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Jules Malou (1810-1870)
DE TRANNOY Henri - 1905

baron DE TRANNOY, Jules Malou (1810-1870)

(Paru à Bruxelles, en 1905, chez Dewit)

Chapitre V. Le ministère Van de Weyer. Malou, ministre des finances (juillet 1845-mars 1846)

1. La formation du ministère du 30 juillet 1845

(page 116) A Bruxelles, aussi bien qu’à Anvers, les élections de 1845 s’étaient faites dans un sens nettement antiministériel,

Dans les Chambres, la majorité néanmoins restait unioniste. La retraite de M. Nothomb s’imposait ; l’avènement d’un Cabinet, unioniste comme le précédent, mais d’une teinte plus accentuée de libéralisme, paraissait la solution indiquée de la crise.

Le secrétaire du Roi, M. Van Praet, fit des ouvertures à M. Rogier. M. Jules Van Praet intervenait à cette époque dans toutes les crises ministérielles et « de ce chef, notait spirituellement M. Ernest Vandenpeereboom, il doit connaître de jolies choses sur le cœur humain, puisqu’il a vu bien des ambitions en chemise ».

M. Rogier demanda que la Roi s’engageât à dissoudre les Chambres à tonte réquisition du ministère. Léopold Ier refusa de se soumettre à cette mise en demeure et (page 117) s’adressa successivement à MM. d’Huart, Dolez et Leclercq, qui, pour diverses raisons, étrangères à la politique, n’acceptèrent pas de former un Cabinet.

Le Roi fit appel alors à M. Sylvain Van de Weyer. Les théories libérales autrefois défendues par le ministre belge à Londres, les idées philosophiques qu’il professait dans ses écrits, donnaient des gages aux fractions les plus avancées de l’opinion ; tandis qu’aux yeux de la majorité unioniste la participation active de M. Sylvain Van de Weyer aux luttes politiques d’où naquit notre indépendance, les éminents services qu’il avait rendus à la Belgique pendant la conférence de Londres, son absence même du pays pendant plus de quinze années étaient des titres qui paraissaient devoir lui assurer le succès dans l’entreprise conciliatrice qu’il allait tenter.

Il semble, contrairement à ce que rapporte M. Thonissen (La Belgique sous le règne de Léopold Ier, t. IV, p. 140), que M. Van de Weyer se soit peu occupé de former lui-même le Cabinet qu’il allait diriger et dans lequel il se contenta de réclamer le portefeuille de l’intérieur.

M. Dechamps fut, avec M. Van Praet, le négociateur de la nouvelle combinaison ministérielle : il fut entendu que M. d’Anethan resterait à la justice et le général Dupont à la guerre ; M. Dechamps prenait les affaires étrangères ; un libéral, M. d’Hoffschmidt accepta les travaux publics ; le portefeuille des finances fut offert à M. Depage, qui refusa. Le 30 juillet, le gouverneur d’Anvers fut mandé à Bruxelles. Il eut aussitôt une entrevue avec M. Dechamps, le baron d’Anethan et M Van Praet, qui lui proposèrent les finances (Lettre de Malou au baron d’Huart, 30 juillet 1845).

Craignant de s’associer aux idées du ministre de l’intérieur, bien différentes des siennes, Malou montrait (page 118) de l’hésitation. M. Dechamps, mieux au courant des dispositions de M. Van de Weyer, entraîna la détermination de son ami Malou accepta.

« Si, écrivait-il le même jour au baron d’Huart, M. Van de Weyer n’avait pas répudié les idées de M. Devaux et manifesté tons les sentiments d’un ancien unioniste de 1830 - ce sont les expressions de M. Dechamps - j’aurais persisté dans mon idée primitive. »

A son acceptation, il mit toutefois une condition : l’entrée dans le Cabinet, comme ministre sans portefeuille, du baron d’Huart, ancien ministre des finances dans le cabinet de Theux, sur les conseils duquel il voulait s’appuyer. Le baron d’Huart et le comte de Muelenaere furent nommés membres du Conseil sans portefeuille.

