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Esquisses historiques de la révolution de la Belgique en 1830
DE WARGNY Auguste - 1830

DE WARGNY, Esquisses historiques de la révolution de la Belgique en 1830 (1830)

(Paru à Bruxelles en 1830, chez H. Tarlier)

Chapitre premier. Nuit du mercredi au jeudi 25-26 août 1830, et journée du jeudi 26

Explosion

(page 8) Le 24 août était le jour anniversaire de la naissance du roi des Pays-Bas, entré alors dans sa cinquante-neuvième année. On avait fait de grands préparatifs pour célébrer cette fête annuelle. Un feu d'artifice était préparé près (page 9) la porte de Namur, le Parc entier devait être illuminé ; cela était annoncé depuis quatre mois, à jour fixe ; les préparatifs, les échafaudages, les apprêts préalables avaient coûté au-delà de 7000 florins. C'était le complément de la kermesse, du grand concours d'harmonie, des courses, de l'exposition, réunion heureuse de tant d'éléments qui devaient doubler la splendeur et la prospérité de Bruxelles, en 1830.

Mais une sourde fermentation existait ! Elle redoublait à chaque instant et l'on ne pouvait la définir. Elle parvint, sans nul doute, aux oreilles du gouverneur et de la régence. On sut qu'on se récriait sur ces fêtes, sur ces dépenses si ruineuses, faites par une ville qui avait maintenu la mouture !... On aurait alors pu répondre qu'elles doublaient les revenus municipaux, par le grand concours d'étrangers, par l'augmentation de consommation, etc. ; mais on recula, on eut peur et, par le plus beau temps du monde, on annonça que les fêtes étaient indéfiniment remises à cause du mauvais temps !

On eut raison pourtant ! Il est bien certain maintenant, d'après l'expérience et les événements, que si ces réjouissances eussent eu lieu, de plus grands malheurs encore auraient accablé Bruxelles, et que si le Parc eût été illuminé, il n'y aurait maintenant ni palais, ni monuments dans ses environs ; ils eussent été brûlés et anéantis. Tout le monde est d'accord sur ce point. Des menaces avaient été proférées publiquement dans la soirée du 24, autour du Parc. On avait dit tout haut : Aujourd'hui illumination, demain révolution.

Les autorités municipales, provinciales et militaires (page 10) étaient donc prévenues et averties ! Le public même, depuis plus de huit jours, l'était également. On connaissait le mécontentement prononcé du peuple ; on savait qu'il était à la veille d'éclater de manière ou d'autre. Personne ne fit rien pour l'empêcher ! Depuis on s'est rejeté la faute ! Il était bien temps !

Le mercredi 25 on donnait au spectacle la Muette ; quand on l'aurait fait exprès !..... On disait qu'il avait été question de l'empêcher. Cependant tout y fut tranquille. Il n'y avait là que la réunion des visages ordinaires, et tout se borna au bissement de quelques allusions où il était question de la liberté du peuple.

Mais il n'en était pas de même sur la place de la Monnaie. Là se trouvaient une foule d'autres physionomies, d'autres costumes que l'on était peu habitué à y voir ; mais personne n'était armé ostensiblement ; à 9 heures on les remarquait surtout dans les cafés Suisse et des Milles-Colonnes où des chanteurs allemands les attiraient. Il était facile de voir qu'il se préparait des événements ; cependant les agents de police, les pompiers, la force militaire restèrent impassibles et inaperçus.

M. de Knyff, directeur de la police, qui était exécré, on ne sait trop pourquoi, connaissait si bien ce qui se passait, qu'il n'osa sortir de chez lui, vers huit heures, pour aller au spectacle, que par les jardins de ses voisins, et qu'il envoya à son épouse, de la Maison-de-Ville, dans la soirée, trois messages pour lui dire de se sauver ; le dernier ne parvint pas, il était trop tard !

On entendit dans plusieurs cabarets du haut de la (page 11) ville, vers la rue Haute, ce propos-ci : Non, je ne bois plus, il est dix heures, venez donc, on nous attendra !

Il restera au surplus éternellement évident qu'il y avait des excitations, des meneurs !

Vers dix heures, et avant la fin du spectacle, les groupes de la Monnaie se portèrent peu-à-peu rue Fossé-aux-Loups, vers le bureau du National ; il y avait là des blouses, des casquettes, mais point de guenilles.

Des cris à bas le forçat libéré et autres semblables se firent d'abord entendre parmi la foule, où il y avait deux fois autant de spectateurs curieux que d'acteurs

A dix heures justes deux réverbères furent cassés à coups de pierres ; ce fut le premier signal, aussitôt on dépava la rue en face du bureau, on cassa les vitres, les persiennes avec grand bruit, et on tenta d'enfoncer la porte, mais elle résista ; les fenêtres étaient trop élevées, et d'ailleurs il n'y avait point d'entrée assez large pour qu'un homme pût y pénétrer. Cela parut rebuter les assaillants, alors très peu déterminés et encore timides ; des agents de police se glissèrent dans la foule, mais ils disparurent.

Vers dix heures et demie une voix cria : chez Libry rue de la Magdelaine. Ce fut l'étincelle électrique, tous quittèrent à l'instant et la rue fut déserte ; une partie prit par le spectacle, une autre par la rue aux Herbes et d'Assaut ; en passant on jeta des pierres chez M de Wellens, bourguemestre ; ses vitres furent brisées et les persiennes enfoncées ; nous allons voir qu'on lui rendit par là un très grand service.

Les deux troupes arrivées à la fois vis-à-vis la maison (page 12) de Libry poussèrent les mêmes cris ; on dépava la rue, on enfonça la porte et les fenêtres à coups de pierres, et tout fut dévasté en un clin-d'oeil : Libry qui, dit-on, était chez lui, réussit à se sauver par les derrières ; nul doute que s'il eût été trouvé il était massacré. D'autres individus se joignirent aux premiers, environ 300 personnes mirent la main à l'œuvre ; cela parut dès lors irrésistible.

