(Paru à Bruxelles en 1947, aux éditions de La Renaissance du Livre)
(page 179) Topographiquement parlant, l'Allemagne était, pour nous touristes, nos amateurs d'art, nos hommes d'études et d'affaires, aussi proche de nous que la France.
Si nos migrations passagères nous portaient plus fréquemment et plus intensément vers le Sud que vers l'Est, c'était, non seulement, pour la majorité de nos compatriotes, à raison de la similitude de langue, des affinités électives plus chaleureuses, de la variété plus grande des sites et des climats et, confessons-le, de l'infinie richesse gastronomique et vinicole de la proche terre gauloise.
Et puis la France possède Paris, le pôle d'attraction du monde. Mais l'incurable bougeotte qui m'a toujours possédé dès que je sentais frétiller quelques écus en mon gousset, m'a très souvent fait franchir le Rhin. D'ailleurs qui donc, parcourant notre Ardenne liégeoise, n'a pas poussé jusqu'aux rives du Rhin, n'a pas fait un crochet par Aix-la-Chapelle, toute glorieuse encore du souvenir millénaire du grand Empereur d'Occident, par Trèves, où Rome a laissé dans la pierre le sceau de la grandeur latine, ou par Monjoie, ce joyau que le XVIIème siècle a enfermé intact dans l’écrin d'émeraude de son étroite vallée ?
Mon goût musical m'a conduit plus d'une fois à Cologne, pour assister aux grands concerts symphonique de (manque la fin de la page 179i>)
(page 180) moment où il allait se réaliser, mon projet d'assister à Bayreuth, à l’apothéose wagnérienne.
Mais, à vrai dire, ces envols vers l'Allemagne pittoresque des cités archaïques, l'Allemagne des peintes et des musiciens, étaient tout à fait étrangers à mes tâches de journaliste. Ils y contribuaient par l'enrichissement du tiroir aux souvenirs, si précieux, à qui, esclave de l’événement fortuit, doit, sur-le-champ, tirer de sa mémoire la documentation vivante qui colore un récit... comme la sauce relève un plat.
Et cela est vrai pareillement pour toutes mes échappées qui, depuis l’âge de vingt ans, m'ont fait parcourir les routes de la France, de la Hollande, de la Suisse, de l'Italie, de l'Espagne, de l'Autriche, de l'Angleterre, de la Tchécoslovaquie et de la Norvège.
Si je déploie cette carte géographique où s'inscrivent mes pérégrinations en Europe, ce n est pas par vanité de curieux ambulant, car ce modeste papier n'est rien à côté de la planisphère que pourrait dérouler Louis Piérard, le globe-trotter attitré de la presse belge.
Mais tout de même, ma modeste petite pierre qui a roulé sur les routes de notre cap d'Asie si, comme le veut le dicton, elle n'a pas ramassé de mousse, m'a tout de même nanti d'un pécule de souvenirs plus précieux, à mes yeux, qu'un patrimoine gonflé de coupures fiduciaires aux valeurs délirantes.
Si mes reportages politiques en Allemagne furent assez nombreux, c'est parce qu'à ce moment, la social-démocratie du Reich représentait, indiscutablement, le centre d'intérêt le plus puissant du mouvement émancipateur de la classe ouvrière.
Non pas seulement à raison de la richesse de ses effectifs, de la solide ossature de son organisation syndicale et politique, des effectifs considérables de sa représentation parlementaire, de son immense diffusion de la presse, mais aussi parce que les socialistes allemands se targuaient d'être les gardiens les plus vigilants - et les plus soupçonneux ) de la pureté de la doctrine. On leur attribuait, à tort ou à raison, la volonté d'imposer aux travailleurs embrigadés dans la deuxième Internationale socialiste - il n'y en avait pas de troisième alors – un pragmatisme de doctrine socialiste. soumettant (page 181) à tous les partis unifiés, quelle que fût la structure économique, politique et morale de leur pays, une même et immuable règle de tactique.
