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Ecrit sur le sable (cinquante ans de journalisme)
FISCHER Franz - 1947

FISCHER Franz, Ecrit sur le sable (cinquante ans de journaliste)

(Paru à Bruxelles en 1947, aux éditions de La Renaissance du Livre)

La révision

Un tournant tragique de notre vie politique – La grève générale pour le suffrage universel - Le 18 avril 1893 - Fusillades à Mons et à Anvers – Un immense massacre évité – Le Parlement adopte à la hâte le régime du vote plural - Le suprême effort de Volders

(page 47) Le chroniqueur d'un lointain jadis où le journalisme n'était pas né, qu'il s’appelle Hérodote, Jules César, Philippe de Commines, Froissart, Madame de Sévigné ou le duc de Saint-Simon, pratiquait en somme de l’information à retardement.

Mémorialiste des choses de son temps, il écrivait pour sa propre délectation, mais aussi pour que le souvenir de ce qu'Il avait vu et ressenti ne fût pas perdu pour les temps à venir, et apportait ainsi sa vivante contribution à la grande histoire.

Le chroniqueur-journaliste de nos jours a des prétentions plus modestes. Ce qu'il décrit et commente au fil des jours peut évidemment servir à broder des dessins menus sur la trame de l'histoire. Et s'il fait ainsi de l’histoire, c'est généralement à la façon de Monsieur Jourdain, faisant de la prose sans le savoir.

Mais on ne songe guère à réunir ces brides d'information pour constituer avec elles des éléments, des matériaux (page 48) constructifs, des édifices que le temps conserve ou efface dans l’oubli.

J’ai eu cette chance d’être le témoin d’un formidable travail de destruction d’institutions publiques périmées et de reconstruction, de transformation et de modernisation de structures politiques et sociales nouvelles.

Je fus le témoin attentif de deux agitations populaires contre deux régimes pareillement abhorrés par leurs victimes, c’est-à-dire par les larges masses du peuple.

Encore que dans leurs phases les plus violentes elles n’eussent jamais dépassé le cadre d’émeutes et d’échauffourées locales, elle ont eu la profondeur de révolutions décisives.

Quand j’entrai dans le journalisme actif, le pays vivait dans une ébullition politique ardente et permanente.

Toute cette partie de la classe ouvrière que le socialisme avait déjà effleurée de son souffle, et une grande partie de la bourgeoisie, fascinée par les idées de la révolution française qui avait fait leur tout d’Europe, tendaient à la démocratisation de la Belgique et de ses institutions.

Certes, une grosse partie des classes dirigeantes demeurait aussi étrangère qu’hostile au mouvement émancipateur. Il y avait tous ceux qui, selon la forte parole de l'homme d'Etat catholique, M. Nothomb, n'avait pas même vu clair à la lueur révolutionnaire des incendies de 1886.

D’autres encore considéraient avec une sérieuse indifférence cet éveil de conscience d'une classe réprouvée et n'étaient pas loin de partager la méprisante opinion de M. Frère-Orban, qui avait proclamé que l'ouvrier vendrait son vote pour un verre de genièvre. Que de lourdes et ineptes plaisanteries se propageaient sur les tendances et mobiles de cette action populaire ! La plus courante consistait à écrire dans certains journaux conservateurs et à chuchoter dans certains salons que les ouvriers engagés dans le mouvement étaient de pauvres dupes, que les meneurs guideraient par le bout du nez.

On se répétait couramment que, lorsque les travailleur du pays noir se rendaient à Bruxelles pour manifester et revendiquer leurs droits, ils emportaient un panier pour rapporter chez eux le « soufflage universel », c'est-à-dire le butin du partage des biens !!!

Les travailleurs laissaient dire. Ils ne vouaient pas au (page 49) suffrage universel un culte fétichiste, mais ils sentaient que la puissance politique, intelligemment utilisée, leur assureraient un instrument d’émancipation sociale d’une richesse incommensurable.

Le Suffrage Universel devait être, comme on disait alors, la clef de toutes les réformes.

Ceci posé, je demande aux jeunes qui voudront bien me lire, ce que pourrait être leur vie présente, s’ils étaient traités en parias politiques comme l’étaient leurs grands-pères vivant son le régime censitaire.