Là on détruisit beaucoup et on pilla fort peu ; la scène de dévastation dura plus de 30 heures : on finit par emporter jusqu'à de mauvais chiffons de papiers qu'on vendit à la livre, et mème l'escalier de la maison ; toute la librairie fut enlevée ou abîmée. On organisa des postes avancés pour consacrer l'impunité de la dévastation ; avant le jour ces postes placés à la Cantersteen et au Marche-aux-Herbes, étaient armés de fusils. Ce fut un funeste exemple précurseur infaillible d'autres calamités ; on voyait que le peuple sentait sa force, l'essayait, la consolidait. On dévasta aussi la partie des grandes messageries attenante ; mais si on tenta dès lors l'incendie (ce qui n'est pas certain,) on échoua, ou on l'éteignit. On vit là des agents de police qui firent quelques vains efforts pour arrêter le mal ; mais M. Wageneer, commissaire de police, ayant été grièvement blessé par un meuble jeté des croisées, la police disparut.

A onze heures M. Schuermans, procureur du roi, était tranquillement couché ; son substitut vint le prévenir de ce qui se passait chez Libry ; ne pouvant croire à la réalité et à l'imminence du danger, il s'habille, court à la permanence où il parvient à se faire suivre par deux gardes-villes et deux pompiers qui voulaient vainement (page 13) le dissuader et le retenir, et marche à leur tête chez Libry ; en route ces quatre hommes l'abandonnent et il arrive seul.... il voit alors que tout remède est impossible et se place sous le portail des messageries... Il y reste un quart d'heure et y est vu par M. B.... qui lui dit qu'il est perdu s'il est reconnu, et parvient à l'entraîner. Il se rend chez le gouverneur où il trouve assemblées les principales autorités civiles et militaires, sauf le bourguemestre, M. de Wellens, qui très malheureusement, se trouvait à la campagne, le général Wauthier, commandant de la place, etc. Là dominait encore dans toute sa force l'incurie, l'indestructible fantasmagorie hollandaise ; on ne voulait pas croire à la gravité du mouvement, on se moqua du rapport du procureur du roi comme on s'était moqué de ceux de la police une heure auparavant ; le général dit que cela ne valait pas seulement la peine de faire éveiller un soldat, que le lendemain on mettrait les criards en prison, et que tout finirait par là ; M. Vanderfosse, gouverneur, dit à quelqu'un qui lui annonçait qu'on venait de mettre le feu à l'hôtel du ministre de la justice : C'est faux, vous êtes un alarmiste et peut-être pis ! Voilà quels étaient alors nos premiers magistrats, et quelle idée fausse ils avaient tous de l'état des choses ! c'était le comble de l'ineptie ! Vers deux heures, aucun rapport alarmant n'arrivant plus, on se sépara après une collation nocturne, et chacun alla essayer de se coucher.

M. Schuermans, en rentrant chez lui, trouva toute la rue déserte et silencieuse, mais il fut surpris en approchant de sa porte de trouver tant de pierres sous (page 14) ses pas ; il vit aussi ses croisées, sa porte et sa serrure fracassées, et quand il ouvrit trente baïonnettes se présentèrent sur sa poitrine. Il apprit alors avec le plus grand étonnement à quel danger il venait d'échapper par sa courte absence qui était un coup du ciel. Sorti depuis un quart d'heure, un attroupement de plus de cent individus, fraction de ceux de de Knyff et de Libry, était venu avec fracas dépaver la rue et briser ses vitres, ses meubles, ses croisées et sa porte, mais sans pouvoir l'enfoncer ; on criait aussi : Il nous faut sa tête ; il doit payer pour van Maanen, c'était son âme damnée. Il était perdu s'il eût été chez lui ; mais son épouse effrayée s'étant mise à la croisée et toute en pleurs appelant à grands cris son époux qu'elle supposait entre les mains des assaillants, convainquit ceux-ci, sans le savoir, qu'il n'était pas chez lui ; cette circonstance fortuite sauva évidemment la maison du pillage et de l'incendie auxquels elle était dévouée d'avance ; on entendit crier : Il n'est pas chez lui, allons-nous-en ; et la bande se divisa en trois, dont une partie retourna chez de Knyff et chez Libry, et l'autre se porta chez Van Maanen. La police prévenue avait couru aux casernes, et un peloton de chasseurs était venu protéger la maison, une demie heure après la retraite du peuple.

Vers onze heures et demie la maison de Libry étant déjà ravagée, une partie du groupe se détacha en criant : chez de Knuff maintenant, et ils y coururent ; ils étaient déjà armés en partie, ils ne dépavèrent pas la rue et ne tentèrent point d'enfoncer la porte, mais ils firent sauter les persiennes et les croisées avec une pince ou levier de fer ; les traces en étaient visibles ; inutile de dire que dans toutes les rues que parcouraient ces bandes, tous les (page 15) réverbères étaient cassés à de pierres ainsi que beaucoup de vitres, qu'elles poussaient des cris affreux et confus : A bas, vive De Potter, vive la liberté ! et tiraient en l'air à chaque instant des coups de fusil ou de pistolet. Dès cette nuit la ville fut en alarme.

Mme de Knyff, retirée avec ses enfants et ayant refusé de suivre les avis de son mari qui lui enjoignait de fuir ,entendit sans trop s'émouvoir ce tumulte effroyable et sut conserver sa présence d'esprit. On monte, trois jeunes gens bien mis se présentent et lui disent qu'elle ne doit pas s'effrayer, mais que tout doit être à l'instant pillé et dévasté chez elle sans restriction, qu'elle doit donc se retirer ; elle répond que non, que quoi qu'il arrive, elle ne sortira pas, parce qu'elle est étrangère, ainsi que ses enfants, aux torts que l'on peut reprocher à son mari. L'un d'eux ajoute qu'il y a là, à la cheminée une montre d'or qui irait bien à son gousset, aussitôt l'aîné des enfants, jeune homme de seize ans, plein d'énergie, répond : Monsieur, c'est la mienne, prenez-la, je vous en fais cadeau ; mais épargnez ma mère ! on accepte et on fuit ; un instant après, le vacarme redouble sur les escaliers, on entend des cris, des gémissements, et madame voit rentrer le même jeune homme porteur de la montre, accompagné de dix hommes du peuple qui le frappent, le blessent, le meurtrissent en jurant, et lui ordonnent de rendre à l'instant la montre qu'il avait volée, en disant qu'on venait là pour tout briser, mais non pour prendre ; il obéit tout ensanglanté et à genoux : en vain le jeune de Knyff dit qu'il l'a donnée ; on ne l'écoute pas, on le force à la reprendre (page 16) et on sort en frappant toujours le malheureux qui l'avait acceptée. Ce trait est bien caractéristique et doit être recueilli. Mme de Knyff ne sortit point pendant tout le temps de cette première dévastation qui dura plus de deux heures, et dont le résultat fut le ravage du bâtiment de fond en comble, sauf cependant la chambre où elle se trouvait, qu'elle ne voulut point quitter et qui fut respectée ; elle renfermait ce qu'elle avait de plus précieux en papiers et en valeurs ; elle le dut à son courage et à sa présence d'esprit : elle a fait honneur à son sexe.

