(Paru à Bruxelles en 1830, chez H. Tarlier)
Bataille de Bruxelles, deuxième jour. Nouvelle de la double victoire de Louvain de la veille. Troisième gouvernement provisoire sous le titre de Commission administrative. Premier bombardement de la ville. Incendies. Dévastations. Pillages. Massacres
(page 318) Nous avons dit que toute la nuit du 23 au 24 se passa sans bruit et sans alarme ; à en juger par le silence qui régnait dans toute la ville, même pendant la matinée du 24, on se serait cru délivré du fléau de la veille ; le tocsin même ne se faisait plus entendre.
Mais on était loin de rester inactif dans les deux camps ; cette nuit fut consacrée en entier aux préparatifs de la lutte du lendemain.
Les bourgeois munirent leurs pièces d'instruments et d'ustensiles dont elles étaient presqu'entièrement dépourvues ; on trouva 14 barils de poudre dans les caves de la caserne des Annonciades ; on travailla sans relâche à en faire des gargousses et des cartouches ; les cabarets voisins des points d'attaque étaient les vrais corps-de-garde du peuple, surtout ceux de la Montagne de la Cour ; ils offraient un spectacle bizarre mais frappant ! Dans une salle souvent sombre et enfumée, une trentaine d'hommes mal vêtus, noircis par la poudre, le plus grand nombre blessés, étaient étendus sur des bancs, leurs (page 319) fusils chargés entre les jambes ; ils gardaient un profond silence pour la plupart ; peu d'entre eux sommeillaient malgré leurs fatigues ; quelques-uns cependant racontaient avec jactance leurs merveilleux exploits de la journée ; leurs figures étaient calmes, leur attitude respirait la confiance dans les événements qui se préparaient ; les uns fumaient, d'autres buvaient de la bière ou mangeaient un peu de pain ; ils étaient de différents lieux, se connaissaient peu entre eux et tous ne parlaient pas la même langue. Plusieurs regardaient comme une dépense de commander pour trois cents de faro, mais ils refusaient toujours quand on leur offrait un meilleur repas : Nous verrons demain, répondaient-ils, quand ces canailles de Hollandais seront morts ou chassés ; en attendant, merci, nous avons ce qu'il nous faut. Voilà pourtant les hommes qui ont vaincu et à qui la Belgique entière doit son indépendance ! Le tableau que nous esquissons ici, nous l'avons vu ! il est caractéristique.
On travailla aussi silencieusement pendant une partie de cette nuit à renforcer les trois barricades d'attaque ; des troupes d'auxiliaires wallons continuèrent d'arriver par les portes de Halle et d'Anderlecht.
L'armée, de son côté, prenait des mesures qui semblaient devoir être décisives ; ses chefs, parmi lesquels on comptait cinq généraux, étaient irrités de leurs honteux revers de la veille ; on vit qu'ils avaient résolu de ne plus rien ménager ; les grenadiers se renforcèrent dans les maisons qui bordent l'escalier, dit de la Bibliothèque, et dans tous les environs qu'elles dominent ; ils occupèrent (page 320) aussi l’ancien hôtel des finances, dit Torington, la maison de lord Blantyre, rue Royale, et plusieurs autres sur toute la ligne de bataille. La dixième division, toute hollandaise, était logée au palais des Etats Généraux et dans les bâtiments voisins vers les rues de l’Orangerie et de Louvain, pour désarmer et occuper entièrement ce petit quartier dont la résistance opiniâtre n’avait pas été prévue le premier jour ; un de ses bataillons s’établit dans la rue de Namur, enfin la réserve d’artillerie s’avança pour remplacer les pièces démontées et augmenter à chaque position le nombre des moyens de destruction.
On a accusé l’armée hollandaise de crimes affreux pendant ce mouvement nocturne. On a dit qu’elle avait égorgé de sang-froid lors Blantyre, Anglais respectable, outragé son épouse et ses filles, violé nombre de jeunes demoiselles dans deux pensionnats, l’un rue Royale neuve, l’autre rue Verte, dont plusieurs auraient expiré par suite d’un excès de brutalité ; qu’elle aurait égorgé et mutilé des hommes sans armes avec des ramifications horribles de barbarie ; qu’on aurait trouvé des cadavres rôtis et défigurés dans les palais, dans la maison de M. Meeûs, près la porte de Schaerbeek et ailleurs, qu’un sergent ordonna, près de la porte de Namur, d’abattre de 7 coups de fusil, un ouvrier maçon, père de famille, qui travaillait à une maison en construction, et qu’il fit considérer comme espion parce qu’il se trouvait sur ce lieu élevé ; qu’à Schaerbeek, des habitants tranquilles furent sacrifiés, incendiés et pillés, que l’avocat Couteaux et sa famille, domiciliée au Borghendal, derrière le palais du (page 321) roi, furent les victimes d'affreux outrages dont les journaux rapportèrent les détails ; que, près de la porte de Louvain, M. Bouchez, artiste connu et estimé, fut fusillé sans motif à 10 pas, par un hollandais dont la balle le blessa à mort en lui perçant les deux cuisses ; enfin on a accumulé contre les Hollandais les charges et les accusations les plus odieuses, non-seulement pour leur conduite de cette nuit, mais encore pour celle qu'ils tinrent en général pendant tout le cours de leur impie et funeste expédition contre Bruxelles !
Loin de nous la pensée de les excuser ou de vouloir atténuer leurs torts, leurs fautes, leurs crimes !
Mais nous pensons que c'est ici le lieu de placer quelques remarques importantes et qui s'appliquent à tous les malheurs !
D'abord nous rapportons des bruits, des rumeurs, des faits avancés que nous ne pouvons encore ni affirmer, ni contredire ; nous n'ignorons pas cependant qu'ils ont obtenu un grand degré de croyance et même les honneurs d'être consignés dans des lithographies dont quelques-unes sont infâmes ; mais plus tard on en viendra sans doute aux preuves, et d'ailleurs il n'est dès à présent que trop vrai que plusieurs de ces faits sont réels et démontrés ! Des versions disent cependant que lord Blantyre fut tué à sa fenêtre par un biscayen hollandais qui ne lui était pas destiné.
Ensuite il faut être juste et impartial avant tout ; il n'est aussi que trop vrai que quelquefois nos volontaires patriotes se laissèrent aller avec trop d'abandon à leur animosité, à leur haine pour le nom hollandais, et (page 322) provoquèrent par-là de fatales représailles ! Qu'on perde pas de vue non plus qu'un grand nombre de Belges se trouvaient dans les rangs ennemis, et surtout qu'on était grandement intéressé parmi nous à exciter l'indignation du peuple contre le nom hollandais ; qu'enfin dans le premier moment, on ne regardait pas de si près aux moyens propres à faire atteindre ce but, ni à quelques imputations de plus ou de moins.
Disons en outre qu'il était impossible que l'armée hollandaise, pas plus alors que dans d'autres temps, fut animée de cet esprit d'honneur et de patriotisme qui caractérise des guerriers citoyens et patriotes, défenseurs de leur pays et d'une cause juste. Il n'y avait même parmi elle ni union, ni ensemble ; composée d'officiers et de soldats hollandais, belges, suisses, parlant des dialectes différents et se défiant souvent les uns des autres, il n'est pas étrange que, dans ce nombre, se soient trouvés des hommes, peut-être nés parmi nous, et combattant leurs concitoyens, leurs frères, leurs amis, leurs parents, qui se montrèrent lâches et féroces, puisqu'on les menait au combat sans aucun des sentiments qui légitiment le terrible usage des armes ! On les avait d'ailleurs assurés qu'ils seraient reçus à bras ouverts à Bruxelles et, d'après ce mensonge, ils crièrent à la trahison parce qu'on leur résistait ; ceux qu'on écrasait à coups de pierres s'en plaignaient comme d'un assassinat, eux qui avaient commencé l'attaque à coups de canon ! L'on a dit aussi que plusieurs officiers, dont un Bruxellois, excitaient à faire bruler Bruxelles ! Mais n'augmentons pas, ne généralisons pas surtout ces sanglants (page 321) reproches ! La vérité toute seule n'entraîne déjà que trop de blâme ! et répétons que si quelques soldats brigands de la 9 et de la 10me divisions, presqu'entièrement hollandaises, se souillèrent de crimes et d'horreurs, il n'en restera pas moins vrai que le très grand nombre ne se conduisit pas plus mal qu'on ne devait le craindre dans une ville défendue par ses habitants et en dehors des règles de la guerre.
