(Paru à Bruxelles en 1947, aux éditions de La Renaissance du Livre)
(page 35) Misère de nous ! Est-il écrit que nos premiers élans vers les cimes doivent, presque toujours, être suivis par la dégringolade, nous ramenant à terre en chute verticale ou en glissade sur la pente du désenchantement ?
Mon imagination m'avait, à l'âge où je sortais de l’adolescence, désigné l'azur d'un ciel d'idéalisme vers lequel mon âme fraiche et neuve devait monter, espérer être frôlée par l'aile des aigles de la pensée.
Et voici que, dès mon premier vol sur mes élytres de hanneton étourdi, ébloui par les premières lumières, je sentais qu'un fil à la patte allait me retenir à terre.
Car j'étais voué, bel et bien, de par mon apprentissage de journaliste officieux, aux tâches moroses, au style neutre et impersonnel, aux consignes ancillaires de Monsieur Communiqué.
Les premières prestations de ma profession nouvelle allaient, sans doute, me permettre d'aborder, avec la timidité que l'on devine, les augures de dimensions diverses dont la parole faisait autorité. De participer, d'un poste d'observation privilégié, aux événements publics. De mêler ma chétive personne à l'activité et aux agitations de mes anciens, les informateurs de métier, et d'acquérir cet entregent providentiel aux débutants.
Mais le produit littéraire - si l'on peut dire - de ce labeur subalterne était désespérément neutre et impersonnel.
Ma tâche consistait à faire, dans les antichambres ministérielles, la cueillette des informations officielles, à rôder (page 36) dans les couloirs du Parlement pour y obtenir, par des communications délibérément vagues et ambiguës, des renseignements sur ce qui s’était passé dans les réunions de sections ou de fractions politiques. Ces notes passablement incolores, je devais encore les passer à la grisaille pour effacer tout ce qui pouvait paraître tendancieux, teinté de nuances de polémiques. Le tout aboutissait à la table de la direction, où ces notes subissaient un dernier émondage avant d’être transmises, comme vérités officielles, aux agences télégraphiques du monde.
Vous pensez si je songeais à m'évader, au plus tôt, de ce que mes camarades, rivés à la même chaine, appelaient la clinique de la castration.
Cette occasion se présenta plus tôt que je ne l'espérais, et mène que je ne voulais, car je fus libéré prématuré, en tout bien, tout honneur, s'entend.
Mais ceci est une autre histoire. Et c'est même un fragment d'histoire sensationnelle de notre pays.
C'était au début de novembre 1892.
Le pays vivait, depuis des années, dans la fièvre d'une agitation intense pour la révision de la Constitution. Il s’agissait de faire sauter la base fondamentale de toutes nos institutions, ce qu'on appelait la pierre vermoulue, savoir le fameux article 47 qui prescrivait, pour l'électorat, le régime censitaire. Cet article excluait de la capacité politique les neuf dixièmes des citoyens belges. Il consacrait l'oligarchie politique des cent vingt mille citoyens actifs, réputés les plus aisés, sur le vu de leur feuille de contributions directes. En fait, la quasi-unanimité des travailleurs étaient traités en ilotes.
Cette révoltante iniquité avait dressé contre le régime et contre les gouvernements qui persistaient à la maintenir, non seulement la révolte des masses ouvrières que le socialisme commençait à pénétrer, mais aussi l'opposition indignée de ce que l'on appelait alors la bourgeoisie éclairée et généreuse qui refusait de s'accrocher à cet indéfendable privilège. Il y avait eu de formidables manifestations de rues à Bruxelles et en province, des pétitions monstres, des vœux adressés au Parlement par les conseils communaux (page 637) grandes villes et des bourgades industrielles. Et même des amorces grève générale.
Le chef du gouvernement d'alors,. M. Beernaert, se réclamant des traditions des conservateurs anglais, qui tiennent pour l'extrême sagesse l'habitude de réaliser les réformes avant qu'elles leur soient imposées, avait, cédant à la pression de l'opinion publique, réussi à faire admettre ses vues un grand nombre de ses amis de la majorité catholique.