Les travailleurs seuls étaient assujettis aux obligations militaires, au devoir de mourir pour leur pays.

Que diraient-ils s’ils devaient peiner pendant douze heures et plus dans les usines, les mines, les chantiers et les bureaux ; s’ils devaient s’éteindre dans la vieillesse, abandonnés sans pensions, à la charité publique ou privée ? Si une réparation ne leur était pas assurée en cas d’accident du travail ? Si l'instruction obligatoire ne les arrachait pas au travail épuisant pour les envoyer à l’école ? S’ils devaient vise, comme la plupart des pauvres de ce temps, dans des taudis étroits et malsains ?

Cauchemars, diraient-ils. Non ; hélas, (mot illisible)

(alinéas à retrouver, page 49)

(page 50) vie publique, n’ait pas tenté et retenu davantage l’attention de nos grands historiens.

Encore que des auteurs comme Louis Bertrand, dans son « Histoire du Socialisme en Belgique », Emile Vandervelde et Jules Destrée, dans « Le Socialisme Belge », y aient consacré des chapitres absolument documentés.

Je ne veux détacher de cette fresque que le fragment final et décisif, où se reflète la conclusion d’un de ces puissants mouvements de l’opinion publique.

Elle se produisit inopinément, le 28 avril 1893. Depuis novembre 1892, les Chambres Constituantes pataugeaient dans le marais des hésitations, des atermoiements des manœuvres coulissières, du heurt de tendances inconciliables.

La classe ouvrière s'impatientait et s'irritait. Elle était décidée à en finir.

Un congrès du parti ouvrier avait décrété que, si au début d'avril le Parlement n'avait pas accompli sa tâche révisionniste, la grève générale, la guerre des bras croisés, serait déclenchée dans tout le pays.

Le gouvernement catholique, sa fidèle majorité autant que les libéraux, se cabraient devant cette injonction. Ils proclamèrent hautement que le Parlement ne pouvait délibérer sous la menace.

Et l'on renvoya le problème à une commission, qui se pressait d'autant moins d'aboutir qu'elle était coincée entre son impuissance à trouver une solution et sa ferme résolution de ne pas tenir compte de la pression du dehors.

Au jour fixé du 10 avril, la grève générale éclata. Si elle ne fut pas générale, au sens exact du terme, elle n'en entraîna pas moins dans un élan farouche, frénétique, irrésistible, la population ouvrière de toutes les régions industrielles du pays.

Chaque jour, à mesure que le chômage faisait sa tache d'huile, les esprits étaient plus montés et plus surchauffés.

Dans la journée, les grévistes bruxellois, qui se pressaient en masses nombreuses autour du Parlement, étaient chargés et dispersés par les gendarmes.

Le soir venu, en province, les grévistes allaient attendre les députés et sénateurs à la descente des trains qui les ramenaient dans leur circonscription.

(page 51) Et chaque déception leur arrachait des clameurs de colère et d'irritation.

Le matin du 18 avril, les choses se gâtèrent tout à fait. On avait appris qu'à Mons, à l'avenue de Jemappes, et à Anvers, au faubourg de Borgerhout, la garde civique avait ouvert des feux de salve contre les grévistes, en avait tué une dizaine et blessé une centaine.

Ce n'était pas encore la révolution, c'était la sinistre et sanglante émeute.

Alors ce fut l’affolement dans les milieux gouvernementaux et l'explosion de la colère dans les milieux populaires.

A Bruxelles, on s'attendait au pire.

Une sorte d'état de siège était proclamé. Au prix de quelle répression aurait-on pu balayer les rues et les carrefours innombrables où déferlaient et grossissaient sans cesse les flots de dizaines de milliers de grévistes ?

Les bourgmestres de la ville et des faubourgs, encore que la plupart fussent sympathiques à la cause des grévistes, interdirent tous rassemblements et firent évacuer les rues donnant accès aux très nombreux locaux où les grévistes avaient coutume de se réunir.

A un moment donné, la police voulut faire vider les salles de la Maison du Peuple de la place de Bavière, mais les grévistes, ainsi traqués, étaient montés aux étages et ils firent pleuvoir sur les policiers des centaines de verres de bière.

