(Paru à Bruxelles, en 1905, chez Dewit)
(page 1) Tout homme, a écrit Lacordaire, a sa genèse particulière, proportionnée à son service futur dans le monde, et dont la connaissance seule peut bien expliquer ce qu’il est.
Il faut, en effet, pour comprendre l’homme d’Etat et l’homme intime que fut Jules Malou, le chrétien qu’il ne cessa d’être dans un siècle volontiers sceptique, se pénétrer de la forte éducation qu’il reçut et des traditions familiales dont il recueillit l’héritage.
Le nom de Malou s’orthographiait autrefois Malo. Il fut introduit, du nord de la France en Flandre, au début du dix-huitième siècle, par Pierre-Antoine Malou.
Issu d’une ancienne et notable famille originaire du bourg de Villers-Pol, Pierre-Antoine Malou acheva ses études au collège des Jésuites à Douai, puis s’établit à Ypres. Il y épousa, le 13 janvier 1738, Livine-Dorothée Howijn, (page 2) et fut reçu, à l’occasion de son mariage, bourgeois de la ville. Il mourut le 22 septembre 1772, laissant une fille et deux fils, Jean-Baptiste et Pierre-Antoine.
Ce dernier joignit à son nom celui de sa femme, Marie-Louise Riga. Pierre-Antoine Malou-Riga avait une âme trempée à l’antique. Né à Ypres le 9 octobre 1753 (Note de bas de page : La « Biographie nationale », t. XIII, contient une notice du baron Jean Béthune sur Pierre-Antoine Malou-Riga. Une note lui est consacrée dans la biographie de Mgr J-B Malou, évêque de Bauges, par Jungmann (« Der Katholik ». Mayence, 1866, t. I et II)), il avait amassé aux affaires une fortune considérable lorsqu’éclata la révolution brabançonne. Déjà, étant échevin de sa ville natale, il avait donné la mesure de son dévouement à ses concitoyens. Dès qu’en 1788, se manifestèrent les prodromes de l’agitation antiautrichienne, Pierre Malou adressa à Joseph II un mémoire pour la défense des gildes menacées dans leurs privilèges. Son nom s’entoura de popularité.
En dépit des protestations l’empereur maintint ses exigences ; il se produisit un vif mécontentement dans le peuple de Flandre ; les Yprois, à tort ou à raison, accusèrent leurs magistrats de complaisance et se portèrent tumultueusement devant l’hôtel de ville en menaçant de mort le bourgmestre. Celui-ci, terrorisé, fit en hâte prier Malou-Riga d’intervenir et de calmer le délire populaire. Il y réussit non sans peine.
Il fallait que sa popularité fût solide pour permettre cette médiation. Pierre Malou, dans les curieux mémoires que ses descendants ont conservés, attribue moins à lui-même qu’à sa famille l’ascendant qu’il exerçait sur ses concitoyens. « Ce n’est à aucune cabale que je dois cette influence, disait-il pour se défendre contre certaines insinuations, mais à des bienfaits que le peuple a reçus constamment de mes parents, de mes frères et de moi, (page 3) à la manière généreuse dont mes parents ont soutenu beaucoup de familles et, enfin, au grand nombre de bâtisses considérables auxquelles bien des ménages ont dû un abri. »
Après la défaite des Impériaux à Turnhout par le général Van der Mersch, et le départ précipité du gouverneur autrichien, la révolution brabançonne s’étendit à toutes les provinces belges. Un homme se trouva naturellement désigné par les services rendus, par les gages de patriotisme qu’il avait donnés, pour prendre la tète du mouvement insurrectionnel en Flandre : Malou-Riga. D’un consentement unanime, il fut appelé à la direction du bureau de la guerre et, bientôt après, au commandement général des volontaires de West-Flandre.
Dès lors il se livra tout entier à sa mission patriotique, avec une abnégation qui précipita sa ruine, avec un héroïsme qui brava la mort et finit dans l’exil.
L’hôtel qu’il occupait à Ypres se transforma en arsenal. Des compagnies entières en sortirent équipées, à ses frais, aux couleurs d’ardoise des volontaires yprois. Enflammés par l’ardeur belliqueuse de leur chef, les patriotes west-flamands furent les derniers à obéir au mouvement de soumission qui se dessina dans nos provinces après la mort de Joseph II, grâce aux dispositions conciliantes de son frère et successeur, Léopold II. Les Yprois ont conservé longtemps le souvenir de la fête où, au milieu d’un grand concours populaire, l’on célébra les Etats-Belgiques-Unis autour du chapeau de la Liberté, promené par toute la ville dans l’équipage de Pierre Malou, et aux mains de son fils aîné Jean-Baptiste.
Le 30 novembre 1790, Malou-Riga adressait aux volontaires west-flamands une dernière proclamation et des ordres de mobilisation. Inutile effort, suivi bientôt de la soumission générale et d’une généreuse amnistie. (page 4) Dans la crainte de représailles, Malou s’était retiré avec les siens à Lille ; le comte de Metternich lui signifia, au nom de l’empereur, qu’il ne serait pas inquiété ; il rentra à Ypres, abandonna la vie publique et reprit ses affaires.
Dans la tourmente de cette vie, ce ne fut qu’une trêve de deux ans. L’entrée victorieuse dans nos provinces des bataillons de Dumouriez, vainqueur des Autrichiens à Jemmapes, raviva les espérances des anciens partisans de Van der Noot et Van der Mersch.