Avant cinq heures du matin toutes les troupes bivouaquées aux boulevards et dans la rue Ducale étaient sur pied et avaient repris leurs postes en tirailleurs le long du Parc ; des pièces de canon manœuvraient dans cette rue dont les habitants, qui n'avaient pas émigré, sortaient alors de leurs demeures pour prendre langue, s'informer des événements de la veille, de ceux qui se préparaient dans cette journée et se promenaient le long de leurs trottoirs sans être inquiétés ni molestés par les soldats qui étaient muets ; cependant des officiers supérieurs confièrent dès lors à plusieurs de ceux dont ils avaient forcé l'hospitalité, qu'en venant à Bruxelles ils ne s'étaient pas attendus à une résistance aussi opiniâtre ; qu'ils avaient perdu la veille plus de 80 tués et 400 blessés, qu'à l'attaque de la Place-Royale, leurs artilleurs, leurs chevaux et le colonel d'artillerie avaient été tués à l'instant, que deux de leurs pièces étaient restées au pouvoir des bourgeois avec leurs avant-trains ; enfin ils n'hésitaient point dès lors à déclarer qu'ils aspiraient à la retraite et recommandaient au surplus leur âme à Dieu. (historique.)
Au point du jour on lut sur les murs de Bruxelles la (page 324) pièce suivante sur la double victoire de Louvain de la veille ; M. d'Hoogvorst l'avait fait imprimer et afficher dans la nuit ; elle avait dû nécessairement faire un grand détour pour lui parvenir ; elle contribua à exalter l'ardeur et la confiance des Bruxellois qui jurèrent de sauver leur ville comme les Louvanistes venaient, par un miracle de valeur et d'audace, de sauver la leur ; M. Deneef tint parole au surplus, et des renforts de Louvain arrivèrent encore le même jour à Bruxelles. (V. ci-après, pièce no 1.)
Il était environ huit heures et demie du matin quand le feu recommença sur toute la ligne ; le tocsin de Sainte-Gudule et quelques coups de canon donnèrent le signal ; ce jour-là il ne cessa que vers dix heures du soir ; plus de mille coups de canon furent tirés, et nos volontaires, quoique d'abord bien moins nombreux que la veille, consommèrent au-delà de 80,000 cartouches ; le feu était aussi vif, aussi nourri que le jour précédent, surtout aux trois barricades d'attaque ; mais on s'aperçut bientôt que nos braves ménageaient davantage leur poudre et tiraient moins de coups perdus. Le carnage fut aussi moins grand ; 20 bourgeois environ furent tués et 60 blessés ; on ignora alors la perte des ennemis ; nous verrons qu'elle fut au moins de 200 hommes.
On a avancé deux faits sur cette nuit du 23 au 24. On a dit que des agents hollandais avaient mis tant d'activité dans leurs manœuvres, pendant ces 12 heures, que, dès la pointe du jour, ils étaient parvenus à glisser furtivement dans les maisons, des proclamations propres à semer la division parmi nous, en inquiétant des familles paisibles sur le succès de la lutte.
(page 325) On a ajouté que des hommes craintifs, qui cependant se croyaient appelés à commander dans ces moments de crise, avaient donné l'ordre, sous les peines les plus graves, au vicaire de Sainte-Gudule de cesser provisoirement de sonner l'alarme ; que ce fut alors que quelques-uns des nôtres, déjà engagés dans le Parc, et ne comprenant rien à ce silence, se détachèrent vers Sainte-Gudule, enfoncèrent la porte et pénétrèrent jusqu'aux cloches ; qu'ils rencontrèrent plusieurs ecclésiastiques qui leur rendirent compte de l'ordre qu'ils avaient reçu ; qu'alors une garde fut placée au clocher, et que le tocsin ne cessa plus de se faire entendre avec force ; qu'enfin une grande quantité de chaises furent à cette occasion enlevées de l'église pour renforcer les barricades que les habitants des environs s'empressaient de construire.
Nous avons été aux sources pour vérifier ces deux allégations qui portent chacune un grand caractère de gravité, et nous croyons pouvoir assurer qu'elles sont toutes deux dépourvues de fondement, et de vérité ; personne n'a connu cette prétendue proclamation hollandaise dont on a parlé ; les sonneurs ordinaires de l'église, aidés des habitants, ont sans cesse été à leur poste, sans recevoir d'ordre ni de sonner le tocsin, ni de cesser ; leur zèle suffisait ; aucune chaise n'a été enlevée de l'église pour faire des barricades.
Nous avons déjà dit que la plupart de nos braves défenseurs avaient passé la nuit sous les armes ; ils recommencèrent le combat fatigués, harassés, mais pleins de confiance et d'espoir ; ils se comptaient et se concertaient ; (page 326) quatre de leurs pièces étaient sur la Place-Royale ou vers ses abords ; les deux autres étaient toujours sur le boulevard de Waterloo ; ils s'établirent d'abord dans l'hôtel de Belle-Vue, le café de l'Amitié et la maison Benard, en plus grand nombre que la veille ; l'on y vit les braves Pellabon, et Vereecken de Bruxelles, les volontaires de Wavre, de Gosselies, etc. Ils sortaient même souvent de leurs positions et allaient planter leurs drapeaux contre la haie du Parc, presqu'au milieu des ennemis ; c'était plus que du courage. L'on eût peine à retenir ces hommes intrépides et à les empêcher de courir ainsi à une mort aussi inutile que certaine ; ils restèrent donc embusqués en tirailleurs, et l'un d'eux, M. de Lescaille de Wavre, chasseur habile, placé dans les gouttières de l'hôtel de Belle-Vue, abattit à lui seul plus de 20 grenadiers à mesure qu'ils passaient la tête en dehors du ravin du Parc pour lâcher leurs coups de feu sur le peuple ; il occupait trois hommes à charger ses fusils et resta impassible au milieu des balles et des biscayens dirigés contre lui ; il fut blessé, mais légèrement.
Quelques soldats sortis des derrières du palais du roi, avaient pénétré dans les bâtiments de l'Athénée ; les volontaires de Chasteler se signalèrent en se précipitant sur eux, au nombre de 20 tout au plus, et les mirent en désordre et en fuite dès avant dix heures du matin ; ce poste très important, fut encore attaqué plusieurs fois mais jamais il ne fut repris par les Hollandais.
Outre les hôpitaux ordinaires qui s'encombraient, on compta, dès ce deuxième jour, 18 ambulances provisoires établies dans divers édifices ou même dans des maisons (page 327) particulières abandonnées par leurs maîtres ; les principales étaient rue Royale neuve, place de Louvain, rue des Minimes, rue de la Montagne chez le ministre Vangobbelschroy et dans l'église Sainte-Anne, rue des Sols à la chapelle, rue de la Magdelaine à la chapelle, etc. ; en outre plusieurs officiers de santé recueillirent et soignèrent chez eux nombre de blessés ; nous citerons parmi eux les docteurs Heilighem, rue de Berlaimont, Van Mons, rue d'Assaut et plusieurs autres ; enfin la plupart des blessés bruxellois qu'on transportait exigeaient en route d'être soignés chez eux et on leur obéissait. Les secours au surplus abondaient de toutes parts en charpie, médicaments, nourriture etc. Les pharmaciens livraient tout gratis ; la population entière, et sans exception cette fois, se montrait humaine, consolatrice, tutélaire pour ses défenseurs mutilés ou expirants ; toutes les portes, toutes les bourses s'ouvraient en faveur des victimes. Des troncs étaient placés devant les ambulances.
Vers dix heures du matin le feu était terrible tout le long de la rue Royale et dans les contre-allées du Parc qui la bordent ; on crut que les bourgeois voulaient par-là s'emparer du Parc et tourner les troupes stationnées dans les Palais. Les canons et les tirailleurs postés dans la rue Ducale faisaient un feu continuel à travers le Parc entier et surtout par les allées latérales ; on s'étonnait de plus en plus de voir les bourgeois nourrir leur feu sans relâche ; on savait que quatre jours auparavant ils manquaient de fusils et de munitions.
