(Paru à Bruxelles en 1920, chez Vromant)
(page 62) « La Belgique perd du terrain, écrivait de Berlin, le 2 juin, le comte Bresson au comte Molé ; ce sentiment mêlé d'aversion et de mépris que les débats sur la scène patriotique avaient inspiré en 1830 et en 1831, se réveille avec une énergie qui m'inquiète et, malheureusement pour ses amis, sa justification n'est pas assez facile ; elle pèche presque toujours par la forme. M. de Werther me parlait hier de la mettre à la raison, de lui forcer la main » (Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Prusse, 290, folio 8).
Et, le 2 juillet, M. Bresson mandait encore à Paris : « M. de Werther regrette que le roi Léopold ait laissé échapper une belle occasion de se placer très haut en Europe. Il juge qu'au lieu de s'élever, il est descendu par sa condescendance pour le mauvais esprit du jour » (Idem, folio 45).
« L'excitation vive et prématurée de la Chambre des représentants sur la question du territoire, disait le comte le Hon au chevalier de Theux, le 11 mai, a fait naître dans les cabinets étrangers des impressions non moins vives et a hâté un concert de résolutions qui eut probablement été moins complet et moins prompt sans ce fâcheux incident. »
Les gouvernements du nord affirmèrent dans les termes les plus formels et les plus catégoriques que le traité du 15 novembre ne pouvait plus recevoir la moindre modification pour ce qui concernait les questions territoriales (Lettre du comte le Hon à M. van de Weyer, 11 mai 1838). Si les cours de Vienne et de Berlin n'étaient pas aussi explicites sur les questions financières, s'il ne paraissait pas impossible de les amener à consentir à la révision de certains des arrangements adoptés en cette matière en 1831, si l'on (page 63) pouvait au moins présumer qu'un accord de la France et de l'Angleterre agirait puissamment sur elles dans le cas où l'intérêt germanique obtiendrait satisfaction pour les provinces contestées (Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 29 mai 1838), on savait aussi, d'après les déclarations des ambassadeurs de Russie et de Hollande que les gouvernements de ces derniers pays n'accepteraient aucun changement relativement au chiffre même de la dette. Tout au plus admettraient-ils une transaction au sujet des arrérages (Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Angleterre, 650, n° 49, page 334).
D'autre part, d'après ses conversations avec lord Palmerston, M. van de Weyer avait pu se convaincre que l'homme d'État britannique ne seconderait les aspirations de la Belgique ni sur la question de la dette, ni sur la question du territoire.
Aussi, quoique d'esprit moins timoré que M. Beaulieu, quoique plus disposé à croire encore à la possibilité d'améliorer les XXIV articles, quoique ayant un désir ardent de conserver à la Belgique le Limbourg et le Luxembourg dans leur totalité, le ministre du roi Léopold à Londres avait-il été amené à partager les idées du chargé d'affaires de Belgique à Berlin sur l'irrévocabilité de certaines dispositions du traité du 15 novembre et sur le danger que présentaient quelques-unes des manifestations politiques auxquelles on s'était livré en Belgique. Il ne cachait pas à son gouvernement que si les déclarations de M. de Theux à la Chambre des représentants, lors de la discussion de l'affaire de Strassen, avaient été fort approuvées à Londres, les discours de divers députés, ainsi que leur proclamation aux Luxembourgeois, avaient produit un fort mauvais effet, même sur l'esprit des hommes restés en Angleterre invariablement fidèles à la cause belge depuis 1830 (Lettre de M. van de Weyer au chevalier de Theux, 2 mai 1838).
Quant aux Tories, ils félicitaient les Hollandais en déclarant que rien ne pouvait être plus favorable à la cause du roi Guillaume que la conduite des députés belges. Ils espéraient que la majorité du parlement suivrait les exaltés et qu'en conséquence les Puissances du nord auraient une occasion légitime de revenir sur la reconnaissance de la Belgique (Lettre de M. van de Weyer au chevalier de Theux, 8 mai 1838).
(Note de bas de page A Berlin, naturellement, on se prononçait encore avec moins de mesure contre la Belgique. « La position du chargé d'affaires de Belgique est devenue pénible, écrivait le ministre de France en Prusse, le 14 juin. Il y a un véritable soulèvement d'opinion contre son pays. Il reconnaît même que tout le terrain gagné par plusieurs armées de bon ordre et de régularité est reperdu, et il disait qu'il osait à peine se montrer. » (Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Prusse. 290, folio 26). (Fin de la note).
