(Paru à Bruxelles en 1947, aux éditions de La Renaissance du Livre)
Mes aînés : Jean Volders, Louis Bertrand, Gustave Defnet, Antoine Dewinne. Moi je « faisais la soupe »
(page 27) PRE Aussi cordialement invité, je devins, bien vite, un familier de la maison. Elle n'était pas accueillante pour tous, car il fallait protéger le travail de la faible équipe de rédacteurs contre l'intrusion des importuns, des fâcheux, des bavards désœuvrés, des maniaques, inventeurs de systèmes messianiques et des tapeurs professionnels. Un pressant avertissement, inscrit sur une pancarte, portait ces mots explicites : « Rien n'est plus ennuyeux pour celui qui travaille que la visite de celui qui n'a rien à faire. » Mais il n'était pas compris par tout le monde. J'échappais à cette « exvitation » puisque j'étais convié à travailler avec les autres, ce qui m'apparaissait comme un suprême honneur.
Jean Volders, qui s'intitulait, par modestie égalitaire, le rédacteur-délégué, m'avait pris en amitié. II représentait à mes yeux le vivant symbole de vaillance et d'esprit chevaleresque. Foncièrement bon, il avait pour habitude de me dire et de me répéter que la méchanceté ne payait pas. Mais autant il se montrait bienveillant, compatissant et généreux, vidant plus souvent qu'il ne le fallait son maigre gousset pour apporter un soulagement à une détresse qu'il rencontrait ou qui se présentait sur son chemin, autant il savait se courroucer contre les injustices, les cruautés et les sottises grands.
(page 28) Comme tous les hommes bâtis en puissance musculaire, il se méfiait de sa force physique. Mais gare à qui poussait sa patience à bout ! Car alors d’éveillait son âme de bretteur. Il avait pratiqué l’escrime au temps où il militait dans des cercles athlétiques. On le qualifiait de fine lame, ce qui les temps où la coutume romantique du duel persistait encore dans les milieux des gens de plume, était parfois une protection efficace contre les outrances de la polémique.
Jean Volders avait été le héros vainqueur de plus d’une rencontre sur le terrain, ce qui n'empêchait pas qu'il fût, en Belgique. l'homme le plus attaqué et le plus calomnié de son temps.
Mais les pleutres qui se dérobaient devant ses réactions de révolte ne désarmèrent que lorsqu'il mourut prématurément, épuisé et abattu, dans cette pauvreté au sein de laquelle il avait toujours vécu.
Jean Volders aimait à proclamer qu'il était un vrai « Ketje de Bruxelles », dont il avait, à l'occasion, le penchant à la « zwanze. » Témoin cette anecdote savoureuse. dont la péripétie essentielle se déroula dans la salle commune de rédaction. Un jour, on vit pénétrer en coup de vent, six grands gaillards moustachus, sanglés dans des redingotes de « demi-soldes. » Ils se disaient délégués d'une association d’anciens cuirassiers et venaient demander raison à VoIders d'une virulente attaque contre le roi Léopold II.
Volders les reçut fort courtoisement et leur demanda s'ils étaient envoyés par le roi, qui désirerait le rencontrer en champs clos. Un peu éberlués, ils répondirent qu'ils venaient pour leur propre compte et qu’ils prenaient pour eux l’outrage fait à leur souverain et maître
« Fort bien. répondit Volders avec le sourire : mais, en ce cas, il faudra vous numéroter, car je ne puis vous tuer tous les six à la fois. »
Les six bravaches disparurent comme dans une trappe ; annonçant qu'ils allaient en référer à leurs mandants. On ne les revit plus.
Le polémiste qui avait traité Volders de Don Quichotte compléta la comparaison en appelant Sancho Panca son collaborateur immédiat, Louis Bertrand. Physiquement l'image (page 29) était drôle en son exagération caricaturale. Mais à tout prendre, à l'idéalisme chevaleresque de Jean Volders, le bon sens, l'esprit réaliste et créateur de Louis Bertrand faisaient, en somme, un heureux contrepoids. C'est Louis Bertrand qui, audacieusement, avait mis sur pattes le petit quotidien à deux centimes. C'est au prix de multiples, patients et généreux efforts de sacrifices qu'il l'avait fait vivre, grandir et s'élever à la taille des grands quotidiens à un sou. Bertrand avait la charge de l'administration. Tous les matins, dès huit heures, il était au poste de gestion ; préoccupé du tirage, des invendus, de l'accroissement du nombre des abonnés, des fluctuations des prix du papier, de la solvabilité des dépositaires de provinces, des rentrées du fonds de propagande et de soutien, et dévoré par le souci de faire honneur aux implacables échéances de la fin du mois.