L’opposition libérale, tout entière, était ralliée à la nécessité de la révision.
Le Parlement censitaire proclama donc sa propre destitution, décidant qu'il y avait lieu de réviser les articles de la Constitution consacrant le privilège censitorial.
Au vœu de la Constitution, qui détermine elle-même les modes de sa révision, la Chambre et le Sénat furent dissous. Et des élections nouvelles sortit la Constituante qui devait établir d'autres bases de l'électorat.
Mais, dans les deux Chambres. on était très divisé sur la solution à trouver : il semblait bien que l'on arriverait difficilement à grouper une majorité réunissant, sur les formules nouvelles, les deux tiers des votants. On pataugeait : l'opinion publique s'énervait et s'irritait.
En effet, si le corps électoral censitaire avait envoyé au Parlement une trentaine de libéraux progressistes, nettement ralliés au suffrage universel et égalitaire à vingt et un ans, les autres partis bourgeois se trouvaient désemparés et balancés entre toutes sortes de formules procédant de la même pensée : concéder le moins possible au courant égalitaire qui passait sur le pays. I
Il y avait bien dans le parti catholique, où la démocratie chrétienne ne parvenait pas encore à s'organiser, traquée qu'elle était, comme l'écrivait l'historien Godefroid Kurth. par les « coffres-forts » en délire, il y avait bien la sécession de quelques jeunes, ralliés autour du journal que M. Carton de Wiart et M. Renkin venaient de fonder. Ils créèrent. sous la protection d'un patriarche de la droite, M. Nothomb, ministre d’Etat, une ligue catholique du Suffrage Universel, qui réclamait le droit électoral tous les citoyens âgés de vingt-cinq ans. Audace sensationnelle qui valut illico à M. Nothomb la perte du mandat (page 38) législatif qu'il détenait depuis des lustres. Mais l'immense majorité de la droite était étroitement conservatrice. Elle adopta la devise de son chef, M. Charles Woeste : « conserver, maintenir, résister. »
En un mot, elle sabotait la réforme.
L'un de ses dirigeants, M. de Smet de Naeyer, avait émis et fait admettre cette prétention que, pour éviter le saut dans l'inconnu, le parlement censitaire devait, avant de proclamer sa déchéance, dicter le régime nouveau. Et M. e Smet de Naeyer mit plus d'un an à rédiger un rapport sur le système qui avait ses préférences : celui que l'Angleterre allait bientôt reléguer aux vieilles lunes et qui assurait le droit électoral à l'occupant d'un immeuble d'une valeur cadastrale déterminée. Du côté des libéraux modérés, qualifiés « doctrinaires », on s'en tenait toujours au système du capacitariat, faisant attribuer la qualité de citoyens à ceux qui possédaient une certaine dose d'instruction. Vous pensez si les catholiques étaient opposés à ce système, à l'époque où régnait encore la liberté de l'ignorance et où, dans certains de leurs bourgs pourris de Flandre, dix-sept pour cent des miliciens étaient illettrés !
Redoutant un embouteillage, le peuple cognait de plus en plus fort à la porte du parlement des privilégiés.
L'inauguration des Chambres constituantes devait lui fournir une excellente occasion de heurter cette porte à coups de bélier.
La tradition voulait que l'ouverture de la session parlementaire se fît avec grande solennité. Le Roi se rendait, en grand et prestigieux arroi, au Palais de la Nation, en passant en revue les troupes de la garnison et la garde civique de la capitale. Il prononçait, devant les Chambres réunies, un discours du Trône, souvent terne et incolore, mais qui, en cette heure historique, devait, cette fois, évoquer la ligne politique du gouvernement.
Mais, ce jour-là, le centre d'intérêt se trouva moins dans la harangue royale que dans les incidents de rue qui la précédèrent et la suivirent.
