout était ardeur, vivacité, lumière dans son visage sanguin, mobile et expressif, que couronnait une toison crépelée d'argent, qu'encadrait une barbe courte et drue et qu'enflammait le regard de braise de ses yeux noirs.
Il avait l'éloquence empanachée du tribun latin, mais tempérée par un rayonnement intérieur de méditation, philosophie et d'érudition scientifique.
(page 201) Car Turati était, ou plutôt avait été, une lumière du marxisme international. On l'invoquait à l'égal de Frédéric Engels, de Kautsky, de Jules Guesde et d'Emile Vandervelde.
Sa revue, la « Critica Sociale » avait, pendant des lustres, analysé les événements contemporains à la lumière du déterminisme social et du matérialisme historique.
Mais son sens réaliste avait perçu le péril de la réaction politique et sociale et prophétiquement prévu l'écroulement des libertés publiques et des institutions parlementaires, le jour où les travailleurs, se confinant dans un isolement total, creuseraient un tel vide que, selon l'image de Jaurès, c'est toute la civilisation qui risquerait de sombrer dans cet abîme.
Constatant que le peuple n'était ni mûr ni armé pour une révolution de gauche, il redoutait une révolution de droite, et ses appréhensions n'étaient que trop fondées, puisque, dix années auparavant, les conservateurs italiens avaient déchaîné une réaction féroce, allant jusqu'à canonner les quartiers de la capitale lombarde et précipitant sur les routes de l'exil les plus nobles figures de la démocratie socialiste naissante.
Turati était donc une sorte de réformiste par nécessité, de réformiste de gauche, tandis qu'à l'aile droite du parti l'on préconisait ouvertement, à l'exemple des révisionnistes allemands, une refonte totale des méthodes de lutte et des conceptions socialistes.
Il recommandait donc l'appui d'un gouvernement qui s'engagerait à réaliser les réformes suivantes : le suffrage universel à tous les degrés pour les deux sexes, l'arrêt et la réduction des dépenses navales et militaires, le développement systématique de la culture générale, l'établissement d'au moins une école laïque par localité, l'organisation des assurances sociales, à commencer par celles contre l'invalidité et la vieillesse.
Les réformistes de gauche, parmi lesquels Savelli, professeur de philosophie à l'Université de Gênes et Salvemini, professeur d'histoire à l'université de Florence, voulaient une politique d'appui occasionnel et intermittent.
Le parti socialiste et sa fraction parlementaire ne devaient s'accorder avec d'autres groupes que si les vues économiques (page 202) de ceux-ci coïncidaient avec l'intérêt général de l’entièreté de la classe ouvrière.
Ils visaient surtout les républicains de la Romagne, qui, épousant la cause des grands fermiers, avaient rompu le contact avec les socialistes de la région, lesquels avaient encouragé et soutenu des grèves massives de travailleurs agricoles.
Les intransigeants avaient, eux aussi, un brillant état-major, où figuraient notamment Lerda, l'élu du peuple ouvrier de Rome, Serrati, l'ancien rédacteur en chef de l’ « Avanti », Serrati, qui devint un moment le directeur de ce journal, et la citoyenne Balabanof, la compagne et fidèle collaboratrice de Turati, qui militait dans l'autre camp.
Tout en ne sous-évaluant pas l'efficacité sociale des réformes, ils soutenaient que leur poursuite systématique risquait de devenir exclusive, d'éteindre la flamme révolutionnaire dans l'âme des travailleurs, de ramener leur idéalisme vers le terre à terre matérialiste des satisfactions immédiates.
En sorte que le socialisme risquait de dégénérer en un plat « ouvriérisme » privé de tout idéal.
Leurs adversaires de droite étaient à la riposte.
Bissolati, qui devait, après la guerre mondiale, être un des supporters les plus fidèles du docteur Bonomi, premier ministre socialiste du roi Victor-Emmanuel III, dénonçait la précarité et l'incohérence de cette tactique.
« - Comment, s'écriait-il, escompter des réformes dont le peuple admettait l'urgence et la valeur bienfaisante si l'on n'assurait pas la vie du gouvernement qui s'offrait à les réaliser, et si on l'abandonnait aux pires assauts des intérêts capitalistes menacés ? »
Lazari, un autre vétéran des temps héroïques, démontrait la force révolutionnaire des réformes, qui, en déplaçant l'axe économique capitaliste, assuraient au prolétariat les conditions toujours plus favorables à la poursuite de la lutte des classes et à l'acquisition des valeurs techniques, intellectuelles, juridiques et morales, indispensables à la création d'un Etat socialiste.
