(Paru à Bruxelles en 1945, chez La Renaissance du Livre
(page 21) Le Gouvernement Provisoire, conscient de la valeur des heures, avait pris soin de jeter les bases des travaux du Congrès. Dès le 6 octobre, il avait chargé une commission d'élaborer un projet de Constitution. Cette commission était composée de deux membres en vue de l'ancienne Chambre : Gerlache et Charles de Brouckère, de trois écrivains politiques qui avaient fait leurs premières armes dans l'opposition : Paul Devaux et Joseph Lebeau, rédacteurs du Politique, et Jean-Baptiste Nothomb, rédacteur au Courrier des Pays-Bas ; de quelques avocats : Van Meenen, du Bus, Zoude, Blargnies, Thorn, Balliu et de M. Tielemans qui avait jadis été condamné au bannissement en même temps que de Potter et qui était devenu le chef du .comité de l'Intérieur. La commission se mit à l'œuvre sans désemparer. C'est à une de ses premières séances qu'Alexandre Gendebien, chef du comité de la Justice, fit la connaissance de Joseph Lebeau et sentit naître en lui cette antipathie profonde qui envenima les dissentiments entre les deux hommes. Par huit voix contre une - celle de M. Tielemans, - la commission se prononça pour la monarchie et chargea deux de ses plus jeunes membres, Paul Devaux et Jean-Baptiste Nothomb, de la rédaction d'un texte (page 22) dont les grandes lignes avaient été arrêtées le 16 octobre. Le 27, à dix heures du soir, la commission clôturait ses travaux et remettait son projet au Gouvernement Provisoire, qui le livra aussitôt à la publicité. « Ce n'était pas la peine, s'écria de Potter, de verser tant de sang pour si peu de choses » et il fit de grands efforts pour torpiller l'œuvre si rapidement mise sur pied selon un plan qui ne correspondait ni avec ses vues ni avec ses préjugés. Mais, dès que le résultat des élections fut connu, on put pronostiquer que le projet, dans son ensemble, recevrait un accueil favorable de la part des nouveaux députés.
Ceux-ci arrivaient nombreux à Bruxelles pour la séance d'ouverture du Congrès fixée au mercredi 10 novembre. Ils logeaient chez des parents ou chez des amis, ou bien ils descendaient à l'hôtel. Les plus huppés allaient à l'Hôtel de .Flandre, place Royale ; les autres s'installaient dans la vieille ville à l'Hôtel de Tirlemont, rue de l'Ecuyer ; à l'Hôtel de Groenendael et à l'Hôtel de Hollande, rue de la Putterie ; à l'Hôtel de la Couronne d'Espagne, Halle-aux-Blés ; à l'Hôtel de Suède, rue de l'Evêque. Joseph Lebeau se réjouissait d'avoir trouvé chez un pharmacien des environs de la Grand'Place, frère de M. Lebon, député de Turnhout, «une chambre avec alcôve qui se ferme le jour» avec la faculté «de recevoir son monde dans une chambre commune en bas », pour le prix de trente francs par mois. Dans Bruxelles où les bâtiments en ruines autour du Parc et rue Royale marquent la violence des récents combats, c'est un va-et-vient affairé d'étrangers. Les députés assiègent le Palais des Etats Généraux où s'est installé le Gouvernement. Ils font connaissance, car la plupart d'entre eux n'ont pas encore eu l'occasion de se rencontrer.
Dans la matinée du 10 novembre, la foule se porte en masse vers le Parc. La garde civique de Bruxelles, un régiment d'infanterie et un détachement de chasseurs à cheval sont rangés en bataille. Une musique militaire et - trait de mœurs de l'époque - la musique (page 23) de la Grande Harmonie, font entendre des airs patriotiques. Dans la salle des séances du Palais des Etats Généraux baptisé désormais Palais de la Nation, le trône du roi Guillaume a disparu. Derrière le bureau présidentiel se dresse le Lion Belgique portant une lance surmontée du drapeau tricolore.
A midi, le son des cloches de Sainte-Gudule, le roulement des tambours, une salve de vingt et un coups de canon annoncent, l'ouverture de la session de l'assemblée souveraine. Jean-François Gendebien, un vieillard de soixante-dix-sept ans, qui a siégé au Congrès de la Révolution brabançonne et traversé avec honneur bien des vicissitudes, préside comme doyen d'âge. Il déclara d'une voix grave : «Le Congrès National s'installe au nom du Peuple Belge.»
« La cérémonie, dit un témoin oculaire, fut simple et sans prétention, mais cependant solennelle et imposante. L'hémicycle classique réservé aux députés était rempli d'hommes qui, bien que ne connaissant pas pour la plupart les usages et les traditions des assemblées délibérantes et quoique choisis parmi les patriotes les plus ardents, apportaient au Congrès un sens exact de leur pouvoir et de leur mission. A l'exception de deux ou trois individus qui se complaisaient dans l'extravagance, la modération et la mesure de l'ensemble eussent pu être citées en exemple au Parlement le plus ancien. La salle claire, bien aérée, symétriquement disposée, sa coupole élevée, ses colonnes gracieuses, ses galeries commodes, son mobilier simple et pratique, ses rangées de pupitres garnies de tout ce qu'il faut pour écrire, n'étaient pas moins dignes de remarque que l'attitude réservée de la grande majorité des députés. » (WHITE, The Belgian revolution, II, p. 6).