« Les questions européennes, écrivait encore M. van de Weyer (Lettre au chevalier de Theux, 4 mai 1838), ont été décidées, et c'est précisément parce qu’elles sont décidées que les démonstrations (page 64) politiques du Limbourg et du Luxembourg sont à la fois intempestives et dangereuses. Ce n'est pas la Prusse seulement, ce n'est pas l'Autriche et la Russie qui soutiennent que nous sommes liés par l'acceptation des articles relatifs aux engagements territoriaux, c'est l'Angleterre elle-même qui ne nous reconnaît pas le droit de protester contre le seul acte qui constitue notre indépendance. Si, comme l'a dit un député, et comme le répètent imprudemment d'autres membres de la Chambre, les journalistes et les signataires des pétitions rédigées dans le Luxembourg, si le traité du 15 novembre a cessé d'exister, les cinq Puissances sont déliées de l'engagement qu'elles ont contracté de reconnaître la Belgique et de l'admettre au rang des Etats indépendants ; les actes du Congrès de Vienne en reprennent toute leur force et le royaume des Pays-Bas existe encore de droit, dans toute son intégrité. On ne saurait trop mettre sous les yeux du gouvernement du roi les dangers auxquels l'expose une pareille doctrine. »
Quelle attitude devait, dans cet état de choses, prendre le cabinet de Bruxelles ? Il ne fallait pas déclarer aux populations du Limbourg et du Luxembourg, estimait M van de Weyer, que la séparation était inévitable et qu'il n'y avait point d'espoir de l'écarter. La prudence politique exigeait peut-être que l’on usât de tempéraments, le statu quo pouvant se prolonger encore pendant longtemps. Mais le diplomate aurait voulu que l'on conciliât la prudence avec la foi due aux traités en faisant entendre aux Belges « le langage mâle et sévère de la vérité. » Il aurait souhaité qu'on leur dît que si d’une part le gouvernement se considérait comme irrévocablement lié par l'acceptation des bases territoriales, de l'autre il ferait, dans une négociation directe avec la Hollande, tous ses efforts, tous les sacrifices imaginables pour modifier et améliorer ces bases.
En donnant ces avis à son gouvernement, M. van de Weyer se faisait le porte-voix de lord Palmerston.. Celui-ci, écrivait le 3 mai le général Sebastiani, m’a dit « avoir senti la nécessité de faire entendre de sages conseils à Bruxelles. Sir H. Seymour devra rappeler à M. de Theux que toute contestation territoriale, soulevée en dehors du traité du 15 novembre, est une atteinte à l'acte même qui a fondé l'indépendance de la Belgique, qu'il ne peut être de son intérêt d'affaiblir le principe même de Son existence, qu'un mouvement populaire ou parlementaire contre les dispositions d'un acte qui lie la Belgique vis-à-vis des cinq grandes Puissances de l'Europe, et les cinq grandes Puissances vis-à-vis d'elle, n'est bon qu'à rendre impuissant et à compromettre même le patronage de celles dont les intentions bienveillantes peuvent être le moins suspectées ; que M. de Theux ou tout autre ministre de S. M. le roi des Belges devra saisir la première occasion de traiter cette question de territoire à la tribune en la présentant comme décidée en dernier (page 65) ressort par le traité du 15 novembre et en établissant nettement qu'il n'y a de Belgique que dans les limites tracées par le traité, que tout ce qui se passe ailleurs se passe hors de la Belgique et n'est pas dès lors un intérêt belge. » (Arch. du Min. des Aff. étr., à Paris, Angleterre, 650, n° 39. p- 272).
Les conseils de M. van de Weyer et de lord Palmerston d'éclairer ainsi la Belgique sur la situation paraissent avoir, dans une certaine mesure, été empreints de sagesse. L'adoption de cette politique eut sans doute produit bonne impression sur les Puissances garantes. Celles-ci n'auraient plus pu accuser la Belgique de vouloir manquer aux engagements contractés en 1831. Mais, d'autre part, il est certain que les Puissances du nord n'auraient, malgré la concession demandée au roi Léopold, nullement changé leurs dispositions à son égard.
En cédant, dès l'abord, sur la question territoriale, le cabinet de Bruxelles aurait en outre perdu une arme utile pour obtenir, donnant donnant, au moins des concessions dans la question financière. Enfin, il est probable qu'en se reconnaissant étroitement lié par les XXIV articles, alors que les cours de Pétersbourg, de Vienne et de Berlin avaient elles-mêmes proclamé la légitimité de leur modification éventuelle, le cabinet de Theux, étant donné l'état des esprits, eût été renversé par le parlement. Sa retraite aurait amené l'arrivée au pouvoir d'hommes décidés à une résistance à tout prix, résistance vraisemblablement funeste à notre indépendance. Or, si M. de Theux était résolu à défendre les intérêts belges jusqu'à la dernière limite, il avait pourtant assez d'esprit diplomatique et politique pour ne pas pousser les choses jusqu'à mettre en danger l'avenir de notre pays. Au moment où, malgré tous ses efforts pour sauver les provinces limbourgeoise et luxembourgeoise d'un démembrement, il verrait que le succès était impossible, plutôt que de nous lancer dans une folle aventure, il saurait s'incliner devant une volonté plus forte que la sienne. Il importait donc qu'il conservât le pouvoir. Il y a lieu de croire que ce fut la pensée royale, car, si, à d'autres moments de la négociation, on trouve trace de divergences de vues entre le monarque et M. de Theux, il ne semble pas que Léopold 1er qui, jusqu'à ce moment, avait marché complètement d'accord avec son ministre des Affaires étrangères, ait différé d'opinion avec lui sur la suite à donner aux conseils de M. van de Weyer.
« La possibilité de la prolongation du statu quo, écrivit, le 8 mai, le chevalier de Theux au représentant belge à Londres, l'effervescence des esprits en ce qui concerne l'exécution possible des stipulations territoriales (page 66) du 15 novembre 1831, et les efforts à tenter par le gouvernement pour amener des modifications favorables à ces stipulations d'une part, le danger de remettre en question la reconnaissance de la Belgique par les grandes Puissances, d'autre part, sont les considérations qui ont déterminé le gouvernement à éviter de s'expliquer sur le traité du 15 novembre et sur son exécution éventuelle. Je pense que c'est la seule marche que les circonstances permettent, je dirai même commandent de suivre. Jusqu'ici toute explication serait non seulement prématurée mais dangereuse. Cette opinion est le résultat de la combinaison des rapports diplomatiques et de la situation intérieure qu'il n'est pas permis au gouvernement de perdre de vue. J'ai cru, Monsieur le Ministre devoir entrer dans cette explication pour vous mettre à même d'apprécier les discussions parlementaires. »
M. van de Weyer eut appuyé sans doute bien davantage encore sur l'inopportunité et le danger des manifestations parlementaires belges s'il avait, lorsqu'il écrivait son rapport du 4 mai, connu la décision à laquelle venait de s'arrêter le gouvernement de la Grande-Bretagne.
