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Ecrit sur le sable (cinquante ans de journalisme)
FISCHER Franz - 1947

FISCHER Franz, Ecrit sur le sable (cinquante ans de journaliste)

(Paru à Bruxelles en 1947, aux éditions de La Renaissance du Livre)

Préambule

(page 11) En cette année apocalyptique de 1942, il y avait exactement cinquante ans que j'avais convolé en hymen régulier et légitime avec la presse, cette déesse frénétiquement polyandre, honnie et détestée par d'aucuns, éperdument courtisée par d'autres et qui, dans les pays libres, est censée représenter le cinquième pouvoir, Sauf lorsqu'il arrive - et ceci ne devait pas arriver - qu'une autre puissance, la haute finance, la dépasse, elle et celle des pouvoirs établis, pour mener le train des hommes.

Pendant ce demi-siècle, je lui suis demeuré indéfectiblement fidèle, en dépit d'une carrière politique et administrative passablement longue. Les légendaires avenues du pouvoir m'ont du reste toujours paru n'être que des sentiers de traverse où je cheminais au rythme de mon violon d'Ingres. Pour retrouver bien vite la route droite du journalisme que je choisis, quand, dans ma fatuité ingénue d'adolescent, je décidai de devenir « Homme de Lettres » et d'arracher la plume de mon toquet pour en faire, comme on le disait alors romantiquement, l'outil de ma pensée. Au point que, dans les circonstances assez nombreuses où, pour commémorer quelque événement, on m'a prié d'inscrire mon nom dans un livre d'or à la suite de ceux des notables de ma cité ou de mon pays, je me suis toujours identifié en ajoutant à ma signature cette qualification qui, à mes yeux, vaut bien (page 12) toutes les dignités et tous les honneurs : « Journaliste impénitent, inamovible et irréparable. »

Vous voyez que j'avais quelques titres à célébrer ces noces d'or que l'on s'apprêtait, paraît-il, à fêter. Mais j'éprouve une gêne instinctive à subir des hommages commémoratifs, d'abord, parce qu'ils me vieillissent au delà de ce qui, peut-être, n'est qu'apparence, ensuite, parce qu'ils me laissent sans défense possible devant les Bossuet pour catafalques vides et prématurément dressés, qui vous accablent l'outrance de leurs éloges. Avec d'autant plus de sans-gêne que vous ne pouvez, décemment, en ces circonstances, ramener les choses sur leur plan exact. Vos rougeurs de confusion seraient prises pour des rayonnements d'orgueil refoulé mais épanoui, et vos timides protestations comme une invitation, un peu hypocrite, à récidiver et à en remettre.

Et comme la guerre nous avait entre-temps imposé ses restrictions, je ne dois pas même adresser à ces amis trop zélés la prière instante de ne pas allumer les lampions et de ne pas déployer la nappe sur la table d'illusoires festins jubilaires.

Des amis plus sagaces, mais aussi bien intentionnés que les organisateurs de la guindaille décommandée, avaient projeté de marquer quand même cette étape en réunissant dans un volume une série de mes articles, qu'ils jugeaient « pas trop mal tournés ».

Piètre idée : On ne construit pas des arcs de triomphe avec des branchages de feuilles mortes. C'est, hélas, le sort des produits de la littérature épisodique du journalisme de perdre bien vite toute couleur et tout éclat, comme les roses de l'Ode à du Perrier, qui ne vivaient que l'espace d'un matin.

Si le souvenir des événements révélés ou commentés par la plume d'un chroniqueur doit forcément s'estomper, et s'effacer, quel intérêt pourraient encore susciter ces narrations et commentaires, fussent-ils brûlants de passion, autour de choses périmées et mortes.

Il est possible qu'à raison de leur pénétrante philosophie et de la magie de leur style, les lettres de Paul-Louis Courrier, qui relèvent du plus noble des journalismes, trouvent (page 13) encore dans leurs pages pour anthologies, des lecteurs à l'admiration fervente. Mais qui donc prendrait intérêt à lire les réquisitoires corrosifs de révolte sociale d'un Jules Vallès ou les pamphlets cruellement espiègles de l'Henri Rochefort de la « Lanterne » ?

Que révéleraient dès lors ces exhumations de ma prose de chroniqueur et de commentateur au jour le jour d'événements depuis longtemps oubliés ?

Non, non, ne déroulez pas les bandelettes de cette momies. Ne remuez pas ce tas de cendres, dans l'illusoire espoir d'attiser une flamme capable de brûler l'encens d'inutiles et vaines apothéoses.