Observons de plus près le Congrès.
Les députés des Etats Généraux
Voilà, heureux de se retrouver mais sans doute un peu étonnés d'avoir si lestement passé le Rubicon, trente-quatre (page 24) membres qui ont siégé aux anciens Etats Généraux. Dans cette équipe de parlementaires déjà formés, la première place revient à, Etienne-Constantin de Gerlache. Il avait été un des plus actifs promoteurs de l'Union en se plaçant résolument, dans son opposition vigoureuse à la politique du roi Guillaume, sur le terrain de la liberté. Solidement formé à l'étude du Droit et de l'Histoire, traditionnaliste de tempérament, bien qu'il ait grandi au souffle des temps nouveaux et respiré toutes ses ardeurs, c'est à quarante-cinq ans, un homme aux convictions fortes, au ferme bon sens, d'un courage politique sans défaillance. Les catholiques ont appris à connaître sa foi profonde et agissante ; tous ses collègues rendent hommage à son patriotisme, à sa sagesse et à sa bonne grâce ; il a tout fait pour éviter la Révolution, mais le jour où le sang a coulé, il a reconnu que le royaume des Pays-Bas était condamné. Il a été le premier des députés à se rallier au Gouvernement Provisoire et son exemple a été d'un grand poids. Il possède à un haut degré le sentiment du juste et de la vérité ; ses discours sont d'un style ample et magistral puisé dans la. fréquentation des anciens. On songe tout de suite à lui pour la présidence du Congrès, mais ce n'est pas un ambitieux ; au fond, c'est un timide qui ne se porte en avant que pour remplir un devoir. Il croit pouvoir rendre plus de services à la tribune ; il s'efface et appuie lui-même la candidature de son collègue le baron Surlet de Chokier, son aîné, auquel d'ailleurs il succédera avec une autorité accrue en mars 1831. Citons encore le baron de Secus, né en 1760, primus de la Faculté de Droit de l'Université de Louvain en 1778. Parlementaire prudent et avisé, c'était un sage, demeuré, malgré son âge, très ouvert aux idées de son temps. Il avait une grosse influence parmi les catholiques. Dans le groupe libéral on notait, parmi les anciens députés, Charles Lehon, auquel la Révolution allait ouvrir la carrière diplomatique, le baron de Stassart et le comte de Celles, deux des rares Belges admis par l'Empire dans l'administration préfectorale, (page 25) et Charles de Brouckère, esprit passionné, capable d'un grand courage comme de beaucoup d'erreurs.
Les hommes de loi
Autour de ces hommes, dont plusieurs sont encore dans la force de l'âge, mais qui, malgré tout, font figure de vétérans, que de physionomies nouvelles ! Une bonne moitié des députés a reçu une formation juridique : avocats, magistrats, notaires, agents de l'administration. Le Congrès est tout de suite à l'aise dans le travail législatif ; il écoute volontiers ceux qui connaissent déjà le mécanisme des délibérations ; il a le respect scrupuleux des formes légales. Le règlement. qu'il se donne immédiatement est bien observé. Les propositions et les projets font l'objet d'un examen sérieux en sections ; les rapports sont solides et concis, surtout ceux où se révèle la maîtrise de juristes comme Joseph Raikem ou Eugène Defacqz, aussi versés l'un et l'autre dans le Droit ancien que dans le Droit nouveau. A côté d'eux, il y a Van Meenen, Mathieu Leclercq, destinés tous à occuper les premières .places dans la magistrature belge ; Meulenaere et le chevalier de Theux, qui seront vite ministres. La noblesse est fortement. représentée ; elle fournit près du quart de l'assemblée. Le corps électoral, comme il le fait d'instinct aux heures de crise, s'est tourné délibérément vers les autorités sociales et parmi elles la noblesse est au premier rang. Populaire sous l'Ancien Régime, elle n'a pas été dépossédée de son prestige par la Révolution française, qui l'a persécutée parce que essentiellement nationale. Elle a bénéficié du choc en retour et a continué à fournir largement les cadres de la vie publique dans les diverses assemblées représentatives. La noblesse compte 13 députés sur 30 dans le Hainaut, 11 sur 17 dans le Limbourg, 11 sur 36 en Flandre Orientale. S'il est vrai que la majorité de la haute aristocratie boude les insurgés de Septembre ; si, dans beaucoup de châteaux, on voudrait éviter la rupture avec le prince d'Orange, très apprécié dans la haute société, l'exemple des Mérode, qui sont au premier rang, entraîne le gros de la noblesse, surtout en pays wallon. On compte parmi les patriotes les (page 26) plus fermes le baron de Secus, le marquis de Rodes, le comte d'Arschot, le comte de Renesse, le comte de Baillet, le chevalier de Theux, le vicomte de Bou¬sies, le vicomte de Jonghe d'Ardoye, le comte de Quarré, le comte de Robiano et les trois Vilain XIIII dont l'un, Charles, possède à un haut degré tout l'enthousiasme et les illusions de son temps.