Constitué le 31 juillet 1845, le ministère comptait quatre unionistes catholiques : MM. Dechamps, d’Anethan, Malou et de Muelenaere, trois unionistes libéraux MM. Van de Weyer, d’Hoffschmidt et d’Huart. Le général Dupont était ministre de la guerre.

Composé de cette manière, écrit M. Thonissen, le Cabinet offrait à tous les partis des garanties de probité, de capacité et de modération.

2. Les attaques libérales lors de la discussion de l’adresse et l’incident des « Six Messieurs Malou »

Très franchement accepté par les catholiques restés tous unionistes, M. Van de Weyer fut, dès son arrivée au pouvoir, l’objet des attaques les plus véhémentes de la part de ses anciens amis déçus dans les espérances qu’avaient fait naître leurs succès partiels d’Anvers et de Bruxelles. Avant que le ministre de l’intérieur eût ouvert la bouche, la guerre lui était déclarée. Les hostilités (page 119) s’échangèrent surtout au cours de la discussion de l’adresse au Roi, occasion habituelle de longs et oiseux débats.

Ceux-ci s’élevèrent, cette fois, au-dessus du niveau coutumier ; la question des ministères mixtes se posa devant le pays. Ce système politique, défendu pendant quinze années par des hommes d’Etat éminents fut mis en accusation. Le verdict de la Chambre devait être l’acquittement ou la condamnation de la politique de conciliation ; l’unionisme allait vaincre ou mourir.

La discussion générale s’ouvrit le 17 novembre.

« Demain, écrivait Malou à son frère, en présence d’une nécessité évidente nous poserons à la Chambre la question de cabinet. L’attitude de la Chambre a été, depuis l’ouverture de la session, singulièrement froide, réservée, équivoque, pour ne pas dire malveillante. J’ai été quasi mis au ban de certains catholiques, du grand nombre même, traité à peu près comme un renégat. J’ai eu l’âme bien navrée, bien douloureusement affectée de voir si peu d’intelligence politique. »

De concert avec le gouvernement, la commission de l’adresse avait inséré à dessein dans le projet rédigé par M. de Decker, une vague formule de confiance dont M. Van de Weyer devait se déclarer non satisfait. En effet, prenant la parole au début de la séance du 17 novembre, le ministre de l’intérieur réclama l’insertion dans le projet d’adresse d’un paragraphe conçu dans les termes suivants

« La Chambre aura à se rappeler que la Constitution sur laquelle s’appuie la nationalité belge est l’œuvre de la conciliation entre les hommes modérés de toutes les opinions. Persuadés comme vous, Sire, que ce même esprit de conciliation doit, pour le bonheur du pays, présider à la direction de ses plus chers intérêts, nous (page 120) venons offrir à Votre Majesté l’assurance du concours bienveillant que nous sommes disposés à prêter au gouvernement dans l’examen des mesures qui nous seront soumises. »

Rapporter toutes les passes de cette joute oratoire, l’une des plus brillantes de nos annales parlementaires, serait faire de l’histoire générale, au lieu d’une histoire spéciale. A plusieurs reprises, le ministre des finances fut pris à partie avec un acharnement singulier.

« Quelle confiance avoir en M. Malou, s’écriait M. Delfosse, lui qui, après avoir donné une démission motivée sur les vives répugnances que le système suivi par M. Nothomb lui inspirait et après avoir, devenu plus libre, blâmé ce système, a tout à coup consenti à accepter, de M. Nothomb, des fonctions plus élevées que celles qu’il avait perdues volontairement, des fonctions politiques qui le plaçaient sous la direction immédiate de M. Nothomb ? »

C’est ici que se place un incident mémorable de la carrière politique de Malou. Cet incident, provoqué par M. Henri de Brouckere (Chambre des représentants, 19 novembre 1845), a été souvent inexactement rapporté. S’exprimant avec une modération qui contrastait avec de précédentes véhémences de langage, l’honorable député de Bruxelles s’était déclaré prêt à appuyer un ministère qui fût véritablement mixte ; mais, avait-il ajouté aussitôt, « je ne me montrerais pas facilement disposé à appuyer un Cabinet composé de six messieurs Dechamps, moins encore un Cabinet composé de six messieurs Malou ».