Les groupes de la Monnaie qui, après le départ de la bande du Fossé-aux-Loups, étaient loin de s'être dissipés, résolurent aussi de se porter chez de Knyff. Vers minuit et demi, ils brisèrent également tous les réverbères et vitres sur leur passage et rencontrèrent, rue d'Assaut, une partie de ceux qui venaient de quitter de Knyff pour aller en faire autant chez de Wellens, bourguemestre ; mais les premiers trompés sans doute par des rapports exagérés, répondirent : C'est inutile, tout y est fini ; les autres en dirent autant de chez de Knyff et s'étant réunis, ils se portèrent tous ensemble, soit sur la maison de Libry, soit sur celle de Van Maanen.

Vers onze heures, un nombreux rassemblement s'était formé en face du Palais de justice et dans les rues adjacentes ; il n'avait rien de commun avec ceux de la Monnaie, on lui remarquait une toute autre impulsion ; il se composait d'autres éléments, pris dans les classes inférieures, était mieux armé, avait des chefs ou directeurs auxquels il obéissait aveuglément, et qui l'empêchèrent même, pendant longtemps, de se porter au sac de la (page 17) maison Libry dont le bruit parvenait jusqu'à lui ; avant minuit il se mit en mouvement au nombre de deux cent individus au plus, aux crix de vive De Potter, à bas Van Maanen, cassa les vitres du palais de justice et surtout celles de la salle de la Cour d'assises, ainsi que les croisées du tribunal, rue de la Paille, mais sans tenter d'y entrer, et se porta en masse à l'hôtel du ministre de la justice, au Petit-Sablon. Là il n'y eut pas un instant d'hésitation ; on voyait que c'était le but ; tout s'y passa en règle et méthodiquement ; on enfonça la fenêtre du concierge, on entra en brisant tout, sans piller la valeur d'un écu, mais sans permettre de rien sauver, même au portier. On commença à transporter les meubles, papiers, etc. sur le Petit-Sablon, et on y mit le feu, mais cette opération était trop longue et trop imparfaite ; une voix cria : Ne portons plus, brûlons la maison. On y mit le feu. En effet, à deux heures l'incendie éclata et fut affreux. Ce fut le premier à Bruxelles ; c'était comme un signal d'embrasement, tout fut consumé. L'attroupement rangé tout autour contemplait ce spectacle avec plaisir et en poussant des vociférations contre Van Maanen. Il est pourtant bien probable qu'aucun de ceux qui le composaient ne connaissait ce ministre et n'avait sous aucun rapport à se plaindre de lui ! L'acharnement était si grand qu'on empêchait tout secours, et que les pompiers, arrivés avec deux pompes, durent se retirer sans avoir versé une goutte d'eau.

Les attroupements qui se portèrent chez Knyff, chez Libry et au Petit-Sablon, ceux qui se formèrent bientôt après sur la Grand'Place, s'étaient en partie armés de fusils enlevés de force chez les armuriers Thompson, rue (page 18) Saint-Pierre, Coomans, rue des Dominicains, Muller, rue de la Magdelaine, un autre armurier, rue au Lait, et chez plusieurs marchands de poudre, de plomb et de fer. On enfonça toutes ces maisons, on y enleva les armes, mais rien de plus ; on voyait que c'était une direction donnée ; on trouva là près de cent cinquante fusils de chasse et autres, et environ autant de sabres, épées, baïonnettes et pistolets ; ces expéditions isolées se faisaient par des fractions de bandes de quinze à vingt hommes, de manière que quand chaque attroupement général fut réuni, il se trouva armé et déjà redoutable. Au surplus, ces visites et enlèvements durèrent toute la nuit et la journée suivante ; le peuple semblait avoir pour point d'honneur de ne rien piller, mais de détruire ; on eût dit qu'il sentait par instinct le besoin de s'armer, sans trop savoir pourtant pour qui ni contre qui ; plusieurs milliers d'individus de tout âge et de diverses classes se trouvèrent complètement armés au bout de vingt-quatre heures. Ce ne fut guère qu'alors qu'ils commencèrent à vendre leurs armes aux bourgeois. Ils avaient aussi enlevé celles de la maréchaussée, des pompiers qui les livrèrent en partie eux-mêmes, et de plusieurs particuliers qui en avaient pour leur défense personnelle et pour armer leurs ouvriers en cas de besoin. Nous citons parmi eux M. Basse, fabriquant, rue Terre-Neuve. Au total, le 26 au soir, on comptait 2,000 bourgeois sous les le nombre des mutins armés et agissant n'excéda jamais 1200, mais on comptait dès lors plus de 40,000 spectateurs !

armes,

Les généraux de Byland, commandant la province, Wauthier, commandant la ville, et Alderson, chef de la (page 19) maréchaussée, réunis chez le gouverneur, n'avaient encore donné aucun ordre à deux heures ; mais l'alerte était aux casernes et les troupes avaient pris les armes ; les grenadiers et chasseurs, un escadron de dragons et la maréchaussée pouvaient former un total d'environ douze cent hommes ; les pompiers, la police etc., deux cents hommes.