La classe moyenne
La moyenne bourgeoisie fournit le gros contingent de députés. Il y a une trentaine de bourgeois propriétaires, vingt-cinq banquiers et négociants, trois médecins, treize ecclésiastiques. On est frappé du nombre de noms modestes qui figurent sur les listes de présence. Il y eut dans l'assemblée quantité de braves gens qui n'ont pas laissé de trace personnelle dans l'histoire, des députés silencieux et assidus qui ont écouté avec déférence des collègues plus instruits, plus diserts ou simplement plus connus et qui, après une brève apparition sur la scène politique, sont rentrés sans regret dans leur cabinet de consultation, dans leur étude ou à leurs affaires. Une grosse centaine de membres du Congrès se sont pour ainsi dire abstenus de jamais prendre la parole. Il n'y a pas eu cinquante députés pour intervenir fréquemment dans les débats, et, au cours de ceux-ci, ce sont les noms d'une trentaine d'entre eux qui reviennent, toujours les mêmes : Barthelemy, le beau-père d'Alexandre Gendebien ; le baron Beyts, Blargnies, le comte d'Arschot, Charles et Henri de Brouckère, remarqués pour leur éloquence ; Defacqz, Gerlache, le comte de Celles, de Robaulx, le comte Félix de Mérode, le baron de Secus, Destouvelles, le marquis de Rodes, le baron de Stassart, Devaux, Forgeur, Alexandre Gendebien, Jottrand, Lebeau, Lehon, Nothomb, Rogier, Raikem, Rodenbach, Seron, le baron Surlet de Chokier, Pirson, Van de W eyer, Van Meenen, Van Snick, le vicomte Charles Vilain XlIII, Muelenaere, le chevalier de Theux de Meylandt, les abbés de Fœre et De Haerne.
Le personnel du clergé
Il est frappant que quarante ans après que le clergé eut perdu son rang d'ordre privilégié, les électeurs flamands n'hésitèrent pas à envoyer treize prêtres pour les représenter à Bruxelles. Le clergé avait joué un grand rôle dans le Pétitionnement pour le redressement des Griefs et il avait applaudi à la chute d'un gouvernement dont il avait eu beaucoup à se plaindre. Les évêques avaient éprouvé quelque crainte en voyant le nombre élevé de candidatures ecclésiastiques qui se dessinaient et ils s'étaient abstenus de les encourager. Parmi les élus on remarquait le chanoine Boucqueau de Villeraie, qui avait fait carrière dans l'administration sous l'Empire ; l'abbé De Foere, journaliste jadis persécuté, devenu directeur du couvent anglais de Bruges, orateur disert et un peu diffus, très pénétré de l'excellence des institutions britanniques ; puis de jeunes abbés très épris des idées nouvelles : l'abbé De Haerne, le seul à se dire républicain ; l'abbé Verduyn et l'abbé Andries, élus respectivement à Roulers et à Eecloo. Mais l'ecclésiastique le plus influent, bien qu'il n'ait que rarement pris la parole, fut le chanoine Van Crombrugghe, homme de confiance du haut clergé. Ce bon et saint prêtre, qui fut le fondateur des Joséphites et de nombreuses œuvres de bienfaisance et d'apostolat, unissait à une grande sûreté de doctrine un sens politique averti. Son action s'exerça avec discrétion dans les transactions auxquelles donna lieu le règlement des questions intéressant les droits de l'Eglise. Ces curés, ces vicaires, ces professeurs de séminaire qui ont subi les vexations des régimes précédents, sont sincèrement ralliés à un régime de liberté ; quelques-uns font directement écho à Lamennais et voient dans la liberté un remède décisif à tous les maux, mais la plupart demeurent plus prudents et s'en tiennent à prôner les libertés que réclament effectivement en Belgique le maintien de la paix sociale et le respect des engagements pris. On les sent très près du peuple auprès duquel ils vivent ; ils ne forment pas, dans l'assemblée, un groupe à part et sur toutes les questions politiques, même quand il s'agit de choisir pour Régent entre le catholique Mérode et le voltairien Surlet de Chokier, leurs votes se divisent au gré de leurs préférences particulières.
