(Paru à Bruxelles en 1945, chez La Renaissance du Livre)
(page 80) Le Gouvernement Provisoire ne voulant pas supporter seul la responsabilité de la conduite des négociations diplomatiques institua à cette fin, dès le 18 novembre 1830, un comité composé de membres du Congrès. Deux jeunes en étaient l’âme : Sylvain Van de Weyer et Jean-Baptiste Nothomb. Ils avaient autour d’eux, comme garants devant l’Assemblée, des députés plus âgés et moins engagés dans les affaires : le comte d’Arschot, le comte de Celles, Destriveaux qui fut remplacé à la fin de l’année par Ch. Lehon. Le comité recevait les dépêches ; il y répondait après avoir, dans les cas les plus graves, consulté le Congrès. Il faisait constamment rapport à celui-ci, fort exigeant pour tout ce qui regardait sa prérogative souveraine. Au Gouvernement, à côté de Van de Weyer qui cherchait à devenir un vrai ministre des Affaires Etrangères, Alexandre Gendebien continuait à s’occuper des relations avec la France où il se rendit à plusieurs reprises en mission. Il gardait le contact avec les hommes du mouvement et s’imaginait être de taille à faire marcher, fût-ce malgré lui, le prudent Louis-Philippe. Il n’existait donc pas à Bruxelles, pour la conduite des relations extérieures du nouvel Etat, une tête responsable, un chef qualifié pour tenir en mains (page 81) tous les fils.
Au contraire, sous l’autorité jalouse et impersonnelle du Congrès, il y avait de la confusion entre les attributions respectives du Gouvernement Provisoire et du Comité diplomatique. Au sein de celui-ci, l’unité de vues faisait défaut. L’obligation de tout délibérer en commun et surtout celle de rendre compte à tout moment au Congrès et de répondre aux questions précises qu’on y posait constamment rendaient à peu près impossible, soit l’exécution d’une manœuvre réclamant quelque finesse, soit la conservation d’un simple secret. En régime parlementaire, le gouvernement négocie librement et les Chambres n’interviennent que pour ratifier ou improuver ce qui a été fait. On n’en était pas là. Le Congrès entendait garder la haute main sur les pourparlers eux-mêmes ; il exigea plus d’une fois la lecture à la tribune de rapports qui mettaient en cause de hautes personnalités étrangères au risque de brûler ses informateurs ; il ouvrit des débats publics sur les questions les plus susceptibles d’enflammer les passions nationales ; il paralysa ses envoyés par des instructions trop précises débattues sans aucun souci de discrétion ; il poussa même l’inconvenance jusqu’à se prononcer publiquement en faveur du mariage du roi encore inconnu avec une des filles de Louis-Philippe, ce qui valut à Firmin Rogier, chargé d’affaires belge à Paris, une verte remontrance du comte Sébastiani. Le Congrès qui se montra si judicieux et si sage dans l’élaboration de la Constitution, ne fit point la preuve des mêmes qualités dans le règlement des affaires diplomatiques. Jusqu’à la Régence, il prétendit en exercer effectivement la direction ; il ne laissa pas une latitude suffisante à ceux qui en étaient chargés. Il se trompa à la fois sur les principes et sur les méthodes.
Sylvain Van de Weyer était un jeune ambitieux de vingt-sept ans, sorti du professorat. Il parlait plusieurs langues, ce qui favorisa sa fortune. Sa qualité maîtresse était la souplesse. Il savait se faire tribun pour le peuple, beau diseur au Congrès, causeur distingué dans les salons. Sans plan ni doctrine personnelle, (page 82) il cherche à prendre le vent. Il demeure pendant les premiers mois sous l’influence d’Alexandre Gendebien son ami, et n’a pas en politique d’autres vues que les siennes. Mais il s’instruira vite. Plus tard, dans l’importante légation de Londres, où il finira ses jours, riche, honoré, marié à une Anglaise de l’aristocratie, il rendra des services considérables jusque sous le règne de Léopold II. Mais, en 1831, il est un de ceux qui conduit le navire tout droit sur les récifs.