Ce fut sans ordre supérieur que les troupes se divisèrent par pelotons et parcoururent la ville en patrouilles pour se porter aux points les plus menacés ; le premier venu les appelait, les requérait ; ce fut ainsi qu'un détachement de chasseurs se trouva posté jusqu'au jour chez M. Schuermans, un autre chez M. de Knyff, et un autre à l'Hôtel-de-Ville.

Il ne nous appartient pas de juger la conduite des troupes dans ce premier jour de trouble ; quels qu'aient été leurs ordres, il est clair qu'elles évitèrent de répandre le sang et ne firent feu qu'à l'extrémité. C'est une grande question de savoir si elles eussent pu calmer le mouvement, au premier moment, en faisant feu sur le peuple au prix d'un grand carnage, et si cela n'eût point au contraire irrité sa colère et doublé ses forces, si enfin on ne se serait pas mis par là dans la nécessité de tout exterminer ou de périr soi-même ! quoi qu'il en soit, honneur à ceux qui ont répugné à répandre les sang des hommes !

La plupart des détachements ne rencontrèrent personne ; tout était désert, vers trois heures, à la pointe du jour, à la Monnaie, au National, chez de Knyff, chez Scheurmans ; mais voici deux faits certains.

Une compagnie de grenadiers monte la rue de la Magdelaine ; les premiers groupes effrayés se dissipent ; (page 20) mais arrivée à la maison de Libry où le tumulte était alors effroyable et que l'on achevait de dévaster en jetant tout par les fenêtres, quelques déterminés se présentent, offrent la main aux soldats, en criant vivent les bons enfants, vivent les Belges ! et se montrent évidemment décidés à se faire tous tuer, plutôt que de reculer d'un pas ou d'abandonner le lieu avant de l'avoir complètement abîmé. Cet exemple de l'exaspération du peuple est le type de toute sa conduite dans la suite ; il eut la plus grande influence sur tous les événements qui se succédèrent et sur la victoire des quatre grands jours. Personne n'avait pu s'en faire une juste idée, et ceux placés au sommet des choses moins que tous autres ; ils végétèrent toujours dans cette vieille maxime : On tire sur un attroupement, on en tue quelques-uns et le reste se dissipe. Erreur grossière dans nos temps modernes, et que les événements de Paris, en juillet précédent, n'avait encore pu détruire ! Les grenadiers surpris prêtent la main sans répondre, sans s'arrêter, et passent leur chemin sans que les officiers donnent aucun ordre ; ils affectaient mème de détourner leurs regards du sac de la maison de Libry. Après leur passage le peuple cria victoire ; la confiance dans sa force s'accrut du double. Des agents de police, et des détachemen-s de maréchaussées à cheval et à pied s'étaient déjà conduits de même, au même lieu, une demi heure auparavant. Trois autres patrouilles nombreuses de grenadiers et chasseurs passèrent encore dans cette rue, et en firent autant ; mais la dernière fut insultée, ce fut elle qui tira les premiers coups de fusil vers cinq heures du matin.

Vers trois heures, au moment où l'incendie du (page 21) Petit-Sablon était dans sa plus grande force, deux pelotons de chasseurs, de 30 hommes chacun, commandés par le lieutenant Damman, s'y présentent par la rue Bodenbroeck : le peuple, alors tranquille, regardait brûler, et se trouvait comme groupé entre l'hôtel Van Maanen en flammes et le faible feu des meubles sur la place. Un individu mal vêtu, un mauvais plumet au chapeau, une large ceinture autour du corps, armé d'un sabre, d'un fusil et de deux pistolets, était en avant, et loin d'être effrayé, court au-devant de la troupe en criant à l'officier : « Bas les armes, ou vous êtes tous morts ». C'était Coché ancien sergent-major de la première division ( qui n'est ni parent, ni même connu de M. Coché Mommens, ancien éditeur du Courrier) ; M. Damman le reconnaît et lui dit : « C'est toi, Coché, que fais-tu là ? » - « Bas les armes, vous dis-je ! » - « Tu te moques de moi sans doute, j'ai ordre de vous dissiper ; retirez-vous, ou je serai forcé de faire feu. » - « Faire feu bas les armes ou au moins bas les baïonnettes et alors nous nous donnerons la main en frères, sinon.....» Alors le nommé Timmermans, de Bruxelles, placé derrière Coché s'avance, un pistolet à la main, en disant : « C'est trop parler, à l'ombre ce gredin-là ; » il fait un geste et il était si près qu'un chasseur détourna l'arme avec sa baïonnette ; Coché le reprit, et le repoussa en arrière en lui disant : « Va-t'en, tu n'as rien à dire ici, toi. Mais quant à nous, M. Damman, nous ne quitterons que quand cet hôtel sera brûlé jusqu'aux fondements. » Il tint parole, et les chasseurs se retirèrent sans faire feu ! Ils étaient cependant à peu près aussi nombreux que le groupe qu'ils n'essayèrent pas même de disperser.

(page 22) Vers six heures du matin le peuple qui avait forcé les portes de plusieurs marchands de liqueurs, qui devenait plus hardi en devenant ivre et fatigué, qui se recrutait sans cesse parmi les classes les plus inférieures, et qui se subdivisait en petits partis de 3 à 20 personnes, (ce qui était le plus dangereux pour la paix et la tranquillité de la ville) insulta les troupes et les brava complètement. On vit alors peu à peu les patrouilles quitter le bas de la ville et se concentrer ; enfin des coups de fusil furent tirés sur elles au haut de la rue de la Magdelaine, et des hommes furent tués et blessés ; fait paraît certain, tous les chefs ont juré cent fois depuis que jamais ils n'auraient tiré les premiers.... Alors cependant ils paraissaient avoir reçu des ordres et ils repoussèrent la force par la force ; on fit un feu de peloton par la rue de l'Empereur ; 5 bourgeois furent tués dans les environs et plusieurs blessés, ainsi que quelques soldats. La confusion était là si grande, qu'un chasseur tua par mégarde un grenadier, par derrière, à bout portant. Il en fut de même au Grand-Sablon, au débouché de la rue de la Paille, ou plusieurs hommes furent tués de part et d'autre, et un officier de chasseurs blessé ; on dit alors que le peuple avait tiré là plus de 50 coups de fusil sur la troupe avant que celle-ci riposta.