Vers onze heures le feu des Hollandais cessa dans le (page 328) Parc ; mais à midi, quatre pièces de canon de renfort arrivant au galop par les boulevards, se placèrent aux débouchés les plus rapprochés des attaques et le feu recommença sur toute la ligne avec plus de fureur que jamais ; on jugeait au seul bruit et par sa direction, que le peuple devenait de plus en plus audacieux ; l'explosion si rapprochée des batteries suffisait pour briser les vitres, et ébranler les planchers et les murs ; les habitants des quartiers voisins, surtout ceux de la rue Ducale, se trouvaient à la lettre au milieu d'un champ de bataille ; l'un d'eux, M. Delcamie, en a fait une description aussi pittoresque qu'animée qui a été rendue publique. Il se croyait là à un second Waterloo ; plusieurs habitants furent blessés chez eux.
Vers une heure, les soldats plus pressés que jamais s'établirent en force dans le Wauxhall et dans le petit Théâtre qui devint, dès ce moment, le quartier-général ou poste central des officiers ; des renforts leur arrivèrent de l'extérieur par la route de Louvain ; on vit même de la cavalerie manœuvrer dans le Parc au son des trompettes.
Le bruit se répandit alors au quartier-général du Prince et dans toute l'armée ennemie que la Place Royale était prise ; c'était une ruse pour animer les troupes que l'on ne voyait que trop prêtes à se rebuter.
Vers quatre heures une forte averse força les combattants à ralentir le feu ; on distingua un instant dans le Parc, 8 pièces de canon et plus de 12 caissons ; plusieurs autres pièces étaient toujours placées en réserve dans la rue Ducale.
(page 329) A cinq heures, le feu redoubla sur toute la ligne et surtout du côté de la Place-Royale ; le tocsin tintait sans discontinuer.
Vers la brune, des soldats hollandais harassés et revenant chez leurs hôtes au boulevard, ne cachaient plus leur découragement : Ils nous tueront tous, disaient-ils, ils tirent de toutes les fenêtres ; nous n'en viendrons jamais à bout ; un de nos régiments a été presque détruit hier et aujourd'hui à l'attaque de la Place-Royale. Ils se plaignaient amèrement de n'être pas blessés ; plusieurs se firent de légères blessures pour éviter de retourner au feu ; tous les habitants des boulevards et des rues Ducale et de la Pépinière l'ont attesté.
Vers six heures, une nouvelle averse plus forte fit cesser le feu de part et d'autre, mais non pour longtemps ; les incendies éclairaient alors la ville, et à neuf heures du soir, le canon, la fusillade et le tocsin retentissaient encore de toutes parts.
Il est hors de doute que, dans le cours de cette journée, plusieurs citoyens se rendirent de nouveau près du Prince pour obtenir, soit l'évacuation, soit un armistice ; mais ils étaient sans qualité, sans mission ; le Prince répondait toujours qu'il ne demandait pas mieux que de faire cesser l'effusion de sang, mais qu'il fallait pour que la garde bourgeoise se railla à son armée, etc. Le peuple enfin perdit patience quand il apprit cette condition ; il considéra ces ambassades spontanées comme des trahisons, ne voulut plus de pourparlers que par la bouche des canons, et il fut dès lors très dangereux et même impossible de franchir en parlementaire notre ligne de bataille.
(page 330) A la Montagne du Parc, rue escarpée que battaient sans cesse deux canons de fort calibre, nous avons déjà dit qu'on parvint à monter une petite pièce sur la terrasse de la maison Tiberghien ; toujours chargée à mitraille elle renversait les soldats qui pointèrent sur le champ contre elle et la culbutèrent sans peine ; on la releva, on l'ajusta tant bien que mal sur le balcon et elle recommença son feu ; on l'abattit encore deux autres fois sans la briser ni la démonter ; mais la muraille étant enfin ruinée on la transporta dans un grenier d'où elle plongeait mieux que jamais sur l'ennemi ; les boulets hollandais l'atteignirent immédiatement et fracassèrent le toit qui la couvrait ; alors on la hissa sur une barricade d'où elle tira le reste du jour, avec moins d'avantage, mais plus à couvert.
Nous avons parlé de plusieurs faits qu'on a avancés, rapportés et crus, sans que nous puissions les garantir ; les trois suivants sont encore de ce nombre ; c'est ici le lieu de les consigner, comme se classant dans cette journée du 24.
On a dit :
Que les soldats, découragés dans le Parc, avaient eu recours à tous les artifices possibles pour se garantir des balles ; qu'entre autres, ils avaient placé leurs morts debout contre des arbres, en les liant aux branches ou aux troncs de manière à tromper les bourgeois qui s'épuisaient à tirer sur ces cadavres que le feuillage leur laissait entrevoir ; que même un tyrolien très adroit, ouvrier à Bruxelles, dupe de ce stratagème, jeta son arme après avoir tiré trois fois, en disant qu'il ne (page 331) comprenait rien à nos fusils qui ne renversaient pas leur homme, tandis que lui était sûr de son coup ; qu'enfin une foule de nos tireurs perdirent leur poudre et leur peine avant d'avoir découvert cette ruse impie ; on a ajouté que les nôtres, sans s'en douter, prirent bientôt leur revanche sur un autre point ; que les soldats qui débouchaient par la rue de l'Orangerie, pour occuper le haut de la rue de Louvain et débarrasser tout ce quartier du feu de nos tirailleurs, furent tenus, toute cette deuxième journée, en échec par une ruse à peu près semblable ; que les bourgeois en petit nombre, qui leur faisaient face à la barricade du coude, battue par les trois pièces ennemies de la porte de Louvain, aidés par des gens du peuple et des femmes, imaginèrent de mettre derrière cette barricade deux mannequins de paille habillés, auxquels on faisait baisser la tête au moyen d'une corde, chaque fois que l'ennemi avait tiré ; que ce stratagème le trompa et qu'il réserva ses coups de fusil pour ces adversaires postiches, croyant avoir tué un bourgeois chaque fois qu'on lâchait la corde, car la nuit s'approchait et la rue était pleine de fumée ; mais que le plus singulier fut qu'à la nuit close, la fatigue ayant amené la suspension d'armes tacite et ordinaire, la barricade se trouva encore abandonnée par les bourgeois et que les grenadiers qui s'en aperçurent, s'en étant approchés à pas de loup pour la surprendre, et ayant entrevu deux hommes reculèrent précipitamment et prirent la fuite et que ce qu'ils avaient vu n'était autre chose que les deux mannequins restés seuls à leur poste. Ce stratagème a été aussi employé à la barricade de la rue des Marais.
(page 332) Que des compagnies entières, leurs officiers en tête, sortirent du Parc, la crosse en l'air, comme pour se rendre, et que, parvenues ainsi à une petite portée, elles firent feu en traître sur les bourgeois qui s'avançaient sans défiance et en tuèrent plusieurs. (V. ci-dessus, page 271.) Nous répétons que nous ne pouvons croire à une telle horreur ; il est possible qu'il y ait eu désaccord dans quelques groupes de soldats de diverses nations, et que les uns aient tiré tandis que d'autres ne voulaient plus combattre ! mais, quoi qu'il en soit, le bruit de cette infamie, circulant de bouche, en bouche exaspéra encore le peuple davantage ; on n'entendit plus partout que le mot de Vengeance !
Que des filles publiques, sachant que leurs anciens amants, hollandais, belges ou suisses, qui avaient longtemps tenu garnison à Bruxelles, se trouvaient aux boulevards et dans les ravins du Parc où ils bivouaquaient dans la boue et la fange, en proie à tous les besoins, se hasardèrent, pendant les nuits surtout, à leur porter des secours, des vivres, des liqueurs et même des munitions ; qu'elles étaient bien accueillies par les officiers à qui elles rendaient compte des mouvements de la ville ; que le bruit s'en était répandu parmi les bourgeois le second ou le troisième jour, on les attendit à leur sortie du Parc ; qu'on les frappa à coups de plat de sabre ; qu'on voulut les pendre aux lanternes ; que leurs cris se firent entendre au milieu de la nuit ; que les femmes surtout se montrèrent acharnées contre elles ; qu'enfin ce fut avec peine que, meurtries et ensanglantées, on leur laissa la vie sauve en les traînant dans les prisons !