Jean-Baptiste Nothomb, de deux ans plus jeune, est au contraire, non seulement un diplomate né mais aussi un homme d’Etat, le plus précoce et sans doute le plus complet de ceux que le Congrès ait produits. Dès le début, il possède sur la mission européenne de la Belgique des idées rationnelles que l’étude de notre histoire a mûries. Ce Luxembourgeois, libéral jusqu’aux moelles, unioniste d’esprit et de cœur, s’est lancé dans la Révolution avec une passion que son âge explique ; mais, chez lui, la raison commande en dernier ressort et inspire tous les actes. Plus ferme et plus volontaire que Van de Weyer, plus capable de porter de hautes responsabilités, il possède cette faculté maîtresse du vrai diplomate qui est, en réalité, non pas de feindre et de mentir, mais de savoir entrer dans la pensée de l’adversaire, de saisir ses mobiles, de comprendre le pourquoi de ses réactions. Il ne s’obstine pas dans une voie qui apparaît condamnée ; il en cherche aussitôt une autre, car ce petit homme grave, à lunettes, au verbe abondant, est plein d’imagination et de ressources. Il possède également une dose exceptionnelle d’audace et de courage. Son influence ira grandissante. Il s’impose d’abord au Comité diplomatique dont il assume le travail de rédaction, puis au Congrès où ses explications claires et précises portent la lumière. Quand Van de Weyer, momentanément discrédité, devra céder le portefeuille des Affaires Etrangères à Joseph Lebeau, Jean-Baptiste Nothomb demeurera au ministère en qualité de secrétaire général permanent et y restera tant qu’il voudra bien ne pas être ministre. En 1831, il jouera avec son chef la partie (page 83) décisive à Londres et au sein du Congrès, et il la gagnera. Il aura beau être plus tard membre du gouvernement, premier ministre, envoyé de son roi à Berlin et doyen de la Carrière, consulté par tous comme un oracle, jamais il ne vivra des heures plus grandes que celles de ses vingt-cinq ans.
Le comte d’Arschot, ancien page du somptueux prince-évêque de Liége Velbruck, fait à côté de Van de Weyer et de Jean-Baptiste Nothomb figure de mentor. Il a soixante ans ; il a rempli diverses charges publiques sous le régime déchu. C’est un patriote sincère, d’esprit libéral, un modéré qui a donné des preuves de sagesse et de bon sens bien qu’il gérât fort mal son patrimoine privé. Le comte de Celles, qui a servi le roi Guillaume dans la carrière diplomatique, connaît sans doute mieux le monde, mais il est prisonnier de la déformation qu’il a subie sous l’Empire. Il est exclusivement français de tendances et n’a d’autre pôle d’attraction que Paris. Quand il y représentera la Belgique, il s’y fera mystifier malgré ses liens étroits avec la famille royale qui auraient dû lui permettre de voir dans le jeu de Louis-Philippe.
Ch. Lehon, sorti du monde des affaires, est un homme appliqué, un esprit juste. Ce Tournaisien de bonne compagnie, lié d’amitié avec le Régent, est poussé par une femme ambitieuse, d’une rare et insolente beauté, qui ne sera pas étrangère à ses succès ultérieurs.