Les « anciens »
(page 28) Le Congrès n'aurait pas fidèlement reproduit la physionomie de la Belgique de 1830 s'il n'avait compté dans son sein des survivants de la tourmente des débuts du siècle qui avaient si profondément modifié la vie sociale. Gendebien père et Eugène van Hoobrouck de Mooreghem avaient siégé en 1789 au Congrès de l'éphémère république des Etats Belgiques Unis et ils pouvaient raconter à leurs collègues comment une nation divisée marche à la catastrophe. La Révolution française avait aussi laissé des dépôts sur le rivage. Au milieu des bourgeois engoncés dans leur faux-col, voici un vieux Jacobin de Philippeville, Pierre Seron. Dans sa jeunesse, il avait servi à Paris, place Vendôme, dans les bureaux de Danton, ministre de la Justice : « Vêtu d'une large redingote bleue à collet bas, et tombant, un immense gilet rouge à double rang de boutons enveloppait son torse dans toute sa longueur. Il avait une culotte de couleur feuille morte et des bottes de cuir épais se plissant autour de la jambe. Un énorme chapeau à cornes orné de la cocarde nationale complétait son bizarre accoutrement. » Ce républicain plein de verdeur, qui tonnait contre la Sainte Alliance, exerçait dans son pittoresque chef-lieu de l'Entre-Sambre-et-Meuse, la profession rassurante d'agent de la Société Générale. On voyait dans son voisinage François Pirson, député de Dinant, qui avait fait la grande Révolution dans l'ancien duché de Bouillon et servi le Directoire en Belgique, s'associant aussi à la politique persécutrice qui n'avait pris fin qu'à l'avènement de Bonaparte. Rallié à la monarchie constitutionnelle sous le régime hollandais, Pirson est redevenu républicain depuis la secousse de Septembre. Il est nuageux et prolixe mais il repousse toute hostilité contre la religion, car il reconnaît que c'est pousser à la démoralisation du peuple. Pierre David, bourgmestre de Verviers, qui avait été, en 1799, officier municipal de cette ville, est également un républicain qui ne rêve que de la France une et indivisible. Son concitoyen, M. de Thier, ancien membre du Conseil (page 29) des Cinq Cents, nage dans les mêmes eaux et parle volontiers « de sa fidélité aux principes gravés dans son cœur dès l'époque immortelle de la grande révolution démocratique du Nord de l'Amérique ». Il garde, comme Seron, le goût des modes révolutionnaires et termine ses lettres par la formule « Salut et Liberté ». Mais il y a aussi, au Congrès, des Jacobins convertis. Voici, parmi les membres les plus influents, Van Meenen, nommé par le Gouvernement Provisoire gouverneur du Brabant. C'est un homme de soixante ans, de taille élevée, de complexion sèche, de mise négligée, porteur de grosses bottes. En 1792, à Louvain, il prend en haine la scolastique, il donne plus tard dans tous les excès, monte en chaire à l'église Saint-Michel et se fait un honneur de fermer lui-même les portes des glorieuses halles universitaires « ce temple de l'ignorance ». Sous l'Empire, Van Meenen se calme et devient fonctionnaire. Il se rallie à l'Union en 1828. C'est maintenant un libéral conservateur, défenseur du cens électoral, un juriste consommé, à l'esprit conciliant et sage. Il joue un rôle important à la Commission de Constitution et dans toutes les discussions délicates. Il mourra dans la robe rouge de Procureur Général. En février 1831, il sera rejoint au Congrès par Rouppe, bourgmestre de Bruxelles, sous-diacre défroqué en 1794, mêlé à cette époque aux pires excès, mais devenu un patriote éclairé, ami de toutes les libertés. C'est lui qui aura l'honneur de présenter à Léopold 1er, le 21 juillet 1831, les clefs de la capitale.
Plus remarquable est le baron Beyts, ancien membre du Conseil des Cinq-cents, devenu par la suite Président de la Cour Impériale de Bruxelles. Ancien greffier du Magistrat de Bruges, il n'est pas sans rancune contre « les préjugés gothiques des anciens temps ». Il honore pieusement Washington et Franklin. Vrai révolutionnaire nanti, esprit original au verbe hardi et imagé, devenu partisan d'une certaine liberté, il oscille entre la crainte de la mainmorte et celle du suffrage universel « qui conduit au mara-tisme. » (page 30) Quelques autres députés ont, comme lui, participé à la gloire de l'Empire : c'est d'abord le baron de Stassart, qui fut sous-préfet d'Orange, puis préfet de Vaucluse et préfet des Bouches de la Meuse en 1811. Il est devenu libéral sous le gouvernement du roi Guillaume et a consacré ses loisirs à écrire des fables dont plusieurs sont des satires politiques. C'est l'homme des plus étonnantes métamorphoses et nul ne s'étonne de le voir travailler maintenant à la fondation d'une Belgique indépendante. Son collègue le comte de Celles, ancien préfet d'Amsterdam, est connu comme négociateur du concordat de 1827. A ce titre, il joue tout de suite un rôle au comité diplomatique constitué par le Congrès et est envoyé à Paris, où il se fourvoie. Chateaubriand, qui l'avait connu, le traite sévèrement dans ses « Mémoires d'Outre-Tombe » : « Caractère mêlé du loquace, du tyranneau, du recruteur et de l'intendant qu'on ne perd jamais ». Citons encore De Langhe, député d'Ypres, ancien auditeur au Conseil d'Etat et sous-préfet de Bruges, homme instruit, ferme et indépendant ; le comte Duval de Beaulieu, auditeur au Conseil d'Etat. Quelques anciens militaires complètent tous ces juristes et ces négociants : le comte de Rouillé, lieutenant-colonel de cavalerie qui a fait la campagne de 1806 et la retraite de Russie ; le comte de Bousies, chef d'escadron en 1811, colonel de cavalerie eh 1815 ; Jean-Baptiste Gendebien, le troisième de cette famille à siéger au Congrès ; D’Hanis ; le vicomte Desmanet de Biesme ; le baron de Pélichy, qui avait servi dans l'état-major autrichien ; le médecin militaire Rodenbach.