Ce même jour, sir Hamilton Seymour, qui avait immédiatement rendu compte à son gouvernement de la séance de la Chambre des représentants du 28 avril, donna lecture à M. de. Theux de lettres de lord Palmerston. Celui-ci s'y élevait fortement contre toute démonstration dans les territoires assignés au roi grand-duc par les XXIV articles, en déclarant que la délimitation territoriale était irrévocable et qu'on ne pouvait laisser concevoir aucun espoir aux populations. Deux jours après, le diplomate britannique lut encore au ministre des affaires étrangères d'autres lettres de lord Palmerston. Le ministre britannique blâmait les mots « territoire cédé» dont on se servait en Belgique eu parlant du Luxembourg allemand, expression inexacte selon lui, puisque c'était au contraire le roi grand-duc qui cédait une partie de son royaume. Il proclamait aussi à nouveau l'irrévocabilité du traité du 15 novembre 1831, tant au point de vue de la délimitation territoriale qu'à celui du chiffre de la dette, se plaignait des démonstrations provoquées dans le Grand-Duché, et parlait d'un projet conçu en Allemagne d'occuper militairement le Limbourg et le Luxembourg (Lettre du chevalier do Theux à M. van de Weyer, 22 mai 1838. Lettre du même au comte le Hon, 23 mai 1838. Note du chevalier de Theux).
Cette notification causa au ministre des Affaires étrangères une douloureuse surprise. C'était la première fois que lord Palmerston tenait ce langage, ou du moins qu'on en était informé à Bruxelles.
(Note de bas de page) Une note de la main même du chevalier de Theux contient une affirmation formelle à ce sujet. Cependant, dans une dépêche confidentielle du 25 mai 1838, M. van de Weyer écrit qu'en parlant comme il le faisait dans les lettres lues par sir Hamilton Seymour, lord Palmerston usait d'un langage exactement conforme à celui qu'il tenait depuis deux mois au gouvernement du roi. Il est assez étonnant que, dans la correspondance de M. van de Weyer adressée à M. de Theux, aucune lettre antérieure à celle du 4 mai, ne fasse mention de ce langage. Le ministre belge à Londres en aurait-il parlé dans les rapports qu'il adressait directement au roi au sujet des négociations ? Mais ces rapports étaient, du moins pour la plupart, communiqués à M. de Theux qui gardait copie des plus importants. Or, dans aucune des copies conservées, on ne trouve non plus mention des idées de lord Palmerston au sujet de la dette ou du territoire. M. van de Weyer en aurait-il parlé à M. de Theux lors d'un voyage qu'au cours des négociations il fit à Bruxelles ? Mais, s'il l'avait fait, M. de Theux n'aurait pas affirmé, dans une note écrite uniquement pour son usage personnel et conservée par lui dans ses papiers personnels, que jusqu'au mois de mai il ignorait les vues de lord Palmerston. (Fin de la note)
(page 67) Au premier moment, M. de Theux n'attacha pourtant pas une importance majeure à la communication anglaise. Il ne la considéra que comme un conseil d'arrêter des faits qui pourraient amener de nouveaux embarras dam le rayon stratégique de Luxembourg.
Ses conversations avec le représentant de la reine Victoria à Bruxelles l'amenèrent à juger ainsi les choses. L'envoyé britannique attribuait en effet les lettres de lord Palmerston sur la cession du territoire à la conviction acquise par le ministre que les trois cours du nord n'écouteraient aucune proposition à ce sujet.
En présence du parlement qui voulait, déclarait sir Hamilton Seymour, la paix à tout prix, peut-être même aux dépens d'intérêts notables de la Grande-Bretagne, le cabinet ne pouvait adopter une politique susceptible de provoquer une guerre continentale. Le diplomate ne rattachait par conséquent pas les lettres de lord Palmerston aux derniers incidents qui avaient agité l'opinion en Belgique.
Léopold 1er n'était pas aussi optimiste. D'après des renseignements qui lui arrivaient de Paris, où l'on appréciait avec plus d'indulgence qu'à Londres et à Berlin la politique belge.
(Note de bas de page) « Il me parait qu'à Berlin, écrivait, le 29 juin, le comte Molé au comte Bresson, on apprécie avec une rigueur qui va jusqu'à l'injustice la conduite du gouvernement belge. Si la Belgique recule aujourd'hui devant des obstacles, ils n'existeraient pas si les Puissances représentées dans la Conférence de Londres avaient toutes tenu l'engagement qu'elles avaient pris d'imposer immédiatement l'acceptation des XXIV articles à la Hollande aussi bien qu'à la Belgique. Il ne serait ni équitable, ni généreux de la part des cabinets qui ont ainsi contribué à faire naître ces difficultés, d'en rejeter exclusivement la responsabilité sur la Belgique. » (Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Prusse, 290 folio 37). (Fin de la note).