La République promettait la paix aux peuples qui embrasseraient la liberté. Malou-Riga rêva pour la Flandre d’une existence indépendante, sous un gouvernement populaire. Tandis que la Convention hésitait à annexer les provinces belges, il cherchait à gagner à ses idées Dumouriez et les conventionnels Gensonné et Merlin de Douai. Les décrets de la Convention anéantirent brutalement ces espérances. Impuissants à résister par les armes, les Etats de Flandre tentèrent de se prévaloir de leurs droits et chargèrent quatre délégués de plaider leur cause à la barre de la toute-puissante assemblée.
Pierre Malou, l’un des représentants de la West-Flandre, arriva à Paris, le 12 janvier 1793. Occupée en ce moment à juger Louis XVI, la Convention ne put entendre les courageux députés flamands que le 26 janvier. Malou-Riga, interprète éloquent des Etats de West-Flandre, se prévalut des récentes tentatives d’organisation d’un gouvernement populaire, pour s’élever contre l’annexion qui ne devait s’étendre qu’aux Etats réfractaires à la liberté. Son discours fut écouté sans aucun signe d’improbation ; il eut un moment l’espoir que la Convention reviendrait sur sa décision ; il multiplia les démarches. Ce fut en vain l’annexion fut décrétée.
(page 5) Revenu à Ypres après l’échec de sa mission, suspecté de tiédeur envers la République, Malou eut à souffrir de l’hostilité personnelle du commissaire de la Convention. Ses anciens partisans eux-mêmes, oublieux des services qu’il avait rendus, le chargeaient des maux de la patrie.
La sécurité des siens lui commanda de fuir ; il se réfugia d’abord en Hollande, puis à Hambourg ; ses biens furent confisqués ; le commissaire de la République s’installa dans sa demeure ; Pierre Malou se trouva ruiné.
Sans perdre courage, laissant ses deux enfants à la garde de leur mère, il s’embarqua, en juillet 1795, pour l’Amérique. Il s’établit d’abord banquier à Philadelphie, puis il acheta des terres à l’endroit où s’élève aujourd’hui Princetown, dans le New-Jersey ; il comptait s’y fixer définitivement avec sa famille, quand il apprit la mort de sa femme, décédée le 18 octobre 1797. Lorsque, quelques mois plus tard, il regagna Hambourg, il n’y retrouva plus ses enfants, que leur oncle, le chanoine Riga, avait ramenés en Flandre. Emigré et proscrit, il ne pouvait les rejoindre.
Alors un drame intime remua cette âme éprouvée par tant d’amertume. Pierre Malou songea à entrer à la Trappe. Il avait quarante-huit ans. Sa santé ne lui permit pas de donner suite à ce dessein. Il se dirigea en 1801 vers le séminaire de Wolsau, en Franconie. Il y reçut les premiers ordres sacrés.
Quelques mois plus tard, après avoir revu ses enfants, il s’acheminait vers la Russie, où les Jésuites proscrits avaient trouvé un refuge. Cachant son nom, il entrait, le 13 juin, en qualité de frère coadjuteur au couvent de Dünabourg. Un visiteur reconnut un jour, dans le frère employé aux travaux de jardinage, l’ancien général des patriotes west-flamands. Pierre Malou ne put dissimuler (page 6) davantage son identité ; il se remit aux études et fut ordonné prêtre.
Chargé d’abord d’enseigner les langues au collège de Mohilew, puis à Witebsk et à Orcha, le P. Malou fut envoyé au collège de New-York, lorsqu’en 1811 la Compagnie fonda de nouveaux établissements dans l’Amérique du Nord.
Deux ans plus tard, l’évêque de New-York lui confiait l’administration de la paroisse de Saint-Pierre, dans sa ville épiscopale.
Aucune épreuve ne devait être épargnée à cette âme d’élite. Des accusations aussi ridicules qu’odieuses furent dirigées contre le P. Malou. L’évêque, Mgr Connolly, circonvenu par son entourage, y ajouta trop facilement foi. La cause fut portée en Cour de Rome et déférée à la Propagande. Malgré les invitations pressantes que lui adressaient des évêques des Etats-Unis, le P. Malou refusa de quitter le diocèse de New-York et attendit avec sérénité l’arrêt de la Cour pontificale. La Propagande ne prononça qu’en 1825, après une longue instruction. Le P. Malou, complètement réhabilité, remplit encore pendant deux ans ses fonctions pastorales. Il mourut le 10 octobre 1827, sans avoir revu son pays, ayant bu longuement à la coupe de l’épreuve. Le corps du grand-père de Jules Malou repose dans les cryptes de la cathédrale Saint-Patrick, à New-York. Sa mémoire est restée en vénération parmi les catholiques, qui lui doivent le développement de leurs écoles.
On ne nous reprochera pas d’avoir ravivé la cendre de ce pieux héros. Ses vertus honorent au même titre la Patrie et l’Eglise, dont il fut le généreux serviteur.
(page 7) Cependant les deux fils de Pierre Malou-Riga, Jean-Baptiste et Edouard Malou, avaient atteint l’âge d’homme. Rentrés dans leur ville natale, ils s’y étaient définitivement établis, avaient reconstitué leur patrimoine et conquis l’estime de leurs concitoyens. Edouard Malou-Vergauwen représenta, durant de longues années, l’arrondissement d’Ypres au Sénat ; à sa mort, en 1849, son frère aîné, Jean-Baptiste, le père de l’évêque de Bruges et de Jules Malon, lui succéda et siégea pendant dix ans à la Haute Assemblée
Jean-Baptiste-François Malou était né à Ypres en 1783. Livré à ses seules forces au sortir de l’enfance, il avait fait de la vie un dur apprentissage. Homme intègre, modeste, d’un mérite éprouvé, esprit très ouvert, possédant une remarquable culture littéraire, c’était surtout un chrétien, que la solidité des convictions arrêta sur la pente du libéralisme où s’engageait la bourgeoisie flamande. Par son mariage avec Mlle Vandenpeereboom-Béthune, il avait renoué des liens étroits avec la terre de Flandre.