Un peloton de chasseurs descendit en désordre la rue de la Paille et la rue de Ruysbroek, poursuivi seulement par cinq ou six hommes qui désarmèrent le commandant à l'entrée de la rue de l'Hôpital.

Vers trois heures, un groupe nombreux se porta à la Place-Royale avec un drapeau fait avec des draperies (page 23) enlevées chez Libry. L'officier de garde sortit, le général Wauthier s'y trouvait également ; ils demandèrent ce qu'on voulait ; on répondit, liberté, justice. On dit que ce fut là qu'un soldat sortit des rangs et supplia la foule de se disperser, en ajoutant : Au nom du ciel, ne nous forcez pas à verser le sang belge ! Il ne fut pas écouté ; le général fut insulté, désarmé mème, et blessé à la figure ; il défendit cependant alors de tirer et fut obéi.

Enfin plusieurs feux de pelotons furent dirigés à travers le débouché du Petit-Sablon contre l'église, et répandirent du sang... A sept heures on ne tirait plus ; 18 à 20 hommes avaient péri, il y en avait autant de blessés ; les groupes se portèrent ailleurs en se subdivisant à l'infini et les troupes occupèrent en force les deux Sablons jusqu'à vers midi ; alors elles les abandonnèrent pour se réunir en entier, infanterie et cavalerie, sur la plaine des Palais, où elles bivouaquèrent jusqu'au 3 septembre, jour de leur départ de Bruxelles, sans occuper aucun autre point dans toute la ville, pas même leurs casernes, où elles n'avaient laissé que quelques faibles détachements qui furent bientôt forcés par le peuple ; les soldats ne se défendirent qu'aux Annonciades, où y il eut deux hommes tués. A Sainte-Élisabeth, il n'y eut point de résistance, le peuple s'empara de deux canons montés.

A peine les troupes eurent-elles quitté le Grand-Sablon que la maison du général Wauthier, située au haut et en face, fut assaillie et complètement dévastée ; cependant toujours absence de pillage ; mais tout fut jeté par les fenêtres et brûlé sur la place ; les maisons voisines (page 24) souffrirent même de la vengeance du peuple. Ce général était détesté depuis sa conduite envers M. Levae, au spectacle, le 4 juillet 1826.

Dès quatre heures du matin on avait déjà commencé cette dévastation, mais alors, elle fut arrêtée et incomplète.

A cinq heures du matin, la régence, sauf le bourguemestre absent, le gouverneur, M. de Knyff, M. Germain, commandant la garde communale, et toutes les autorités étaient assemblées à l'Hôtel-de-Ville qui était fermé, mais non défendu. Les groupes qui l'entouraient parlaient cependant à chaque instant de le forcer, mais ne l'essayèrent pas ; ce fut de là que partirent toute la journée les ordres donnés pour le rétablissement de la tranquillité ; mais dès le matin toute apparence de police et de ses agents avait disparu ; toutes les mesures furent nulles, indécises, il n'y avait déjà plus aucun moyen d'exécution.

Vers huit heures, un nouveau rassemblement très nombreux se forma encore près le Palais de justice ; il y avait au moins quatre cent personnes armées, avec un tambour et une guenille au bout d'un bâton, en guise de drapeau, dont on pouvait à peine distinguer la couleur, mais qui paraissait rougeâtre. Ce groupe se porta en ordre et presque par rangs, vers l'hôtel du gouvernement de la province, rue du Chêne, en tirant de nombreux coups de fusil en l'air. Son passage dans les rues était effrayant ; tout se fermait ou se cachait à son approche ; on enfonça la porte et les mêmes scènes de dévastation eurent lien sur un plus grand théâtre (page 25) et avec plus d'acharnement encore ; on brisa beaucoup, mais on pilla aussi, surtout les registres et papiers, précisément les objets de moindre valeur ! Cela dura toute la journée et même le lendemain ; quand on alla annoncer cette nouvelle à l'Hôtel-de-Ville elle trouva encore beaucoup d'incrédules !

Le peuple plus séparé, plus subdivisé commençait à commettre impunément divers excès en ville ; il se faisait ouvrir les maisons et exigeait du pain, de la bière, de l'eau-de-vie ; au moindre refus, il enfonçait et brisait ; il entra aussi de force dans plusieurs boutiques et exigea des chemises, des blouses, des vêtements. On remarqua que c'étaient toujours trois à quatre hommes au plus qui se livraient à ces brigandages armés, et que ces excès eussent été bien plus fréquents et plus ruineux, si quelques individus plus modérés et qui semblaient avoir quelqu'empire sur d'autres, ne les en eussent détournés et même empêchés de force. On compte vingt-sept boutiques qui eurent à souffrir de ces sortes de pillage, entre autres celle de M. Vigilé, rue Entre-deux-Ponts, et l'auberge dite le Lion couronné.

Alors enfin, quelques bourgeois justement alarmés et n'entendant, ni ne voyant l'ombre de la garde communale destinée à les protéger et à remplacer la garde bourgeoise, se réunirent, sentirent qu'avant tout il leur fallait des armes, se rendirent vers six heures du matin, à la régence pour en demander et supplier de faire retirer les troupes, assurant qu'ils sauraient maintenir et arrêter le peuple. Honneur à ces citoyens que nous ne sommes pas autorisés à nommer, et dont la démarche (page 26) presqu'inconnue, précéda de plusieurs heures la levée en masse de la bourgeoisie ! Leur demande fut accueillie. Ils furent autorisés à prendre les armes et coururent à la caserne des Annonciades pour s'en procurer ; ils y trouvèrent plusieurs gardes communaux ; tous s'armèrent et se formèrent en patrouilles, pour se porter sur les points menacés et dissiper les groupes. Plus tard et jusques vers le soir, les bourgeois se rendaient de toutes parts à cette caserne dans le même but ; le peuple s'en aperçut, s'attroupa au même lieu et exigea les fusils de la garde communale. On refusa ; des coups de fusil furent tirés de part et d'autre à travers la porte, un homme fut tué et trois blessés.