D’aucuns, à considérer l'isolement total dans lequel se confinait la démocratie en bataille contre tous les partis à prédominance bourgeoise, y trouvaient la figuration, sur le terrain politique, de la véritable lutte des classes. Et ils parlaient, eux, de panmarxisme.
Devant cette prétention, on était tenté de paraphraser la fameuse et suprême imprécation de la malheureuse Madame Roland à propos des crimes commis au nom de la liberté : « O marxisme, , que de bêtises on profère en ton nom ! » Ne disait-on pas couramment en Allemagne que Karl Marx avait écrit à l'un de ses fidèles « Ich bin leider kein marxist » (Je ne suis, hélas, pas marxiste). Ce n'était peut-être qu'une boutade.
Mais ce qui était réel, c'est l'action créatrice des social-démocrates pour l'amélioration des conditions de vie des travailleurs. Tant sur le terrain syndical et municipal que sur celui des réformes sociales législatives, elle ne se différenciait guère de la politique de ceux que l'on qualifiait, un peu dédaigneusement, « les réformistes » des autres pays.
La seule divergence de vues - fondamentale – se produisait à propos du problème de la participation socialiste au pouvoir. Sur ce point unique, les social-démocrates avaient pu faire prévaloir, mais de justesse, leurs vues sur les règles de la politique dans les congrès internationaux socialistes. Une règle que les premières explosions de la guerre 1814-1918 firent voler en éclats.
Au surplus, il était bien aisé aux social-démocrates de se prévaloir d'une inflexible rigidité de principes. La mariée était trop belle. Il n'était pas question pour eux de participer au pouvoir, parce qu'aucun parti à tendance démocratiques ne leur en offrait l’occasion. En fait, l’Allemagne impériale n'avait pas de régime parlementaire où les fractions politiques pouvaient faire ou défaire les ministères. Et l’on songeait involontairement à la fable des raisins trop verts.
Il n'empêche que la dissensions était sans les esprits et minait ce puissant parti à l’armature disciplinaires si fortement étançonnée.
(page 182) Dans la « Neue Zeit » et dans la « Zukunft », deux théoriciens de large envergure, Karl Kautsky et Edouard Stein, également respectés - car tous deux étaient des vétérans des temps héroïques - poursuivaient, avec opiniâtreté cette lutte de doctrines. Les échos de cette controverse philosophique et scientifique, résonnaient profondément dans l'âme des militants des deux camps.
Bernstein avait, avec lui, outre une grande partie de la jeunesse intellectuelle, les masses socialistes de l'Allemagne du Sud. Et dans les milieux syndicaux - encore qu'on s'y tînt à l'écart des luttes politiques proprement dites, - les révisionnistes, qui se prévalaient des doctrines de Bernstein, comptaient d'ardentes et nombreuses sympathies.
Mais ils rencontraient l'opposition de la majorité, à la tête de laquelle on trouvait la plupart des militants de premier plan, maîtres du comité directeur du parti et possédant toutes les manettes de commandement de la puissance politique.
A leurs côtés, les flaireurs d'hérésie se dépensaient en critiques impitoyables et en excommunications majeures contre ceux qui grignotaient la doctrine. Rosa Luxembourg les malmenait et les anathémisait avec une dialectique mordante et une verve sans merci. Les marxistes purs avaient établi leur camp retranché à la « Leipziger Volkzeitung », l'organe officiel des socialistes saxons. L'attaque était conduite par le professeur Mehring, un patriarche, gardien de la stricte ou obédience, par Lensch, qui traitait ses adversaires avec des brutalités de sous-officier et par... Henri De Man qui, poursuivant à cette époque, ses études en Allemagne, ne se doutait certes pas de ce que son saut ultérieur par delà le marxisme devait un jour, le projeter sur les bancs d'un ministère collaborationniste, et bien plus loin encore.
Toute la presse du parti, toutes les grandes assemblée retentissaient des échos de ces violentes polémiques, et dans l'Internationale on se demandait si ce grand parti, cité en exemple pour sa cohésion et sa discipline, allait s'effriter dans la scission.
Les adversaires allaient se mesurer au congrès annuel du parti, et, à n'en pas douter, on allait en découdre.