A cette affirmation, Malou répondit par une boutade qui lui fut souvent opposée par la suite ; reprenant les termes dont s’était servi son interlocuteur, il repartit :

(page 121) « Lorsque l’honorable membre a dit qu’il n’était pas disposé à appuyer un ministère composé de six messieurs Malou, il n’a pas été assez loin. Je vais plus loin : s’il y avait devant nous un ministère composé de six messieurs Malou et s’il était possible de le combattre, je le combattrais. Il ne m’appartient pas de me prononcer sur les sentiments de conciliation qui animeraient un tel ministère ; mais je crois que, par sa composition même, il serait réduit à une complète impuissance ; je crois qu’il serait fatal au pays, comme on l’a dit, parce que, tout en désirant que l’opinion à laquelle j’appartiens, à laquelle je ne fais honneur d’appartenir, soit représentée, et convenablement représentée, je ne désire, ni pour elle, ni pour le pays, qu’il y ait un ministère entièrement composé de cette nuance. »

Malou s’est départi, en cette occurrence, de la règle qu’il semblait s’être imposée d’éviter d’inutiles et souvent dangereuses affirmations de principes. Peut-être eut-il lieu de le regretter ; ses adversaires s’en souvinrent ; le jour où Malou entra dans le ministère homogène formé par le comte de Theux - le ministère des six Malou, - ils relevèrent la contradiction entre son langage et sa conduite. Cette contradiction n’était qu’apparente : Malou avait parlé au présent, sans engager l’avenir.

Dans la période de tâtonnements que traversait la politique belge, ces variations étaient dictées par les circonstances aux hommes assez clairvoyants pour ne pas s’entêter en une attitude et s’immobiliser pour une déclaration mal interprétée.

La majorité de la Chambre, par 63 voix contre 25, approuva son langage et accorda sa confiance à M. Van de Weyer, ce ministre « qu’on était allé chercher au delà de la mer » et à ses collaborateurs dans l’œuvre d’apaisement qu’ils tentaient. Elle avait été frappée « d’entendre les accents inattendus de cette voix de (page 122) 1830, dominant, imposante et calme, les mille bruits des discordes civiles ».

Ce fut un moment d’enthousiasme, peut-être hors de mesure, pour l’unionisme renaissant. Dans une brochure politique, qui est un chef-d’œuvre du genre, M. de Decker s’écriait avec un lyrisme éloquent : « Je n’ai pu me défendre de voir quelque chose de providentiel dans cette apparition soudaine d’un vétéran de notre liberté, qu’un orage vient de jeter parmi nous comme pour nous rappeler que nous sommes tous frères, par le baptême, d’une même régénération politique et pour nous ramener tous aux sources primitives de nos inspirations nationales. » (Quinze ans (1830-1845), par P. De Decker, membre de la Chambre des représentants. Bruxelles, 1845).

Au sortir d’une crise qui avait failli l’emporter, l’esprit de 1830 semblait revivre d’une vie nouvelle. Une véritable allégresse régnait dans les rangs, encore compacts, des hommes modérés de l’un et l’autre parti.