Le premier détachement des bourgeois armés se montra en ville vers dix heures du matin, venant de cette caserne, il était fort d'environ quarante hommes, bien décidés à rétablir l'ordre à tout prix et à disperser les groupes de pillards. Mais les premiers qu'ils rencontrèrent près Sainte-Gudule, changèrent bien leurs idées, et voilà encore une fois le type et l'impulsion de tous les événements subséquents. Au lieu de fuir, ces hommes du peuple armés, s'approchèrent de la patrouille, en criant vivent les Bruxellois, vivent les bourgeois, vivent les bons enfants, en venant leur prendre la main et s'applaudir du renfort qu'ils recevaient pour la même cause, celle de la liberté ! Cette conduite déconcerta totalement les bourgeois et renversa en un clin-d'oeil leurs beaux projets d'employer la force ! Qu'auraient-ils fait en effet contre de telles gens aussi déterminés ! L'impulsion fut dès lors faite sur la bourgeoisie qui prit le parti décisif de ne jamais tirer sur le peuple et qui tint parole, sauf (page 27) le lendemain, à l'affaire de la Place-Royale. Tous les autres groupes que la patrouille trouva en route tinrent la même contenance, et cette rencontre si insignifiante, eut des résultats incalculables.

Les bourgeois arrivèrent à l'hôtel du Gouvernement, vers onze heures et demi et se rangèrent dans la cour. La destruction y était alors organisée, tout était jeté par les fenêtres ; c'était bien le cas de tirer après les trois avertissements de rigueur ou jamais ! Mais les bourgeois avaient réfléchi, et ils restèrent impassibles pendant un quart d'heure ; un ancien colonel les commandait. A la fin, l'un d'eux, indigné de toute cette dévastation, s'approcha de trois hommes qui accouraient furieux, pour monter se joindre aux destructeurs, et leur dit : Qu'il était temps que cela finît, que c'était là l'hôtel du pays et non du roi, qu'ils voyaient bien qu'enfin les bourgeois étaient armés pour maintenir l'ordre à tout prix, et qu'ils étaient déterminés à le faire. « Vous voulez donc tirer sur nous quand nous serons là-haut, dit l'un d'eux, eh bien ! épargnez-vous cette peine ; tenez, tuez-nous ici, si vous l'osez. Vous êtes trente hommes armés contre nous trois sans armes ; cela ne vous sera pas difficile ; tirez donc si vous l'osez ! » et ils ouvraient tous trois leurs vêtements et leurs blouses, en se présentant devant les fusils. Ce fut alors que ce même bourgeois, parodiant un mot fameux de Louis XVI, dit à ses compagnons : Allons-nous en, messieurs, il n'y a plus rien à faire pour nous ici. Il fut écouté, et on se rendit au poste du Théâtre. A peine arrivés, un groupe nombreux avec tambour et un lambeau de drapeau (page 28) rouge, se présenta hardiment aux bourgeois, en criant : Vivent les bons enfants ! et vint leur prendre la main ; cette fraternité avait quelque chose de repoussant. Il fallait cependant s'y soumettre..... quelques bourgeois effrayés cédèrent mème leurs armes et se retirèrent. Ces gens semblaient réellement capables de tout ; ils tiraient continuellement en l'air. Après être restés quelque temps campés et irrésolus sur la Monnaie où leur troupe offrait comme une masse flottante de côté et d'autre, ils s'adressèrent au café Domino où ils exigèrent à boire et entrèrent en grand nombre ; mais bien accueillis, ils n'y brisèrent rien, tandis qu'à côté, au café Suisse où l'on tarda à ouvrir, ils enfoncèrent la porte, brisèrent les fenêtres et causèrent de grands dégâts aux meubles et aux glaces ; la maison eût sans doute été pillée de fond en comble si quelques-uns des bourgeois armés au poste du théâtre, ne se fussent dévoués et ne fussent accourus ; ils défendirent l'entrée du café au reste des assaillants qui tiraient déjà à travers la porte et les fenêtres dans la salle du café, et détournèrent plusieurs fois des coups de baïonnette et de sabre dirigés contre eux. Ils parvinrent enfin à faire évacuer les salles du café ; ils coururent là de grands dangers, mais préservèrent l'établissement dont la perte éprouvée en moins d'un quart d'heure, fut cependant évaluée à deux mille florins. On cite parmi eux, messieurs de Lescaille et Fleury qui haranguèrent le peuple et s'en firent un peu écouter ; on répondit cent fois : Eh bien ! oui, nous serons tranquilles, mais encore le palais du roi, et alors ce sera fini ! Cet attroupement très (page 29) dangereux se dispersa ensuite dans diverses directions. Qu'on remarque bien que, dans toute cette journée, le peuple avide de vengeance et qui n'était dirigé que par cette seule passion ne versa pas une seule goutte de sang ! on craignait la première effusion, il ne fallait pas qu'il s'habituât à ce spectacle horrible. On se rappelait les premiers temps de la révolution française ! Heureusement, il ne trouva aucun de ceux qui auraient pu tomber sous ses coups.

Dans la nuit et pendant tout le cours de la journée, on entendit souvent désigner plusieurs maisons au pillage et à la destruction, entre autres celles des juges de M. de Potter ; on assure même qu'on entendit dire dans les groupes qu'il fallait jouer aux boules avec leurs têtes. M. De Stoop, faisant fonctions de procureur général, fut sauvé, parce qu'il habitait chez M. Thomas, notaire de M. de Potter ; d'autres magistrats, parce qu'ils habitaient les faubourgs ; les maisons de MM. Van Gobbelscroy et Wautelée que l'on attaqua à trois reprises en jetant des pierres, par la présence d'esprit d'un fonctionnaire public qui faisant partie d'une patrouille bourgeoise qui passait sans y prendre garde, eut le courage d'en sortir et de crier : Que faites-vous ? c'est un Bruxellois ! Ce mot répété fut magique et suffit pour détourner le peuple de ces excès.

Le Palais de l'Industrie nationale fut aussi plusieurs fois menacé ; mais les bourgeois conjurèrent l'orage.