(page 183) Edouard Bernstein, homme de cabinet, paisible, tolérant et timide, ne semblait guère taillé pour la lutte. A ses côtés, on trouvait von Vollmar, un grand géant dont la guerre de 1870 avait fracassé les jambes et qui apportait à la cause révisionniste, avec l’adhésion totale des socialistes bavarois dont il était l'idole, l'appui de son prestige et de sa remarquable puissance intellectuelle.
Parmi les jeunes de premier plan, on citait le Dr David, député et bourgmestre de Mayence, un grand nombre de militants syndicaux, comme Karl Legien et surtout l'équipe complète de la rédaction du « Volwärts » avec, en tête, Kurt Eisner, plus tard l'éphémère dictateur de la révolution à Muncih.
Citons encore Paul Südekum, député de Nüremberg et directeur de la revue « Kommunale Praxis » », consacrée spécialement à l'étude des problèmes municipaux. Un type curieux et jovialement sympathique d'étudiant déjà chevronné du vieil Heidelberg. Ses élégances vestimentaires, ses origines patriciennes et ses relations mondaines – n’est-ce pas lui qui a fait évader la princesse de Saxe-Cobourg de Belgique de son asile-prison, où son butor d'époux. Philippe de Saxe-Cobourg, la tenait captive - l'avaient fait surnommer le prince de la social-démocratie.
Paul Südekum avait fait quelques études à Paris. II avait emporté de là un certain bagage littéraire, mais on pouvait dire qu'il possédait plus l'argot basochien du Quartier Latin que la richesse vocabulaire de la langue de Voltaire.
Pendant des années, nous fûmes liés de sincère amitié, jusqu’au jour où, servant l'Allemagne en guerre, il accepta d’aller jouer, en Italie, aux côtés du prince de Bulow, le rôle de « Missis Dominici » pour essayer de retenir le peuple italien dans les serres de la Triple-Alliance.
Les majoritaires avaient, eux aussi, un brillant état-major, Bebel en tête.
Ce serait offenser une mémoire, qui pour moi demeure vénérée, que de supposer qu'Auguste Bebel suivait ses troupes parce qu'il était leur chef. Bebel soutenait la majorité de tout le poids de son éloquence enflammée et de son immense autorité morale. Par fidélité aux principes de toute sa vie certes, mais aussi parce qu'en dehors des cadres de (page 184) la social-démocratie allemande, il n’apercevait pas d’autres forces politiques capables de se ranger à ses côtés pour dégager l'Allemagne de la dictature des junkers et des hobereaux et d'en faire une véritable démocratie. C’est bien pourquoi, au congrès socialiste de Copenhague, Jaurès pouvait décocher à Bebel cette apostrophe prophétique :
« Avec vos trois millions d'électeurs, vos 110 députés au Reichstag, votre presse remarquable, votre admirable masse organisée, vous demeurez sans influence sur la politique étrangère de votre pays. Si l’on veut pousser votre gouvernement vers la guerre que vous abhorrez comme moi, vous n'êtes pas en position d'empêcher l’explosion fatale ou d'en sortir avec éclat, afin d'alerter le monde civilisé. »
Bebel souffrait intensément de cette inaptitude grégaire de son peuple à se dégager des consignes de guerre pour obéir à l’impératif catégorique de la paix.
Un jour que je me promenais avec lui à Dresde, sur les terrasses du Zwinger, dominant l'Elbe, il me dit : « Voyez-vous, mon jeune ami, ce qui nous manque, c'est que l’esprit de la Révolution Française et de la Déclaration des droits de l'Homme n'a pas soufflé sur nous. »
J'ai, plus d'une fois, avant la guerre - avant les guerres et au milieu de celles-ci - mesuré les conséquences de cette effroyable lacune dans la formation morale d’une nation et d'un peuple.
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Pour en revenir à la lutte épique des tendances qui divisaient la social-démocratie allemande, celles-ci devaient aboutir aux épisodes qui marquèrent le congrès de Dresde, lequel se tint dans la capitale saxonne pendant la deuxième quinzaine de 1903.