Vers dix heures, un mot d'ordre circula. Tous les manifestants se dirigèrent, par des voies détournées, vers l'immense place de la Duchesse, à Molenbeek.

En peu d'instants, le vaste quadrilatère fut véritablement couvert par le raz de marée d'une multitude innombrable, prête à offrir aux forces de répression le rempart de milliers de poitrines.

Le bourgmestre de Molenbeek, M. Hollevoet, un respectable et digne vieillard à barbe de burgrave, assistait, avec une émotion que l'on comprend, à l'envahissement de son faubourg.

Mais comment colmater les brèches que venait battre sans cesse le flot des nouveaux arrivants ?

(page 52) Un flot dont le remous grondait comme un torrent déchaîné.

Le bourgmestre y eût peut-être réussi en faisant donner, avec d'implacables consignes de guerre civile, toutes les forces armées dont il disposait. Mais alors c'était la ruée dans Ie bloc de l'innombrable foule qui n'eût pas trouvé d'issue pour la fuite. C'était le massacre, l'horrible tuerie rougissant les pavés du sang de ses compatriotes.

M. Hollevoet n'hésita pas; il laissa fléchir les consignes de répression à tout prix, que l'autorité supérieure lui avait signifiées.

Il manda auprès de lui les deux orateurs qui devaient haranguer cette multitude, Jean Volders et Evariste Pierron. L'un, le tribun universellement écouté, l'autre, le fougueux leader métallurgiste, père de mon vieil ami et confrère, Sander Pierron.

Tous deux prirent l'engagement de tenir à leur public un langage de modération et de paix, et le meeting en plein air, exceptionnellement autorisé, ramena le calme dans les esprits.

Volders et Pierron, tous deux, en dépit des clameurs impatientes de quelques échauffés, engagèrent leurs auditeurs à persévérer dans leur attitude digne, énergique mais paisible de lutteurs à bras croisés, et ce, pour ne pas compromettre les résultats, peut-être décisifs, que pouvait apporter cette journée d'attente fiévreuse.

Le meeting terminé, M. Hollevoet avisa aux moyens de disperser, en forme de pluie d'arrosoir, la vague de cette foule dont le courant devait se heurter aux barrages des gendarmes, policiers et gardes civiques gardant les ponts du canal qui séparaient la commune de Molenbeek du territoire de la ville de Bruxelles. La situation était critique, tragique même.

M. Hollevoet prit résolument la tête du cortège qui se dirigeait vers la porte de Ninove.

A l'entrée du pont, il s'avança vers le chef du service d'ordre, se fit connaître, parlementa. Il fut convenu que les grévistes habitant le Nord et l'Est de la capitale, rentreraient chez eux, en se dirigeant vers (page 52) l’Allée Verte, tandis que ceux des faubourgs extérieurs iraient en direction de la gare du Midi.

Quant aux autochtones logeant au centre de Bruxelles, ils devaient rentrer chez eux par groupes de cinq au maximum.

La consigne fut exécutée la lettre, et M. Hollevoet qui avait évité une effroyable et meurtrière collision, put rentrer modestement chez lui, sans même être reconnu par ces milliers d'hommes exaspérés auxquels il avait peut-être sauvé la vie.

L'après-midi fut tout aussi agitée et fertile en incidents. La nouvelle des fusillades de Mons et de Borgerhout s'était déjà propagée et avait porté à son comble l'irritation des manifestants, qui circulaient en petits groupes autour de la zone neutre.

A tout instant la foule rompait les barrages, pour être repoussée par les violentes charges des gendarmes faisant mouliner les sabres.

A la fin de l'une de ces bagarres, je rencontrai mon vieil ami italien, l'ancien député Amilcare Cipriani qui, exilé à Paris, était venu de là-bas pour donner un coup de main à ses frères belges. L'ancien lieutenant de Garibaldi, barricadier impénitent, prêt à faire le coup de feu dans tous les soulèvements populaires, avait passé la matinée à inspecter ce qu'il appelait les points stratégiques de l'émeute.

Sur son visage anguleux et boucané de conspirateur carbonaro, se lisaient la tristesse et la déception.