Le Parti Ouvrier, qui se trouvait à la pointe de combat du mouvement pour le suffrage universel, résolut de frapper ce jour-là, un grand coup. Il mobilisa en quelque sorte (page 39) tous ses adhérents et des dizaines de milliers de curieux sympathiques, dans le quartier où allait se dérouler ce spectacle. Le travail avait cessé depuis midi dans les ateliers et bureaux. La place des Palais, la rue de la Loi, la rue Royale et la rue Ducale avaient été déblayées pour permettre le passage du Souverain. Mais l'on s'écrasait sur les trottoirs, aux carrefours des rues adjacentes et dans les allées du Parc, comme aux jours des Joyeuses Entrées Royales. Cette foule était paisible et plutôt joyeuse. Une consigne, fidèlement suivie, avait été donnée. Pas un cri, un chant ne devait s'élever qui pût blesser la personne du Roi ou heurter les opinions d'autrui.
Une seule idée devait dominer cette manifestation de la volonté populaire : celle du suffrage universel.
Pour que l'atmosphère fût, littéralement, saturée de cet appel suprême, tout le monde portait au chapeau ou la poitrine, un carton blanc arborant les initiales de la formule magique : S. U.
La statue du général Belliard participait, elle aussi, à la manifestation, car on lui avait glissé dans les bras un cartel avec l'inscription fatidique. Pour mieux la faire saisir par le Roi, des manifestants alignés aux premiers rangs de l'itinéraire à suivre, déployaient, tendues sur de hautes perches, de larges banderoles où se lisait le mot d'ordre du jour : « Suffrage Universel. » A l'intérieur du parc, où les organisateurs avaient installé leur arsenal de munitions, on lâchait de temps autre des pigeons et des ballonnets faisant onduler dans l'air de longs rubans portant la même inscription. Et, pour égayer l'attente, des groupes de chanteurs, appuyés par des fanfares, faisaient retentir l'air de la « Marche du Suffrage Universel » , empruntant la musique du « Chant des Gueux » alors sur les lèvres de tous.
De temps à autre, montaient de cette immense foule s'épanouissant en gerbes et fusées, des jets d'innombrables rondelles de papier blanc marquées du Sceau : S. U.
Un peu avant deux heures, le cortège royal sortit du palais. Venaient d'abord, les carrosses de grand gala avec piqueurs, cochers et valets en habits rouges et la tresse poudrée sur la nuque. Dans les équipages avaient pris (page 40) la Reine Marie-Henriette, le Comte de Flandre et sa famille, ainsi que leur suite chamarrée.
Tous ces beaux personnages, accueillis par des salves d'artillerie et par les tonitruantes « Brabançonnes », des musiques militaires, essuyèrent la première rafale de la démonstration populaire. Tous les chapeaux levés, mais ornés du carton revendicateur, le vol blanc de milliers de rondelles, les chants et les cris pareils à des vivats enthousiastes pouvaient, observés de loin, donner l'illusion d'une délirante explosion de loyalisme.
Mais ce fut bien mieux encore quand le Roi, en grand uniforme de Lieutenant Général, montant un magnifique cheval alezan, apparut sous le porche du palais. Une vague de clameurs, qui n'avaient du reste rien d'hostile, déferla sur son masque majestueux. Mais le vieux monarque ne se trompait pas sur le sens de cette acclamation d'apothéose. Il savait vers quel autre souverain montait cet hommage frénétique. D'autant que, peu après, le peuple de Bruxelles reconnaissant son idole, Jean Volders, marchant le chapeau tromblon en bataille et la lavallière flottant au vent, en vertu de ses prérogatives de journaliste, à quelques pas de la cavale royale, saluait d'ovations sans fin le tribun socialiste.