Je dis « épisode », et non « épilogue », car après s'être mesurés et en avoir décousu, les durs et les mous demeurèrent sur leurs positions respectives. La bataille dura jusqu'à la guerre, pour continuer dans l'insurrection spartakiste et sa répression sanglante, dans la scission communiste, qui fit sombrer la constitution démocratique de Weimar et remit la réaction en selle, et finalement, et tragiquement, pour rassembler les (page 185) frères ennemis, majoritaires et minoritaires, dans les camps de concentration du Troisième Reich.
Mais on était bien loin alors de conjecturer le cataclysme. La social-democratie allemande vivait dans l'euphorie de son épanouissement organique, dont chaque étape annuelle marquait des progrès éblouissants. Comme l'observait Jules Romains, elle attendait son triomphe automatique de l'addition des chiffres et de ses effectifs d'électeurs. Ses statistiques étaient des bulletins de victoire.
Depuis des semaines et des semaines, chaque clan, dominé par les mêmes préoccupations arithmétiques. se disputait les mandats des délégués au congrès. Opération préliminaire qui aurait pu dispenser des autres, puisqu'il aurait suffi de recenser et de totaliser les votes favorables ou hostiles aux résolutions présentées. Mais, nous l'avons dit, les adversaires voulaient en découdre publiquement. Il pouvait y avoir des nuances, des flottements dans les esprits, lesquels, à la lecture des comptes rendus, étaient susceptibles de se ressaisir pour des délibérations ultérieures.
D'ailleurs, les organisateurs du congrès avaient eu la sagesse de préserver les auditeurs et les millions de lecteurs des comptes rendus de la secousse d'idées trop neuves, trop originales, trop décousues ou trop baroques.
Avant la discussion de chaque point porté à l'ordre du jour, le président Singer, à qui une longue tradition conférait cette dignité, faisait fonctionner la guillotine de la question préalable.
Aucun sujet ne pouvait être abordé ou mis en discussion s’il n'avait été moulé dans une formule de motion, de résolution ou d'amendement, soumise à l'avis préliminaire d'une commission, imprimée et distribuée.
Puis la motion passait au crible de l'épreuve de la recevablité.
Pour être admis à la discussion, le texte devait avoir l'appui d'un certain quorum, assez élevé, recensé par un vote à mains levées.
Et cela faisait régulièrement, au lever de rideau d'un grand débat, un abattage inexorable et sans appel de motions et d’ordres du jour, auxquels le président Singer faisait la brève oraison funèbre que voici : « Die Unterstuzung reicht (page 186) nicht aussi ». Traduction : « La résolution n'est pas suffisamment appuyée. »
Une autre pratique, très louable celle-là, consistait à ne pas laisser dévier un débat dans l'intermède de motions personnelles, de mises au point. Tout ceci était impitoyablement refoulé vers la fin de la discussion, localisée en son objet précis. Presque toujours, le temps, maître guérisseur des blessures et des lésions d'amour-propre, faisait son œuvre, mettant ainsi le congrès à l'abri de querelles interminables et d'empoignades prolongées.
Mais l'enjeu de cette assemblée dépassait les frontières politiques de l'Allemagne. Car la résolution qui allait sortir des discussions de Dresde, devenant le mot d'ordre de la social-démocratie allemande, allait être proposée au Congrès de l'Internationale comme règle immuable de tactique politique.
J'eus quelque peine à persuader les dirigeants administratifs de mon journal de la nécessité de suivre ces débats de près : en ne se contentant pas des tendancieuses informations de l'agence Wolff, ni des traductions à retardement des journaux arrivés à Bruxelles deux jours après la séance du congrès. Il fallut l'écho d'incidents préliminaires d'une violence inouïe pour qu'on se rendît compte de ce qui se jouait à Dresde ; c'était le destin même de notre Internationale péniblement mise sur pied.