Quoi qu'il en soit de la vérité de ces faits, il est (page 333) malheureusement certain que l'ardeur excessive déployée par le peuple depuis trente-six heures, avait produit une sorte de lassitude dont les plus intrépides ne pouvaient se garantir, et comme nul ne voulait céder ses armes aux hommes frais qui n'en avaient point, la ligne du combat s'était plusieurs fois dégarnie pendant cette seconde journée. Les troupes au contraire avaient en réserve toutes leurs masses et étaient relevées toutes les trois ou six heures.
Des journaux, des relations, des brochures sur les événements ont ajouté que les troupes profitèrent, le 24 de tous ces avantages réunis, se portèrent plusieurs fois en avant, attaquèrent les bourgeois de toutes parts ; que sortant par l'aile droite du palais du Roi, et perçant de maison en maison, tous les murs intérieurs, jusqu'à l'hôtel de Belle-Vue, elles s'y établirent, occupèrent en entier ce poste si important qui dominait toute la Place Royale et forcèrent les nôtres à abandonner la barricade d'attaque qui liait les deux hôtels de Belle-Vue et de l'Amitié, et à se replier jusque dans l'hôtel de l'Europe, situé à l'angle opposé de la place et derrière la barricade de la montagne de la Cour, et que ce fut, pour se venger de cette espèce d'échec, que des bourgeois indignés allèrent à l'instant arborer le drapeau belge, en signe de défi, sur le fronton de l'église de Saint-Jacques de Caudenberg, dite de Gobert.
Tout cela est pure fiction ; nous répétons que la troupe, pas plus ce jour-là que les autres, ne put franchir les derrières du palais du Roi, ni s'établir dans l'hôtel de Belle-Vue, d'où elle n'aurait pas été davantage (page 334) expulsée pendant les quatre jours que des trois palais, si une fois elle avait pu s'y installer et s'y créneler ; nous allons voir au contraire que ce furent les nôtres qui, en perçant les murs intérieurs des maisons, à partir d'un côté de l'hôtel de Belle-Vue, et de l'autre, du coin de la rue de Louvain en passant par l'hôtel de Galles, s'approchèrent beaucoup pendant cette seconde journée, du palais du Roi et de celui des Etats-Généraux.
En effet, vers onze heures du matin, MM. Simon, Jalhau et Juan Van Halen, ce dernier portant un drapeau, réunirent à la rue Royale une centaine de volontaires déterminés et parvinrent à organiser une attaque. En une demi-heure la rue de Louvain, dont on n'osait plus approcher, fut occupée par les nôtres jusqu'à la barricade de la fontaine, et l'ennemi, délogé des maisons où il s'était retranché, nous abandonna, au prix de 20 de nos braves tués ou blessés, les abords de l'impasse de la rue de l'Orangerie, si importante pour les approches du palais des États-Généraux qu'il paraissait vouloir défendre jusqu'à l'extrémité.
Nous avons dit que, pendant la nuit, la 10me division s'était emparée des maisons de la rue de Namur jusque vers la rue Verte ; à peine ce mouvement fut-il connu, que nos volontaires, renforcés par ceux de Gosselies, Halle, Uccle et Anderlecht, travaillèrent à la débusquer, et leur attaque fut vigoureusement soutenue par une pièce de canon placée au bas de la rue de Namur ; ils parvinrent peu-à-peu à la chasser des maisons qu'elle occupait, et vers le soir toute la gauche de l'ennemi était entièrement refoulée sur les palais ; on vit dès lors (page 335) figurer parmi nos tirailleurs et artilleurs, le général Mellinet et d'autres officiers familiarisés avec les dangers de la guerre.
Au centre, et principalement vers la Place-Royale, le combat se soutenait avec un acharnement égal de part et d'autre. Notre artillerie, bien pourvue alors de munitions, répondit constamment au feu de l'ennemi. Placée au débouché de la montagne de la Cour et près du pont de fer de la rue de la Régence, elle tenait la Place Royale dégagée et la rendait inaccessible aux Hollandais. De son côté, l'artillerie ennemie placée, tantôt à la grille du Parc, tantôt dans le voisinage du bassin, tantôt même sur la plaine des Palais, en face de celui du Roi, foudroyait sans cesse la maison Benard et l'hôtel de Belle-Vue et empêchait les nôtres de pénétrer dans le Parc. Cependant ceux-ci se glissant le long des murs des maisons et s'étant renforcés dans l'hôtel de Belle-Vue et dans les bâtiments intermédiaires, jusque vers le Palais, inquiétaient continuellement les artilleurs ennemis.
Sur notre gauche, les choses se passaient sans aucun résultat marquant, depuis que les Liégeois avaient été forcés d'abandonner l'importante position de l'observatoire. La demi-batterie hollandaise toujours placée sur le boulevard, à l'entrée de la rue Royale, masquée dans les barricades en face de la maison Meeûs et que soutenaient faiblement quelques compagnies, balayait tantôt le boulevard, dans la direction de la porte de Laeken, et tantôt le prolongement de la rue Royale jusqu'au Parc et plus loin encore. Le feu de nos tirailleurs, embusqués (page 336) vers la petite rue des Épingles, et derrière le tas de briques indiqué sur le plan, dégarnissait souvent le service des pièces ennemies. Elles restèrent plusieurs fois abandonnées, en présence des corps d'infanterie et de cavalerie, placés en réserve dans les bâtiments du jardin botanique et environs.
Le prince Frédéric n'avait pas bougé de son quartier général de Schaerbeek pendant ces deux premiers jours ; on rapporte qu'il ne revenait pas de sa surprise de voir le combat se prolonger si longtemps ; qu'à chaque instant il demandait si c'était fini et si on était à l'Hôtel-de-Ville ; il parait que plusieurs fois, pendant la bataille, il fut trompé sur l'état réel des choses par les rapports mêmes de ses généraux qui lui cachaient la vérité, et lui promettaient à chaque instant un prompt succès. Mais où prennent-ils donc leurs armes, leur poudre, leurs munitions, s'écriait-il ! Pourquoi ne fait-on pas taire cet infernal tocsin de S-Gudule ? je ne vois pas encore le drapeau orange flotter sur les tours ! Je réitère l'ordre d'occuper ce poste à tout prix, etc. L'insensé ! il ignorait donc que deux heures après l'entrée de son armée, ce poste était devenu inaccessible pour elle, et que, loin de songer à attaquer ou à déboucher sur ce point ou sur tout autre, elle était à la lettre assiégée dans le Parc !
Nos munitions se consommèrent donc pendant toute cette seconde journée dans un combat continuel de tirailleurs, dont le résultat le plus remarquable fut d'apprendre aux ennemis que notre courage et notre ardeur étaient loin de se ralentir, et qu'il nous arrivait sans (page 337) cesse du renfort ; avant le soir, de nouveaux contingents de Braine-Lalleud, Waterloo, Genappe et Nivelles étaient encore venus relever ou grossir les rangs de nos défenseurs.
Il n'en était pas de même parmi les troupes. Leurs déserteurs et bon nombre de prisonniers que nous leur fîmes, parmi lesquels plusieurs officiers, nous confirmèrent que l'état moral de l'armée était bien loin de répondre aux intentions hostiles des chefs.
A la chute du jour, il était aisé de voir que les deux partis occupaient encore exactement les mêmes positions que la veille, sauf que l'armée envahissante avait un peu étendu ses ailes de chaque côté sur les boulevards et avait occupé quelques maisons de plus, dans ces deux directions et dans les rues de Schaerbeek, de Notre-Dame-aux-Neiges, de Louvain, et de Namur ; succès bien insignifiants ! que, d'un autre côté, le peuple n'avait pu faire un seul pas vers le Parc, sans être sur le champ repoussé avec pertes et que tous ses progrès, dans ce jour, consistaient à s'être avancé peu-à-peu dans la plupart des maisons de la rue Royale, par les derrières et en perçant les murs intérieurs, de même que vers les palais des États-Généraux et du roi en employant le même moyen et en passant par les mêmes chemins ; il devenait donc évident que tout le sang versé ce jour-là l'avait été en pure perte, sans le moindre résultat, et qu'il serait toujours impossible de déloger les troupes, par la force, de leurs inexpugnables positions du Parc et des Palais, tant que l'on ne développerait pas d'autres mesures et d'autres moyens d'attaque que ceux employés (page 338) depuis deux jours ! et comme il ne semblait pas qu'il fut au pouvoir du peuple d'augmenter ses forces d'agression, tout au contraire, il devenait désespérant pour l'homme sage et observateur de pouvoir considérer la lutte comme interminable, sans prévoir en aucune manière quel serait son dénouement !