Les bourgeois devenaient plus nombreux d'heure en heure ; le centre de leurs patrouilles était la Grande’Place ; ils se répandaient de là vers les lieux où se (page 30) dirigeaient les groupes, et parvenaient quelquefois à les paralyser, sinon à les disperser. Le centre du mouvement populaire résida aussi toute la journée et la nuit suivante au mème point ; des bandes armées, bruyantes et menaçantes, parmi lesquelles on voyait souvent des pompiers en uniforme, traversaient cette place dans tous les sens et à chaque instant, elles venaient se confondre dans les rangs des bourgeois rangés devant l'Hôtel-de-Ville : ceux-ci avaient remarqué que le bruit du tambour excitait les rassemblements ; ils détruisirent à coups de baïonnettes ceux des pompiers qui se trouvaient au corps de garde sous le péristyle, et s'armèrent en grande partie avec les fusils qu'ils achetèrent à la populace. Le prix en était d'abord d'un franc, il monta bientôt jusqu'à 5 fr. Nous connaissons des bourgeois qui dépensèrent ainsi plusieurs pièces de dix florins ; d'autres se dévouèrent autrement ; remarquant combien il était dangereux d'abandonner ces bandes à elles-mêmes, ils se mirent à leur tête avec une arme, les guidèrent et les promenèrent dans toute la ville, de cabaret en cabaret, en les régalant toujours à leurs frais ; il est hors de doute qu'ils épargnèrent ainsi de grands malheurs à leurs concitoyens ; on peut citer parmi eux M. Matteau, professeur de musique, qui dépensa à la tête d'un attroupement, plus de 200 fr. dans la journée, et qui pour récompense, vers le soir, fut au moment d'être massacré par ceux qui s'aperçurent enfin qu'il les avait, disaient-ils, joués et trahis.

Vers trois heures de l'après-diner, quand il y avait plus de 4000 personnes réunies sur la Grand'-Place, deux (page 31) jeunes gens bien mis et chaussés d'éperons se saisirent de l'échelle du réverbère placé au-dessus de la grande porte d'entrée de l'Hôtel-de-Ville, et attachèrent sur ce réverbère un drapeau aux trois couleurs, rouge, jaune et noir. On cria beaucoup, l'on applaudit ; mais il est bien certain que personne alors n'aurait pu dire ce que signifiaient ces trois couleurs ; on les prit sans nul doute pour les couleurs tricolores françaises. Depuis, on les expliqua, et elles furent adoptées comme couleurs brabançonnes. Ce fut là qu'elles virent le jour pour la première fois.

Vers quatre heures, on afficha au coin de quelques rues l'unique pièce qui fut publiée dans cette journée ; c'était un arrêté de la régence qui abolissait la mouture. Il était bien temps ! (V. ci-après, page 36.)

A cinq heures du soir, plusieurs groupes étaient fatigués, ivres et oisifs. Ne sachant plus que faire, ils se réunirent près Sainte-Gudule, et le voisinage leur rappela que l'on n'avait encore rien brûlé chez de Knyff. Ils s'y rendent de suite ; tout était épars et brisé, maison ouverte, rue déserte. Aussitôt on traîne, on arrache les débris, les meubles abandonnés depuis la nuit, et on les brûle au milieu de la rue. Le feu devint si vif qu'il prit aux croisées et que les voisins tremblèrent pour leurs demeures. Des patrouilles bourgeoises accoururent de toutes parts, les unes commandées par M. Lemoine, d'autres par M. Juillet, artistes, et une dernière par M. Palmaert. Mais elles ne purent parvenir à écarter la populace acharnée contre cette maison et qui s'obstinait à vouloir la brûler. Elles évacuaient la rue des deux côtés, quand une autre patrouille, commandée par M. D..., parut au (page 32) coin de la rue d'Assaut, renforça les débris des autres et pénétra jusqu'au milieu de la rue de Berlaimont. Là elle se divisa en deux sur toute la largeur de la rue, en se tournant le dos et balayant tout devant elle au très petit pas ; le peloton qui revenait vers la rue d'Assaut, quoique rompu par une voiture que des enragés lancèrent au milieu de son centre, continua sa route et réussit, en n'épargnant pas les coups de crosse, à déblayer toute la rue de ce côté ; mais en se retournant, on s'aperçut que l'autre peloton avait été rompu et renversé par la populace qui, revenue par là chez de Knyff, enfonçait déjà les portes des voisins pour avoir de la lumière à l'effet d'y mettre le feu. Il fallut revenir sur ses pas et recommencer la même manœuvre, avec toute la modération possible, pour ne point faire de grands malheurs, car la brune tombait, et en refoulant lentement le peuple, tous les ivrognes restaient en route étendus au milieu de la rue. Les bourgeois embarrassés ne savaient que faire, quand il vint dans l'idée de l'un d'entre eux de sonner aux maisons et de forcer chaque habitant d'en recueillir un, deux ou plus, et de leur verser encore à boire, s'ils en voulaient. Cette mesure eut un plein succès, ces gens-là cuvèrent leur vin et leur rage, et plus de vingt mutins se trouvèrent ainsi hébergés gratuitement et jusqu'au lendemain midi dans cette même rue de Berlaimont, qu'ils avaient voulu deux fois dévaster dans la journée ! Ce fait est remarquable.

Nous devons terminer le tableau de ce jour de deuil pour la ville de Bruxelles, par un aperçu des scènes de pillage et de dévastation avec incendie qui eurent lieu dans (page 33) les communes voisines de Forêt, Uccle, Anderlecht, etc.

Vers deux heures, quelques-uns des groupes populaires dispersés alors dans toute la ville, étaient réunis dans des cabarets de la rue Haute ; il y avait eu là aussi un calcul prémédité, cela n'est plus douteux ; mais les vrais instigateurs sont jusqu'à présent inconnus. Tout à coup l'on s'écria qu'il fallait détruire et brûler les fabriques à machines des environs, à l'exemple des Anglais de Manchester. On applaudit, on était armé, on partit, mais par trois directions très distinctes, à des heures différentes et sous des chefs séparés ; ces trois troupes, composées pour la plupart d'ouvriers fileurs, sortirent de Bruxelles, pour aller détruire les fabriques mêmes et les établissements qui leur donnaient du pain depuis si longtemps, à eux et à leurs familles ! qu'on excuse cela si l'on veut, mais au moins, on ne l'expliquera jamais.