Qu'allait-il se produire? La section allemande. la plus disciplinée, la plus riche, allait-elle subir un déchirement définitif, qui n'eût pas manqué de retentir sur l'unité socialiste des autres pays ? Le congrès avait commencé le lundi. Et l'on était arrivé au mercredi quand on se décida à m'envoyer à Dresde, en toute vitesse. J'y arrivai après un long et pénible trajet de jour et de nuit, à travers les trois quarts de l'Allemagne, mais justement au moment où les escarmouches préliminaires avaient pris fin et où la bataille de fond allait s'engager.
Comme toujours, le parti social-démocrate avait pu louer, pour y tenir ses assises annuelles, la plus vaste salle de la cité élue. Malgré l'aspect décoratif de la halle, ses alignements de tables réservées aux sténographes et aux reporters, l’espèce d'autel fleuri et drapé de velours, de pourpre où, sous (page 187) l’effigie colossale de Karl Marx, trônait le Comité directeur du parti, le local gardait l'aspect d'une taverne enfumée.
Les délégués répartis par Etats confédérés, étaient pur la plupart attablés devant des brocs de bière mousseuse ou de hanaps de vin blanc que des serviteurs diligents renouvelaient. je vous prie de croire qu'au cours de ces longues séances du matin et de l'après-midi le renouvellement des consommations étaient fréquents.
Sans compter que – l’Allemand moyen mangeant à toute heure du jour, des victuailles de tout ordre, - les garçons ne cessaient de garnir les tables, dès le matin, à l'heure de ce que les voisins de l'Est appellent « Fruh Schopchen », la chope préliminaire.
Ces libations fréquentes, pour ne pas dire permanentes, qui ne semblaient du reste pas alourdir outre mesure l'esprit des consommateurs, offusquaient cependant les membres d'une confrérie d'abstinents socialistes, qui circulaient entre les tables, les yeux chargés de reproches foudroyants.
Leur chef encaissait les taquineries espiègles et les brocards satiriques avec une patience d'apôtre. Et notamment le lapsus volontaire consistant à déformer son nom - il s'appelait Katzenstein - pour l'appeler Katzenjammer, l'équivalent de notre « mal aux cheveux. »
Ce qui jetait une pointe de gaîté dans cette assemblée plutôt grave et sérieuse, accomplissant sa tâche avec une certaine solennité.
Comme il ne peut être question de faire ici une relation détaillée de cette mémorable assemblée, fragment de l'histoire socialiste, je ne veux retenir que des impressions, dessiner des physionomies, reproduire des atmosphères.
le ne pense pas qu'il y ait, spécifiquement, une éloquence allemande de tribune, au sens où nous l'entendons.
Le dynamisme oratoire est, là-bas, d'une autre essence. Il est, ou bien raisonneur, professoral, pédagogique, s'adaptant à la dissertation appuyée par une documentation massive, nourriture intellectuelle que nous, Occidentaux, arrivons difficilement à digérer, ou bien il fait appel aux passions grégaires, fait un sort aux lieux communs qui excitent plutôt qu'ils ne convainquent et trouve déjà dans les cœurs ce synchronisme des ovations rythmées et de commande. (page 188) D'ailleurs, le tempérament oratoire des Allemands varie selon la géographie.
Les Allemands rhénans et ceux du Sud ont, en général, dans leurs discours, des accents chaleureux, des traits de bonhomie et de causticité qui les apparentent aux orateurs latins. Mais ce n'est pas dans cette minorité ethnographique qu'il faut chercher le type de l'orateur allemand.
Beaucoup d'entre ceux que j'ai entendus avaient la pondération, pour ne pas dire la lourdeur, la manie minutieuse et vétilleuse d'invoquer les chiffres à tout propos, d'éplucher des textes, qui caractérise le type classique du « Herr Professor. » Et ceux-là, fichtre, s’ils étaient nombreux, n'étaient pas emballants ! Mais il ne s'agissait d'emballer les auditeurs.
Dans nos assemblées académiques et parlementaires, l’approbation s’extériorisant par la formule « Très bien » accuse l'excellence de l'argument. Mais les applaudissements, les bravos, les ovations spontanées, dressant les foules subjuguées et frémissantes, reflètent plutôt des émois sentimentaux.