« Où sont ces dissentiments graves ? Quel est ce fonds d’idées qui constituent des partis hostiles ? demandait à son tour Malou. Quelle est la partie du programme avoué des hommes modérés de l’une des opinions qui ne pût être signée par ceux que l’on dit appartenir à l’autre ? Depuis longtemps je cherche, sans le trouver, le mot de cette énigme. »

Et il ajoutait encore :

« Quels que soient les dépositaires momentanés du pouvoir (et l’on ne fait guère que passer sur ce banc de douleur), je souhaite qu’ils trouvent dans les Chambres une majorité mixte, animée de l’esprit qui a présidé à la direction des affaires du pays depuis 1830 ; si une pénible expérience devait se renouveler, si l’existence de ministères exclusif devait amener encore des luttes violentes, si les divisions de (page 123) partis tour à tour vainqueurs ou vaincus, majorité ou opposition, devaient se perpétuer, bientôt peut-être serions-nous amenés à considérer comme un bienfait une crise politique au dehors, qui, par l’imminence du danger commun, ferait cesser nos discordes intestines. »

C’était, hélas ! le chant du cygne ; l’échec de M. Van de Weyer, le Congrès libéral de 1846 allaient détruire ces illusions d’un moment. Mais les espérances vives que l’unionisme renaissant avait suscitées laissèrent dans l’esprit de nombreux unionistes catholiques des traces profondes ; ils vécurent de ces espérances et s’abandonnèrent à une quiétude trompeuse. Il fallut, pour dessiller les yeux, des éclats comme ceux de 1857. Dix ans après le rembarquement de M. Van de Weyer, les catholiques, toujours fidèles au principe de l’union, ne possédaient que des embryons d’organismes politiques, tandis qu’en face d’eux le parti libéral s’était puissamment organisé.

3. Le rôle central de Malou dans le nouveau ministère

Appelé au ministère le 31 juillet 1845 comme homme politique, Malou en sortit homme d’État.

Il semble que toute l’activité du cabinet Van de Weyer se soit concentrée dans le ministère des finances. Tandis que le ministre de l’intérieur, comme dépaysé, n’arrivait, après neuf mois de pouvoir, qu’à donner le jour à la loi sur la chasse, Malou, au contraire, faisait voter successivement d’habiles mesures pour parer à la crise alimentaire et au malaise économique, d’importants projets de loi sur les entrepôts francs, la comptabilité générale de l’État, l’organisation de la Cour des comptes ; il abordait aussi la question des sucres ; il réorganisait l’administration centrale des finances et défendait le budget de (page 124) 1846 contre les accusations de dilapidation de M. Delfosse et de M. Verhaegen.

4. La crise alimentaire

Le peuple, surtout le peuple des Flandres, voyait approcher avec effroi l’hiver de 1846. Une crise économique sévissait, compliquée d’une crise alimentaire. L’industrie linière qui, jusque vers 1840, avait nourri la Flandre, était, pour des causes diverses, en complet dépérissement. L’exportation des toiles avait, en six ans, diminué de près de moitié. La toile de lin cédait la place, même sur le marché national, aux cotons importés. Or l’industrie linière avait à cette époque dans les Flandres une importance dont les chiffres donnent l’idée : la culture du lin s’étendait en 1846 sur plus de 40,000 hectares des meilleures terres ; 60,000 personnes s’occupaient de la préparation du lin et du commerce des toiles que tissaient 200,000 fileuses à la main et 75,000 tisserands. Malheureusement les anciens procédés étaient demeurés en usage et tous ces artisans, sans se soucier de la concurrence étrangère, refusaient d’abandonner le métier familial : le salaire des fileuses était tombé 30 centimes, celui des tisserands à 72 centimes par jour (V. Ernst DUBOIS, L’Industrie du Tissage du lin dans les Flandres. Collection de monographies des industries à domicile. Office du travail, 1900).