Le comité diplomatique se met à l’œuvre. Il doit se constituer un embryon de services administratifs. C’est ainsi qu’il recrute le jeune Jules van Praet, ami et beau-frère de Paul Devaux, en qualité de secrétaire. L’équipe dirigeante se forme ainsi petit à petit. Le Comité s’exerce à la dialectique et inaugure l’échange de notes avec la Conférence de Londres qui a pris en mains, au nom de l’Europe, le règlement de la question belge. Il enregistre des protocoles et refuse même parfois d’en recevoir. Il prend contact avec les agents officieux des puissances : M. Besson, envoyé français, M. Cartwright, envoyé anglais, suivi bientôt de l’imposant lord Ponsonby. Le Comité est naturellement (page 84) bien novice et il s’amuse, au début, à troubler ses interlocuteurs par des déclamations révolutionnaires. Il arrivera même au Congrès, plus rassis, d’exercer sur sa prose une censure opportune. Mais la fonction, rapidement modèle les hommes qui l’exercent le mieux. Van de Weyer et Jean-Baptiste Nothomb apprirent les premiers, leur métier de diplomates belges.
Le 15 décembre 1830, la Belgique adhéra au Protocole du 17 novembre par lequel les Puissances, agissant en qualité de médiatrices entre la Hollande et les Provinces révoltées, proclamaient entre ceux qu’elles reconnaissaient donc comme des belligérants un armistice indéfini placé sous leur garantie. Cette haute intervention annonçait que le fait belge s’était imposé à l’Europe, surprise et mécontente. En l’acceptant malgré toutes les réserves possibles, la Belgique révolutionnaire entrait dans la voie nécessaire d’une entente avec ceux qui, quinze ans plus tôt, avaient disposé d’elle sans la consulter.
Le 20 décembre, les Puissances faisaient un pas de plus : sous la pression de l’Angleterre et de la France qui se sont mises d’accord non sans peine, la Conférence de Londres se déclara décidée « de combiner l’indépendance future de la Belgique avec les stipulations des traités, avec les intérêts et la sécurité des autres Puissances et avec la conservation de l’équilibre européen ». La notification de cette prise de position décisive fut faite à Bruxelles dans la nuit du 31 décembre ; c’était le fruit d’une transaction entre ceux qui étaient disposés à s’accommoder des faits acquis et ceux qui demeuraient foncièrement hostiles à l’indépendance belge. Celle-ci, malgré les efforts de lord Palmerston qui venait de succéder au Foreign Office à lord Aberdeen, ne faisait encore l’objet que d’une reconnaissance implicite et en quelque sorte conditionnelle. De plus, la Conférence se mettait en conflit direct avec les Belges en refusant de comprendre dans le nouvel Etat le Luxembourg révolté comme les autres provinces, sous prétexte que ce territoire qui avait toujours fait partie des anciens Pays-Bas Catholiques avait été attribué (page 85) en 1815 au roi Guillaume en compensation de quatre petites principautés cédées à la Prusse par la Maison de Nassau. Cette fiction juridique avait justifié l’érection du Luxembourg en grand-duché relevant de la Confédération germanique mais rien n’avait changé à son administration ; le roi des Pays-Bas avait gouverné le Luxembourg au même titre que toute autre province du royaume. La formule avait eu pour but de permettre l’occupation de la forteresse de Luxembourg par des troupes fédérales ; pour le reste, elle n’avait aucune signification. La Révolution avait triomphé dans tout le Luxembourg comme ailleurs, sauf dans les murs mêmes de la capitale où des troupes allemandes tenaient garnison. La Conférence de Londres entendait refuser aux Luxembourgeois ce droit de disposer d’eux-mêmes qu’elle se disait prête à reconnaître à leurs autres compatriotes belges. Mais cette difficulté n’était pas la seule qui s’annonçait. Les Belges revendiquaient pour des motifs de convenance que révèle la seule lecture d’une carte du Bas-Escaut, la Flandre Zélandaise ; ils n’occupaient pas ce territoire dont la possession importait grandement .à la liberté de navigation sur le fleuve et à l’écoulement des eaux des polders du pays flamand. Les Belges exigeaient aussi la conservation de tout le Limbourg qu’ils tenaient fermement en entier sauf la place de Maestricht.