Vers dix heures, il se dépouillait de sa qualité de gérant, montait à la rédaction et là, parcourant les journaux ou dépouillant un document ou bilan de société, un livre ou une publication récente, y découvrait la trame d'articles de polémiques écrits à la diable, en langage simple et familier, à la portée de tous, mais farcis de documentation et de rappels de la doctrine du parti, dont il avait été le vulgarisateur dans d'innombrables brochures de propagande.
L'après-midi, Louis Bertrand allait faire le compte-rendu de la Chambre ou bien s'absorbait dans des travaux plus étendus et plus fouillés de cabinet.
Bûcheur opiniâtre, ordonné et méticuleux, Bertrand prêchait d'exemple et arborait un air bourru autant que maussade pour réprimer notre bavardage. Ce qui lui avait valu le surnom de « mon oncle. » Mais l'approche de midi, à l'heure de l'apéritif, un seul et pas deux, il découvrait sa cordiale bonhomie naturelle et nous entraînait pour un quart d'heure au cabaret voisin, en vue d'une courte mats passionnante partie de tourniquet.
Gustave Defnet, court sur pattes, replet et bedonnant mais le corps surmonté d'un visage fin, éclairé de sensibilité et d'esprit, avait toute la cordialité et l'humeur di sa race wallonne.
Ancien ouvrier typographe, il présidait à la mise en (page 30) page, choisissait et nuançait les caractères des articles, se préoccupait de la variété et de l’originalité de la « titraille », « blanchissait » ou resserrait tour à tour les paquets de composition pour soigner ce qu'on appelle l'œil du journal. Il travaillait, en quelque sorte à l'emporte-pièce, et ses articles et articulets portaient la trace de sa combativité et de sa faconde primesautières. Il rabotait impitoyablement tout ce qui dans ma prose de débutant, lui semblait être pesant, entortillé ou alambiqué.
Auguste Dewinne lui, était toute mesure, pondération, application. Il avait le travail lent et le voulait réfléchi, soigné, imprégné de l'austère sérénité que lui conféraient l'étude et la méditation. Il aimait passionnément la classe ouvrière, pour la défense de laquelle il avait quitté l'enseignement où s'ouvrait, pour lui, une brillante et avantageuse carrière. Il excusait les défaillances et les déficiences des travailleurs, en considérant l'abîme de déchéances matérielles et morales dans lequel le régime capitaliste les avait fait sombrer. Mais il tenait pour indispensable qu'une révolution morale précédât et préparât l'autre. Aussi bien ses articles, d'une transparence cristalline, aux images d'une prenante éloquence, n'évoquaient-ils jamais que des sentiments et des idées nobles. Mais on n'y trouvait pas un langage de prédicateur et de pédant. Ils révélaient, au contraire, une fraîcheur, dans un style clair, simple mais châtié, une hardiesse, et une vigueur de pensée qu'on s'étonnait de voir émaner de ce petit homme d'aspect paisible et timide.
Cette équipe de quatre rédacteurs choisis et nommés par le Conseil Général du Parti Ouvrier, dont le « Peuple » était l'organe officiel, se complétait d'une équipe volante dont j'allais faire partie. On y avait trouvé un jeune publiciste français, écrivain de grand talent, Tabarin, qui avait fait ses premières armes dans le journal républicain « Le National » et que Volders avait amené à sa suite au journal socialiste. Mais Tabarin fut expulsé de Belgique, ce qui fut très malheureux pour le journalisme belge, mais excellent pour le journalisme parisien où Tabarin fit magnifiquement sa trouvée.
Jacques Gueux qui, dans le civil, se nommait Charles Guillaume et grattait du papier dans un département (page 31) ministériel, mais faisait des vers, tout comme le Sous- Prefet, nous donnait tous les dimanches un petit poème parfois bucolique et sentimental, mais aussi des chants aux strophes ardentes, belliqueuses, révolutionnaires, qui firent de lui le barde du socialisme. On ne saura jamais assez quelle emprise cette parole allée eut sur l’âme de nos travailleurs en éveil et en lutte. J'aurai d'ailleurs l'occasion de reparler plus d'une fois de ce grand et sympathique garçon, dont les effusions de cordialité et la pétulance d'esprit apportaient un rayonnement de soleil dans l’espèce de soupente pompeusement désignée sous le de nom de salle de rédaction. Jacques Gueux assumait à lui seul toute la rubrique de la critique théâtrale et, au lendemain de chaque première, nous apportait son petit laïus d'appréciation avec une ponctualité de fonctionnaire.