Dans ce congrès et dans nombre d'assemblées allemandes que j'ai pu observer, c'est plutôt l'acquiescement raisonné aux thèses exposées, qui se manifeste.
Quand l'argument frappe au point voulu, on crie : « Sehr richtig » (Très juste). Quand il paraît décisif, on crie : « Hôrt, Hôrt » (Ecoutez, écoutez), comme si l'on voulait prendre tout le monde à témoin de la solidité du raisonnement.
Les applaudissements de la fin sont plutôt la récompense protocolaire de l'effort accompli.
S'il arrive quand même que le discours ait empoigné le public, c'est par une démonstration automatique et orchestrée que l'on paie l'orateur. Le triple « Hoch » est commandé et rythmé par le bureau, comme on commande, chez nous, la batterie d'un triple ban.
Mais je concède qu'à Dresde, l'atmosphère du congrès était saturée de fièvre, que les colloques, les attrapades et les « manifestations » étaient plus fréquents qu'à l'habitude et que l'assemblée était, par moments, agitée et houleuse.
(page 189) Bebel dominait indiscutablement le congrès.
Il sortait de ce petit homme fluet, au masque un peu félin sous la crinière ondulée de vif argent, une voix puissante, fortement timbrée, aux apostrophes âtres et passionnés. Très peu d'images oratoires, guère de souci d’une phrase fleurie, le martèlement répété d’arguments massues, dont il assénait, impitoyablement les coups à ses adversaires.
Il n'accordait aucune pitié au jouteur qui se mesurait avec lui. Il ne le lâchait que lorsqu'il abattu par terre, et, pour l'empêcher de se relever, lui décochait un dernier coup de talon.
La dialectique des deux adversaires de doctrine, Kautsky et Bernstein, comme celle du père Liebknecht, le patriarche, tenaient plutôt du « Herr Professor. »
Le réalisme politique de Vollmar, le bon géant bavarois, s'extériorisait en commentaires plus terre à terre, rehaussés cependant par une constante gaité et par de saillies d'un humour désarmant.
Rosa Luxemburg, au corps mutilé mais au visage éblouissant d'intellectualité et de foi, était, sous sa frêle apparence, une championne ardente, passionnée, à l'ironie implacable. Et gare à qui la contredisait, car il était déchiré et lacéré à coups de griffes de panthère !
Une autre femme en vue était Clara Zetkin, dont la physionomie de matrone bienveillante et douce était familière à nos congrès internationaux, où elle tenait le rôle de traductrice. Chez elle, l'éloquence cordiale, sentimentale, un peu larmoyante de maman faisant la leçon à ses petits, s'appliquait aux thèses les plus extrêmes. Un tempérament qui la conduisit logiquement au communisme.
Un autre jouteur de race était Ledebourg, député de Berlin, un des leaders de la majorité orthodoxe.
Ses amis l'appelaient Talleyrand, non pas qu'il eût le génie de la palinodie, mais à raison de sa finesse diplomatique, et peut-être aussi parce qu'il avait un pied bot.
A la tribune, il était d'une férocité inexorable pour ses adversaires. Il avait le visage sarcastique aux lèvres pincées de Voltaire. ou, si vous voulez, les traits méphistophéliques (page 190) de Camille Huysmans, qu'il dépassait en causticité mordante. Mais son ironie était blessante, méchante et rancunière.
Auprès du déchaînement de ces tempêtes imprécatoires, l'éloquence directe, courtoise, empreinte d’une philosophie sociale d'optimisme bienveillant des révisionnistes faisait un peu l'effet de roseaux ployés sous le vent, roseaux qui pliaient mais ne rompaient pas.
Car, si les révisionnistes subirent une défaite formelle mais honorable, ils avaient, tout de même, rallié le tiers du parti à leurs vues.
Comme le condamné du courrier de Lyon, ils pouvait en appeler à la postérité. Le temps de franchir l'étape affreuse d’une guerre, tout simplement.
Disons tout de suite que la collision entre les deux tendances, si elle fissura un peu l'édifice, ne l'ébranla pas sur ses bases.