Six enfants naquirent de leur union trois fils, Jean- Baptiste, Jules et Victor, et trois filles.
Au foyer familial s’ouvrit l’esprit et se forma le cœur de Jules Malou. C’était à Ypres, dans la rue Saint-Jacques, un vaste immeuble entre cour et jardin. Ses hautes fenêtres dorment toujours sous l’arcade de leurs moulures en coquilles, et la façade, qui ne manque pas de lignes, se rehausse encore de sa gracieuse balustrade de ferronnerie. Aujourd’hui, la cour d’honneur, où l’on accède par une grille étroite, sert de lieu de récréation aux (page 8) enfants d’une école primaire, et les Soeurs de Saint-Joseph occupent la maison.
Là grandirent en frères et en amis Jean-Baptiste et Jules Malou. Jean-Baptiste, né le 30 juin 1809, avait un an de plus que son frère, né le 15 octobre 1810. Lorsque l’aîné atteignit dix ans, il fallut s’enquérir d’autres maîtres que ceux qui, modestes et inconnus, donnèrent aux jeunes Malou les rudiments de l’instruction.
Sous le règne de Guillaume Ier, il n’était guère aisé, pour les familles catholiques, de pourvoir à l’éducation de leurs enfants. Le gouvernement, avec une obstination bornée, s’efforçait par une série d’arrêtés de concentrer en ses mains l’instruction de la jeunesse.
Pour se conformer aux vues de l’autorité centrale, l’administration communale d’Ypres ouvrit un collège dont l’enseignement fut confié à des maîtres selon le cœur du roi Guillaume. Des établissements semblables existaient, notamment à Courtrai et à Gand.
S’il n’eût écouté que les conseils de l’intérêt, M. Malou-Vandenpeereboom n’eût pas hésité à placer ses enfants dans l’un ou l’autre de ces établissements officiels. Il n’en fit rien, et, au commencement d’octobre 1819, envoya son fils aîné au célèbre établissement de Saint-Acheul, près d’Amiens, que dirigeaient les Pères Jésuites. Jean-Baptiste y retrouva beaucoup de jeunes compatriotes, parmi lesquels ses cousins Alphonse et Ernest Vandenpeereboom.
Pour la première fois, Jean-Baptiste et Jules Malou sont séparés ; c’est à ce moment que prend naissance une correspondance suivie entre les deux frères, qui ne s’interrompra qu’à de rares intervalles et se poursuivra jusqu’en 1864, au décès de l’évêque de Bruges. Jules n’avait que neuf ans ; il écrivait à Jean-Baptiste « Je serai toute ma vie votre frère et ami. »
(page 9) Cependant, dans nos provinces, la guerre à l’enseignement libre se poursuivait avec une intensité redoublée. Un arrêté était intervenu, le 14 juin 1825, défendant d’ouvrir aucune école de latin sans l’autorisation du département de l’intérieur, tandis qu’un autre arrêté, du 14 août, interdisait d’admettre aux Universités et au Collège philosophique de Louvain les jeunes gens qui auraient fait leurs humanités hors du royaume.
C’était établir en fait un monopole et apporter à la liberté des catholiques les plus odieuses vexations ; on leur laissait le choix ou bien de désobéir à leur conscience, ou bien de sacrifier l’avenir de leurs enfants.
M. Malou-Vandenpeereboom ne tergiversa pas. Il décida que, dès la rentrée d’octobre 1825, Jules accompagnerait son frère à Saint-Acheul. Comme un ami s’étonnait qu’il prît ce parti, M. Malou répondit, confiant et résolu « Je n’ai qu’une chose à faire mon devoir ; Dieu fera le reste. »
(page 9) Saint-Acheul, au moment où Jules Malou y arriva, était dirigé avec grand succès par le P. Loriquet. On y enseignait les humanités et la philosophie. L’établissement ne comptait pas moins de neuf cents élèves, dont cent et trente Belges.
La Restauration avait maintenu, avec toutes ses prérogatives, le monopole de l’Université. Ce monopole s’étendait à tous les établissements d’enseignement moyen, à l’exception des petits séminaires. Les évêques furent admis, par tolérance, à multiplier ces établissements et à les confier aux Jésuites.
Tandis que les lycées devenaient, au témoignage de (page 10) Lamennais, « d’horribles repaires du vice et de l’irréligion », les huit petits séminaires ouverts par la Compagnie jouirent d’un succès qui alla grandissant pendant les quelques années qu’il leur fut donné d’exister.
L’élite de la jeunesse belge rencontrait à Saint-Acheul la fleur de la jeunesse française, et l’influence qu’exercèrent les uns sur les autres ces jeunes gens fut hautement salutaire. Là se cimentèrent des amitiés qui devaient résister aux événements politiques et au recul du temps.
Jules Malou passa trois ans dans cette maison, où son frère en avait passé huit. Il y suivit, avec beaucoup de succès, les classes de quatrième, de troisième et de poésie. Il excellait en l’art, fort en honneur alors, de traduire en vers latins les grands thèmes héroïques ou lyriques, aussi bien que les événements les plus futiles de la vie du collégien. Un recueil était offert par lui à son père, avec cette dédicace :
« Hoec, pater, accipias ; nostri peperere labores ;
« Carmina si placeant, crede, beatus ero. »
Il manifestait dès lors un goût, plus tard très développé, pour la géographie. Les mathématiques aussi le passionnaient. Affectionné de ses maîtres, il ne pouvait concevoir qu’on pût être aussi heureux dans un autre établissement. Ses parents étaient bien décidés à l’y laisser poursuivre ses études, lorsqu’à la fin de l’année scolaire 1828, d’inquiétantes rumeurs parvinrent à Saint-Acheul.