Les « nouveaux »
Mais le Congrès, dans son ensemble, fut une assemblée de jeunes. Les « moins de trente ans » formaient près de dix pour cent de l'assemblée, les moins de quarante ans, un peu moins que la moitié, les moins de 50 ans les trois-quarts ; plusieurs d'entre les premiers exercèrent une influence prépondérante comme Jean-Baptiste Nothomb, l'homme qui connaissait le mieux tous les éléments historiques de (page 31) notre nationalité ; Paul Devaux, la sagesse et la force morale incarnées ; Van de Weyer, ambitieux et sou¬ple ; Jottrand, Henri de Brouckère. Alexandre Gendebien, dont l'influence fut prépondérante durant la première phase de la Révolution, a quarante ans ; Joseph Lebeau, qui prit en fait la direction des affaires à partir de mars 1831, a trente-six ans ; Etienne de Gerlache, président de l'Assemblée sous la Régence, a quarante-cinq ans. Félix de Mérode, dont le prestige dans le pays était si considérable, a quarante et un ans. Celui qu'on nommait « le vénérable baron Surlet de Chokier » n'a encore que soixante-trois ans. La vérité est qu'en 1830 la Belgique a fait, tout à coup, appel à une nouvelle équipe. Voilà pourquoi on constate entre les idées régnant à l'époque de 1815 et les idées qui ont la faveur du Congrès un contraste si violent. Les terribles événements qu'on avait vécus depuis la Révolution Brabançonne avaient usé plusieurs générations sans leur permettre de donner leur mesure. L'Ancien Régime était mort ; la domination française avait, pendant vingt ans, étouffé chez beaucoup te goût et les aptitudes pour la vie publique. La politique nouvelle qui triomphait, la politique audacieuse et féconde de l'union des catholiques et des libéraux qui faisait litière des défiances et des préjugés accumulés n'avait pu naître et vivre que dans des esprits libérés de souvenirs fâcheux et virilement ouverts au souffle du large. Il avait fallu aussi que s'effaçât le souvenir de notre impuissance, que la jeunesse renouât la chaîne des traditions et se sentit fille de ce pays qui avait été rayé de la carte de l'Europe. Les trois couleurs étaient une résurrection. Les vaincus, qui avaient trop souffert, devaient laisser à leurs fils la charge de les porter victorieusement.
Il n'est pas possible de tracer nettement la frontière des partis au sein du Congrès. Le caractère unioniste des élections explique assez pourquoi. A côté de députés dont les opinions relèvent ouvertement de la doctrine catholique ou de la théorie libérale dans les (page 32) matières controversées touchant les relations de l'Eglise et de l'Etat ainsi que l'organisation de la société, il y en a beaucoup d'autres qui n'ont manifesté que des tendances. M. Leclercq, évoquant plus tard les souvenirs de 1830, écrivait : « En aucun temps les partis ne font défaut et ne faisaient pas plus défaut au Congrès national que dans le reste de la Belgique. Les partis ne désarment jamais ; ils personnifient les doctrines et les doctrines tendent incessamment à se traduire en actes ; il y avait alors comme il y avait maintenant, comme il y a aujourd'hui, des partis distincts ; dans chacun de ces partis, comme dans tous les partis d'ailleurs, il y avait les idées caractéristiques communes à tous ses membres et par cela seul caractéristiques du parti, et les idées particulières à quelques esprits aventureux et exagérés » (Mathieu LECLERCQ. La Vie et l'Œuvre du Congrès National, Bulletin de l'Académie royale, 1879). Et de Gerlache a cru pouvoir fixer à 140 le nombre des catholiques et à 60 le nombre des libéraux. Cette estimation peut être considérée comme assez exacte à condition de donner au terme catholique un sens plus religieux que politique ; en réalité, la fraction qu'en politique on peut appeler nettement catholique l'emportait légèrement sur la fraction libérale ; le surplus était composé d'unionistes aux vues assez mobiles, mais penchant le plus souvent vers ce qu'il est convenu d'appeler la Droite. C'est la conclusion que suggère l'analyse d'une série de votes particulièrement révélateurs.
Les orangistes
Il y avait, au Congrès, quelques députés des deux partis qui étaient demeurés plus ou moins discrètement partisans du prince d'Orange. Malgré l'effervescence populaire qui s'attaquait à toutes les apparences d'une restauration, une minorité, inquiétée par tout ce que l'avenir recélait d'inconnu tant au point de vue politique qu'au point de vue économique, souhaitait que la dissolution du beau royaume des Pays-Bas aboutisse à un arrangement transactionnel, tel que l'élévation du fils du roi Guillaume au nouveau trône de Belgique. Ce plan réaliste avait tout de suite été entrevu par la diplomatie anglaise comme de nature à sauvegarder le principe de la combinaison échafaudée en 1814 pour écarter de nos provinces la menace française, mais il avait le défaut de ne pas tenir compte des impondérables. Deux députés, Maclagan et de Rijckere, osèrent le défendre au Congrès, mais l'impopularité extrême de leurs vues contraignit le petit nombre de ceux qui partageaient au fond leurs convictions à une extrême réserve. On peut citer, parmi les députés de ce groupe le comte Duval de Beaulieu, le comte de Bergeyck, le marquis de Trazegnies, peut-être Destouvelles et quelques autres, soit une vingtaine de voix au grand maximum. Le gros des députés flamands étaient nettement hostiles à la solution orangiste, qui ne trouvait d'appui que dans certains milieux de la grande industrie et de l'aristocratie que - chose étrange - l'on qualifierait dans le langage d'aujourd'hui de « fransquillons ». Le parti français était plus influent et n'en était pas réduit à se cacher.