La discussion qui s’ouvrait de la sorte forme le drame de cette révolution de 1831 dont le Congrès fut le centre vivant. La Belgique victorieuse du roi de Hollande est ivre du triomphe de ses jeunes forces ; elle ressent puissamment les liens qui unissent toutes ses provinces ; elle a forgé sa personnalité sur l’enclume de toutes les douleurs qu’elle a endurées depuis quarante ans. Elle se sait une vieille nation. Elle respire à pleins poumons l’air d’un siècle épris de liberté. Elle s’indigne de rencontrer des obstacles ; elle rejette toute décision sur ses affaires prise sans elle et contre elle.
Mais la Belgique, qu’elle le veuille ou non, est un (page 86) centre vital de l’Occident, et ce qui s’y passe intéresse par la force des choses les maîtres de l’heure. La Révolution, en détruisant le royaume des Pays-Bas érigé par les vainqueurs de Napoléon comme un rempart contre l’impérialisme toujours redouté de la France et hérissé par leurs soins de fortifications, avait porté un coup de hache dans l’œuvre complexe des traités de Vienne. La France, assagie dans son gouvernement mais encore en proie à la fièvre consécutive à ses défaites, ne pouvait qu’applaudir ; mais les autres puissances étaient mécontentes ou franchement hostiles. L’Angleterre, fort occupée de réformes intérieures et militairement inapte à une intervention sur le continent avait admis assez facilement le principe de l’indépendance de la Belgique pourvu qu’elle fût réelle. Mais la Prusse, l’Autriche et la Russie n’en voulaient pas. Elles s’y résignaient pour conserver la paix si chèrement acquise, mais elles espéraient encore qu’un événement quelconque annulerait le consentement qu’elles avaient dû donner à la suite de l’accord intervenu entre l’Angleterre et la France. La position de celle-ci était singulière. Si la rupture du royaume des Pays-Bas représentait pour elle une victoire, la reconnaissance de l’indépendance de la Belgique n’en constituait pas moins le renoncement à un des objectifs traditionnels de sa politique. Louis-Philippe comprenait que ce renoncement était la condition sine qua non de l’entente avec l’Angleterre à laquelle il tenait avant tout par amour de la paix ; mais l’opinion publique était moins sage. De là, dans la politique française à l’égard de la Belgique nouvelle, de subits retours en arrière et des cheminements secrets qui en troublèrent à plusieurs reprises l’harmonie. Talleyrand, ambassadeur à Londres du roi des Barricades, caressa sans cesse, dans le secret l’idée d’un simple et honnête partage.
Les Puissances, dans la pensée de toucher le moins possible au statu quo, s’étaient d’abord ralliées, après le divorce hollando-belge, à l’idée de placer sur le trône du nouveau royaume le prince d’Orange qu’elles (page 87) savaient avoir des partisans dans le pays. La France n’accepta cette solution que du bout des lèvres parce que pas assez radicale ; mais il vint un moment où elle s’y rallia dans la seule pensée de créer le gâchis en Belgique. L’Angleterre, mal informée de l’état véritable de l’opinion et en retard, comme toujours, d’une idée, crut de bonne foi jusqu’en mars 1831, à la possibilité de faire accepter cette combinaison par le pays. Les Puissances conservatrices ne voulaient entendre parler d’aucune autre.