D'ailleurs, ce règlement provisoire de compte achevé, les hommes des deux camps se retrouvaient sous les mêmes drapeaux et dans les mêmes organisations, sans rancune ni animosité personnelles.
Sur ces âmes rapprochées pesait encore le souvenir, pas très lointain, des persécutions endurées sous le régime bismarckien, et la menace des sautes d'humeur de l'empereur Guillaume II, qui détestait les socialistes et rêvait de les mettre, encore une fois, hors la loi.
Même au feu des plus ardentes batailles du congrès, les belligérants s'offraient régulièrement une trêve.
Au programme était toujours prévue une journée de délassement, qui envoyait l'assemblée tout entière, en joyeuse balade de touristes, dans les sites pittoresques proches du siège des assises rouges.
C'est par les congrès de Dresde, de Magdebourg, de Leipzig, de Brême et de Mannheim que je découvris le charme des gorges de la petite Suisse saxonne, l'emprise romantique des vallées de la Forêt-Noire et de la Souabe, les aspects truculents du Vieil Heidelberg, les chaos fantastique des massifs du Harz où Goethe évoqua le rassemblement des sorcières pour la nuit du Walpurgis, et que j'abordai l’île d Heligoland, le bloc de basalte rouge qui surgit de la mer du Nord à la pointe extrême du Holstein.
(page 191) Ces excursions étaient de véritables escapades d’écoliers en bordée, où la légendaire « Gemüthlichkeit » allemande débordaiten épanchements cordiaux, en chansons et en rasades répétées. Les adversaires d’aujourd’hui et de demain fraternisaient, trinquaient, plutôt trois fois qu’une, et s’abandonnaient à tous les effusions de la camaraderie.
Je me souviens notamment d’une soirée organisée en l’honneur du congrès dans une vieille et romantique taverne d’Heidelberg. On avait entendu les lieds populaires, des chœurs bavarois, dont les interprètent scandaient le rythme par des claques sur les fesses, et aussi des mélopées d’une pénétrante mélancolie, chantées par des étudiants russes en exil.
Nous étions six Belges invités à la fête : Anseele, Camille Huysmans, Georges Maes, alors secrétaire de notre parti, celui qui devait devenir le ministre Joseph Wauters, votre serviteur et… Henri De Man. A un moment donné, on pria l'un des nôtres d'y aller aussi d'une chanson de notre répertoire national. A notre grand étonnement, Edouard Anseele se précipita sur l'estrade. Nous ne le connaissions pas sous l'aspect du trouvère, mais nous savions surtout qu'il n'avait aucun goût pour la gaudriole et que la plus innocente grivoiserie le faisait rougir comme une jeune pensionnaire.
Or, à notre grande stupeur, muée bientôt en hilarité prolongée, Anseele se mit à chanter sur l'air du chœur de « Freischütz » de Weber, un refrain de son terroir, où il était beaucoup question de symboles virils et dont tout Gantois en goguette a plein la bouche.
La feuille locale nous apprit, le lendemain, que le grand homme d'Etat belge avait régalé son auditoire d'une savoureuse et naïve chanson de sa vieille terre flamande. Allez-y, lecteurs, et concluez évidemment : « Voilà comment les journalistes écrivent l'histoire ! »
Notre expédition vers l'île d'Heligoland fut plus mouvementée. Nous nous étions embarqués, au nombre d'environ cinq cents, à Bremerhafen, sur un paquebot qui devait, en quelques heures, nous conduire à l’escale, au pied des falaises de l'îlot.
(page 192) Mais ce jour-là, la mer du Nord était particulièrement démontée. Au point qu’au déjeuner auquel bien de passagers purent faire honneur, Bebel, qui présidait, paraphrasa dans son toast, la parole célèbre du Kaiser : « Notre avenir est sur l'eau. »
« - Et si cela continue, interrompit sinistrement Ledebourg, il sera sous l'eau. »
Nous réussîmes tout de même à aborder l'île en canot. Heligoland était peuplée de marins et de pêcheurs qui baragouinaient un sabir composé de vocables allemands, hollandais et surtout anglais - la Grande-Bretagne venait de céder au Reich cette position qu'elle occupait séculairement. Nous étions fort en peine de comprendre nos hôtes.