Impassible, un peu pâle, mais indifférent en apparence, le vieux dynaste à barbe blanche se contentait de répondre aux cris de la foule en portant, d'un geste mécanique, les deux doigts à la pointe de son bicorne de général. Le visage ne se contracta que lorsqu'au passage devant la statue de Belliard, un projectile vint lui effleurer la joue. Ce fut une chaude alerte. Le cheval avait fait un écart en arrière, tandis que les policiers en civil de l'escorte se précipitaient poings foncés dans la foule, pour arrêter l'auteur de l'attentat, qui n'offrait d'ailleurs aucune résistance. Et pour cause. L'homme, dans son enthousiasme, avait lancé vers le Roi tout un paquet d'inoffensives rondelles, lesquelles ne s'étant pas détachées, avaient fait tas et frôlé, sans grand mal, le royal faciès.
Le Roi passa outre et le maladroit manifestant fut relâché peu après.
Lorsque, devant le péristyle du Palais de la Nation, Léopold II mit pied à terre, toujours escorté par la formidable clameur qui montait de la multitude assemblée dans le parc, (page 41) il était un peu plus pâle qu'à l'ordinaire. On observa simplement qu'il n'avait pas son sourire protocolaire des grandes solennités.
Il allait trouver, l'intérieur du palais législatif, d'autres d'étonnement, sinon de surprise. En effet, si l’hémicycle de la Chambre, avec son décor des grands jours fastes. estrade au dais cramoisi encadrant le trône royal, le ruissellement d'or des uniformes des ministres, sénateurs et diplomates, était rutilant de somptuosité, un groupe de parlementaires en habit noir, se pressant peu protocolairement à l'entrée de l'enceinte, faisait tache sombre. C'étaient les députés de l'extrême-gauche progressiste qui avaient décidé de faire un geste qui fit écho à la démonstration du dehors ; geste assurément légal puisqu'ils étaient chez eux, mais tenu pour une profanation du cérémonial. Dès la venue du Roi, ils poussèrent et répétèrent, d'un même élan, le cri qui ne cessait d'envelopper le Palais de la Nation.
Bien en vain les parlementaires de la majorité essayaient de couvrir leurs voix par des clameurs loyalistes. Chaque fois qu'à bout de souffle ils s'arrêtaient de crier, le chœur protestataire recommençait de plus belle.
Quand enfin ce fracas s'apaisa, le Roi put lire, de sa voix traînante et grasseyante, mais n'accusant aucun trouble, le texte du discours du trône. Les allusions de la harangue royale au problème crucial du moment étaient vagues, imprécises, ce qui n'était pas dans la manière de ce souverain autoritaire et volontaire aux épaules duquel la chape des obligations constitutionnelles pesait lourdement. En plusieurs occasions, au cours de cérémonies officielles, il ne s'était pas gêné pour manifester publiquement ses vues personnelles sur 'es problèmes militaire et colonial. Cette fois, soit qu'il demeurât indifférent aux mouvements d'opinion des masses populaires, soit qu'il ait eu des vues discordantes de celles de ses ministres sur le problème révisionniste, il s'était contenté de lire le texte élaboré par les membres de son gouvernement.
Sitôt cette lecture expédiée, comme une corvée, le Roi descendit du trône, pas assez vite cependant pour ne pas subir, avec cette magnifique assemblée, l'averse de milliers de petites rondelles qui, tombant des tribunes publiques, vinrent (page 42) joncher et couvrir les tapis, les banquettes et basanes. Et, poursuivi jusque dans les couloirs, par les nouvelles clameurs des députés progressistes, le Roi se retira de fort méchante humeur, brûlant la politesse à la délégation des parlementaires qui l’escortaient avec des mines scandalisées ou horrifiées.
Mais de quoi le Roi était-il mécontent ? Du peuple qui clamait sa revendication, ou des dirigeants qui restaient sourds et aveugles devant cet éveil des masses ?
Si c’était du peuple, il allait trouver au dehors d’autres sujets de mécontentement. En effet, à peine était-il sorti du Palais de la Nation, que les manifestations reprirent de plus belle, avec un caractère plus significatif. Car cette fois la garde civique s'en mêlait. C'est aux légions bruxelloises et faubouriennes de la milice bourgeoise qu'avait été confié le service d’honneur pour la route du retour, savoir le parcours des rues de la Loi, Ducale et de la place des Palais.