Les Prussiens songeaient sérieusement à se délivrer du voisinage de la Belgique par des mesures du genre de celles qui avaient rendu à ce dernier pays la citadelle d'Anvers. Des Tuileries, on confirmait au roi l'éventualité que lord Palmerston laissait entrevoir à M. de Theux par l'entremise de sir Hamilton Seymour (Lettre de Léopold 1er au chevalier de Theux, 4 mai 1838), et cette confirmation paraissait mériter d'autant plus de crédit que l'Autriche faisait (page 68) elle aussi pressentir la possibilité d’une exécution militaire.
(Note de bas de page) « Le comte de Rechberg m'a dit, écrivait le 21 mai, M. le chevalier de Theux au roi Léopold Ier, qu'il savait de source certaine que l'intention du gouvernement n'était pas de s'en tenir aux XXIV articles ; après avoir parlé de la reconnaissance fondée sur ce traité, il a ajouté que nous étions exposés à voir la Hollande solliciter l’aide de la Conférence pour nous contraindre. » Sir Hamilton Seymour tenait à M. de Theux le même langage que le comte de Rechberg, « M. Seymour m'ayant dit, écrivait le 26 mai le ministre au roi, qu'il craignait que la question territoriale ne nous amenât la guerre, je lui répondis qu'il serait curieux de voir les troupes de la reine Victoria et du roi Louis-Philippe venir occuper la Belgique, Il ajouta qu'on ne pourrait refuser au roi Guillaume de se mettre lui-même en possession du territoire cédé, que c'était en ce sens qu'il avait parlé. » (Fin de la note).
L'Angleterre, attentive à cet état de choses, y avait puisé, pensait Léopold 1er, le sentiment de « la nécessité d'en finir et de mettre un terme au statu quo ». Le monarque estimait qu'il ne fallait donc pas considérer les dernières communications de lord Palmerston comme purement de forme (Lettre de Léopold 1er au chevalier de Theux, 6 mai 1838).
Les événements lui donnèrent bientôt raison.
M. de Theux avait espéré que, comme aucune difficulté n'était résultée en fait pour les Puissances des actes accomplis en Belgique « dans l'intérêt apparent du territoire cédé », et que, comme le calme était rentré définitivement, du moins il l'espérait, dans le « rayon », l'effet du passé s'amortirait. Mais on avait de divers côtés intérêt à ne pas laisser s'affaiblir cet effet.
Les diplomates qui représentaient à Londres les Etats de la Confédération germanique, s'alarmèrent ou feignirent de s'alarmer des démonstrations politiques dans le Limbourg et le Luxembourg, des adresses de la Chambre des représentants et du Sénat, des nombreux articles publiés à ce sujet par les journaux de Bruxelles.
Ils eurent plusieurs conférences avec lord Palmerston. Celui-ci les rassura complètement et ils écrivirent à leurs cours que «rien ne pouvait être plus satisfaisant que les déclarations du cabinet anglais au sujet de la délimitation territoriale du royaume de Belgique et que, malgré les protestations des habitants et des Chambres belges, le traité du 15 novembre, en ce qui concerne ces questions, recevrait une pleine et entière exécution ».
Le ministre britannique montra immédiatement que ses paroles ne constituaient pas une vaine promesse. Du contenu des lettres qu'il avait chargé sir Hamilton Seymour de lire à M. de Theux, il fit l'objet d'une note officielle adressée aux représentants de l'Angleterre à Berlin, à Paris et à Vienne. Lord Granville communiqua cette note au comte Molé en déclarant que mission, lui avait été donnée de provoquer la même résolution chez le cabinet de Paris (Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 11 mai 1838. Lettre de M. Beaulieu au chevalier de Theux, 30 mai 1838).
(page 69) Cette manifestation de la politique britannique donna lieu à de longs et graves entretiens entre lord Palmerston et M. van de Weyer. A la demande d'explications que lui adressa ce dernier, le ministre de la reine Victoria répondit :
« En déclarant que le cabinet de Saint-James considérait comme irrévocables les arrangements territoriaux fixés par le traité du 15 novembre, je n'ai rien annoncé de nouveau, rien qui ne fût parfaitement connu, et qui ne fût conforme aux engagements que vous avez pris envers nous. Le traité du 15 novembre existe ; nous l'avons signé et ratifié ; vous en avez constamment demandé l'exécution ; cette exécution vous a été accordée dans ses parties essentielles ; vous ne pourriez aujourd'hui protester contre cet acte, ou le considérer comme nul et non avenu, sans porter de vos propres mains atteinte au seul traité qui sanctionne votre indépendance. En effet, ce traité détruit, il ne reste plus que les actes du congrès de Vienne, et les Belges, au lieu d'être les sujets légitimes du roi Léopold, redeviennent les sujets rebelles du roi Guillaume. Lorsqu'en 1833, les négociations directes furent entamées, sous notre médiation, avec la Hollande, on prit pour base les XXIV articles et vous ne protestâtes point contre les stipulations relatives aux arrangements territoriaux. La négociation fut même suspendue, précisément à raison de la non-adhésion du roi Guillaume à ces stipulations. Lorsque, plus tard, de nouvelles ouvertures furent faites par le cabinet de la Haye, votre réponse, comme la nôtre, fut constamment qu'il fallait, avant tout, que le roi Guillaume produisît le double assentiment de la Diète germanique et des agnats de Nassau, ou qu'il signât purement et simplement les sept premiers articles du traité. Le projet de renverser ces bases, déclarées finales et irrévocables, non seulement en octobre 1831, mais après l'échange des ratifications des cinq cours, ce projet ne date guère que de cette année. Je le considère comme la tentative la plus dangereuse que vous puissiez faire ; et, en présence d'un fait de cette nature, il était de mon devoir, en qualité de ministre britannique, de rassurer à cet égard les augustes alliés de la reine. En conséquence, j'ai écrit dans ce sens à Berlin, à Vienne et à Paris, et j'ai chargé sir Hamilton Seymour de tenir le même langage à M. de Theux. Le traité du 15 novembre est susceptible d'améliorations et de modifications ; mais on ne doit point perdre de vue qu'il est la base invariable de la séparation, de l'indépendance, de la neutralité et de l'état de possession territoriale de la Belgique, et que, sur ces points, tous les membres de la Conférence sont d'accord. »
« La Conférence, répondit M. van de Weyer, avait également reconnu que, dans la négociation directe, les deux parties pourraient consulter leurs convenances et leurs intérêts mutuels . »
(Note de bas de page Cette affirmation de M. van de Weyer se basait sur le protocole n°24 de la Conférence et sur l'annexion au protocole n°25. Ce dernier document, en date du 7 juin 1831, était ainsi conçu : « Les soussignés, plénipotentiaires des cours d'Autriche, de Prusse et de Russie, ont donné toute leur attention à la note que MM. les plénipotentiaires de S. M. le roi des Pays-Bas ont adressée à la Conférence, en date du 6 de ce mois, par l'intermédiaire du vicomte Palmerston, relativement à une lettre confidentielle de lord Ponsonby, qui a paru dans les feuilles de la Belgique.