L’existence des huit séminaires-collèges était menacée. La Compagnie de Jésus n’étant pas parmi les congrégations autorisées, les libéraux criaient à la violation de la loi. Pour les satisfaire, on remplaça le grand-maître de l’Université, Mgr Frayssinous, par M. de Vatimesnil. (page 11) L’opposition continuait de se dire en théocratie. Alors, croyant calmer les esprits, le ministre de Martignac soumit à la signature de Charles X les ordonnances du 15 juin 1828. Il y était enjoint aux supérieurs des petits séminaires de ne plus recevoir que des élèves se destinant à l’état ecclésiastique ; l’enseignement dans les séminaires était défendu à quiconque n’avait affirmé par écrit qu’il n’appartenait à aucune congrégation non autorisée.
C’était l’arrêt de mort de Saint-Acheul. Les élèves se séparèrent, l’âme navrée, de maîtres tant aimés : « Quitter cette maison pour ne plus la revoir comme je l’ai vue si longtemps, écrivait Jean-Baptiste, quitter des maîtres qui sont proscrits au moins pour quelques années, quitter des amis et des camarades qui pleurent sur le présent et tremblent pour l’avenir, dire adieu à ces études, à ces classes que j’ai vu bâtir, à cet établissement que j’ai habité pendant plus de la moitié de son existence et presque la moitié de la mienne, voilà ce que je crains d’envisager. »
Jules Malou ne conserva pas à un moindre degré que son frère le culte de Saint-Acheul, « cette maison, écrivait-il, que, malgré tout le bien-être possible, je regretterai toujours ». Quelques mois plus tard, il adressait au nom des anciens élèves une lettre au P. Loriquet, ce Jésuite qu’on a tant calomnié. Celui-ci, très ému de ce témoignage spontané d’attachement, répondit à Jules Malou « Je ne sais, mon cher et bien-aimé enfant, comment vous exprimer combien j’ai été touché de votre bon souvenir et des sentiments d’affection que vous conservez pour Saint-Acheul et pour ceux qui s’y étaient consacrés an soin de votre enfance. Ils auraient été heureux de terminer un ouvrage que votre bonne volonté leur rendait si facile. Dieu en a disposé autrement ; (page 12) notre devoir a été de nous soumettre sans murmures ; mais le sacrifice a été bien adouci par la marque si cordiale, si naïve, d’attachement que vous nous avez donnée dans un moment pénible. J’en garderai le souvenir toute ma vie. Toute ma vie aussi je me rappellerai que c’est à votre bon esprit, à votre bonne conduite, comme à celle de ceux qui vous y ont précédé, que Saint-Acheul a dû la haute réputation qui l’avait placé à la tête de tous les établissements de ce genre. » (Le P. Loriquet à Jules Malou. Paris, 10 janvier 1829).
Privés en France de leurs maisons d’éducation, les Jésuites ne pouvaient se transporter avec leurs élèves dans les Pays-Bas, où l’arrêté du 14 juin 1825 était toujours en vigueur. Les maîtres de Saint-Acheul se dispersèrent ; plusieurs prirent le chemin du Collège de Fribourg, en Suisse, où beaucoup de leurs élèves les rejoignirent.
(page 12) Rentré à Ypres, Jules Malou ne fut satisfait que lorsqu’il eut arraché à ses parents la promesse de pouvoir achever ses études littéraires à Fribourg, auprès de ses anciens maîtres.
L’opposition la plus vive fut sans doute celle de Mme Malou. Mère inquiète et tendre, elle craignait une séparation prolongée ; les lettres se feraient plus rares et les nouvelles plus reculées. Mais Jules resta le maître.
Le 15 octobre 1828, une voiture de poste s’éloignait rapidement d’Ypres, emportant un collégien nanti d’un passeport du ministre des affaires étrangères, baron Verstolk de Soelen, où il était enjoint « aux amis et allié de Sa Majesté le roi des Pays-Bas de laisser passer (page 13) M. Jules Malou, étudiant, natif d’Ypres, allant avec ses hardes et bagages en France et en Suisse ».
Plusieurs compatriotes, anciens élèves de Saint-Acheul, se joignirent à Jules en cours de route. Nous ne le suivrons pas dans la narration complète qu’il fit de son voyage, passant au galop des postiers par Lille, Cambrai, Compiègne, Paris - où il s’arrêta quelques heures à peine - brûlant les étapes de Dijon, Besançon, Pontarlier. Les beautés de la nature jurassique plongent dans l’admiration le collégien flamand. Il en fait à ses parents des descriptions d’un enthousiasme peut-être excessif, « mais dans ces lieux, s’excuse-t-il, l’imagination est peu maîtresse d’elle-même >.