Mais dans la nuit cependant la face morale des choses fut changée ; une résistance prolongée dans ces circonstances était un vrai succès, et ce commencement de victoire, quoique négative, suffit pour chasser l'anarchie et rappeler parmi nous un principe d'ordre et un centre d'autorité.
Nous avons vu que, depuis cinq jours, toutes les autorités civiles de Bruxelles s'étaient éclipsées et avaient disparu avec la garde bourgeoise ; qu'il en était à peu près de même des autorités militaires dépourvues d'un centre d'action, et que M. le baron Em. d'Hoogvorst était resté seul au moment du péril et au plus fort de la tempête ! qu'enfin, soit succès des intrigues hollandaises, soit fatalité toujours inévitable dans les moments d'une grande effervescence populaire, une défiance marquée s'était glissée dans Bruxelles entre les chefs et le peuple armé ; que M. d'Hoogvorst lui-même ne dut plusieurs fois son salut qu'à sa présence d'esprit et à deux amis déterminés qui ne le quittèrent pas un instant, et que les Liégeois furent à peu près les seuls qui conservèrent de l'union et de la confiance dans leurs chefs.
Mais quand M. le baron d'Hoogvorst se vit entouré de nouveau de quelques hommes sûrs et dévoués, qu'un moindre danger avait éloignés et qu'un plus grand (page 339) danger rappelait autour de lui, il sentit sans doute que le moment d'agir était venu, qu'il était temps de quitter la simple force d'inertie, et qu'un peuple qui, de son plein gré et volonté, se faisait tuer pour la défense et l'indépendance de sa ville et de son pays, ne devait plus être abandonné ainsi à lui-même et à ses propres forces et méritait bien qu'on se sacrifiât à son tour pour lui, quand même on aurait devant soi les batteries ennemies et derrière l'échafaud !
Il paraît que, dès le 23 au soir, des pourparlers s'établirent à l'Hôtel-de-Ville, entre le peu d’hommes courageux qui y étaient restés. Quelques citoyens notables se réunirent à eux ; M. Engelspach-Larivière, qui n'avait jamais quitté ce poste, contribua à les convoquer et à les rassembler ; ce fut lui surtout qui les pressa de se constituer en gouvernement provisoire ; mais rien ne fut décidé ce premier jour ; il y avait trop d'incertitude sur le succès de la lutte qui ne faisait que de commencer.
Le lendemain 24, les pourparlers continuèrent ; on parvint à s'entendre pour poser les bases principales, et quoi qu'il en soit enfin des conférences, décisions, messages ou mesures de cette journée et de la nuit qui la suivit, on vit affichée dans tout Bruxelles le lendemain matin la pièce importante qui suit : (V. ci-après no 2.)
Elle fut accueillie par l'assentiment général ; elle doubla le courage et la confiance des combattants et de tout le peuple qui voyait enfin que l'Hôtel-de-Ville n'était plus à l'abandon, qu'il y avait un centre d'action et qui était bien éloigné de demander compte aux nouveaux chefs, de leur mission, de leurs pouvoirs, à quel titre (page 340) ils s'emparaient de l'autorité, de quel droit ils se constituaient gouvernants.
C'était de fait le troisième gouvernement provisoire ; il prit le nom de Commission administrative et, quoique son existence n'ait été que de 48 heures, il la fit constater par des actes qui resteront et que nous rapporterons, entre autres, par la nomination d'un général en chef de l'armée belge ; plus heureux que ses deux prédécesseurs, il put donner quelque signe de vie et rendre d'éminents services à la cause belge, en déshabituant les esprits de l'état d'anarchie et en raillant le peuple à un noyau d'autorité ; car ces trois Messieurs n'étaient qu'un principe ; il était bien certain que la victoire allait bientôt les recruter ; cela ne manqua pas d'arriver, moins de deux jours après, vu que continuer à se défendre était se constituer vainqueur !
Dans cette soirée du 24, on afficha la proclamation suivante qui, quoique non signée, fut regardée comme l'œuvre de la commission administrative ; elle fut en outre lue et publiée dans chaque carrefour, au son d'un tambour. (V. ci-après, no 3.)
La menace de deux heures de pillage y fut hasardée, quoique dépourvue de vérité ; mais alors tout moyen était bon pour exciter ou entretenir l'élan, et celui-ci, en augmentant l'alarme, l'effroi et la haine, atteignit complétement son but.
Les bourgeois étaient donc plus animés encore par le succès de ces deux premières journées ; cependant la dernière partie de cette deuxième nuit se passa encore dans un profond repos ; il y avait de part et d'autre (page 341) beaucoup de tués et de blessés, mais en bien plus grand nombre du côté des hollandais qui eurent plus de 200 hommes hors de combat.
Dans les guerres de partisans où chacun agit de son propre mouvement et d'après l'inspiration du moment, il n'est guère possible de présenter les faits avec l'ordre qu'exige le récit d'opérations militaires. Ainsi les beaux traits de bravoure ou d'héroïsme qu'offrent souvent les circonstances de nos journées, étant, pour ainsi dire, épars et sans coïncidence entre eux, nous serons forcés de les consigner dans un chapitre séparé à la fin de ce volume où ils seront classés, autant que possible, par ordre de dates et selon leur importance, quand nous auront complété toutes nos recherches à cet égard et recueilli, sur la vérité des noms et des faits, les renseignements les plus certains et les informations les plus positives et les moins suspectes.
On voyait évidemment, à la fin de ce second jour, que l'ennemi, malgré la réception si différente de celle que lui avaient promise les honorables citoyens de Bruxelles (voir la proclamation du prince Frédéric) réfugiés à Anvers ou restés chez eux, se confiait encore dans les désordres à redouter au sein d'une ville dépourvue d'autorités. Tout lui faisait espérer que la résistance ne se prolongerait plus, et se tenant sur la défensive, il semblait attendre le résultat de la lassitude, du découragement et peut-être de ses intrigues. Il fallut encore deux autres jours de combats pour le convaincre de ses illusions et dissiper ses erreurs !
Ce serait un bien triste spectacle à décrire si nous (page 342) écartant ici du détail des combats, nous faisions le tableau de tant de familles occupées, pendant cette me nuit, des tristes soins nécessités par deux jours de combats et de destruction ! dans presque chaque demeure il y avait, ou un blessé à panser, ou des alarmes à calmer, ou des effets à sauver des flammes !
Quant à la police de la ville, elle avait disparu ; mais heureusement le peuple, éclairé sur ses vrais intérêts, la faisait lui-même et très sévèrement ; le moindre désordre, le plus petit vol eût été réprimé sur-le-champ ; mais rien ne fut moins nécessaire ; on s'occupait bien plutôt à augmenter partout les barricades, chaque quartier s'attendant à être attaqué à son tour.
Cependant, tandis que l'ennemi dans le plus profond silence, veillait à la sûreté nocturne de son chef dont la rage ou les remords devaient sans doute empêcher le repos, nos bourgeois rassemblés dans les cafés et cabarets se racontaient, toujours pour se délasser, les travaux du jour, et trop confiants encore dans leur courage et leur étoile, ils abandonnaient de nouveau pendant cette seconde nuit, aux surprises possibles de l'ennemi, un terrain qu'ils lui avaient si vaillamment disputé pendant toute la journée !
Avant le soir, la commission administrative investit M. Engelspach-Larivière de pouvoirs illimités pour assurer tous les services généraux ; ce fut le premier de ses actes ; M. Engelspach prit le nom d'agent-général du pouvoir exécutif. Son activité infatigable, du 23 au 30, a été reconnue par la commission d'enquête alors nommée pour vérifier ses comptes, après qu'il eut remis (page 343) volontairement à cette date du 30, ses pouvoirs au comité central ; tous les journaux ont rendu compte du résultat de ces investigations honorable, pour M. l'agent-général ; il fut constaté que, pendant ces 7 jours et ces 7 nuits, il n'avait pas quitté l'Hôtel-de-Ville un seul instant, et avait délivré 10560 ordres de toute espèce, relatifs aux munitions de guerre de diverse nature, approvisionnements, vivres, finance, police, état sanitaire, ambulances, postes, etc. ordres émanés de lui seul en vertu de ses pouvoirs illimités et qui ont été depuis approuvés, sanctionnés et ratifiés jusqu'au dernier.