« La Conférence, étrangère à la lettre de lord Ponsonby, ne peut que se référer au protocole n°24, en date du 21 mai dernier, protocole déjà connu de MM. les plénipotentiaires de S.M. le roi des Pays-Bas.
« Cet acte pose trois principes : le premier que les arrangements qui auraient pour but d'assurer à la Belgique la possession du grand duché de Luxembourg seraient des arrangements de gré à gré ; le second que cette possession ne pourrait être acquise que moyennant de justes compensations ; le troisième que les cinq Puissances ne feraient aux parties intéressées la proposition de cet échange qu'après l'adhésion des Belges aux bases de la séparation fixées par la Conférence et déjà adoptées par le roi des Pays-Bas, Ces principes sont et seront toujours ceux des cinq Puissances, ils n'entravent nullement les déterminations de S.M. le roi des Pays-Bas. Loin de porter atteinte à ses droits, ils en attestent le respect, et ne tendent qu'à amener, s'il se peut, à la faveur des équivalents que S. M. jugerait pouvoir accepter, et sur la base d'une utilité réciproque, des arrangements dont l'unique but serait d'assurer les intérêts qui tiennent à cœur au roi, et l’affermissement de la paix qu'amènent au même degré ses vœux et ceux des cinq Puissances. » (Fin de la note).
« Or, il se pourrait que les deux parties trouvassent plus conforme à leurs intérêts de modifier les (page 70) arrangements territoriaux que de les exécuter aux termes du traité du 15 novembre. Nous pouvons donc, sans porter atteinte au traité, faire à la Hollande une proposition dans ce sens, et, après ce qui s'est passé dans les Chambres et dans les provinces à céder, le gouvernement du roi manquerait à ses devoirs s'il ne cherchait point à diminuer les sacrifices que le pays a faits pour assurer son indépendance et à conserver des populations qui lui montrent un attachement aussi vif et aussi sincère. »
« Sans doute, reconnut lord Palmerston, le champ à des propositions de tout genre vous sera ouvert lors de la reprise de la négociation, mais soyez convaincus que celles que vous pourriez faire relativement à la conservation du Limbourg et du Luxembourg seront sans résultat. Nous sommes, à cet égard, définitivement engagés et la question territoriale n'est pas une de celles sur lesquelles il suffise que les deux parties s'entendent. Les Cinq Puissances doivent y donner leur assentiment ; et cet assentiment, vous ne l'obtiendrez point, lors même que la Hollande consentirait à vous laisser la totalité du Limbourg et du Luxembourg. »
Puis, abordant un autre ordre d'idées, le ministre anglais ajouta :
« Je sais que l'on examine également à Bruxelles la question de savoir si, dans l'arrangement définitif, il n'y aura pas moyen de s'affranchir non du paiement des arrérages dont il ne peut plus être question, mais du paiement annuel de la somme de 8.400.000 florins. Cette seconde tentative n'aura pas plus de succès que l'autre. Le partage de la dette, d'après les principes posés dans le protocole n° 48, est irrévocablement décidé ; et il ne vous est pas plus permis de revenir sur ces stipulations financières que sur la question des limites. »
Il était facile à M. van de Weyer de riposter que c'était précisément sur ce protocole n° 48 que le gouvernement belge basait les propositions qu'il ferait au sujet de la dette.
« En effet, dit-il, la Conférence a procédé au partage de la dette sur des tableaux fournis par les plénipotentiaires hollandais, et dont ceux-ci ont (page 71) garanti l'exactitude. La Conférence a pris la précaution d'ajouter que si ces tableaux se trouvaient inexacts malgré une garantie si formelle, les cinq cours seraient par là même en droit de regarder comme non avenus les résultats des calculs auxquels les tableaux en question auraient servi de base.