Et Cabrini, qui devait devenir ministre du Travail, développait avec une éloquence sobre et directe cette thèse que le socialisme devait avoir en Italie comme en Allemagne, en (page 203) en Angleterre comme en France, comme base fondamentale les masses syndicales, directement intéressées aux réformes immédiates.
Le jour où le parti socialiste n'aura plus derrière lui ces masses profondes, il pourra peut-être tenir de belles assemblées académiques où s'affronteront les théoriciens les plus érudits, mais il aura sacrifié cette formule essentielle : « L’émancipation des travailleurs doit être l'œuvre des travailleurs eux-mêmes. »
Ces débats passionnés, à certains moments violents, se poursuivirent pendant quatre jours, certains orateurs tenant la tribune pendant trois heures.
Ils étaient écoutés avec des sentiments divers par les délégués, qui, dans les apartés, s'abandonnaient à des colloques et à des échanges de vue bruyants, que ponctuait une gesticulation d'une ardeur toute méridionale. Et qui, pendant ces longues palabres, restaient debout le chapeau sur la tête, ce qui scandalisait fort nos confrères accourus de Berlin et de Vienne, habitués à l'allure solennelle et académique de leur « Partei-Tag. »
Cette longue discussion se termina, comme il était prévu, par la victoire complète des réformistes.
Leur projet de résolution autorisant éventuellement le groupe parlementaire à adhérer à la majorité gouvernementale dans des conditions à établir, fut voté par 12,298 voix contre 5,088 à la motion intransigeante, et 4,324 à la formule d'appui occasionnel des réformistes de gauche.
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Avant le vote décisif, des motions intermédiaires avaient été retirées ou écartées.
L’une d'elles émanait du correspondant italien du « Peuple. »
Ce confrère m'avait accueilli avec une courtoisie cordiale, où pointait un peu de cette obséquiosité qui nous surprend, nous, gens du Nord, lorsque nous donnons à la formule « obsequiare » un sens péjoratif, alors qu'il signifie tout simplement faire assaut de civilité.
(page 204) Ce garçon taciturne, à l'œil sombre, aux gestes nerveux, brusque, inquiet, m'intriguait quelque peu.
Il m'avait déjà frappé par la violence de ses sentiments anticléricaux. En effet, dans le cortège inaugural du congrès auquel participaient des formations de socialistes dissidents, il ne cessait de crier « abasso », chaque fois qu'un groupe passait devant le porche d'une église, et, obéissant à cette injonction, les porteurs de bannières tournaient vers le sol la pique des hampes, ce geste symbolique signifiant qu'il fallait abattre les églises.
Quand, dans nos entretiens privés, nous parlions de la condition matérielle de vie des travailleurs, il entrait dans des explications grandiloquentes, compliquées, embrouillées.
Une idée claire et précise pourtant à travers ces brumes : l'humiliation, l'irritation qu'il ressentait devant l'état de misère qui obligeait des milliers de travailleurs de son pays d'émigrer pour aller gagner leur pain au loin, par delà les Alpes et les océans. Alors qu'aux rives mêmes des mers qui bordaient la péninsule, il y avait de riches contrées, propices à la colonisation ou déjà livrées à d'autres colonisateurs, et qui n'attendaient que leurs bras. C'était le thème de « Mare Nostrum » qui apparaissait, peut-être aussi du vaste empire romain.
Hormis cette idée timidement avancée, la motion qu'il avait rédigée reflétait la confusion et le vague de son langage.
Chose curieuse, alors que j'étais arrivé sans trop de peine à suivre les débats du congrès, à traduire sa documentation et même à faire un « poignet » acceptable des discours, je ne pouvais pas me retrouver dans le texte de cette motion où, sans arrêt, sans ponctuation, les idées s'imbriquaient les unes dans les autres, au grand dam de la lucidité et de la clarté.
Je mettais ces obscurités, ces ambiguïtés, ces réticences sur le compte de ma connaissance rudimentaire de la langue de Dante.
Comme je cherchais lumière et secours auprès de Turati, celui-ci partit d'un vaste éclat de rire et conclut : « « Ah ! parbieu, c'est bien là tout mon gaillard ! Il ne sait pas très bien ce qu'il veut, mais il le veut énergiquement. »
(page 205) Ne pas savoir où l'on allait, mais y aller avec une résolution et une ténacité inébranlables, n'était-ce pas le sens entier de la marche sur Rome? Car j'ai oublié d'identifier cet énigmatique correspondant du « Peuple. » Je l'ai vu par après, non plus personnage fluet, besogneux sous son aspect de sous-instituteur de village, mais de stature puissante, râblée, le masque impérieux, la voix dure, que ponctuait le geste dominateur, martelant des formules qui n’étaient que trop claires, trop explicites.
C’était Mussolini !