Et, comme si tous les maux eussent dû fondre à la fois sur la Flandre, la récolte des pommes de terre, base de l’alimentation ouvrière, se trouva absolument compromise par un mal inconnu. Les fanes de pommes de terre se flétrissaient, les tubercules se décomposaient dans le sol ; la veille, une végétation vigoureuse couvrait des milliers d’hectares ; le lendemain, un amas d’herbes flétries infectait l’atmosphère. (THONISSEN, op. cit,, t. IV, p. 251)

(page 125) Le gouvernement n’hésita pas à prendre, sous sa responsabilité, les mesures que l’intérêt du pays réclamait. Les Chambres se réunirent du 16 au 24 septembre en session extraordinaire. Les remèdes à apporter à la crise firent seuls les frais de la discussion.

Le gouvernement, par l’organe du ministre des finances, présenta un projet de loi avant pour but de régulariser les dispositions prises par un arrêté du 5 septembre. Le projet établissait la libre entrée des denrées alimentaires, froment, seigle, pommes de terre, etc., jusqu’au 1er juin 1846, sauf un léger droit de balance. La sortie de ces denrées était prohibée jusqu’à la même époque. Enfin il était ouvert un crédit de deux millions pour des mesures relatives aux subsistances, notamment pour des primes à l’importation des pommes de terre.

Ces propositions si justifiées, si impérieusement dictées par la nécessité, valurent au ministre des finances les sarcasmes de l’opposition. L’année précédente, il est vrai, Malou avait réclamé avec le comte de Theux une protection plus forte pour l’agriculture. Il était obligé, après quelques mois, de revenir à résipiscence et d’accepter ce que M. Delfosse qualifiait de mission expiatoire. Un Frère-Orban eût peut-être hésité ; Malou était tout l’opposé d’un doctrinaire. Il ne se sentait nullement abaissé sous le joug impérieux des circonstances et s’y soumettait de bonne grâce. Il répondit à M. Delfosse par une profession de foi en l’opportunisme, sa grande règle en matière économique « Prétendre que les principes généraux doivent être maintenus dans toute espèce de circonstances, ce n’est pas tenir compte des faits, entrer dans la vie réelle, mais se maintenir dans des abstractions. Il n’y a nulle contradiction à avoir établi dans la dernière discussion certains principes et à en suspendre (page 126) l’application aujourd’hui, en présence de faits que personne ne pouvait prévoir. » (Chambre des représentants, séance du 3 mai 1845).

Le projet de loi fut adopté d’urgence. Grâce à ces énergiques mesures, les effets de la crise se firent moins durement sentir ; les prix du froment et du seigle n’atteignirent qu’une semaine 25 et 20 francs l’hectolitre ; les importations de denrées s’élevèrent à 433 millions de kilogrammes.

5. La question des entrepôts francs

(page 126) Après la Flandre, sa terre natale, ce fut aux Anversois, ses hôtes, que Malou témoigna de son intérêt et de sa sollicitude.

La Belgique, en 1845, ne possédait pas d’entrepôt franc. Le commerce anversois en réclamait l’établissement. Malou s’était rendu compte du fondement de ces réclamations. L’initiative du projet de loi ne lui appartient pas ; mais il s’en constitua, dès son arrivée au ministère, le promoteur actif et le défenseur contre les adversaires, qui ne manquèrent pas. On craignait qu’en érigeant dans les quatre principaux ports de Belgique, à Anvers, à Bruges, à Gand et à Ostende, des entrepôts francs, de nouveaux avantages fussent donnés à l’industrie étrangère, dont la concurrence se faisait déjà durement sentir. Pour dissiper quelque peu ces craintes, Malou, toujours conciliant, consentit à faire limiter à un minimum assez élevé la quantité des diverses marchandises de douanes admises à l’entrée et à la sortie des entrepôts francs. Le projet, ainsi amendé, fut adopté à une forte majorité.