Les trois bandes parties, se réunirent et se confondirent. Des scènes affreuses se passèrent dans les trois communes citées, et à huit heures du soir les fabriques de MM. Rey, Bosdevex-Bal et Wilson étaient détruites, brûlées ou pillées, et plus de vingt maisons de plaisance, entre autres celles de MM. Stok et Carton, ou de pauvres villageois cabaretiers, marchands ou autres, abîmées et dévastées ! Le dommage fut là seul de plus d'un million de florins ; c'est un des plus tristes revers de la médaille ! mais il n'y eut pas une goutte de sang versé, et après ces funestes exploits, on rentra en ville. Voici quelques détails.

Vers six heures du soir, un de ces trois rassemblements composé d'environ 120 personnes de la populace de (page 34) Bruxelles, se présenta à l'établissement de M. Th. Wilson à Uccle, et annonça aux chefs qu'il arrivait pour y détruire les mécaniques. M. Wilson eut beau leur faire les représentations les plus propres à les détourner de leur funeste dessein, tous ses efforts restèrent infructueux, et comme il devenait impossible d'offrir de la résistance parce que la commune était absolument privée d'armes et que conséquemment les habitants se tenaient renfermés chez eux, il offrit de leur payer de suite 300 fl., s'ils voulaient se retirer sans commettre de dégât. Ces conditions furent acceptées, et la populace ayant reçu la somme convenue, partit. Quelques instants après, le second rassemblement, dont faisaient partie plusieurs ouvriers de la fabrique et autres des environs, parut devant la maison de campagne de M. Wilson, dont il brisa les portes, les croisées, tout le mobilier et la dévasta complètement. De là il se rendit à la fabrique et y mit le feu en divers endroits. Cependant l'on parvint à le maîtriser en partie et plusieurs des bâtiments furent conservés. Mais le plus vaste, celui où se trouvait le séchoir garni de tuyaux de fonte, l'atelier des emballeurs et les magasins alors remplis de toiles de coton et autres marchandises fut entièrement consumé. Il n'en reste plus que les murs qui tombent successivement. Plusieurs mécaniques de grand prix ont été entièrement brisées. Quelques autres bâtiments, mais de moindre importance, ont aussi été entièrement brûlés.

M. Wilson a fait afficher des avis en plusieurs endroits de la commune d'Uccle pour annoncer à ses ouvriers que, malgré les désastres qu'il venait d'éprouver, et (page 35) l'interruption des travaux, il leur payera leurs journées comme à l'ordinaire, s'ils se comportent bien et rentrent tranquillement chez eux à la nuit tombante, et que ceux qui donneront lieu à des plaintes seront à jamais privés d'ouvrage dans son établissement.

Le troisième attroupement de populace qui a dévasté la fabrique de MM. Bosdevex et Bal, à Forêt, était sorti de la porte de Hal, dans l'après-midi, en proférant les plus horribles menaces. Il s'agissait de les brûler vifs avec leurs mécaniques ; heureusement ces messieurs parvinrent à se sauver à travers un ruisseau avec ce qu'ils avaient sur eux. Mme Bal, qu'une indisposition retenait au lit, fut transportée sur un matelas chez le curé de la commune. Alors toute la fabrique fut livrée aux flammes et l'habitation pillée. Ce qui ne pût être emporté fut saccagé. Le dégât fut évalué là à 150,000 fl. Cette catastrophe plonge l'infortunée famille de MM. Bosdevex-Bal dans une ruine totale.

La nuit qui suivit tous ces événements fut plus tranquille à Bruxelles qu'on ne l'aurait cru ; plus de bruit, ni de désordres ; les bourgeois armés, sans chef, sans organisation, veillaient à la sûreté publique, et le peuple fatigué et endormi ne songea point à la troubler ; mais tout le monde à peu près était armé, les troupes étaient aux palais ; l'attitude de Bruxelles était menaçante de toutes parts et formait un contraste frappant et affligeant avec ce qu'elle était vingt-quatre heures auparavant ; le spectacle était fermé, les rues illuminées par les habitants à défaut des réverbères brisés. On ne pouvait voir que du noir dans l'avenir.


(page 36) Pièce unique publiée le 26 août

« Proclamation »

Les Bourguemestre et échevins, à leurs concitoyens

Des désordres accablent notre belle ville, quelle qu'en soit la cause, il faut les faire cesser.

Pour arriver à ce but où tendent les vœux de la population entière, nous avons arrêté les mesures suivantes :

Les troupes ont été invitées à se retirer dans les casernes ; elles ont cessé d'intervenir dans cette lutte déplorable.

Le droit de mouture est supprimé à dater de ce jour ; il ne sera remplacé par aucun autre impôt de la même nature, sous quelque dénomination que ce soit.

Si quelque demande légitime reste encore à faire, qu'elle nous soit adressée nous joindrons nos efforts à ceux des bons citoyens, pour leur obtenir un plein succès.

Mais ces mesures seront sans effet si le calme ne renaît pas ; seul il peut amener d'heureux résultats : le désordre et le sang en plongeant des familles entières dans le deuil, ne peuvent rien que de funeste.

Concitoyens, écoutez la voix de vos magistrats ; ils veillent au salut commun ; mais votre coopération leur est indispensable : que chacun défende ses foyers, que des gardes provisoires s'organisent dans chaque quartier ; que des illuminations spontanées fassent régner la lumière pendant la nuit. Quant à nous, nous demeurons au centre, et nous ne quitterons ce poste du devoir que quand le calme, appelé par tous les vœux, sera rétabli.

C'est aux citoyens qu'est provisoirement confiée la garde des propriétés tant publiques que privées ; les magistrats en appellent à leur honneur et à leur patriotisme, ils s'y confient.

Fait en séance du Collège de l'Hôtel-de-Ville, le 26 août 1830.

F. Delvaux de saive, échevin

P Cuylen, secrétaire.