Les partisans de la France
« Interprétant ce terme assez vague de parti français dans sa conception la plus large », écrit fort bien M. van Kalken, « on pourrait l'appliquer à l'ensemble des amis de la France : députés, publicistes, gazettiers, ex-fonctionnaires impériaux, fabricants de drap ver¬viétois, fabricants d'armes liégeois, propriétaires de houillères dans le Hainaut. Mais au sens plus strict du mot, le groupe dit français ne comprenait qu'un nombre restreint de personnes : tout d'abord quelques républicains ou anciens bonapartistes de nationalité française en rapport avec les démocrates internationalistes pullulant dans les clubs fondés à Paris au lendemain de la Révolution ; ensuite, quelques hommes politiques belges, membres de la seconde chambre des Etats Généraux ou du barreau ». Dès la révolution de Juillet, ils avaient cherché de l'appui à Paris pour le mouvement qu'ils voulaient déclencher en Belgique, mais tous n'étaient pas pour cela annexionnistes. Au (page 34) Congrès, Davignon, Lardinois, Jacques, David, Blargnies, le baron de Stassart et, chose étrange, Joseph Lebeau, qui devint après quelques mois le leader de la politique la plus intrinsèquement nationale, déclarèrent que la réunion â la France était ou avait été dans leurs vœux. Pour d'autres, comme Ch. de Brouckère, le vicomte Vilain XIIII, le comte de Celles, le baron Surlet de Chokier, Alexandre Gendebien, Charles Rogier, la solution française apparut, à différents moments, comme celle que les difficultés de la situation rendrait inévitable, mais il n'y avait là ni volonté définie, ni plan concerté. Quinze ou vingt députés tout au plus étaient favorables à une annexion que l'immense majorité du Congrès repoussait de la façon la plus absolue. Le 27 janvier, les quelques pétitions reçues en faveur de l'annexion à la France furent déclarées irrecevables par le Congrès comme contraires au décret proclamant l'indépendance de la Belgique. Lors de la première élection du roi, les partisans du duc de Nemours comme ceux du duc de Leuchtenberg, répudièrent avec ensemble toute arrière-pensée annexionniste. D'ailleurs, il suffit de remarquer, pour bannir le moindre doute, combien la Constitution votée par le Congrès diffère de la Charte française de l'époque. La Constitution belge garantit la liberté de l'enseignement, la liberté d'association, la décentralisation, la séparation de l'Eglise et de l'Etat. La plupart des membres du parti français qui n'étaient pas les moins ardents à défendre ces conquêtes, n'auraient pas consenti à les sacrifier de bon gré si la question de la réunion à la France s'était posée d'une façon concrète. La presque unanimité du Congrès avait dressé et était prête à défendre l'obstacle le plus solide au retour à un régime dont les pénibles souvenirs étaient encore tout proches.
L’unité morale des congressistes
Mais cette analyse des courants qui existent au sein du Congrès n'empêche pas de constater que cette assemblée, recrutée comme nous l'avons dit à une heure de concorde et d'exaltation patriotique, présente (page 35) une étonnante unité morale. On peut lui appliquer très justement cette observation de Léon Bérard sur la Chambre française de la même époque : « Il se rencontre à coup sûr dans telle assemblée, sans compter les opinions et les nuances, assez de préjugés divers pour y entretenir les divergences nécessaires et les discussions fécondes. Cependant, il y a un lien entre tous ces hommes : ce sont des hommes cultivés qui ont été préparés, par leur éducation même, à leur fonction publique. Ils ont appris à raisonner et à discuter selon les mêmes règles. Dans leurs débats les plus vifs, ils se trouveront d'accord tout au moins sur la façon de poser les termes de leurs différends ¬ - ce qui n'est pas de peu de conséquence - et sur les lois de la controverse ». Mais d'autres traits communs, plus profonds, contribuent à donner au Congrès une physionomie particulière, très caractéristique.