Mais, alors, il me restait la ressource indiquée par d'aucuns, d'écrire mes mémoires, en utilisant le fonds infiniment riche d'une faculté remarquable dont le sort m'a doté, à savoir une mémoire monstrueuse, qui n'est prise en défaut que pour des futilités immédiates, notamment l'identification de mon numéro de téléphone, la cachette où se dissimule mon stylo ou l'obligation de chausser des souliers qui ne soient pas de couleurs différentes.

Ah ! cette mémoire, dont je ne tire aucune vanité, puisqu'elle m'échut comme un don providentiel, je puis dire qu'elle fut, tout au long de mon chemin de vie, le plus substantiel et le plus précieux des viatiques. Elle a impressionné d'une façon, pour ainsi dire indélébile, toutes les plaques sensibles de mon être psychique.

Tout ce qui me frappe, m'intéresse, m'émeut ou me courrouce s'y inscrit avec une fidélité totale,

Un site apparu, le charme d'un moment musical, le contour d'un visage, les gestes, attitudes et d'un personnage en vue, les incidents et épisodes d'un événement politique, social, intellectuel ou esthétique, le sujet, la ligne et la coloration d'une toile de maître entrevue dans un musée ou une église, la découverte d'un site champêtre ou urbain, le climat d'une époque, meublent des innombrables casiers que d'autres doivent enrichir au prix d'obscurs et patients efforts vers l'érudition, de travaux méthodiques de documentation écrite, de classement et de mise en ordre.

(page 14) Mais j’ai plus d'une fois frémi à l'idée de la fragilité de cette richesse, qu'un choc physique ou moral, pourrait anéantir. Il me resterait, évidemment, la ressource de rassembler toutes les bribes de ce trésor en un journal personnel, comme on ramasse le bois mort de la forêt proche pour qu’au foyer de l’hiver flambe encore le reflet des printemps et des étés révolus.

Mais ceci est mon affaire et ne pourrait guère intéresser les autres, même si, dans mon récit, j’arrivais à reléguer le plus possible à l'ombre, le moi haïssable. Lequel, à se raconter, n'aurait d'autre excuse que de rapporter ce que ses yeux ont vu et ce que ses oreilles ont entendu. Et de tourner en somme la manivelle de l'opérateur d'un film.

Cela, du moins, était assez tentant. Pour avoir beaucoup vu, il été accordé la grâce d'avoir beaucoup retenu. Certaines des images ainsi découvertes et conservées sont, après tout, de nature à intéresser mes contemporains, parce qu'elles font partie de la petite histoire, qui peut illustrer de croquis anecdotiques les tomes pondéreux de la grande Histoire (avec H majuscule). Et puis, saisies et conservées en vase clos, elles peuvent aider à reconstituer intensément le climat des époques où se déroulent les événements d'une plus grande envergure, même s'ils sont découverts par le petit bout de la lorgnette.

Ce climat, du moins pour les premières décades où se situent les croquis que je vais esquisser, est celui de cette époque de transition entre ce que Léon Daudet a sottement appelé « le stupide XIXème siècle » et le bouleversement universel de la guerre des peuples de 1914-1918.

Talleyrand a dit que celui qui n'a pas vécu les années dernières de l'Ancien Régime na pas connu la douceur de vivre. II ne songeait évidemment qu'aux épanchements des marquis à talons rouges et des marquises poudrées, au son des épinettes, dans les fêtes galantes, et aux propos sceptiques ou épicés des grands seigneurs philosophes. En oubliant que la scène où évoluait tout ce beau monde était soutenue par les cariatides du bon plaisir, de l'iniquité, de la misère et de la corruption, que le souffle de 89 devait jeter bas.

(page 15) On pourrait, sans tomber dans la vaine nostalgie des vieillards qui jugent que tout allait mieux au temps de leur jeunesse, parler dans le même sens en considérant le climat psychologique de cette fin de siècle et de cette aube d'un siècle nouveau où se situe la majeure partie des souvenirs que je vais évoquer en spectateur professionnel.

Sans doute il y avait à la médaille dorée commémorant l'apogée de la bourgeoisie parvenue aux sommets de la richesse et de la prédominance politique, le hideux revers de flagrantes iniquités sociales et d'odieuses exploitations du travail manuel et intellectuel. Mais déjà, à la faveur de ce régime de libertés publiques qui n'était plus mis en cause que par quelques attardés du fanatisme, la réaction des masses prolétariennes en éveil et des élans humanitaires d'intellectuels de l'autre caste, se faisait sentir.