N’est-ce pas un joli morceau, que celui-ci :
« ... Je me trouvai au plus haut du Jura ; le brouillard s’était dissipé, il fuyait derrière moi et le voile étendu sur la nature paraissait levé à ce moment pour me faire admirer la beauté de ces lieux. J’avais à ma droite un ravin d’une profondeur effroyable, au fond duquel roulait un torrent que je voyais se briser contre des rochers ; sur ses bords s’élevaient des rocs couverts de sapins ; j’avais à ma gauche, sur une ligne à peu près droite, toute la chaîne du Jura dont le sommet était enveloppé de nuages ; la racine des montagnes avait une couleur bleue tirant sur le gris et j’avais devant moi le magnifique amphithéâtre de la Suisse entière ; j’apercevais comme des taches blanches entre les hautes collines, une partie des lacs de Neufchâtel et de Genève ; les tours des villes et des villages, quelques châteaux frappaient nos regards éblouis et, pour servir de fond à ce tableau admirable, la chaîne des Alpes fermait l’horizon et paraissait une grande lisière blanche aux rayons du soleil. »
A mesure qu’il approche de Fribourg, son impatience (page 14) grandit. La réalité répondra-t-elle au rêve qu’il s’est forgé ? Va-t-il retrouver le cher, l’« infortuné » Saint-Acheul, plus cher puisque persécuté, plus beau puisque transporté en un paysage de rêve ? Mais l’y voici. « Pour le voyageur qui vient d’Yverdun par la grand’ route de Fribourg, le collège, écrit-il à ses parents, est la première chose qui se présente aux regards. Bâti un peu à l’ouest de l’enceinte de la ville, sur une hauteur taillée presque à pic, son immense façade regarde l’Orient et domine de toute l’élévation du roc qu’elle surplombe un étang assez vaste qui s’élargit à ses pieds. »
La première impression, dès qu’il a franchi le seuil, est de tristesse. L’accueil qu’on lui fait est bon, quoique « d’une gravité qu’on croirait approcher de la froideur, si on n’était prévenu ». Heureusement il retrouve un ami de Saint-Acheul, le P. Labonde, qui s’informe aussitôt de Jean-Baptiste. Les cours n’ont pas repris. L’immense établissement est désert. Jules met à profit les quelques jours de liberté qui lui restent pour explorer les alentours de Fribourg. Il en exprime, en vers latins, les charmes à son frère Jean-Baptiste. Il fait aussi la connaissance du Recteur, le P. Walle, un Flamand de Poperinghe. Presque tous les professeurs d’ailleurs, sauf ceux de Saint-Acheul, sont des Jésuites flamands. Chaque jour arrivent à Fribourg de nombreux élèves ; Jules retrouve soixante de ses condisciples de Saint-Acheul. Au jour de la rentrée, le collège ne compte pas moins de huit cents élèves.
C’est alors, dans cette grande maison, un spectacle réconfortant de vie et de jeunesse, d’animation et d’entrain. La discipline est sévère, mais d’une sévérité qui n’atteint pas la rigueur. A certains jours, le collège est en fête, à l’occasion, par exemple, de la visite de l’évêque de Fribourg, qu’accompagnent les avoyers du (page 15) canton ; Jules Malou leur adresse quelques strophes gentiment enlevées. Il peint à son frère le rhétoricien qu’il est : « diligent et paresseux, latiniste et helléniste, orateur ou plutôt discoureur et rimeur, c’est un peu de tout cela ».
« La rime est mon plaisir ou plutôt ma folie », écrit-il à Jean-Baptiste.
« Aimer les vers, les traits malins, »
« Fuir la sombre mélancolie »
« Si je suis fou, moi j’en conviens, »
« Mes amis, c’est là ma folie. »
Les sujets les plus variés l’inspirent. Sa muse s’unit à celle de Byron pour célébrer la Grèce ; Navarin lui suggère une ode ; puis c’est le printemps, la montagne, les lacs qu’il chante tour à tour ; il s’inspire du Tasse, évoque Tancrède et Clorinde ; il imite Anacréon, Horace, puis les livres saints, et paraphrase les hymnes sacrées. Il dédie une ode curieuse au P. Loriquet, en adresse une autre au cardinal de Rohan, dont la visite à Fribourg et l’exquise bonté ont impressionné vivement les jeunes imaginations. Puis Saint-Acheul revient encore, avec le souvenir de maîtres chéris. Le jeune poète a, pour célébrer l’amitié, des accents du plus pur dix-huit cent trente ; il correspond en vers avec son cousin Alphonse Vandenpeereboom et son ami Théodore de Montpellier. Deux de ces recueils de vers subsistent, datés l’un de 1828, Mes Distractions, l’autre de 1829, Mes Loisirs. L’auteur se juge lui-même en un vers de Martial, placé en exergue :
« Sunt bona, sunt quœdam mediocria, sunt mala plura. »
L’éloignement du pays natal fait germer de sombres (page 16) pensées dans ce cerveau de vingt ans ; la crainte saisit parfois notre poète de mourir sur la terre étrangère, sans avoir revu ses parents :
« Eh quoi ! Dieu tout-puissant, faudra-t-il que je meure
« Pour ton éternité mille ans ne sont qu’une heure,
« Et tu m’arrêterais au sortir du berceau ?
« Mais non, tu ne veux pas de ma courte existence
« Quand il s’allume à peine, éteindre le flambeau.
« J’ai goûté tes bienfaits, j’espère en ta clémence,
« Mais un pressentiment plus fort que l’espérance
« Déjà sous un cyprès me montre le tombeau
« II me semble le voir… et je vais y descendre. »
Pour rallumer sa gaieté, il y a heureusement les lettres de Jean-Baptiste, pris, lui aussi, de la démangeaison de la rime. Entre ces deux frères, séparés toute leur vie, se noue de plus en plus étroitement une amitié faite de confiance et d’expansion, née et nourrie de la conformité de l’idéal et des aspirations, et qui fut pour l’un et pour l’autre d’un secours, Dieu sait combien puissant ! à tous les moments de l’existence.