Pour faire face à une situation aussi délicate, il aurait fallu à Bruxelles un gouvernement fort, capable d’inspirer confiance à ceux qui avaient un penchant pour la liberté, il aurait fallu tenir à chacun le langage qu’il était à même de comprendre ou tout au moins de supporter ; il aurait fallu négocier en secret, opposer les intrigues des uns à celles des autres, jouer sans cesse au plus fin dans la coulisse. Au lieu de cela, on n’avait pas même un ministère ; on avait une assemblée souveraine à deux cents têtes, infatuée de son omnipotence, mais sensible aux clameurs de la rue et aux vitupérations d’une presse libérée de tout frein ; on avait des dirigeants novices qui connaissaient peut-être, grâce à Montesquieu, la constitution de l’Angleterre, mais qui ignoraient tout de sa politique. Le Congrès indisposa tout le monde en votant la brutale exclusion des Nassau au lieu de réaliser tout simplement celle-ci par l’élection rapide d’un prince agréable à certaines Puissances. On sait aujourd’hui par les révélations des archives que la candidature du prince de Saxe-Cobourg, qui ne fut posée que tardivement, aurait eu les plus grandes chances de réussir dès le mois de décembre 1830 si les Belges avaient fait preuve de plus de dextérité. Mais le Gouvernement Provisoire, le Comité Diplomatique et le Congrès ne comprirent pas les motifs profonds de l’attachement de l’Angleterre à la formule orangiste ; ils ne virent pas qu’elle redoutait avant tout de voir le Royaume de Belgique devenir un simple satellite de la France, « une petite Navarre », comme on disait volontiers à Paris. (page 88) Alexandre Gendebien, « l’éloquence faite homme, la poésie faite action, l’imprudence faite système» (Pierre Nothomb, la révolution de 1831, p. 124) contribua beaucoup à cette erreur fatale. Tant qu’il domina le Congrès par le prestige des services qu’il avait rendus à la Révolution, la tâche des constructeurs du royaume s’avéra impossible.
Les perspectives défavorables ouvertes par les premiers protocoles furent confirmées le 20 janvier par un acte solennel fixant les Bases de Séparation entre la Belgique et la Hollande. Les Puissances déclaraient que la Belgique constituerait un Etat perpétuellement neutre et qu’elle serait formée des territoires du royaume des Pays-Bas n’ayant pas appartenu aux Provinces-Unies en 1790, sauf le Grand-Duché de Luxembourg. Les revendications de la Belgique sur la Flandre Zélandaise étaient dédaigneusement repoussées ; le Limbourg était partiellement et le Luxembourg entièrement sacrifiés. On ne voulait donc pas d’une Belgique forte ; on ne l’admettait que mutilée dans le concert des nations, ouverte à tout venant, privée de ses positions sur la Moselle, le Bas-Escaut et la Basse-Meuse. Le principe même de sa révolution recevait un cruel démenti par le refus de reconnaître les droits des populations du Limbourg et du Luxembourg.
Le Congrès, en proie à la plus vive émotion, repoussa cet arrêt par une protestation éloquente qui fut votée le 1er février. L’opinion publique, déchaînée, réclamait la rupture de l’armistice et la guerre. Le Gouvernement Provisoire et le Comité Diplomatique ne surent pas trouver le moyen de continuer utilement les négociations ; ils négligèrent systématiquement l’Angleterre ; ils crurent habile de faire savoir à la Conférence que ses décisions pourraient les obliger à demander eux-mêmes la réunion à la France. Ce chantage enfantin ne pouvait avoir d’autre effet que d’inspirer à Londres les doutes les plus sérieux sur la volonté des Belges de constituer un Etat vraiment (page 89) indépendant et de pousser les Puissances à ne pas affaiblir la Hollande qui demeurait, en arrière, comme une sorte de seconde ligne de résistance contre les entreprises françaises.