Nous citons ici le suivant qui prouve sa sollicitude et sa prévoyance (V. ci-après, no 4).
Tous les marchands de grains et boulangers répondirent, et il résulta des renseignements par eux fournis que la ville, terme moyen, se trouvait alors approvisionnée pour 10 jours.
Mais nous n'avons pas fini le récit des événements du néfaste 24 septembre ; il nous reste à accomplir le plus pénible de notre tâche ! à raconter la destruction partielle de Bruxelles, notre patrie ! à frémir encore à la pensée que cette destruction pouvait s'étendre, pouvait devenir totale !
Nous n'ignorons pas ces règles, ces lois épouvantables que l'on est convenu d'appeler droits de la guerre ! lois que les hommes n'ont jamais faites pour la guerre, mais que guerre s'est faite à elle-même ! lois l'on ne peut même nommer telles, puisqu'elles n'ont fait qu'organiser, légitimer, prescrire des modes divers de destruction et de mort, et mettre un peu d'ordre et de (page 344) bornes dans l'art et l'autorisation de répandre le sang de nos semblables !
D'après elles, des hommes payés, enrégimentés et uniformément vêtus, peuvent et doivent tuer le plus grand nombre possible de leurs frères, qu'on leur désigne pour ennemis, pourvu qu'ils soient aussi armés, payés et uniformément vêtus entre eux, même quand ils ne les attaqueraient pas ; au contraire, c'est une vertu dans eux de les attaquer, de les tuer les premiers.
Ils doivent prendre leurs villes et leurs maisons, mais ils ne peuvent les brûler, ni les détruire, à moins qu'ils ne puissent s'en emparer qu'à ce prix.
Ils ne peuvent attaquer ni tuer leurs ennemis non armés et non habillés uniformément, à moins que ceux-ci ne les attaquent les premiers !
Mais, dans ce cas, ils peuvent et doivent les tuer, les égorger même de sang-froid, s'ils les prennent vivants, et brûler leurs villes et leurs maisons, si on s'en est servi contre eux comme de moyens d'attaque ou de défense.
D'un autre côté, les hommes non soldats ne peuvent se battre contre leurs frères soldats, quoiqu'ennemis, sous peine de passer pour assassins et d'attirer sur eux l'application de la règle précédente ; car alors on se constitue héros ou meurtriers, on est appelé rebelles ou patriotes ; cela dépend absolument du succès ! (V. Naples, Madrid, Cadix, Missolonghi, Paris, Bruxelles, Varsovie, etc.)
Mais ce dernier principe, proclamé et observé depuis tant de siècles, respecté par Grotius même et par les peuples dits barbares, a souffert de tout temps, des nombreuses exceptions, quand de grands motifs, de fortes passions agitaient les hommes, et il en sera toujours ainsi dans deux cas : 1° quand les guerres se feront, non d'armée à armée, mais de peuple à peuple ou de peuple à armée, 2° quand un même peuple divisé se déchirera lui-même et fera ce qu'on nomme la guerre civile !
N'allons pas bien loin chercher des autorités, des exemples ! Rappelons-nous la guerre de la Vendée, la guerre des Espagnols contre Napoléon, celle des Alsaciens contre les alliés et pour Napoléon en 1814, la guerre des Turcs et des Grecs, les événements de Paris en juillet 1830, ceux de Bruxelles deux mois après, ceux d'Anvers un mois plus tard !
Voilà donc quelques-uns des droits de la guerre ! On les connaissait à Bruxelles ; on connaissait aussi la portée du caractère hollandais et les chefs contre qui l'on combattait ; ceux qui avaient résolu froidement de se défendre, ceux qui ne se défendaient que par entraînement savaient à quoi ils s'exposaient, quelles terribles vengeances ils provoquaient, et quelle espèce d'action ils commettaient, quand, vêtus de blouses et isolément, sans ordre, sans chefs, sans ensemble, ils s'embusquaient dans des maisons, derrière des murs et tuaient de là, pour défendre leur ville et leur liberté, mais à coup sûr, à couvert, souvent à l'improviste, des soldats payés, enrégimentés, uniformément vêtus, se promenant sans défiance dans des jardins, des rues, ou sur les boulevards et qui, d'après les droits de la guerre, avaient mission légale pour les attaquer, tandis qu'eux étaient obligés d'invoquer un (page 345) autre ordre de choses, une autre sphère d'idées pour trouver l'autorisation de se défendre.
Au surplus que le peuple ait fait ou non ces réflexions et ces calculs qu'il n'entre pas dans notre plan d'examiner, parce que nous répétons que nous racontons des faits et rien de plus ; toujours est-il certain que l'on se défendit et que l'on tua.
Dès lors la qualification de brigands que nous donnions avec juste raison aux soldats hollandais par suite de leurs méfaits précédents, fut par eux retorquée contre nous, et à leur tour, ils ne nous désignèrent plus que sous le nom de rebelles, de brigands, d'assassins !
On peut sans exagération évaluer à 400, le nombre de maisons, édifices, murs, etc., de Bruxelles, d'où le peuple tira sur la troupe ; ce ne fut même que par ce moyen que l'on parvint à faire éprouver à l'armée les pertes considérables qu'elle fit dans son expédition.
Mais remarquons bien que, sur ce nombre de 400, il n'y eut sans doute pas dix propriétaires qui, quoique bien déterminés à se défendre, tirèrent par leurs propres fenêtres sur l'ennemi à leur portée.
A mesure que l'armée s'avançait dans Bruxelles et pénétrant dans les diverses rues, les tirailleurs forcés de se replier défendaient le terrain pied à pied, se retiraient de maison en maison, y entraient malgré les propriétaires faisaient feu par les fenêtres et ne quittaient qu'à la dernière extrémité, sans s'inquiéter des suites, ni des vengeances qu'ils appelaient.
D'un autre côté, les tirailleurs auxiliaires qui arrivaient au secours de toutes parts, ne pouvant franchir les (page 347) barricades avancées, ni approcher l'ennemi en face sans être écrasés par des feux de peloton, ou mitraillés par l'artillerie, s'introduisaient dans les maisons et édifices par les jardins, les cours, les derrières, en franchissant tous les murs, ou mème en perçant les murs intérieurs ; toutes les maisons des boulevards sans exception, la plupart de celles de la rue Royale vieille et neuve, des rues de Louvain, de Namur et tant d'autres, ne furent occupées par les bourgeois que de l'une ou l'autre de ces manières.
Que de scènes déchirantes nous aurions ici à raconter si nous voulions dépeindre l'effroi des habitants restés chez eux, quand ils voyaient entrer par leurs jardins ou leurs issues de derrière, les hommes armés et vêtus de blouses qui venaient les défendre, c'est-à-dire, fusiller les soldats par leurs croisées de façade ! Les cris de ces femmes en pleurs qui, cachées dans des caves avec leurs enfants, depuis 24, 36 ou 72 heures, suppliaient les bourgeois de ne point attirer sur leurs demeures les terribles représailles hollandaises, employant tour à tour les prières, les gémissements, les menaces mêmes, et le tout toujours en vain ! Et nos tirailleurs exaspérés, forcenés, furieux, n'écoutant rien, accusant mème de lâcheté, de trahison, de hollandisme, ceux qui voulaient les arrêter, et courant aux fenêtres où ils témoignaient une joie féroce quand ils voyaient qu'elles étaient assez rapprochées pour offrir les soldats à leurs coups ! Mais jetons un voile sur ce tableau ; il n'est que trop certain qu'il y eut des luttes sanglantes, entre plusieurs propriétaires qui voulurent empêcher qu'on ne tirât de leurs (page 348) croisées, et des hommes du peuple qui étaient entrés chez eux par force ou par surprise ; que dans d'autres maisons, des tirailleurs isolés ou qui se présentaient par petites troupes de 2 à 3 hommes, furent désarmés par les habitants et leurs armes cachées ou jetées dans des puits ; que dans d'autres maisons encore, on parvint à les enivrer pendant plusieurs jours et à les empêcher d'aborder aux croisées de devant, et qu'enfin, grâce à cet instinct de conservation et à ce courage né de l'intérêt personnel qui l'emportait ici sur l'intérêt général, des meurtres furent évités, du sang fut épargné, des proies furent arrachées au feu et à la destruction.