Jules Malou, que son frère Jean-Baptiste appelle « notre politicien en herbe », n’est pas à Fribourg sans nouvelles des événements qui préparent la révolution belge de 1830. Le Courrier des Pays-Bas les lui apporte régulièrement. Il s’intéresse vivement au vaste mouvement de pétitions qui est le prélude du soulèvement :
« Presque toutes les villes et beaucoup de bourgs et grands villages, lui écrivait son père, adressent des pétitions aux Etats Généraux pour demander la liberté de la presse par l’abrogation des arrêtés de 1815, la liberté de l’enseignement, l’abolition de l’impôt mouture et l’insertion dans le nouveau Code du jugement par jury ;ces pétitions se couvrent d’un nombre immense de signatures dans toutes les villes. »
(page 17) Toutefois, à Ypres, on est peu protestataire. « Nous avons ici un grand nombre de gens sans énergie ni caractère, qui ne s’inquiéteraient pas que le monde fût bouleversé, pourvu qu’ils n’en éprouvent aucune commotion ; il y a huit jours que la pétition est déposée et il n’y a pas encore cinquante signatures. »
La France est pour les anciens élèves de Saint-Acheul une seconde patrie. Jules Malou lui porto un vif intérêt ; il s’est abonné à la Gazette de France et chaque jour lui parvient la nouvelle d’une concession des royalistes aux libéraux, prêts à tout entreprendre, « à ne laisser au Roi du très chrétien et très solide royaume que le droit de chasse dans ses bois ».
Cependant, à l’encontre de ses espérances, Jules Malou n’avait pas retrouvé à Fribourg un autre Saint-Acheul. Après quelques mois, il se mit à regretter amèrement l’insistance qu’il avait mise à se faire envoyer dans ce grand collège froid.
Comment s’ouvrir à ses parents de cette pénible confidence sans leur mettre dans le cœur trop de trouble et d’émoi ? Une première lettre est arrêtée au passage par les « douaniers » de l’établissement. Tant mieux ! car elle n’était pas assez habilement conçue. Jules se remet à l’œuvre et fait parvenir à Ypres un billet où il expose ses plaintes : il est malheureusement tombé sur un maître qui ne l’a pas compris et ne parvient pas davantage à se faire comprendre
Le malicieux élève s’y prend adroitement à mettre les rieurs de son côté, aux dépens de l’autorité. Le professeur, ayant un jour commis une erreur au cours d’une (page 18) opération algébrique, Jules s’en aperçut et s’empressa, à la grande joie de ses condisciples, d’en faire la remarque. Rien d’étonnant à cela, d’ailleurs, quand l’on saura que dès la rhétorique Jules Malou correspondait avec le savant mathématicien Cauchy.
La conscience de sa supériorité le poussait à multiplier ses actes d’indiscipline. Le P. Walle, qui lui portait un vif intérêt, avait vainement tenté de le ramener à de meilleures dispositions. « Son caractère opiniâtre, écrivait-il à M. Malou, l’entraîne dans certaines circonstances à mépriser l’autorité ; il a peut-être une trop grande connaissance de ses moyens naturels ; de là beaucoup de suffisance et de prétention. Du reste, ses bonnes manières et son excellent cœur font son éloge. » De plus graves récidives mettent enfin à bout de patience et d’expédients le bon Recteur, qui se décide à écrire derechef à M. Malou pour le prier, cette fois, ou de rappeler son fils ou d’effectuer le plus promptement possible le voyage de Suisse ; « les intérêts de Jules y sont attachés, ainsi que l’honneur de la respectable famille à laquelle il appartient ; tout est à craindre pour l’avenir ».
Quel chagrin causa semblable message, lorsqu’il parvint au foyer paisible de la rue Saint-Jacques, on le devine ; d’ailleurs deux lettres de M. Malou nous le disent. Nulle part les qualités éminentes de cœur et de jugement de ce digne père n’apparaissent comme au travers de l’émotion spontanée de ces pages.
La première lettre est adressée à Jules, qui venait, en pleurant, de confesser à ses parents ses insubordinations.
« Ta lettre, mon cher Jules, et celle que M. le Recteur a eu la bonté de nous adresser nous ont causé une douleur aussi vive que profonde ; elles ont arraché des larmes à ta mère.
(page 19) « Tu reconnais tes torts et tu les avoues, mais il y a quelques mois tu les reconnaissais et les avouais aussi.
« Quoique ton bulletin ainsi que M. le Recteur ne fassent aucune mention de mauvais compagnons, je ne puis me persuader que cela n’y soit pour quelque chose et, si cela est, je te conjure, même je t’ordonne de les quitter, car je me flatte encore que tout cela ne vient pas uniquement de ton fond et ce m’est une espèce de consolation.
« Ce que je crois y découvrir aussi, c’est une bonne dose de présomption qui te fait aller en avant et un faux amour-propre qui t’empêche de reculer. Mais, mon ami, quelle sotte présomption est la tienne, de vouloir apprendre à ton professeur comment il doit faire la classe ; ton devoir se borne à profiter autant que possible de l’instruction qu’on te donne ; la refuser est un crime, c’est manquer à tes maîtres et c’est manquer à tes parents, c’est même manquer à la divine Providence qui n’a pas accordé la même faveur à des milliers de jeunes gens qui en profiteraient avec avidité, s’ils étaient dans l’heureuse position de pouvoir en jouir.
« Rappelle-toi, mon ami, ces paroles sorties de la bouche de Notre-Seigneur : Qui se exaltat humiliabitur.