Les suspicions entretenues contre les Belges furent renforcées, au même moment par les fausses manœuvres auxquelles ils se livrèrent dans leurs recherches pour trouver un roi. Le Congrès, dans sa grande majorité, avait compris la nécessité de faire choix d’un prince étranger appartenant déjà à cette internationale des Cours qui exerçait en Europe un magistère pacifique, et apte par conséquent à procurer à son pays d’adoption les relations et les appuis qui lui manquaient. A la fin de novembre 1830, certains membres du Gouvernement Provisoire avaient jeté les yeux sur le prince Léopold de Saxe-Cobourg, qui venait de refuser, pour des motifs qui l’honoraient, le trône de Grèce. Mais l’affaire ne fut pas menée avec la vigueur et l’adresse requises. La France, un instant favorable, devint hostile à la candidature d’un favori de l’Angleterre. L’idée, lancée un jour au Congrès par P. Devaux, ne trouva aucun écho. Sur ces entrefaites, après que l’on eut agité dans certains milieux sans influence, les candidatures de l’archiduc Charles, ancien Gouverneur Général des Pays-Bas et du prince de Naples, les Patriotes se divisèrent brusquement en partisans du duc de Nemours, second fils de Louis-Philippe, âgé de seize ans, et du duc de Leuchtenberg, âgé de vingt ans, fils du prince Eugène de Beauharnais et d’une princesse bavaroise. Le premier était appuyé par le Gouvernement Provisoire et par tout ce que le Congrès comptait de partisans et d’amis de la France Le second était soutenu par Joseph Lebeau et par ceux qui redoutaient que l’accession au trône d’un fils du roi des Français n’eut l’apparence d’une annexion déguisée.
Ces deux candidatures étaient également malheureuses et elles jetèrent le pays dans une situation quasi inextricable. L’un et l’autre prince étaient trop jeunes pour remplir la charge vacante de chef de (page 90) l’Etat. Le Congrès ne se laissa pas arrêter par cet argument parce qu’il ne sentait pas la nécessité d’une monarchie agissante et active. Au contraire, il n’était pas loin de voir des avantages à ce que le premier roi des Belges dût achever en quelque sorte son éducation en Belgique, dans le milieu issu de la Révolution. Au surplus, il ne voyait guère dans la Couronne qu’un symbole. A ce point de vue, le duc de Nemours, quoique mineur, parlait à l’imagination de la plupart comme appartenant à la dynastie d’Orléans, que la Révolution de Juillet avait porté sur le pavois. Le chapeau rond et le parapluie de son père exerçaient sur la bourgeoisie de chez nous une singulière attirance. Mais il y avait des objections plus graves encore qui dépassaient la question des personnes. Le duc de Nemours, c’était fatalement aux yeux de l’Europe méfiante, l’influence de la Cour des Tuileries installée à Bruxelles ; par contre, le duc de Leuchtenberg, c’était pour la monarchie de Juillet dont la Belgique avait besoin, un rival de tendances bonapartistes installé à proximité de la frontière. Comme l’a dit plus tard Jean-Baptiste Nothomb dans son magistral Essai sur la Révolution belge, œuvre d’apologétique mais aussi de doctrine, la candidature Nemours avait un caractère antieuropéen, tandis que la candidature Leuchtenberg avait un caractère antifrançais sans être européen Toutes deux avaient été le fruit de machinations tortueuses poursuivies à Paris et dont leurs partisans belges furent les dupes. Ils croyaient acheter par un prince français ou un prince de souche française l’appui diplomatique de la grande nation voisine. Les uns voyaient dans Nemours une garantie contre toute tentative d’annexion, « une barrière de délicatesse », affirmait au Congrès Jean-Baptiste Nothomb, qui se trompait avec ses collègues du Comité Diplomatique ; les autres voyaient précisément dans le même prince un moyen d’y parvenir sans violer le décret proclamant d’indépendance. L’enthousiasme de certains pour Leuchtenberg, auquel le destin réservait de mourir jeune à Lisbonne après (page 91) son mariage avec la reine de Portugal, ne s’explique que par des réactions contre les dangers évidents de la candidature Nemours et par l’éblouissant souvenir qu’avait laissé derrière elle l’épopée impériale.