« (…) La Belgique n'a jamais eu l'occasion de prouver l'inexactitude des tableaux fournis en 1831 par la Hollande ; la suspension de la négociation de 1833 ne lui en a pas laissé le temps ; elle peut, aujourd'hui comme alors, sans porter atteinte au traité du 15 novembre, sans violer ses engagements, et en se fondant sur le protocole n° 48 et sur la réserve russe, se livrer contradictoirement à cet examen, et baser sur le résultat qu'on obtiendra des propositions nouvelles » (Note de bas de page : Dans une lettre du 6 août 1838, M. van de Weyer rappela à M. de Theux dans quelles circonstances la Conférence avait, en 1831, fixé le chiffre de la dette).
Lord Palmerston ne songea pas à contester le bien fondé des arguments que lui développait M. van de Weyer. « Cet examen serait un peu tardif » se contenta-t-il de répondre « et nos décisions à cet égard sont tellement basées sur l'équité, que vous chercheriez en vain à les ébranler. »
« Croyez-moi, ajouta-t-il, on se fait en Belgique d'étranges et dangereuses illusions. Le roi voudrait diminuer sa dette et augmenter son territoire, deux bonnes choses, Sans doute, mais qu'il n'est pas en notre pouvoir de lui obtenir » (Lettre de M. Van de Weyer à M. de Theux, 25 mai 1839).
D'autres renseignements envoyés au gouvernement belge par son ministre à Londres complétèrent ceux que l'on pouvait puiser en cette importante entrevue.
Lord Palmerston, en tenant à l'Autriche, à la Prusse et aux autres Puissances de la Confédération germanique, un langage exactement conforme à celui qu'il adressait depuis deux mois, d'après son affirmation, au cabinet de Bruxelles, sur les questions de territoire et de finances, prétendait vouloir rester conséquent avec lui-même et fidèle aux engagements contractés par la Grande-Bretagne. Il lui importait, disait-il, qu'on ne pût révoquer en doute la résolution qu'elle avait prise à cet égard et dont elle n'avait jamais fait mystère à la Belgique. Mais ce qui avait surtout déterminé lord Palmerston à prendre en ces questions une initiative tout à fait inattendue et qui surprit autant à Berlin, à Vienne et à Saint-Pétersbourg qu'à Paris et à Bruxelles, c'était, d'un côté, la crainte que 1’on ne se liât en Belgique par des engagements contraires au traité du 15 novembre 1831, tel qu'il avait été adopté et ratifié ; de l'autre, que l'on ne s'emparât en Allemagne des protestations des habitants du Limbourg et du Luxembourg, ainsi que des adresses du Sénat et de la (page 72) Chambre des représentants, comme d'un moyen pour porter atteinte au statu quo.
Aux yeux du ministre britannique, rien n'était plus propre à compromettre ce statu quo que les imprudentes démonstrations politiques auxquelles on se livrait en Belgique et l'opinion qui commençait à s'accréditer et prêtait au gouvernement du roi Léopold la pensée machiavélique d'avoir suscité lui-même ces embarras intérieurs, afin de se soustraire à un arrangement définitif, au paiement de la dette et à la restitution d'un territoire dont l'évacuation lui paraissait devoir prêter à de nombreuses difficultés (Note de bas de page : Dans une dépêche adressée à M. van de Weyer le ler juin 1838, M. de Theux protesta contre cette opinion).
L'Angleterre comprenait l'importance que chez nous on attachait au statu quo. Elle entendait bien continuer à lui en assurer tous les avantages et le peu de confiance qu'elle avait dans la sincérité ainsi que les protestations de La Haye lui faisaient prévoir que cet état de choses n'était pas encore à la veille de cesser. Mais, tout en secondant de cette manière les vues du cabinet belge, l'Angleterre ne cachait point qu'elle désirait vivement la conclusion d'un traité définitif et qu'elle ne négligerait rien pour amener ce résultat considéré par elle comme indispensable à l'indépendance de la Belgique. A cet égard, d'ailleurs, jamais son langage, assurait lord Palmerston, n'avait varié. Tel il était au mois de mai 1838, tel il avait été en 1831,1832, 1833 et en 1836, chaque fois que l'espoir d'en finir avait été entrevu. S'il devait être constaté à la suite d'une démarche que l'Autriche et la Prusse comptaient faire près du roi Guillaume des Pays-Bas, que celui-ci s'était montré, dans la note néerlandaise du 14 mars 1838, sincère et de bonne foi, le ministre britannique déploierait autant de zèle, d'activité et d'empressement à rouvrir les travaux de la Conférence qu'il l'avait fait antérieurement. Pour lui, la Belgique méconnaîtrait ses propres intérêts si elle jetait de nouveaux obstacles dans la voie de la réconciliation et il ne concevait pas qu'elle pût y songer. « Si le roi Guillaume est de bonne foi, disait-il à M. van de Weyer, la conclusion du traité définitif présentera peu de difficultés. Quels sont, en effet, les points en litige ? Il en est peu sur lesquels vous ne vous soyiez pas déjà rapprochés dans la négociation de 1833. A part la liquidation du syndicat d'amortissement et le paiement des arrérages de la dette, il eut été facile, dès lors, de vous entendre. J'ai quelques raisons de croire que nous n'aurons pas, à ce sujet, autant de peine à ramener les autres à notre opinion, que nous en avons eu en 1832 et en 1833. Ces deux points réglés, vous tomberez, je l'espère, aisément d'accord sur le reste. Car il ne faut pas qu'on renouvelle en (page 73) Belgique les luttes diplomatiques de 1831, et que l'on revienne sur des questions irrévocablement décidées. Ce serait vous jeter de gaieté de cœur dans d'inextricables difficultés et vos prétentions ne trouveraient aucun appui au sein. de la Conférence. »
En transmettant ces déclarations et ces renseignements à M. de Theux, M. van de Weyer rappelait une fois de plus, avec une particulière insistance, que la Grande-Bretagne considérait la Belgique comme engagée par la négociation de 1833 ; que le gouvernement de la reine prenait cette négociation et ce qui s'y était réglé comme point d'appui ; qu'à ses yeux, le gouvernement du roi Léopold devait également se placer sur ce terrain ou bien se contenter de l'adhésion pure et simple de la Hollande aux XXIV articles (Lettre de M. van de Weyer au chevalier de Theux, 25 mai 1838).