Soudain, il me vint une idée. Ces travailleurs de la mer devaient certainement être initiés au langage des pêcheurs de notre littoral. A la surprise admirative de mes compagnons allemands, je pus engager et entretenir avec ces Allemands de fraîche date une conversation animée, en recourant au parler aigu et chantonnant de nos Flandriens « B'Achter de Kupe. »
Le retour de notre équipée nous ménagea de belles émotions. Notre bateau, franchissant l'estuaire du Weser, remontait le fleuve limoneux bordé de rives plates. On ne découvrait rien du rivage, et il est fort probable que les riverains ne découvraient pas grand-chose du steamer qui nous portait. Mais les gens du pays savaient que, sur cette nef lointaine, se trouvait l'état-major de cette social-démocratie à laquelle ils étaient attachés avec tant de ferveur. Et sur les deux rives s'allumaient des feux de joie, des brasiers de flammes de Bengale, tandis que le ciel s'illuminait des gerbes flamboyantes de feux d'artifice.
Ils ne se doutaient pas que, quelques années plus tard, d'autres brasiers allaient s'allumer, que l'air allait crépiter de détonations tragiques et que, parmi les hommes de paix qui portaient leurs espérances, il en était, et beaucoup, qui allaient souscrire à l'odieuse chose, par esprit grégaire et aberration de la discipline nationale.
Ah!, cette obsession de l'obéissance et de la discipline, comme elle nous remplit à la fois d'admiration et d'effroi ! J'en eus l'explication dans une scène qui m'est souvent (page 193) revenue à l'esprit, car elle explique le divorce mental qui, malgré toutes nos bonnes volontés de rapprochement, nous repousse constamment sur l'autre rive.
C’était à Leipzig, un peu avant la guerre de 1914. La Saxe vivait dans une fièvre d'agitation politique intense. Elle était devenue, par la grâce du suffrage universel égalitaire, un royaume rouge.
Sur 23 députés saxons au Reichstag, vingt étaient socialistes.
Le roi, catholique, au milieu de son peuple luthérien, songeait, avec effroi, à ce qu'allait devenir son gouvernement au prochain renouvellement du Landtag saxon. On imagina d'instaurer un régime électoral de classe, basé sur le système prussien, qui eût donné autant d'influence politique à une poignée de hobereaux qu'aux masses ouvrières des grands centres industriels du pays.
La classe ouvrière s'apprêtait - du moins on le prétendait - à réagir avec force contre ce coup d'Etat révolutionnaire de droite.
Passant par Leipzig, au retour d'un congrès, j'assistai, par hasard, à un immense meeting de protestation. Des milliers et des milliers de travailleurs remplissaient, à craquer, une formidable halle.
Cette foule était frémissante d'indignation. Pas autant cependant que les orateurs, qui trouvaient, dans leur émoi, des verbes de colère et d'exaspération.
A un moment donné, un des orateurs s'écria, avec un grand geste de poing tendu : « Si l'on nous y oblige, nous saurons parler belge. » Allusion aux grandes grèves générales que les travailleurs belges avaient déclenchées pour conquérir le suffrage universel. Ici, il ne s'agissait pas d'une réforme à conquérir, mais d'un droit à ne pas se laisser arracher.
A peine l'orateur eut-il lâché sa phrase, que le commissaire de police qui, en tenue et le casque au chef, assistait à toutes les réunions publiques en Allemagne, déclara tout simplement que c'en était trop et que le meeting était levé.
Et ces dix mille hommes, dont l'âme avait été secouée et à qui il eût suffi d'une étincelle pour la faire exploser, se retirèrent docilement, tête baissée, sans maugréer, haussant (page 194) les épaules et ayant l'air de conclure : Que voulez-vous. Nous le devons (Wir Mussen.)
Faut-il une autre explication au formidable drame humain qui, par deux fois en ce siècle, a précipité des millions d'hommes, les mains tendues vers les armes… et vers les chaînes ?