Le Congrès prit feu quand il sut que les Puissances prononçaient l’exclusive contre les deux favoris. De nouvelles intrigues pour le prince d’Orange, menées à Londres, à Paris et dans le pays même, stimulèrent sa patriotique et fière intransigeance. Le 19 janvier, Joseph Lebeau prend les devants et propose l’élection de Leuchtenberg dont au surplus, l’acceptation reste douteuse ; le 25, un grand nombre de députés influents déposent une motion en faveur de Nemours. La fièvre s’empare de l’opinion. Leuchtenberg, malgré les influences officielles, semble gagner du terrain. C’est alors que la France, toujours décidée, comme l’exigeait le maintien de l’entente anglaise, à refuser à la Belgique le fils de son roi, fit donner à Bruxelles des assurances officieuses du contraire. Le Comité Diplomatique et le Gouvernement Provisoire mordirent en plein à l’hameçon. La discussion se prolongea pendant six jours, du 29 janvier au 3 février. On entendit plus de soixante orateurs, bien que plusieurs discours. aient été, selon les journaux du temps, « sacrifiés à l’impatience de la Nation ». Alexandre Gendebien, Blargnies, Le Hon, Forgeur, le véhément Robaulx, Van de Weyer, Jean-Baptiste Nothomb lui-même, défendirent Nemours avec tous les arguments que pouvaient suggérer le souci de l’amitié française et l’admiration pour la monarchie de Juillet. Lebeau, Jottrand, Devaux, Gerlache parlèrent en faveur de Leuchtenberg, avec la conviction de lutter encore une fois pour l’indépendance du pays. Van Meenen avait raison de dire au Congrès avant le scrutin : « Le fruit que nous récoltons aujourd’hui d’une diplomatie à la fois humble et présomptueuse, téméraire et timide, c’est que par un fatal concours de circonstances, à force de présentations et d’exclusives, surtout de la part du cabinet français auquel nous nous sommes trop imprudemment liés, nous en sommes réduits a opter (page 94) entre deux candidats devenus en quelque sorte inévitables ». M. Bresson, l’agent français à Bruxelles, se multiplia pour enlever aux partisans de Nemours la crainte d’un refus. Le gouvernement français poussa la ruse jusqu’à retarder son adhésion à un Protocole qui, au dernier moment, était encore venu irriter le Congrès. On se plut à croire qu’il allait dissocier sa politique de celle des autres Puissances. Mais en réalité, ce duel qui remua si profondément l’opinion belge, n’avait plus d’objet au moment où il se déroula ; on ne se battait au Congrès que pour des ombres. L’assemblée vivait en pleine illusion.
Le 3 février, le duc de Nemours fut élu à la majorité minimum de 89 voix contre 67 au duc de Leuchtenberg et 37 à l’archiduc Charles. La minorité eut le patriotisme de se rallier immédiatement à la majorité et le cri de « Vive le Roi » retentit pour la première fois à Bruxelles depuis les journées de Septembre. Mais l’inquiétude était dans tous les cœurs. Que dirait la France ? Que dirait l’Europe ? Le Congrès décida d’envoyer à Paris une députation conduite par son président et composée de membres choisis dans tous les groupes afin de notifier au prince son élection et de recevoir son consentement et celui de Louis-Philippe. On sait que ce consentement fut refusé avec de bonnes paroles et tous les égards possibles.
Cette affaire, mal engagée depuis le début eut sur la situation intérieure de la Belgique les conséquences les plus fâcheuses. Nous en reparlerons au chapitre suivant Mais l’élection du duc de Nemours et le refus qui la suivit débarrassèrent l’atmosphère de certains éléments dangereux : on ne put plus douter à Londres de la sincérité de Louis-Philippe quand il proclamait son désintéressement ; par contre, à Bruxelles, on fut définitivement guéri d’une confiance qui allait jusqu’à la naïveté. La dynastie d’Orléans, d’autre part, apparut en quelque sorte comme débitrice de la nation belge qui lui avait fait de telles avances et de fait celle-ci trouva désormais aux Tuileries un appui plus (page 93) ferme et plus décidé. L’entente de la France et de l’Angleterre fut consolidée ; c’était un facteur dont une politique nouvelle, plus habile et mieux conçue, allait bientôt tirer parti.