En ce temps-là, les « bleus »- ainsi se désignaient les gardes de l’infanterie dominicale - n'avaient pas encore perdu, par le truchement d'une militarisation excessive de leur grandeur et de leur servitude, cet esprit de fronde et d’indiscipline rouspétante qui s'était manifesté plus d'une fois quand la rue grondait.
Aussi bien la nervosité dans les rangs était visible. Et les plus turbulents semblaient être ceux des gardes qui boudaient habituellement à la corvée et qui trouvaient souvent tous les prétextes pour y échapper.
C'est ainsi que j’aperçus dans les rangs de la garde civique d'Ixelles, Emile Vandervelde, alors imberbe, tout menu et mince en sa tunique de garde national et qui semblait bien mal fagoté.
Un peu plus loin voisinaient deux dirigeants de la Ligue du Suffrage Universel : Max Hallet, portant alors la barbe à la « Musset », et Léon Furnémont, guilleret et souriant comme à l’habitude et qui, reconnus par la foule habituée à les rencontrer à la tribune des grands meetings révisionnistes, subissaient, sous forme d'acclamations, les premiers feux d'un enthousiasme qui cherchait une occasion de s'extérioriser.
Ce qui ne tarda guère. Car, à peine le cortège royal fut-il (page 41) en vue qie le flot déborda, grossi, cette fois, par l’apport des clameurs de la garde, qui mêlait sa voix à la démonstration populaire. Beaucoup de soldats-citoyens, imitant les gestes des grenadiers de Raffet, coiffant la baïonette de leur oursins pour saluer le Petit Todu, avait hissé leur « Trois-François » à plumes de Bersaglieri au canon de leur fusil Comblain et poussaient, en l’honneur du suffrage universel, des acclamations sonores qu’une spectateur peu averti eût aisément pris pour de chaleureux vivats à l’adresse du Roi. Mais le monarque ne s'y trompait pas. Il arborait de plus en plus un air morose et renfrogné et, pressant le pas de sa monturec, imprima à la cavalcade une petite allure de galop.
Soudain on vit un colonel se détacher de la brillante escorte, revenir en arrière et s'arrêter tout court devant un capitaine qui commandait une compagnie d'Etterbeek. On l'entendit crier : « Capitaine, vous donnez le mauvais exemple; qui êtes-vous ? »
« - Je suis le capitaine Ernest Richards » répondit l'officier - un avocat libéral devenu plus tard député permanent du Brabant. Et, levant son sabre, il ajouta : « Vive le Suffrage Universel ! » Réponse courageuse que le populaire salua d'une formidable ovation.
Le colonel ne demanda pas son reste et courut rejoindre l'escorte qui, déjà, s'engouffrait sous le porche du Palais Royal. A ce moment, quelques centaines de spectateurs privilégiés, qui avaient trouvé une enceinte réservée sur les trottoirs de la place du Palais, tentèrent une contre-manifestation en réclamant, selon l'usage, le Roi au balcon.
Mais Léopold II s'en garda bien. L'un de ses familiers m'a raconté, bien plus tard, qu'une fois rentré chez lui, il prit le parti de conclure que, en somme, cela ne s'était pas trop mal passé. Et que ce fut, à son intervention, que l'incident du jet maladroit de rondelles de papier effleurant son visage et celui de la démonstration des gardes-civiques n'eurent pas de suite.
La presse, suivant le plus ou moins de sympathie qu'elle témoignait au mouvement revendicateur, sembla cependant comprendre la portée de ce sensationnel avertissement. En (page 44) (deux alinéas non lisibles)
Mais M. Buls n’en fut pas moins appelé au Palais. Et de l’entrevue, à laquelle assistait le ministre de l’intérieur, résulte un compromis, par lequel, tout en respectant la liberté des manifestations pacifiques sur le territoire de Bruxelles, le bourgmestre prenait une ordonnance, toujours en vigueur et toujours respectée par les deux parties, par laquelle toute démonstration de rue serait désormais interdite dans une « zone neutre » établie autour des palais royaux, de l’édifice parlementaire et des hôtels ministériels.