Si Léopold Ier ne se dissimulait pas que les manifestations en Belgique contre l'exécution du traité des XXIV articles constituaient une faute politique, il n'était pas moins persuadé que ses sujets de l'importance qu'avait pour le pays la possession du Limbourg et du Luxembourg. Aussi, la politique nouvelle pour lui de lord Palmerston le surprit-elle douloureusement. Il essaya, par l'ascendant qu'il possédait sur la reine Victoria, d'amener un changement dans les dispositions ministérielles britanniques. Le 2 juin, le monarque belge écrivait à sa royale nièce :
« Pendant tout ce temps, je ne vous ai pas touché un mot de nos affaires, par une grande discrétion, mais, comme la bataille approche, je ne puis éviter d'écrire quelques mots à ce sujet. J'ai trouvé, dans le journal français Le Constitutionnel, un article qui peint notre situation sous des couleurs assez vraies. Comme il n'est pas très long, je vous prie d'avoir la bonté de le lire. Vous m'avez donné tant de preuves d'affection, et votre aimable discours à Windsor est encore si présent dans ma mémoire, que ce serait très mal à moi de penser que, dans si peu de temps et sans cause aucune, ces sentiments, qui me sont si précieux, auraient pu changer, Aussi, je leur fais appel.
« L'existence indépendante des provinces qui forment mon royaume a toujours été une question importante pour l'Angleterre ; la preuve la plus claire en est que, pendant des siècles, l'Angleterre a fait, dans ce but, les plus grands sacrifices d'hommes et d'argent. La dernière fois que je vis le feu roi à Windsor, en 1836, il me dit : « Si jamais la France, ou toute autre puissance envahissait votre pays, ce serait, pour l'Angleterre, un cas de guerre immédiate, c'est une chose que nous ne saurions permettre. » Je lui répondis que j'étais bien aise de l'entendre s'exprimer ainsi, puisque je ne désirais pas davantage l'invasion d'une Puissance étrangère (...)
Tout ce que je sollicite de la bouche de Votre Majesté, c'est qu'elle (page 74) veuille bien, à l'occasion, exprimer à ses ministres, et en particulier à l'excellent lord Melbourne, que, dans la mesure où cela est compatible avec les intérêts de ses propres Etats, elle ne désire pas que son gouvernement prenne l'initiative de mesures, qui pourraient, en peu de temps, entraîner la disparition de ce pays, ainsi que celle de votre oncle et de sa famille, Depuis 1833, l'Europe a toujours goûté, dans la partie où nous sommes, une paix profonde, un bonheur et une prospérité réels, Personne ne peut nier que les mesures que j'ai prises, pour organiser ce pays, ont contribué grandement à cet heureux état de choses ; c'est ce qui amène à penser que les changements qui vont avoir lieu, devraient être exécutés avec beaucoup de doigté... » (I. BARDOUX. La Reine Victoria, d'après sa correspondance inédite, tome 1er, p. 169).
Cet appel à la reine Victoria ne produisit aucun effet. La souveraine ne put naturellement cacher à ses ministres la lettre de son oncle et c'est, vraisemblablement, en quelque sorte sous la dictée de lord Palmerston qu'elle écrivit la réponse suivante :
« Ce serait, très cher oncle, très mal à vous de penser que mes sentiments, mon ardent et fidèle attachement, ma grande affection pourraient changer. Rien ne saura jamais les modifier ! En outre de mes sentiments affectueux pour vous, mon oncle bien-aimé, vous devez savoir que la vieille et traditionnelle politique de ce pays-ci, vis-à-vis de la Belgique, doit me faire ardemment désirer que mon gouvernement non seulement ne s'associe pas à une mesure qui pourrait nuire à la Belgique, mais, dans la limite où le permettent les intérêts ou les engagements de mon pays, fasse tout en son pouvoir pour assurer la prospérité et le bonheur de votre royaume.
« Mes ministres, je puis vous l'assurer, partagent tous mes sentiments à ce sujet, et sont très désireux de voir l'affaire s'arranger, d'une manière satisfaisante, entre la Belgique et la Hollande.
« Nous sentons tous qu'il nous est impossible d'exprimer, d'une manière suffisante ou complète, ce que la Belgique doit à votre sage système de gouvernement, qui a rendu le pays si florissant à tous égards, et de combien l'Europe vous est redevable pour le maintien de la paix générale. Il est certain que lorsque vous êtes monté sur le trône, la Belgique était le point d'où l'on pouvait le plus redouter de voir partir l'étincelle d'une guerre universelle ; tandis que maintenant ce pays est devenu un trait d'union, qui assure le maintien de la paix. Grâce à l'heureuse circonstance de votre double et proche parenté avec moi et le roi des Français, la Belgique, qui a été depuis les temps passés une cause de querelles entre l'Angleterre et la France, est maintenant devenue un lien réciproque, qui les rapproche. Tout cela, mon bien-aimé oncle, nous vous le devons et vous devriez y trouver une cause de fierté et de satisfaction.