Nous pourrions en citer des exemples par centaines surtout pendant cette journée du 24 ; nous pourrions dire entre autres, que dans la rue de Namur, dans la rue de Namur, près de la porte, une compagnie hollandaise trompée par des coups de fusil plus éloignés et croyant qu'ils sortaient d'une maison voisine, y entra, fit une visite exacte de la cave au grenier et reconnaissant son erreur, se retira sans rien détruire, ni emporter, les officiers rassurant même les habitants effrayés pourvu qu'on ne fît point feu sur eux de ce poste avancé, mais qu'une heure après, 15 à 18 déterminés, arrivant par les jardins depuis la rue Verte en franchissant 12 murs, s'élancèrent dans cette maison, permirent à peine aux propriétaires de se sauver par le chemin qu'ils venaient de suivre, les menacèrent de leurs baïonnettes s'ils tardaient encore à leur faciliter l'approche des croisées sur la rue et firent feu sur la troupe ! Qu'arriva-t-il ? (page 349) Que plusieurs d'entre eux furent tués sur le champ, que des feux de peloton et d'artillerie à mitraille et à boulets criblèrent la maison qui fut l'une des plus maltraitées dans cette rue et dont l'intérieur fut complètement dévasté par les balles dont on compta plus de 300 entrées par une seule fenêtre ! Cependant elle ne fut pillée par aucun des deux partis ! Ab uno disce omnes !
Mais enfin le malheur voulut que, dans la matinée, comme nous l'avons déjà dit, les troupes de la réserve parmi lesquelles se trouvait le bataillon de punition (straf-bataillon) la lie de l'armée, descendirent le boulevard de Schaerbeek à gauche, jusques vers le MeyBoom ; elles étaient en force et avaient un air si menaçant que les tirailleurs, en se repliant vers le bas du boulevard, mirent le feu au pont sur la Senne pour les arrêter et se maintinrent derrière les 2 barricades de la rue Saint-Pierre et des quais de la rivière ; on fit feu sur elles des maisons bordant le boulevard ! Elles s'en emparèrent bientôt et ce fut là surtout, dit-on, que des horreurs furent commises, que des habitants, concierges ou domestiques sans armes furent égorgés et qu'il y eut viols, pillages, etc. Nous ne pouvons garantir la vérité de tous ces faits, mais il n'est que trop certain que les soldats y mirent le feu à la main en commençant par le haut, c'est-à-dire, par les maisons formant l'angle de la rue de Schaerbeek vers le boulevard. L'incendie s'y manifesta vers 2 heures de l'après-midi, et comme d'après la construction solide et moderne de toute cette file de bâtiments, il ne gagnait pas assez vite de proche en proche, les incendiaires étaient contraints d'y porter la (page 350) torche séparément et successivement ; le feu s'arrêta même à la rue de Pacheco après laquelle se trouve un terrain vague, et ce ne fut que vers 8 heures du soir qu'il parut plus bas dans la prolongation de la même file de maisons pour ne s'éteindre que près du Mey-Boom à minuit ; c'était un spectacle effrayant et affreux ; rien ne pouvait être sauvé ; les habitants eux-mêmes eurent à peine le temps de s'échapper par les jardins et les derrières ; les troupes postées dans le Jardin botanique faisaient un feu continuel pour empêcher de porter le moindre secours ; les balles sifflaient de toutes parts dans les flammes qui éclairaient tout ce côté de la ville ; le but évident avait été de brûler la ligne entière composée de 18 belles maisons neuves, depuis la rue de Schaerbeek jusqu'au Mey-Boom ; 16 furent consumées complétement, mais celles qui formaient les deux angles furent sauvées comme par miracle ; le feu ne put y prendre, quoique mis à diverses reprises et en plusieurs endroits, ou l'on parvint à l'éteindre, car les traces en sont demeurées visibles ; au surplus il n'en resta que les quatre murs et ces deux maisons furent complétement saccagées et pillées.
Il n'y avait donc plus de doute ! les Hollandais, exaspérés à leur tour et invoquant l'un des droits de la guerre, brûlaient Bruxelles ! et le prince Frédéric, sans égard pour les Belges ses frères, sans prévoir qu'il allait abattre par ses bombes la couronne déjà chancelante sur la tête de son père, se bannir à toujours lui et les siens du sol de la Belgique, et souiller pour jamais sa renommée, laissa échapper de sa main l'ordre parricide et néronien du bombardement !
Il était environ 4 heures du soir quand on s'aperçut (page 351) que la ville était bombardée par la batterie d'obusiers placée sur les hauteurs derrière le palais du prince d'Orange ; tous les obus arrivaient dans cette direction ; on compte qu'environ deux cent furent lancés ce jour-là ; ils ne firent d'abord que peu de dégâts ; ils tombaient dans les jardins ou les rues sans mettre le feu. Plusieurs personnes en conservent qui n'ont point éclaté.
L'on avait aussi répandu le bruit que l'on tirait sur la ville à boulets rouges et avec des fusées à la congrève. Ce bruit venait même du quartier-général ennemi où il paraît qu'on l'avait hautement annoncé, sans doute pour effrayer ou intimider Bruxelles ! Il produisit, comme de coutume l'effet diamétralement contraire ; on le disait sorti de la bouche du prince Frédéric lui-même ! Cependant il paraît faux qu'aucun projectile semblable ait été lancé ; on n'en trouva nulle part aucune trace, par le seul motif qu'on manquait sans doute de fusées et de grils, quoiqu'on prétende avoir trouvé de ces deniers dans deux endroits différents. Il en est de même des prétendues boîtes infernales dont l'une aurait tué en éclatant 6 personnes dans la rue de Schaerbeek ; ce sont des fables qui furent dans le temps trop légèrement accueillies ; on se borna à des obus, boulets incendiaires ou chargés de roches à feu et à des boulets lumineux dont plusieurs ont été ramassés et sont conservés intacts ; mais le peuple prit souvent pour des débris de fusées ce qui n'était que de la grosse mitraille.
Il est impossible de dépeindre l'alarme et le désespoir des quartiers où pleuvaient les terribles instruments des vengeances hollandaises ! Tous les habitants en fuite ou cachés au fond des caves pendant plus de 48 heures, les (page 352) rues abandonnées, désertes, où l'on ne rencontrait plus que quelques hommes armés, courant, criant, vociférant les mots de mort et de vengeance !
On remarqua bientôt que, soit par la position de la batterie, soit à dessein, le bombardement était direct, c'est-à-dire, ne sortait pas d'un rayon de 2 à 300 toises ; les bureaux et ateliers du journal le Courrier des Pays-Bas, se trouvant dans cette direction, rue des Douze-Apôtres, précisément au centre du rayon, et les projectiles tombant pour la plupart dans leur voisinage, on ne douta plus qu'ils ne fussent le but des artilleurs, et qu'on voulait les brûler pour les punir d'avoir été le berceau du principal et du plus redoutable organe de l'opposition belge.
On ne réussit pas ; ces bâtiments restèrent intacts ; mais malheureusement ceux du Manège de la ville étaient attenants, et vers 6 heures du soir un obus éclata sur eux et mit le feu aux fourrages.
Il y avait au-delà de 7000 bottes de paille ; l'incendie se propagea avec rapidité ; l'on dût couper les licous des chevaux qui s'élancèrent à temps hors des écuries embrasées ; M. Lyon, directeur, ne put rien sauver ; deux messieurs entrés par une fenêtre et se disposant à forcer des meubles et à jeter des objets précieux, durent se retirer à la hâte, le plancher embrasé s'enfonçant sous leurs pieds. Six autres demeures ou habitations joignant le grand bâtiment, entre autres la maison de M. le peintre Deroy, en face des escaliers des Juifs, furent en moins de deux heures, dévorées aussi par les flammes ; ses tableaux précieux furent sauvés en grande partie.