Dès le même soir, la précaution ne s'avéra pas inutile. Conformément à la tradition, le Roi recevait, en un dîner parlementaire, les membres de la Législature dont il venait d’ouvrir la session. Enivrés par leur succès de la journée et ignorant au surplus la convention qui leur barrait l'accès la zone neutre, les socialistes de la capitale décidèrent d’impressionner, une fois de plus, les députés et sénateurs qui n'étaient pas encore revenus de la chaude alerte de la journée.
Un cortège s’improvisa devant la Maison du Peuple de la place de Bavière et, fanfares et porteurs de flambeaux en tête, se dirigea vers le Palais Royal.
Mais cette fois la zone neutre était gardée et barrée. Le corps spécial de l'artillerie de la garde civique opposa donc son barrage au flot des manifestants qui tentaient d'envahir la place Royale. Il y eut quelques bousculades et empoignades,
Même il arriva que la garde, menacée d'être débordée, mit baïonnette au fusil et se décida à charger la foule. Mais il n'y eut pas grands dégâts...
Ce fut le récit de cet épisode, assez anodin, qui mit fin à ma carrière de journaliste neutre et officieux.
J'avais, en effet, par des coups de téléphone, fait le compte rendu, d'heure en heure, des péripéties de cette mémorable journée. Autant par stricte consigne d’objectivité que par conscience professionnelle, je m’étais efforcé de raconter chacun des épisodes, sans commentaires ni coloration personnelle.
Mais le téléphoniste parisien de l’Agence Havas sursauté quand on lui transmis le récit de la charge de l'artillerie de la garde civique. Pour ce brave garçon, un corps d’artillerie devait nécessairement être pourvu de canons et, quand il chargeait, ce devait être à coups d'obus, à feux de salves et de mitrailles.
Et confondant la place Royale avec l'esplanade qui précède la demeure du Souverain, il en déduisait que le peuple de Bruxelles attaquait le château royal et en était chassé à coups de canon.
La nouvelle, propagée par les éditions du soir des feuilles parisiennes, à grands renforts de manchettes sensationnelles et de titrailles horrifiantes, fit sensation. Revenue à Bruxelles, elle ricocha en imprécations de polémique violente et indignée.
Les « chiennes d'enfer » furent déchaînées. On s'en prit avec véhémence au directeur de l'Agence Havas qui s'était laissé « mécaniser » par un jeune reporter socialiste, lequel sous la trompeuse apparence de la neutralité, voulu bourrer le crâne de l'opinion européenne.
Le père de la Mare, qui dirigeait l'agence, avait de quoi se disculper. Savoir, le texte manuscrit de mon reportage, dont la grisaille neutre ne laissait place à aucune interprétation tendancieuse et me lavait de tout reproche. Et le libellé de mes communications, telles que avaient accueillies les agences de Londres et de Berlin, qui n'avaient pas été victimes de l'imagination de leurs sténographes.
Je n'eus donc à subir aucun reproche. Mais le père de la Mare ne m'en conseilla pas moins de faire au plus tôt du journalisme actif dans un journal d'opinion.
Je compris et, heureusement Jean Volders et Louis Bertrand, qu' avalent noté la sûreté de mes informations et la rapidité de leur transmission, comprirent comme moi. Ils jugèrent que le temps était venu, pour le petit « Peuple » sorti de sa chrysalide, de devenir, à côté de (page 46) l’alerte feuille de combat qu’il était déjà, un journal de grande information. Ils me prêtèrent, beaucoup trop généreusement, des qualités, ce qui n’étaient que des possibilités, en vue d’une carrière qui met de longues années à se développer.
Et d’emblée, ils m’embauchèrent dans l’équipe renforcée où j’allais m’initier à mon rôle d’observateur et de commentateur des choses humaines de mon temps.