Et il me tint ce propos, qui me resta comme un avertissement et un pressentiment : « Le temps des révolutions romantiques est passé. Allez donc élever des barricades dans ces larges artères ! Si même les grévistes étaient armés, que pourraient-ils faire contre les salves d'artillerie qui les balayeraient ? »

Il ne songeait pas encore aux mitrailleuses permettant un seul homme de nettoyer toute une rue !

Il se recueillit, puis poursuivit : « Avez-vous des intelligences nombreuses, disciplinées, dans la police, dans la gendarmerie, dans la garde civique et dans l'armée. qu'on ne fera intervenir qu'en dernier ressort ? Vous ne répondez pas. Alors rien à faire de ce côté-là. Les révolutions de (page 54) gauche ou de droite seront plus que des coups de force de formations d'armée régulière. »

« -Et alors ? »

« - Alors, vous n'êtes pas vaincus, puisque la grève des bras croisés a rendu la vie économique de votre pays impossible. C'est la démonstration d'une force avec laquelle les dirigeants doivent compter. Faites comme dans les grèves qui souvent ne se terminent ni par un échec ni par une victoire. Acceptez une transaction. Prenez ce que vous pouvez prendre. Croyez-en ma parole expérimentée de patriarche de la révolution. »

Il n'eût pas fait bon d'aller, en ce moment, tenir ce langage aux foules enfiévrées sur lesquelles s'acharnait la répression.

Mais à l'intérieur du Palais de la Nation, on éprouvait cette sensation qu'on allait vers la détente.

On apprenait que, dans la matinée, le chef du gouvernement, M. Beernaert, avait eu une entrevue avec les leaders progressistes qui, tout en réprouvant le mouvement de grève, déployaient des efforts désespérés pour faire admettre le Suffrage Universel. M. Beernaert déclarait se rallier immédiaternent à une solution transactionnelle, suggérée, à l'heure moins cinq, par un jeune député de droite, M. Albert Nyssens, professeur à l'université de Louvain, devenu par après, le premier ministre belge du Travail.

M. Nyssens préconisait le système du vote plural.

A la base du régime était le suffrage généralisé appelant aux urnes tous les citoyens belges âgés de vingt-cinq ans.

Sur cette souche saine, l'auteur du projet transactionnel greffait une série d'inégalités bosselant d'excroissances déformantes ou grotesques l'arbre en croissance.

Une voix supplémentaire était attribuée aux pères de famille payant l'impôt direct, ce qui ressuscitait le régime censitaire.

Une deuxième voix supplémentaire était octroyée aux propriétaires d'immeubles, ainsi qu'aux titulaires de diplômes académiques. C'était le maintien des prérogatives de la classe privilégiée.

Encore qu'elle fût de la sorte déformée et caricaturée, la (page 55) réforme se heurta à l'hostilité intransigeante et irréductible des conservateurs endurcis.

Frère-Orban, le chef olympien des doctrinaires, y découvrait le prologue du Suffrage Universel dont il ne voulait ni en un, ni en deux, ni en trois actes.

M. Woeste prophétisait que le vote plural n'opposerait au Suffrage Universel qu'une barrière de carton. Mais tous les deux, dans leurs amères doléances, semblaient se résigner à l’inévitable.

Seuls, quelques tirailleurs d'arrière-garde de la stratégie réactionnaire voulaient prolonger la résistance, si bien qu'un bon et placide député libéral, M. Paternoster, s'écria, indigné : « Vous tergiversez alors que le sang coule dans les rues. »

Un autre député libéral, M. Anspach-Puissant, secrétaire de la Chambre, qui siégeait au bureau en uniforme de capitaine de la garde civique, quittait de temps en temps sa place pour aller prendre la température de l'orage qui grondait au dehors.

Entre-temps, prise d'un zèle subit qui avait tardé des semaines à se manifester, la commission délibérait en toute hâte et décidait de statuer sur-le-champ.

En quelques heures, la proposition très compliquée de M. Nyssens fut examinée et disséquée, et M. Coremans, le leader flamingant d'Anvers, ne demanda qu'une heure pour rédiger un rapport hâtif sur la résolution, la plus grave que la Chambre avait été appelée à prendre depuis l'existence du Parlement belge.