Après les commerçants, ce fut le tour des raffineurs anversois de faire entendre des plaintes. Depuis une dizaine d’années, la culture de la betterave sucrière (page 127) avait pris de l’extension ; des fabriques de sucre indigène s’étaient élevées, faisant aux raffineries anversoises de sucre exotique une concurrence redoutable. Dès 1843 la question s’était posée de savoir s’il fallait maintenir les deux industries ; dès ce moment, la question des sucres avait fait dans la législation une encombrante invasion. Trois ans s’étaient à peine écoulés lorsque Malou, de nouveau dut saisir les Chambres du problème des sucres (Note de bas de page : Le droit d’accise sur le sucre brut de betterave était fixé à 30 francs par 100 kilogrammes et augmenté de 2 francs si la moyenne des prises en charge dépassait 3 millions de kilogrammes). Il apporta à l’étude de cette question si complexe une consciencieuse application et, dans le débat qui s’ouvrit, son habituelle lucidité.

La question sucrière, dès lors, n’eut plus de secrets pour lui. Il put, chaque fois qu’elle se présenta devant les Chambres, l’aborder avec la sûreté et la compétence d’un technicien. (Note de bas de page : Le 8 mars 1847, Malou déposa un projet de loi relatif à la surveillance des fabriques de sucre de betterave).

6. Les lois sur la comptabilité de l’Etat et sur la cour des comptes

(page 127) Deux grands projets de lois, déposés presque simultanément, et qui devinrent la loi organique de la comptabilité générale de l’État du 15 mars 1846 et la loi organique de la Cour des comptes du 29 octobre 1846, établirent la haute compétence financière de Malou.

Le premier projet était d’une importance primordiale : il ne s’agissait de rien moins que d’établir l’organisation budgétaire, la comptabilité des recettes et des dépenses de l’Etat belge. L’analyse de cette loi nous entraînerait à un exposé et à une discussion de tout notre régime financier. Nous n’avons retrouvé, d’ailleurs, aucun (page 128) document inédit relatif à l’œuvre législative capitale du premier ministère de Jules Malou et nous nous permettons de renvoyer, pour le surplus, au compte rendu des débats parlementaires et aux ouvrages spéciaux (Note de bas de page : Chambre des représentants, séances des 26 et 27 février, des 2, 3, 4, 5, 6 et 11 mars 1846. Sénat, séance du 13 mai 1846. Voir Ernest DUBOIS, « Etude sur le système belge en matière de budget de l’Etat », Bruxelles, 1904)).

Le plus bel éloge qu’on puisse faire de l’œuvre de Malou, c’est quelle subsiste encore. Une critique pouvait être faite à la loi de 1846 : elle forçait le ministre des finances à déposer dix mois à l’avance, c’est-à-dire à la fin de février, le projet de budget qui n’était discuté par les Chambres qu’en novembre et décembre, souvent plus tard, toujours trop longtemps après la préparation du projet et presque toujours hâtivement. Il est vrai que ce projet de budget n’était que provisoire ; le budget amendé, que le ministre présentait plusieurs mois après le premier projet, était seul réellement discuté. La critique était d’ordre théorique plus que pratique. Depuis lors, il y a été remédié (Loi du 24 juillet 1900). Le projet de budget est distribué avant le 31 octobre de l’année qui précède l’ouverture de l’exercice. Cette modification à la loi de 1846 n’a toutefois ni accéléré, ni amendé le débat budgétaire lui-même.

Il fut admis que la Société Générale continuerait jusqu’au 31 décembre 1849 le service de caisse générale de l’Etat, qui passa ensuite à la Banque Nationale.

Le projet fut adopté à l’unanimité.

On se trouvait en pleine crise ministérielle lorsque s’ouvrit la discussion du projet de loi d’organisation de (page 129) la Cour des comptes. Malou put se demander s’il lui serait donné de faire voter son projet. M. Lebeau proposa formellement l’ajournement de la discussion, à raison de l’incertitude de la situation politique ; mais le ministre des finances tint bon, et le débat s’engagea. Il fut mené rondement. La discussion dura trois jours et porta presque uniquement sur le point de savoir si le gouvernement serait ou ne serait pas représenté par un procureur général près la Cour des comptes. Malou repoussa cette proposition de M. Lebeau, qu’il qualifiait d’inconstitutionnelle et jugeait sans utilité.

