(Paru à Bruxelles en 1830, chez H. Tarlier)
Les princes à Vilvorde avec l'armée. Négociations et pourparlers avec eux. Réponse menaçante. Réponse soumise. Première journée des barricades
(page 69) Une nuit calme fut suivie d'une journée semblable ; mais ce calme même avait quelque chose de menaçant et d'hostile ; on se préparait à tout ; on lisait les dégoûtants et injurieux journaux hollandais plus que l'on ne l'avait jamais fait ; on s'aigrissait mutuellement ; on ne parlait que de l'armée de Vilvorde, à moins de 2 lieues de Bruxelles où étaient dès lors rassemblés 6,000 hommes et 20 pièces de canon ; mais on ne supposait, on ne pouvait supposer aucune démonstration, aucune tentative avant le retour de la députation de La Haye ; il en fut autrement ! Mais dans l'intervalle la confiance était si réciproque, qu'un grand nombre de soldats natifs de Bruxelles et campés aux Palais, se promenaient tranquillement en ville le 30 et 31 août, désarmés et visitaient leurs familles.
Dans la matinée M. Cruykenbourg, aide-de-camp du prince d'Orange, arriva et invita le commandant des bourgeois à se rendre sans retard à Laeken, près de S. A. R.
M. d'Hoogvorst se détermina sur le champ à partir ; mais il jugea à propos de se faire accompagner de MM. Vandersmissen, Hotton, comte Vanderburch, Rouppe et Van de Weyer ; c'est ce qu'on appela la (page 70) première députation du 31 août. Elle était surtout chargée d'exprimer aux Princes le désir que LL. AA. RR. entrassent en ville sous la seule escorte de nos députés, pour se convaincre du bon esprit de la garde et de toute la bourgeoisie.
Après trois heures d'absence la députation revint avec une réponse bien peu satisfaisante et même menaçante ; elle avait été mal reçue ; les princes irrités contre les couleurs brabançonnes qui décoraient tous les députés avaient presque voulu les arracher et parlaient d'arrestation ! M. Rouppe fit alors cette belle réponse : Vous devriez plutôt nous remercier ; vous êtes donc bien mal informés ! nous n'avons pris ces couleurs que comme signe de ralliement et pour éviter qu'on n'arborât partout le drapeau tricolore français ! Au surplus, nous faisons notre devoir et nous savons que vous êtes ici les maîtres... on n'insista plus sur ce point, mais il était clair que le coup était porté.
Les députés de retour vers trois heures sentirent qu'une immense responsabilité pesait sur eux ; ils n'avaient aucun secours à espérer, ni du gouverneur, ni de la régence, seules autorités protectrices de la ville, et qui, dans ce moment décisif, se tenaient en dehors de tout et ne donnaient pas signe de vie !
Ils arrêtèrent donc qu'ils rendraient compte de leur demande et de son résultat au peuple de Bruxelles, ainsi que de la dernière tentative désespérée qu'ils avaient arrêté de faire encore le même jour auprès des Princes, et en conséquence ils firent afficher, vers six heures du soir, la proclamation suivante. (V. ci-après.)
(page 71) Elle fut lue en outre aux flambeaux, au balcon de l'hôtel-de-ville, au milieu d'une multitude avide et inquiète.
La sensation qu'elle produisit est inexprimable. Il faut avoir été à Bruxelles dans cette soirée pour s'en faire une juste idée ; l'explosion parisienne de juillet n'a peut-être rien offert de comparable. On se regarda quelques instants, puis de longues clameurs éclatèrent de toutes parts ; le peuple quitta la Grand'-Place en fuyant et se répandit dans toute la ville avec la rapidité de l'éclair, criant partout : Les Hollandais nous ouvrent leurs bras, mais c'est pour nous étouffer ! les troupes vont entrer ; aux armes ! dépavons les rues, faisons des barricades, aux armes ! Ce fut une étincelle électrique ; hommes, femmes, enfants, tous se mirent à l'œuvre ; on dépava avec un enthousiasme difficile à concevoir ; rien ne pouvait arrêter l'élan ; toutes les boutiques furent fermées avec fracas dans un instant, tous les postes de la garde étaient en armes et au grand complet ; 8,000 bourgeois étaient rassemblés dans les sections ; si un seul coup de canon, que l'on croyait entendre à chaque instant, eût été tiré, tout le monde se serait battu sans nul doute, et le carnage eût été affreux.
De sept à neuf heures du soir l'aspect de Bruxelles est indescriptible ; avant minuit au-delà de cinquante barricades plus ou moins solides mais toutes capables de résistance et d'empêcher tout passage à l'artillerie et à la cavalerie étaient établies. dans les principales rues, de Laeken, de Louvain, rue Neuve, du Pont-Neuf, etc. ; on abattit dès lors les arbres des boulevards en grand nombre et on les plaça en travers des portes de la ville ; (page 72) on renversa des voitures, des charriots, des diligences que l'on remplit de pierres ; on barra tous les principaux passages ; on remplit de pavés les étages, les greniers, etc. Les tonneaux, les débris semblaient tomber du ciel ; on vit vingt femmes se réunir pour transporter une poutre.
Les députés avaient déjà pu juger de l'effet de leur rapport ; ils se hâtèrent donc de donner suite à leur promesse, et vers sept heures une autre députation partit pour le quartier-général des princes ; c'est ce qu'on appela la deuxième députation du 31 août.