Pendant ce temps, M. Beernaert continuait à négocier et palabrer avec les leaders de l'extrême-gauche. Il confirma son ralliement à la formule Nyssens, à condition que les parlementaires radicaux pussent obtenir des dirigeants du mouvement gréviste l'arrêt immédiat des hostilités.

M. Féron, un des négociateurs, dut prendre un autre engagement, aux termes duquel sa carrière politique ne connaîtrait plus de campagne révisionniste.

Après que la Chambre eut suspendu sa séance pendant deux heures, M. Coremans apporta le texte de son rapport, par lequel la commission donnait son adhésion à la formule du vote plural.

(page 56) Et c’est à une heure tardive de la soirée qu'une majorité confortable, dépassant le quorum requis, substitua à la fameuse pierre vermoulue, cette assise branlante et précaire du vote plural, qui devait se maintenir jusqu’à la fin de la guerre mondiale, quand la vague de démocratie qui déferlait sur l’Europe l’emporta, de même qu'elle balayait les trônes des empereurs et des rois vaincus.

Restait à obtenir l’acquiescement de l'autre camp à la transaction qui devait ramener le calme dans le pays.

L’état-major du mouvement, en l'occurrence le Conseil Général du Parti Ouvrier. siégeait en permanence dans un vaste réduit, bas de plafond, pompeusement appelé la salle des fêtes de la Maison du peuple.

La température de cette journée agitée, mouvementée, fiévreuse, voire sanglante, n'avait pas baissé.

Les dirigeants se trouvaient acculés à deux évidences, à savoir que l’accentuation violente du mouvement devait aboutir à une sanglante boucherie. Et que, d'autre part, un pas immense allait être fait vers la démocratisation du pays, puisque tous les travailleurs obtenaient le droit de vote dont ils étaient exclus depuis touhours.

Jean Volders, qui avait accepté de défendre la transaction, eut affaire à forte partie pour vaincre et convaincre les adversaires de toute concession, parmi lesquels se trouvaient de nombreux Borains et Liégeois.

Il utilisa toutes les ressources de son immense popularité, du prestige et du magnétisme de sa parole forte et prenante, pressa, conjura, supplia, menaça, et n'obtint qu'une majorité de justesse, alors que minuit sonnait au clocher proche de l'église du Sablon.

La séance levée, l'athlète était épuisé et brisé.

L'admirable effort qu'il avait fourni jour et nuit, pendant dix jours de bataille, s'ajoutant aux fatigues de surmenage de longues années de combat, avaient eu raison de sa puissante force musculaire et, hélas, nous dûmes l'apprendre bientôt, des lumières de sa pensée.

Il allait tomber debout en plein épanouissement de sa robuste virilité et du rayonnement triomphant de son action.

L'arc, tendu à l'extrême, cédait à la brisure, et l'esprit de ce lutteur géant allait sombrer dans le néant fatal.

(page 57) J’offris mon bras à Volders pour le reconduire très loin la banlieue, vers la modeste demeure que ses vieux parents possédaient sur les hauteurs de Forest.

Il avait la marche lourde, la respiration courte et la parole hésitante, mais il gardait la conscience de la grandeur de l’événement qui venait de s'accomplir.

« Tu vois, dit-il, mon petit, comme après la réussite de l'effort, la route est dure à monter, mais elle monte et va loin. Les hommes ne sont pas des anges ; ils n'ont pas d'ailes monter aux cimes d'un trait, mais ils s'élèvent quand même, et c'est là que se trouve, bien plus que dans l'exaltation des paroles violentes et des accès fébriles d'impatience, le sens même du mouvement novateur et créateur que le socialisme doit imprimer à l'humanité.

Cette conversation s'arrêta sur le seuil de la maison paternelle.

Ce fut, je pense, le dernier entretien prolongé que j'eus avec celui qui allait bientôt nous quitter pour essayer en vain de trouver à son mal, apaisement et soulagement dans de lointaines terres de repos.

Ce repos définitif, il ne dut le trouver qu'à son retour au pays, où il succomba dans l'inconscience de son déclin intellectuel.

Je ne me doutais pas encore de la venue proche de ce douloureux épilogue. Mais ces paroles d'un mourant furent, pour moi, paroles de vie éclairant toute la route de mon action et toute ma conscience.