La difficulté la plus lourde, à son sens, était de concilier l’indépendance du contrôle préventif de la Cour des comptes avec l’indépendance d’action du gouvernement. Aussi s’appliqua-t-il à faire nettement ressortir, des explications qu’il donna à la Chambre, le caractère spécial du droit de visa. « La véritable mission de la Cour des comptes, disait-il, n’est pas de juger s’il y a réellement une dépense créée par un ministre, mais d’examiner si celui qui s’est présenté comme créancier de l’Etat est réellement créancier de l’Etat, et, en second lieu, d’examiner si le gouvernement, en imputant la dépense sur l’article qu’il indique, est réellement dans les termes de la loi du budget. Si la Cour n’a pas son opinion formée à cet égard, elle a le droit de soumettre la question à la Chambre, qui statuera en arrêtant le compte de cette année. »

L’ensemble du projet de loi fut voté à l’unanimité ; il n’y a été introduit aucune modification organique jusqu’aujourd’hui.

Deux succès aussi éclatants vengeaient amplement Malou des attaques dont il avait été l’objet à propos de ce que l’on appela l’affaire Habets.

L’abbé Habets, cuvé de Sainte-Croix à Liége, occupait une partie de l’ancien palais des princes-évêques de Liége et l’avait converti en maison de refuge pour les filles repenties. Le gouvernement, en quête d’un immeuble où il put loger l’administration provinciale, vendit à l’abbé Habets, de la main à la main, l’ancien hôtel provincial incendié. La gauche fit de cette opération un scandale ; elle accusa le ministre des finances d’avoir prévariqué de ses droits en ne faisant pas une vente publique, d’avoir fait un marché de dupe. Tour à tour, M. Rogier, M. Verhaegen, M. Delfosse, M. Lebeau reprochèrent à Malou de n’avoir écouté que ses sympathies pour la mainmorte. Cet incident, depuis longtemps oublié, remua longtemps la presse et l’opinion publique.

7. Le ministère Van de Weyer échoppe sur la question de l’organisation de l’enseignement moyen

Au conseil des ministres s’agitait, en ce moment, une question grave, celle de l’enseignement moyen, sur laquelle l’entente était loin de se faire. Le discours du Trône annonçait un projet de loi. A diverses reprises, au cours de la discussion de l’adresse, les membres du Cabinet avaient affirmé l’homogénéité de leurs vues. Le fondement de cet accord était le projet de loi présenté naguère par M. Rogier.

Mais l’homogénéité était plus apparente que réelle ; le jour où il fallut songer à l’application des principes admis en thèse générale, des dissentiments profonds se firent jour.

Les idées que l’on prêtait à M. Van de Weyer n’étaient pas sans alarmer les catholiques. Malou rassurait son frère : « Je ne puis vous dire qu’une chose, c’est qu’il ne faut pas douter de moi. Je comprends l’importance (page 131) d’une bonne solution et j’épuiserai tous les efforts les plus énergiques pour y arriver. » Hélas il ne lui suffit pas de bon vouloir ; malgré des efforts poursuivis pendant de longues années, il n’arriva jamais à la solution qu’il désirait.

Il semble, cependant, que M. Van de Weyer ait, au début, caressé l’idée d’attacher son nom à une loi de conciliation semblable pour l’enseignement moyen à celle qu’avec tant de succès Nothomb avait fait voter pour l’enseignement primaire. Il semble même que cet accord eût pu se réaliser sur la base du projet présenté, le 30 juillet 1834, par M. Rogier à la Chambre des représentants. (Note de bas de page : M. Rogier demandait la création de trois athénées royaux modèles, placés sous la direction exclusive du gouvernement. En dehors de cela, liberté entière était laissée aux communes d’établir ou de subsidier des établissements d’enseignement secondaire. L’enseignement de la religion était déclaré obligatoire et confié aux ministres du culte).