Elle se composait de Mrs de Sécus père, Hotton, Vandersmissen, duc d'Aremberg, prince de Ligne, Michiels, comte Duval, Max. Delfosse et Teichman.
Elle eut audience sur-le-champ et fut d'abord accueillie avec froideur ; elle représenta avec énergie les dangers de Bruxelles, de la Belgique, du royaume entier ; et ne cacha point que les Bruxellois ne voulaient pas de conditions imposées ; M. de Sécus et le prince de Ligne ajoutèrent les protestations les plus vives, les plus patriotiques. On alla jusqu'à dire aux princes qu'on les rendait responsables du sang qui allait couler, et qu'il faudrait passer sur les cadavres des députés si l'on voulait entrer à Bruxelles par la force. Mais on a tant varié et contesté sur ces détails, que nous n'osons ici retracer les paroles qu'on leur a prêtées dans les journaux et ailleurs. Toujours est-il que le prince d'Orange en fut ébranlé, et qu'il céda !... Après une discussion très orageuse, et après avoir conféré un instant avec son frère, il revint déclarer d'une voix émue, qu'il entrerait, le lendemain à Bruxelles, seul avec son état-major et à la tête de la garde bourgeoise armée.
(page 73) Il était de la plus grande urgence de faire connaître cette décision au peuple de Bruxelles qui attendait le retour de la deuxième députation dans un état d'anxiété et même de rage. Mais il était minuit quand les députés arrivèrent à la porte de la ville où ils durent mettre pied à terre à cause des barricades ; ils se frayèrent un chemin avec peine et parurent même surpris du bouleversement extraordinaire qui s'était opéré pendant leurs quatre heures d'absence. Ils ne purent guère prévenir le peuple de la bonne nouvelle dont ils étaient porteurs ; le commandant fit cependant tirer des fusées sur la Grand'-Place, mais ce ne fut que le lendemain matin, que l'on put lire aux coins des rues, les deux pièces suivantes (V. ci-après, date du 1er septembre), qui avaient été imprimées et affichées pendant la nuit, et qui calmèrent l'effervescence montée alors au point qu'on s'écriait : « Mourons tous, plutôt que de souffrir l'entrée des troupes ; nos députés ne reviennent pas ! c'est qu'on les a arrêtés à Vilvorde ; courons >les délivrer ! à Vilvorde ! à Vilvorde ! »
Que faisaient pendant ce temps le gouverneur et la régence réunis en permanence ? Ils délibéraient froidement de s'adresser aux ambassadeurs d'Espagne et d'Autriche pour ramener les Princes à des sentiments plus conciliants et empêcher l'entrée des troupes. Mais une voix s'écria : « Laissons-là l'intervention des étrangers, n'employons que des Belges ; n'avons-nous pas parmi nous assez d'hommes honorables ? Ne dépopularisons pas notre cause ». On apprit en même temps l'envoi des deux députations par la garde bourgeoise réunie aux notables, et la proposition n'eut pas de suite ; ces (page 74) autorités dès lors complétement débordées donnaient à peine signe vie. La régence fit cependant afficher ce jour-là trois arrêtés relatifs au salaire des ouvriers du canal et des boulevards, mais qui n'eurent aucune suite ni exécution.
Tel était l'état singulier de Bruxelles, le 31 août au soir. On ne publia dans ce jour, digne d'être rapportée, que la pièce suivante.
N°1. Pièce publiée le 31 août
Proclamation
Concitoyens, le Commandant en chef de la Garde bourgeoise ayant été invité à se rendre au quartier-général de LL. AA. RR., s'y est transporté, accompagné de MM. le baron Vandersmissen, le chev. Hotton, le comte Van der Burch, Rouppe et S. Van de Weyer, et là, après avoir exprimé aux Princes le désir de les voir seuls dans nos murs, il a acquis la certitude que les troupes n'entreront point avant qu'il n'ait été répondu aux propositions ci-dessous. Cependant, LL. AA. RR. ont attaché à leur entrée dans Bruxelles, des conditions auxquelles le commandant en chef et les autres membres du conseil qui l'accompagnaient, ne se sont pas cru autorisés à accéder sans avoir consulté préalablement le vœu général, par la voie d'une publication qu'ont demandée les Princes eux-mêmes. En conséquence, le Commandant se croit obligé, en acquit de ce qu'il doit à ses concitoyens, de publier la pièce suivante, revêtue des signatures des deux princes.
« Vous pouvez dire à la brave Bourgeoisie de Bruxelles, que les princes sont à la porte de cette résidence royale et ouvrent leurs bras à tous ceux qui veulent venir à eux. Ils sont disposés à entrer dans la ville, entourés de cette même Bourgeoisie » et suivis de la force militaire destinée à la soulager dans le pénible service de surveillance que cette Bourgeoisie a rempli (page 75) jusqu'à ce moment, dès que des couleurs et des drapeaux qui ne sont pas légaux auront été déposés, et que les insignes qu'une multitude égarée avait fait disparaître pourront être replacés.
« (Signé) GUILLAUME, prince d'Orange. FRÉDÉRIC, Prince des Pays-Bas. »
Il a été arrêté qu'un certain nombre de membres de la Garde bourgeoise seraient députés auprès des princes, à l'effet d'obtenir des changements aux conditions qui précèdent, et que les sections seraient ensuite invitées à se rendre au quartier-général, par députation de 25 hommes, à l'heure qui leur sera indiquée.
Bruxelles, le 31 août 1830.
Le com. en chef de la Garde Bourgeoise, BARON VANDERLINDEN-D'HOOGVORST.