« Dans ces paroles de vérité tu trouveras, à la fois, le remède et la consolation. Tu as manqué à ton professeur en classe, et devant tous. Eh bien ! mon ami, je t’engage, te supplie même, de faire un effort et de lui faire tes excuses de la même manière. Que de mérites tu retirerais d’une pareille action et que je serais heureux d’en être le témoin ! »
La seconde lettre est destinée au P. Walle ; elle est plus poignante encore ; le pauvre père remercie le Recteur de Fribourg de la longanimité dont il a fait preuve à l’égard de son fils : « Je vous supplie d’avoir encore un peu de patience, je n’ai aucun titre pour vous le demander, mais faites-le pour Dieu, je vous en prie, car si vous abandonniez cet enfant, où pourrait-il trouver l’affection que vous voulez bien lui porter et les talents qui peuvent en faire un homme et un chrétien ? »
(page 20) M. Malou ajoutait qu’il craignait de se rendre à Fribourg. « Tel que je me connais, je suis beaucoup plus fort de loin que de près. Si vous connaissiez, écrivait-il avec une touchante confiance, mon peu de force et de capacité, je crois que vous seriez de mon avis. Néanmoins, si ma lettre ne produit pas l’effet que j’en attends et si vous jugiez qu’il est urgent que je vienne, comme la chose est de la plus haute importance, je quitterais tout et me rendrais à votre avis. »
A la lecture de la lettre qui lui était adressée, Jules fut vivement remué et, sous le coup du repentir, sa franche et généreuse nature reprenant le dessus, il répondit à son père « Comment vous exprimer la peine que m’a causée votre lettre ? Elle naît tout entière de la vôtre. Je me suis peint par la pensée votre désolation et je me suis accusé de tous ces maux. Je reconnais avec douleur la bonté de vos conseils, fondés sur les paroles de Celui qui est Vérité. Je sais mieux que tout autre combien je suis loin de l’état où je devrais être après sept heureuses années de grâces à Saint-Aeheul. »
Mais des éducateurs comme le P. Walle et M. Malou ne s’abusent pas sur le vrai état d’âme d’un enfant. Leur vigilance ne fut point surprise. Ils s’aperçurent qu’au fond Jules n’avait pas abdiqué. En effet, dans une nouvelle lettre, celui-ci s’en prenait au Recteur même et déplorait la légèreté avec laquelle il avait demandé son envoi à Fribourg, où « les études sont d’une nullité déplorable et les maîtres à une hauteur inaccessible ».
Dans ces conjonctures, M. Malou n’hésita plus à partir. Il atteignit Fribourg le 4 septembre, avec Jean-Baptiste. C’était la veille de la distribution des prix. Malgré la crise qu’il avait traversée, Jules remportait de brillants succès ; il obtenait le second prix d’excellence. « Si le coquin avait voulu, il aurait été premier en tout, » (page 21) disait à Jean-Baptiste un de ses maîtres de Saint-Acheul.
Avant de prendre une résolution pour la suite des études de Jules, M. Malou jugea opportun d’opérer une diversion. Il fit, avec ses deux fils, un tour de Suisse ; Théodore de Montpellier les avait rejoints ; ce ne furent plus que joyeux rires. Lorsque M. Malou s’en revint trouver le P. Walle, Jules lui-même demanda à rester à Fribourg pour y continuer son instruction.
La philosophie y était enseignée en latin. Une large part était réservée aux sciences naturelles et aux mathématiques. Le professeur, le P. Veire, était un homme sec, qui ne s’échauffait qu’au contact du syllogisme. Cependant, Jules s’en déclare très satisfait. Son ardeur renaît ; ses qualités foncières ont repris le dessus. Des compatriotes sont venus grossir le chiffre des Belges à Fribourg, et, parmi eux, Pierre de Decker. Les cours de philosophie comptent soixante élèves ; au bout du second terme, Jules est classé premier.
Au mois d’avril 1830, il ne sait encore s’il se consacrera au droit ou aux sciences ; il cherche une orientation. Afin de mûrir sa décision, il prie instamment ses parents de le laisser encore un an à Fribourg, pour y suivre le cours de physique, complément de celui de philosophie.
Pourquoi tant d’insistance ? Par qui Jules est-il retenu à Fribourg ? Ses parents s’alarment. A-t-il oublié la maison paternelle, sa bonne ville d’Ypres ? N’a-t-il plus la nostalgie des plaines de Flandre ? Pourquoi ces lignes pétries de mystère : « Que je quitte le collège cette année, ou seulement l’année prochaine, il n’en faudra pas moins, tôt ou tard, choisir un état, prendre une détermination pour la vie... Ce choix est le moment (page 22) d’où dépend l’éternité. Je voudrais donc avoir une année, qui n’est que de huit mois, pour penser plus prochainement, plus mûrement à cette grande affaire et où le pourrais-je mieux qu’à Fribourg ? »
Jules parle des conseils de ses maîtres ; ses parents craignent des influences qui attirent le jeune et brillant philosophe vers le noviciat.
« Détrompez-vous, s’empresse de leur écrire Jules, vous serez les premiers confidents de ma vocation ; il faut distinguer deux sortes d’influences. Quand je parle de personnes influentes, cela ne veut pas dire celles qui exerceraient sur mes jugements, sur ma manière de voir, un empire absolu ; je ne reconnais à personne cet empire... Chacun est libre là-dessus, dans toute l’étendue du mot liberté ; on ne peut pas plus juger pour moi et me faire juger qu’on ne peut vouloir pour moi. Je ne reconnais donc pas pour raisonnable une telle influence ; je suis bien éloigné de m’y soumettre et d’agir conformément à son impulsion. Mais il est une influence d’un autre genre : celle que possède l’avis d’un homme ou de plusieurs que l’on reconnaît comme prudents et désintéressés, et celle-là est si éminemment raisonnable qu’il est impossible à la raison de tout homme de s’en défendre… Tranchons le mot : vous craignez le noviciat ; pour moi cette pensée est écartée, mise hors de délibération et effacée de la liste des différents états sur lesquels je puis avoir à délibérer. »
Ceux qui, au moment de s’engager en tâtonnant sur le chemin de la vie, ont eu le bonheur de rencontrer de ces hommes prudents et désintéressés, n’auront pas de peine à se représenter les entretiens de Jules Malou avec les maîtres dont il aimait à prendre le conseil.