Les Belges qui sont réunis le 10 novembre 1830 dans les anciens locaux du Conseil de Brabant ont connu, soit directement par eux-mêmes, soit par les souvenirs de leur enfance, soit par les récits de leurs parents, trois dominations étrangères. Ils ont assisté à la révolte contre Joseph II, à l'avortement de la Révolution Brabançonne ; ils ont vu l'arrivée des Français de Dumouriez en qui beaucoup espéraient des libérateurs ; ils ont vécu les jours affreux de la conquête jacobine, la persécution religieuse, les pillages, les dévastations. Ils ont respiré lors du rétablissement de l'ordre sous la forte main du Premier Consul, mais ils ont dû se résigner à la perte de leur nationalité, à l'écrasement de leurs libertés traditionnelles, à la centralisation à outrance, à l'exploitation au profit du vainqueur des « Départements réunis ». A la chute de l'Empire, la Belgique n'est pas rendue à elle-même ; noyée sous le flot des soldats allemands et des cosaques qui déferle vers Paris, elle n'est plus qu'une terre vacante qui est attribuée à la Hollande « en accroissement de territoire ». Dans le royaume. des Pays-Bas, cependant, elle fait. l'apprentissage d'un système de gouvernement représentatif encore bien (page 36) imparfait ; mais l'essai de reconstitution des Provinces Unies sous la Maison d'Orange, qui aurait pu réussir avec un prince habile, avorte lamentablement comme un mariage mal assorti. Le contact avec l'ennemi, avec l'étranger qui veut imposer sa loi a aiguisé chez les Belges le sens de leur nationalité. Ils ont fait de cruelles expériences. Ils savent ce qu'il en coûte de ne pas être maître chez soi et ils ont pris nettement conscience de tout ce que signifie dans le monde moderne l'idée de patrie.
Ces Belges ont donc appris ; ils ont même beaucoup appris, et c'est ce qui leur donne une éclatante supériorité sur leurs devanciers, les patriotes de la fin du XVIII" siècle. Les leçons de la Révolution Brabançonne ne sont pas seulement présentes à leurs yeux en la personne de leur vénérable doyen d'âge, elles le sont dans leurs effets. Nul n'ignore que le mouvement national commencé sous de si heureux auspices en 1789, alors que les circonstances extérieures étaient favorables, a finalement avorté à cause de la désunion des citoyens, du particularisme des provinces et de l'esprit d'insubordination du pays. Aussi, les membres du Congrès ont-ils vraiment gravé dans leur cœur la devise qu'ils ont adoptée : « L'union fait la force ». Il y eut, parmi eux, des luttes ardentes que nous aurons à expliquer, mais pas de factions. La Belgique de 1830 est mûrie par l'épreuve. Elle s'est complètement dégagée sous la pression des conquérants, de la cangue féodale qui paralysait son essor. Elle est territorialement unifiée et le Pays de Liége, demeuré si longtemps séparé du reste des Pays-Bas catholiques, a même été un des centres moteurs de la Révolution ; elle est libérée de la servitude du Traité de la Barrière. Plus rien ne s'oppose à ce qu'elle se constitue en Etat moderne, capable de vivre et de prospérer. Mais ces Belges qui ont souffert, ces Belges que l'expérience a mûris sont bien restés eux-mêmes. A .travers leurs épreuves douloureuses, ils ont gardé avec la fierté de leurs traditions, le sens et le goût du gouvernement libre dont leurs pères ont eu l'habitude (page 37) et l'espérance de l'établir un jour sous une forme nouvelle. Dans le pays, que l'on soit ou non électeur, on s'intéresse à la. chose publique, on y parle, on y agit avec l'habitude des responsabilités qui bride les impatiences trop vives. Cependant nos concitoyens n'ont pas que des qualités dans l'apport de leur hérédité : ils ignorent tout de la politique étrangère qui, depuis des siècles, n'est pas de leur ressort ; ils se défient instinctivement du Pouvoir qui, depuis Charles-Quint, a cessé d'être national tout en demeurant légitime. Malgré tout, quel patriotisme vigoureux et sain chez les membres du Congrès ! Quelle forte poussée de bon sens chez ces législateurs improvisés ! Quel désir de voir clair, de faire œuvre durable et pratique !
Gendebien père, en prenant place au bureau, avait déclaré le Congrès installé. Mais le Gouvernement Provisoire qui l'avait convoqué désirait procéder solennellement à l'ouverture de la session. On devine un conflit latent dans ce mince détail protocolaire. Le Congrès, tout de suite, n'entend reconnaître aucune autorité au-dessus de la sienne. La susceptibilité sur ce point est si vive que Muelenaere croit devoir prendre la parole pour s'opposer à ce que l'assemblée désignât une députation pour recevoir les membres du Gouvernement Provisoire qui vont venir. On ne s'arrête pas à cette motion discourtoise. Les voilà, conduits par Louis De Potter dont les projets sont déjà ruinés dans l'œuf et qui ne s'entend plus du tout avec ses collègues. Il prononce un discours délibéré en commun résumant l'œuvre-accomplie depuis les Journées de Septembre.