On parvint à l'aide des pompes et des plus grands efforts, et surtout en isolant le feu, à préserver le (353) page bâtiment de l'école de Terraken dont au surplus tout le mobilier fut jeté mal-à-propos par les fenêtres et abîmé.
La maison de MM. Deneufforge, ancien quartier des Juifs, quoique séparée par la rue, courut les plus grands dangers ; la chaleur y était si excessive que les gouttières s'y fondaient et qu'elle commençait à s'enflammer par le toit ; des travailleurs intrépides parvinrent à la sauver et avec elle tout l'ilot de bâtiments, jusqu'à la montagne de la Cour, bâtiments qui, par leur construction gothique et la nature de leurs matériaux, eussent offert aux flammes un aliment inflammable à l'excès et une proie infaillible.
Nous avons ici à consigner un fait atroce et sur lequel malheureusement ne plane pas, comme sur d'autres rapportés plus haut, la consolation du doute.
Les grenadiers étaient maîtres dans cette soirée des escaliers de la Bibliothèque, des maisons qui les dominent du côté du Parc, et de celles attenantes dans la rue d'Isabelle dont ils venaient enfin de s'emparer. Quand de là ils virent l'immense foyer de l'incendie du Manège dans leur voisinage, ils tirèrent sur les travailleurs ; on entendit distinctement leurs feux de peloton, et les deux pièces d'artillerie qu'ils avaient là à leur disposition, ayant été amenées jusqu'au sommet de la rampe, joignirent leur mitraille aux balles des soldats.
Il faut avoir été placé alors quelque temps au sommet de la maison Deneufforge, pour se faire une idée du tableau effrayant et terrible qu'offrait le spectacle de tout cet ensemble ; là surtout le danger était imminent ; les obus éclataient avec fracas tout autour ; les boulets arrivaient avec la mitraille ; les balles sifflaient de très près, (page 354° à chaque instant les toits étaient percés de part en part et les ardoises volaient en éclats aux oreilles des travailleurs, pompiers et bourgeois, qui semblaient ne pas s'apercevoir des périls qui les environnaient ; la hauteur de l'édifice rendait le jeu des pompes presqu'impossible et d'ailleurs les barricades les empêchaient de circuler et d'avancer ; il fallut éteindre le feu à la main et l'on y parvint à grand'peine ; la chaleur suffoquait.
Trois bourgeois et un pompier furent blessés par les balles des grenadiers presqu'au milieu des flammes ; une malheureuse mère qui, dans la rue d'Isabelle, s'enfuyait avec deux jeunes enfants sur les bras, fut atteinte et tuée par les balles ainsi que les deux innocents qu'elle portait ! On a ajouté qu'il était impossible que ce triple meurtre ait été involontaire et qu'il était l'œuvre de furieux, ivres de colère, de vengeance et d'eau-de-vie qui, le lendemain, furent à leur tour décimés et presque vaincus par deux hommes !
Cet incendie fut le plus désastreux et le plus étendu de tous ceux qui désolèrent Bruxelles ; les pertes ne purent s'y calculer qu'en comptant par centaines de mille florins ; du haut de cette même maison de MM. Deneufforge d'où la vue plongeait sur toute la longueur du vaste bâtiment du Manège, il offrait un gouffre, un océan de feu d'une profondeur prodigieuse, qui pouvait donner une idée de Moscou ou de Constantinople en flammes ; qu'on joigne à ce spectacle un vent d'orage impétueux, une pluie battante et incessante qui tombait par torrents, vingt chevaux de prix, fougueux, à la débandade dans les rues, les cris des femmes qui fuyaient le lieu du (page 355) désastre, en emportant leurs meubles et leurs effets, dont toutes les maisons voisines, toutes les issues étaient encombrées et parmi lesquelles le désordre redoublait à mesure que l'incendie s'approchait, les menaces du peuple et des bourgeois exaspérés qui juraient de massacrer les incendiaires-assassins jusqu'au dernier, et l'on concevra un tableau bien incomplet encore de cette journée de destruction la plus terrible que Bruxelles ait subie depuis le 13 août 1695 !
Pièces publiées ou connues à Bruxelles le 24 septembre 1830
No 1. Dépêche de Louvain
Nouvelle victoire.
Louvain 24 septembre 1830.
A M. le baron Vanderlinden d'Hoogvoorst, commandant en chef de la garde bourgeoise à Bruxelles.
Depuis hier, sept heures du matin, l'ennemi attaqua Louvain du côté de la porte de Malines, lança divers obus et nous parvînmes à le repousser. Vers dix heures, nous reçûmes la nouvelle qu'une partie de l'armée de Tongres marchait sur Louvain avec une force majeure et beaucoup de canons ; effectivement, vers onze heures, cette troupe se présenta devant Louvain et commença son attaque à coups de canon suivis de décharges de mousqueterie. Nous soutînmes son attaque et nos braves Louvanistes firent une sortie qui obtint un succès complet ; car, à deux heures, la déroute était dans l'armée ennemie qui fut harcelée par nos braves campagnards jusqu'à Tirlemont, où la défaite de (page 356) l’armée fut complétée par la résistance des braves Tirlemontois qui refusèrent passage en attaquant à leur tour.
Nous avons fait plusieurs prisonniers sans perdre beaucoup de monde.
Nous nous porterons de suite à votre secours.
Le commandant en chef de la garde bourgeoise de Louvain, K. De Neéf.
No 2. Proclamation
Depuis deux jours, Bruxelles est dépourvue de toute espèce d’autorité constituée ; l’énergie et la loyauté populaire en ont tenu lieu, mais tous les bons citoyens comprennent qu’un tel état de choses ne peut durer sans compromettre la ville et le triomphe d’une cause dont le succès dès hier a été assuré.
Des citoyens guidés par le seul amour du pays ont accepté provisoirement un pouvoir qu’ils sont prêts à remettre en des mains plus dignes aussitôt que les éléments d’une autorité nouvelle seront réunis ; ces citoyens sont : MM. Le baron Vanderlinden d’Hoogvoorst, de Bruxelles ; Ch. Rogier, avocat, de Liége et Jolly, ancien officier du génie.
Ils ont pour secrétaire : MM. De Coppin et Vanderlinden, de Bruxelles.
Bruxelles, 24 septembre 1830.
No 3. Proclamation
du carnage.
Les deuxième et troisième prouvent les craintes que l'on concevait dès lors sur l'approvisionnement de la ville ; elles étaient une suite de la circulaire Braves patriotes.
Vous êtes les vrais enfants de la Belgique ; hier et aujourd’hui vous avez prouvé à l’Europe que vous étiez dignes de la liberté ; trois journées de combat ont immortalisé la population parisienne ; Bruxelles, aidée de ses amis et alliés des autres villes, (page 357) n’est pas restée au-dessous d'une si belle gloire. Encore quelques courageux efforts et la victoire est à nous pour toujours. Les populations des communes environnantes arrivent pleines d'ardeur pour venger le sang belge et achever le triomphe de la liberté. Louvain victorieux vous promet son énergique bourgeoisie. Soyez donc pleins de confiance; le découragement est au camp ennemi. La Providence a retiré tout courage à des soldats qui ne rougissent pas de souiller leurs drapeaux du pur sang de leurs frères.
Bourgeois de Bruxelles, qui redoutez le pillage de vos maisons, savez-vous l'espoir criminel qu'on ne craint pas de faire éclater dans les rangs des soldats : le pillage! Prenez la ville, leur disait-on, et deux heures de pillage payeront vos efforts.
Bourgeois de Bruxelles, redoublez donc de vigilance. A vos barricades, formidables fortifications, ajoutez de nouvelles barricades. Les pavés lancés des fenêtres ont fait à moitié la révolution parisienne. Continuez ainsi de tenir vos croisées garnies de ces redoutables projectiles, et que l'ennemi écrasé apprenne ce qu'il en coûte à venir attaquer dans son sein une population qui veut être libre.
Bruxelles, le 24 septembre 1830.
No 4. Circulaire
Aux marchands de grains et aux boulangers
Vous êtes invité à faire connaître sur le champ à l'Hôtel-deVille pour combien de jours encore vous avez de grains pour votre service habituel ; rien ne vous sera enlevé, mais il convient de savoir pour combien de temps la ville se trouve approvisionnée.
Bruxelles le 24 septembre 1830.
L'agent général,
Signé, ENGELSPACH.