A demi rassuré, M. Malou insista cependant pour que son fils reprît, après deux ans d’absence, le chemin (page 23) d’Ypres. Jules quitta donc Fribourg, en emportant et y laissant, malgré les jours orageux de rhétorique, un excellent souvenir, se séparant de camarades avec lesquels il allait conserver de bonnes relations d’amitié : le comte Théodore du Prat, les Nicolaï, les Diesbach.
Le sage P. Walle ne le vit qu’à regret s’éloigner sans avoir passé par le cours de physique. « Où que vous alliez et quoi que vous fassiez, ajoutait l’excellent Recteur, toujours et partout, vous continuerez à marcher dans la voie où vous êtes si bien entré. »
Le retour de Jules était impatiemment attendu à Ypres. « Je compte souvent, lui écrivait sa mère, combien de semaines, combien de jours nous séparent ; je calcule d’après les probabilités ; ce compte ne m’est pas aussi familier qu’à vous, mais je m’occupe de vous, et c’est une occupation dont je me lasse difficilement. »
Ce n’était pas seulement son père et sa mère, ses frères et ses sœurs qu’il tardait à Jules de revoir, c’était encore, en la personne de Jean-Baptiste, son confident intime. Les deux frères étaient possédés d’une égale passion de l’étude. Pendant les années de leur séparation, ç’avait été entre eux un échange ininterrompu de correspondances dont les discussions sur la littérature, le droit naturel, la logique, les sciences exactes formaient le fond, alternant avec odes et sonnets.
Jean-Baptiste se sentait attiré vers l’état ecclésiastique. Comme le collège philosophique de Louvain était seul ouvert aux jeunes clercs, plutôt que de s’y rendre, il (page 24) était resté dans sa ville natale, se livrant en privé à l’étude des sciences sacrées et profanes. Jules se promettait de s’associer aux travaux de son aîné, de participer à sa vie studieuse, dans la paix de la vie de famille. Dans ces dispositions, il quitta Fribourg. Au moment où il franchissait la frontière de son pays, au mois d’août 1830, celui-ci était au matin de la Révolution.
Parti de Bruxelles, le mouvement insurrectionnel avait gagné rapidement toutes les villes du pays. Partout s’organisaient des gardes bourgeoises pour le maintien de l’ordre et la défense des libertés. A Ypres, Jean-Baptiste Malou assura, comme lieutenant, le service de la garnison.
Le Gouvernement provisoire ayant décrété la réunion d’un Congrès national, M. Malou-Vandenpeereboom fut élu parmi les suppléants de cette assemblée.
L’émancipation de la Belgique ne fut pas l’œuvre exclusive d’un parti ; catholiques et libéraux, oublieux de leurs dissentiments, s’unirent contre l’oppresseur commun ; l’union qui dota la Belgique d’une Constitution, d’une monarchie, d’une organisation nouvelle des pouvoirs, demeura respectée comme un palladium jusqu’au jour où se dissipèrent les dernières menaces de danger extérieur.
Chose étrange, les jours troublés de la Révolution comptèrent parmi les rares où la famille Malou vécut rassemblée.
Dans les conversations entre les deux frères, le problème de leur destinée dut se poser souvent. Jules se montrait indécis. Epris des spéculations abstraites, doué aussi d’un sens pratique très délié, il possédait des dons naturels que la formation juridique devait développer. (page 25) Poussé par son père vers l’étude du droit, Jules se soumit à cette impulsion et trouva sa voie.
De son côté, Jean-Baptiste avait obtenu la faveur, ardemment désirée, d’éprouver sa vocation au centre même de la catholicité.
Ce fut la douleur d’une longue séparation.
A Rome, Jean-Baptiste retrouva Théodore de Montpellier, attiré par les mêmes affinités vers la Ville Eternelle. Ils suivirent les cours de l’Académie noble ecclésiastique, où étudiait, en même temps qu’eux, Joachim Pecci. Jean-Baptiste Malou passa ensuite par le collège germanique. Il fut ordonné prêtre le 2 novembre 1834. Promu docteur en théologie en 1835, il rentra en Belgique.
Il préluda par un acte d’humilité à une carrière qui, en quelques années, le mena aux plus hautes charges et aux plus éminentes dignités. Obéissant au conseil de Mgr Boussen, évêque de Bruges, le jeune et distingué ecclésiastique vécut quelques mois au séminaire épiscopal, afin de se familiariser avec le clergé du diocèse. Il fut aussi quelque temps professeur de théologie au couvent des Capucins de Bruges.
C’est là, qu’en 1836, le chanoine de Ram vint le chercher, pour lui confier peu après la chaire de théologie dogmatique à l’Université de Louvain. L’abbé, devenu bientôt le chanoine Malou, se consacra de toute son ardeur à ce haut enseignement, ainsi qu’à de nombreuses et remarquables publications. Il ne s’arracha à ces travaux qu’en 1848, pour répondre à l’appel de son évêque. Accablé d’ans et d’infirmités, Mgr Boussen avait dû se décharger d’une part du fardeau, devenu trop lourd, de son épiscopat. Il le confia au chanoine Malou, qu’il eût voulu voir désigner comme coadjuteur avec droit de succession. La mort prévint la réalisation de cet (page 26) ultime désir. Mais quelques semaines après le décès de Mgr Boussen, le pape Pie IX nomma le chanoine Malou au siège épiscopal de Bruges, qu’il occupa avec éclat durant quinze ans.