Le Gouvernement Provisoire se retire ensuite au milieu des acclamations et le Congrès procède à la vérification des pouvoirs de ses membres. Le lendemain, il nomme son président. Après un premier scrutin où deux élus de Liége, le baron Surlet de Chokier et Gerlache, qui avait refusé de poser sa candidature, obtiennent chacun 51 voix, et le baron de Stassart 50 ; le baron Surlet, de Chokier finit par (page 38) l'emporter par 106 voix contre 61 à Gerlache, C'était un homme aimable et spirituel, un bon vivant plein de bonhomie ; auquel de longs. cheveux gris tombant en boucles sur les épaules donnaient l'air d'un patriarche. Libéral d'opinion, quelque peu voltairien même, c'était, au fond, un sceptique qui avait gardé dans l'esprit quelque chose, de la légèreté des Liégeois de la fin du XVIIIe siècle. Parce qu'il élevait dans sa terre de Gingelom des moutons mérinos, on le dépeignait comme une sorte de Cincin¬natus. Mais il n'en n'avait ni la fermeté, ni les vertus. Ce fut pourtant un bon président, impartial et avisé ; mais son élection au fauteuil fut la préface de son élection à la régence, charge pour laquelle il manquait tout à fait de l'énergie et de la clairvoyance nécessaires. Pour ce motif, l'échec de Gerlache, motivé par son effacement volontaire, fut un malheur. Il fut nommé vice-président par 120 voix.
Le Congrès décida ensuite de répondre par une adresse au discours du Gouvernement, et après une longue discussion où les sous-entendus abondent, nomma une Commission de neuf membres pour la rédiger. Il s'agissait, à cette occasion, de définir quelles seraient les relations de l'assemblée qui se considérait comme souveraine avec les hommes qui s'étaient emparés du pouvoir au moment de l'insurrection. Le conflit interne qui les divisait était connu au dehors. De Potter dit lui-même que ses opinions républicaines l’avaient perdu aux yeux du peuple. Le Congrès dont il contestait la prééminence tant dans les délibérations du Gouvernement que dans la presse, ne le détestait pas moins. De plus, les autres membres du Gouvernement n'avaient pas, à part le comte Félix de Mérode et Alexandre Gendebien, grande autorité sur le Congrès. Mérode avait pour lui son nom respecté qui était un drapeau depuis la mort héroïque de son frère Frédéric, son caractère, ses opinions conservatrices, son amour de la liberté ; Alexandre Gendebien avait son tempérament passionné, son éloquence véhémente, les dangers qu'il avait courus, mais il inquiétait ceux-là mêmes dont il émouvait le patriotisme. Son influence considérable au début, ira en diminuant, parce que le Congrès, si raisonnable, sentira de plus en plus qu'il ne se laisse pas guider par la raison. Charles Rogier est un homme nouveau à la physionomie expressive ; ses yeux noirs et pleins de feu, sa voix mâle et prenante, son abondante chevelure font de lui le favori de la foule. Hardi, infatigable,. plein de confiance dans son étoile, il a déjà fait du chemin depuis qu'il a pris la tête des volontaires liégeois. Mais il doit encore gagner la confiance du Congrès ; il a tout à apprendre : les lois, l'administration, les hommes. Le jeune Van de Weyer, qui n'a que. vingt-sept ans, est une valeur. Il le sait et on le sait ; c'est un ambitieux, plein de souplesse, qui doit étudier son terrain. Les autres membres du gouvernement : Jolly, Vanderlinden et de Coppin ne sont pas membres du Congrès. Le baron d'Hooghvorst, le chef de la garde bourgeoise, refusera d'y siéger.
Le Gouvernement Provisoire a disposé, de fait, d'une autorité entière pleinement reconnue, mais l'ouverture du Congrès n'a-t-elle pas mis fin à ses pouvoirs ? Le 12 novembre, l'abbé De Foere ose dire tout haut ce que beaucoup de ses collègues pensent tout bas. Paul Devaux saisit tout de suite la gravité du problème que soulève brusquement l'idée lancée un peu à l'improviste d'une adresse. Il cherche à ajourner la difficulté, quand, à la fin de la séance, alors que le Congrès s'est mis à discuter le projet de règlement de ses délibérations, on annonce une communication du Gouvernement. Charles Rogier, mandaté à cet effet par ses collègues qui ont pris le vent, vient lire au Congrès une lettre par laquelle ils donnent leur démission. Le conflit est ainsi évité avant qu'il ne soit devenu public. Louis De Potter, naturellement, ne s'est pas joint à cette démarche, mais, déjà, il ne compte plus ; il s'en expliquera le lendemain et .l'assemblée ne prêtera plus qu'une attention distraite à l'incident. Pour l'instant, la seule chose qui importe, c'est d'éviter une carence du pouvoir. Aux acclamations (page 40) de tous, le baron de Stassart propose de déléguer le pouvoir exécutif à ceux qui viennent d'abdiquer si dignement. La motion suivante est adoptée à l'unanimité et transmise par le bureau au Gouvernement :
« Le Congrès national, appréciant les grands services que le Gouvernement Provisoire a rendus au Peuple Belge, nous a chargés de vous en témoigner et sa vive reconnaissance et celle de la Nation dont il est l'organe ; il nous a chargés également de vous manifester son désir, sa volonté même, de vous voir conserver le pouvoir exécutif jusqu'à ce qu'il y ait été autrement pourvu par le Congrès. » Le Gouvernement Provisoire, dont Louis De Potter se sépare de mauvais gré par une lettre empreinte d'amertume où il soutient que la souveraineté du Congrès n'eût pas dû être reconnue, accepte la situation nouvelle qui lui est faite. En descendant au rang d'un simple ministère, il ouvre chez nous l'ère du régime parlementaire.