Mais M. Van de Weyer n’avait pas l’énergie de son prédécesseur. Ses amis lui reprochaient son effacement, ses capitulations. Poussé vraisemblablement par le désir de donner des gages de libéralisme, le ministre de l’intérieur voulut compléter le projet de 1834 par « les développements indiqués par l’expérience » (Note de bas de page : M. Van de Weyer proposait notamment les modifications suivantes : création de dix athénées royaux au lieu de trois et de douze collèges communaux ; défense d’adopter des établissements privés là où il y avait des athénées ou des collèges communaux ; pas de subsides du gouvernement aux établissements libres ; l’enseignement de la religion pouvait être donné par les ministres du culte, mais l’action de l’autorité religieuse était réglée par la loi). Il se trouva seul de son avis au sein du Conseil : M. d’Hoffschmidt présenta un projet transactionnel ; les autres ministres s’en tinrent au projet de 1834. « Si l’on ne (page 132) s’attachait qu’aux principes constitutionnels et vraiment libéraux, écrivait à cette occasion Malou (Notes inédites sur l’enseignement moyen, 17 février 1846), les questions que soulève l’organisation de l’enseignement moyen seraient très facilement résolues. Les difficultés proviennent de ce que l’enseignement libre est considéré non comme l’usage d’un droit, mais comme constituant une usurpation, un envahissement. « Le clergé, ajoutait-il, de quelque religion que ce soit, est indépendant et libre dans son action. Son concours ne peut être forcé. Il est seul juge des conditions qu’il veut y mettre. » Le ministre de l’intérieur disait : Le clergé a beaucoup d’établissements, donc créons-en beaucoup aux frais de l’Etat. Malou répondait justement que la conclusion contraire lui paraissait seule logique et bonne ; l’unique règle devait être de satisfaire aux nécessités. Il alla cependant jusqu’à concéder qu’un athénée fût établi au chef-lieu de chaque province ; il revendiqua, en même temps, le droit pour les communes d’adopter et de subsidier comme il leur plairait les établissements libres. Il élabora un projet de loi comportant les ultimes concessions qui pouvaient être faites.

Tous ces efforts échouèrent devant un désaccord de plus en plus manifeste. Dans ces conditions, le 2 mars 1846, les ministres remirent leur démission au Roi, qui chargea M. Van de Weyer de reconstituer un ministère sur les bases de celui qui venait de démissionner (Note de bas de page : Les membres du Cabinet du 13 juillet 1845 ont arrêté, en commun, des explications sur l’objet de leurs dissentiments. Le départ de M. Van de Weyer rendait ces explications nécessaires. Elles furent publiées en une brochure intitulée « Dissentiment entre les membres du Cabinet sur la question de l’enseignement moyen ». Bruxelles, Deltombe, 1846).

(page 133) Si la formation d’un nouveau cabinet Van de Weyer avait abouti, il est permis de croire que Malou en eût fait partie. Il écrivait, le 16 mars, à son frère : « Ne croyez pas aux bruits des journaux : ils prétendent que j’ai refusé de rester si le ministère se complétait par MM. de Chimay, Orban et Prisse. (Note de bas de page : Sur le refus de M. Louis Orban d’entrer dans cette combinaison, voir THONiSSEN, op. cit., t. IV, p. 168, note I). Ce n’est pas moi qui ai tremblé ; d’autres n’ont pas osé, parce qu’un certain nombre de membres de la droite trouvaient la combinaison ridicule et que le centre gauche, en grande partie, s’y trouvait hostile.» Son frère lui donnait raison : « Tenez ferme, non seulement aux principes, mais au portefeuille. Si quelqu’un doit céder dans le ministère, ce n’est pas celui qui représente la majorité. »

Cependant, le « replâtrage » ne réussit pas et M. Van de Weyer s’en retourna à Londres.