La parole liminaire de Karl Marx « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous » et la maxime de Lamennais proclamant que, dans l'ordre économique, c'est la liberté qui opprime et la réglementation qui libère, trouvaient leur écho dans l'âme des multitudes laborieuses.

Dans l'ordre international régnait un commencement de sécurité. Certes, il éclatait de temps à autre, des guerres coloniales, voulues par l'esprit de curée et de rapt des grandes puissances impérialistes. De chaudes alertes, comme celle de Fachoda et celle d'Agadir, mettaient en péril, de temps à autre, ce fameux équilibre européen qui stabilisait l'état de non-guerre. Mais à raison même des épouvantables catastrophes qui eussent surgi de l'embrasement belliqueux de notre planète, l'esprit se refusait à admettre l'hypothèse de cette calamité universelle.

Encore qu'un juste équilibre entre le développement des forces intellectuelles et celui de la culture physique ne parvînt pas à s'établir, on était bien loin de la frénésie sportive hypnotisant la majeure partie de la jeunesse au détriment de la vie de l'esprit.

Dans l'ordre spirituel, esthétique et moral, un renouveau séduisait et captivait les cerveaux.

(page 16) En littérature, on commençait à en revenir des outrances et du vérisme cru du naturalisme, autant que de l’hermétisme abscons du symbolisme.

Anatole France subjuguait les esprits par la lumineuse transparence de son verbe, par l’élégance et l’atticisme de sa philosophie.

Au théâtre, la scène n’était pas réservée aux coucheries publiques de l’adultère banal, aux exhibitionnistes de seins, de cuisses et de nombrils du music-hall ou aux personnages faisanfés du milieu, représentés comme les types courants de la civilisation moderne.

Le grand souffle de pitié, de justice, voire de révolte sociales qui passait sur les milieux d'action publique animait aussi la littérature dramatique. La Robe Rouge et Les Avariés de Brieux, L'Ennemi du peuple d'Ibsen, Solmes le Constructeur de Björnson, Les Tisserands de Gérard Hauptmann attiraient et captivaient les foules frémissantes.

La colossale fresque sonore de Richard Wagner dominait la scène lyrique. Mais les fervents de l'art musical vouaient aussi un culte passionné au délicieux impressionnisme de Claude Debussy et de Chausson, aux incantations cristallines de Grieg, aux déchaînements de passion slave de Tchai-kowsky et aux strophes mélancoliques de Moussowsky.

Brunetière avait eu beau proclamer la faillite de la science, parce que celle-ci ne pouvait s'aventurer jusqu'au bout dans la prospection de l'âme et du devenir humains, de miraculeuses découvertes avaient marqué ce siècle puissant.

Pour n'en citer que quelques-unes, indiquons les applications innombrables de l'énergie électrique, la diffusion quasi universelle du téléphone, les audaces triomphales de la chirurgie, de la séro-thérapie, la découverte du radium, des rayons X, la radio-télégraphie et téléphonie, le cinéma, la navigation aérienne et sous-marine, la généralisation de la locomotion automobile, etc.

Toutes découvertes qui, dans la pensée de leurs géniaux auteurs, devaient permettre aux hommes de vivre plus intensément, plus sainement, plus fraternellement justes, et de se rapprocher dans une communauté universelle de mieux-être.

Alors que depuis...

(page 17) Mais nous ne songions pas à ce depuis, et le jeune homme que j’étais, qui pénétrait dans ce nouveau monde des merveilles par les portes dorées de l’espérance et de l’optimisme était tout frémissant d’orgueil en songeant qu’il allait chaque jour en savoir davantage et peut-être en faire savoir davantage. Ce qui est, en somme, la mission pédagogique et apostolique du journaliste, révélant aux hommes tout ce que leur proche devenir leur réservait de justice, de bien-être et de nobles satisfactions.

Et voilà évoquée, en traits plus ou moins surabondants, mais affreusement incomplets, l’atmosphère dans laquelle j’allais respirer éperdument l'air du temps.

Est-ce me montrer trop présomptueux que prétendre que j’ai pu, au cours d’une longue carrière, capter quelques rayons de ce jeu merveilleux de lumières et nuancer les tableautins que je veux soumettre à la curiosité de qui voudra me lire ?

Le lecteur en jugera.

J’ai grande confusion à songer que ce jugement sera peut-être plus sévère et plus durable que celui qu’a pu inspirer la lecture des innombrables articles dont j’ai encombré les journaux pendant un demi-siècle. Ca ces œuvrettes d’un jour échappaient aussi à une condamnation durable. Tandis qu’un volume encourt toujours le respect d’une certaine pérennité dans le jugement.

Mais puisque le vin est tiré…