Parmi la liste des volontaires de la rédaction j'ai aussi trouvé, non sans quelque surprise, le nom de Luc Malpertuis, qui écrivit avec Georges Garnir le livret de sensationnelles revues de fin d'année, lesquelles firent courir tout Bruxelles au défunt théâtre de l'Alcazar.
Dans l'équipe volante, je fus appelé à suppléer Franz Delbastée - le frère du médecin-député - qui achevait ses études de pharmacopée et allait bientôt monter une officine.
Franz Delbastée faisait alors ce que, dans la profession, nous appelons « la soupe » savoir l'édition du soir ou de la nuit.
En effet, les quatre rédacteurs attitrés étaient tous, à commencer par Volders, le véritable chef du parti, d'actifs militants. A peu près toutes leurs soirées étaient prises des meetings, des conférences, des réunions de groupe, des conseils de gestion d'œuvres coopératives ou syndicales.
La « soupe » n'est pas une tâche subalterne. Elle oblige celui qui s'y astreint à dépouiller les journaux du soir ,à confectionner les éditions de province, en révisant la prose des collaborateurs qui étaient alors, pour la plupart, des ouvriers manuels, plus riches en dévouement et en enthousiasme qu'en orthographe; à recevoir les coups de téléphone apportant des informations ; à sélectionner, à titrailler parfois à commenter les dépêches d'agences télégraphiques, (page 32) et à recevoir enfin les nouvelles locales, laits divers, informations politiques, comptes rendus de conférence, réunions publiques ou séances des conseils communaux. Et... à s'empoigner avec le metteur en pages afin de trouver place pour toute cette copie dans des colonnes qui ne sont pas élastiques !
Sans préjudice des commentaires immédiats, lourds de responsabilités, que doit susciter un événement imprévu, ou des notices biographiques que requiert la mort inopinée d'un grand personnage, alors que l'on manque souvent de documentation précise.
Croyez-moi, si vous le voulez, mais je fus ravi d'entrer, jeune et inexpérimenté, dans cette école de la responsabilité illimitée.
Le procédé pédagogique tient quelque peu, évidemment, de la méthode qui consiste à vous jeter à l'eau pour vous apprendre à nager. Mais il donne au néophyte la confiance et l'ivresse de se sentir, à certains moments, le maître de son labeur, libre de ses mouvements et attitudes.
Par surcroît il m'était accordé, au titre de repos compensatoire, la liberté de mes après-dîners, le matin étant réservé aux menues besognes de la popote du journal et notamment au repêchage des nouvelles ratées, ce qui arrivait plutôt fréquemment dans une rédaction si chichement pourvue d'informateurs à demeure.
Je les consacrais, ces après-midi, à de fréquentes heures de lecture et de documentation à la Bibliothèque Royale ou bien encore à des randonnées pédestres dans tous les coins de ce ravissant Brabant ondulé et boisé. J'avais pour compagnon de route un ami d'école qui, plus fortuné que moi, avait pu poursuivre ses études académiques et qui, tout en cheminant à mes côtés, dans les sentes et halliers, me repassait ses cours de droit. Provende juridique précieuse, mais fragmentée, qui m'est venue bien à point dans la vie, surtout à l'époque où, entre autres aventures de ma carrière journalistique, je dus assumer la rubrique du chroniqueur judiciaire.
Mais à ce premier stage devait en succéder un autre. Mes camarades, les anciens, avaient l'ambition de faire de leur organe de combat un grand journal d'information. Ils (page 33) jugeaient que j'avais l'étoffe d'un reporter. Sur les instances de Louis Bertrand ils obtinrent que je puisse accomplir une période d'apprentissage à l' Agence Télégraphique Havas-Reuter.
Un stage qui devait m'initier, non seulement à l'exactitude, à la précision de l'information, mais aussi à la rapidité de sa transmission. Et qui, à raison même du caractère de l'Agence, officieuse de tous les gouvernements, devait m'ouvrir l'accès de tous les milieux, me faire pénétrer partout et m'accorder cet indispensable entregent qui permet de frapper à toutes les portes sans être obligé d'écouter de l'autre côté du battant ou de glisser des regards indiscrets par le trou de la serrure.