« Je comprends parfaitement que votre situation, vis-à-vis de toutes ces affaires, est aussi difficile que fatigante, et les sentiments de vos sujets sont fort naturels. Cependant, j'espère bien que vous emploierez la grande (page 75) influence que vous possédez sur l'esprit des Belges les plus en vue, pour modérer le mécontentement, calmer l'irritation et préparer la voie aux arrangements, quels qu'ils soient, qui pourraient ultérieurement être considérés comme inévitables.
« Vous avez raison de dire que, bien que je ne fusse qu'une fillette de 12 ans, lorsque vous êtes allé en Belgique, je me souviens de bien des choses qui se sont passées alors, et depuis je me suis fait expliquer toute l'affaire d'une manière complète. Le traité de novembre 1831 n'était peut-être pas aussi avantageux pour les Belges, qu'on l'eût désiré ; cependant il n'a pas pu être très avantageux pour les Hollandais, sinon ils auraient déjà très probablement poussé leur gouvernement à l'accepter.
« En outre, lorsqu'on a rédigé ces conditions, l'Angleterre n'était qu’une des cinq Puissances dont on demandait le concours, et, par conséquent, l'affaire fut conclue au milieu de circonstances difficiles. Ce traité, ayant été ratifié, est devenu obligatoire, et c'est pourquoi il est presque impossible de l'apprécier à d'autres égards et de mettre de côté telles clauses, qui ont été acceptées par toutes les parties contractantes.
« A mon tour, très cher oncle, il faut que je sollicite votre indulgence pour une si longue lettre, ainsi que pour des explications si complètes, mais j'ai senti que c'était mon devoir de le faire, puisque vous m'en aviez parlé.
« Soyez assuré, mon oncle bien-aimé, que lord Melbourne et lord Palmerston, tous les deux, sont toujours préoccupés de la prospérité et du bonheur de la Belgique, et, en conséquence, désirent ardemment voir cette question difficile résolue d'une manière qui puisse vous satisfaire. Permettez-moi donc encore une fois, très cher oncle, de vous supplier de recourir à votre puissante influence sur vos sujets, et d'essayer de modérer leurs sentiments excités en ces affaires, Votre situation est excessivement difficile, et personne ne pense à vous plus que je ne le fais. » (I. BARDOUX, La Reine Victoria…, page 171).
Le gouvernement britannique était donc fermement résolu à ce moment à poursuivre la politique inaugurée par la déclaration de lord Palmerston.
A Paris, où, cependant, dès le début des négociations, on avait laissé entrevoir au comte le Hon qu'il paraissait difficile de donner satisfaction à la Belgique sur la question territoriale, on éprouva un étonnement profond de la résolution si inattendue prise par le cabinet anglais. Il est probable qu'on ne s'attendait pas à ce que celui-ci se résolût à semblable initiative sans s'être mis préalablement d'accord avec le gouvernement français ou du moins sans l'avoir pressenti à ce sujet. Aussi s'y refusa-t-on à croire aux motifs par lesquels lord Palmerston avait cherché à expliquer sa décision à M. van de Weyer. On attribua à son attitude nouvelle des raisons d'un ordre tout à fait différent. La « défection » de l'Angleterre parut empreinte de défiance et de soupçon envers le Gouvernement (page 76) de Juillet. On était persuadé aux Tuileries que le ministère britannique voyait un intérêt français au fond de ces questions territoriales qui intéressaient si fort la Belgique et de suite, en haine ou jalousie de la France, il s'unissait à l'Allemagne. On était persuadé aussi que lord Palmerston ne seconderait pas les efforts que pourrait faire Louis-Philippe, parce qu'il était convaincu qu'en cas de réussite toute la reconnaissance des Belges irait à leurs voisins du sud. Le mal qu'il faisait au jeune royaume ne l'arrêtait pas, celui-ci ne se plaçait qu'en seconde ligne dans la pensée du ministre anglais. Il prenait des résolutions, il agissait contre la France en frappant la Belgique (Note en bas de page : Lord Palmerston était cependant parvenu à persuader au comte Sebastiani que l'intérêt du cabinet anglais et de lord Palmerston en particulier, pour la Belgique et pour son souverain, était toujours vrai et sincère. Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Angleterre, 656, n°50, p. 339) ; il subissait « Comme une sorte de loi de son instinct ». M. Thiers, à ce moment dans l'opposition, considérait l'abandon de la cause belge par l'Angleterre en cette occasion, comme la représaille de la conduite de la France dans les affaires d'Espagne (Lettre du comte le Hon au roi Léopold 1er, 28 mai 1838).
On ne doutait d'ailleurs pas à Paris que la résolution de lord Palmerston ne fût définitive. Il avait besoin de se placer, vis-à-vis du parti tory et de la cité de Londres, entre la Belgique et la Hollande, dans une position qui parût impartiale. Après avoir adhéré à l'expulsion des Hollandais de la citadelle d'Anvers, et par conséquent à l'évacuation forcée d'une partie du territoire assigné à la Belgique, il pouvait craindre que des mesures de rigueur ne fussent proposées, en application du même principe, par les Puissances du nord, pour l'évacuation de Venloo, et si ce cas était advenu, le cabinet anglais n'aurait peut-être pas été en position d'empêcher une attaque contre nous (Lettre du comte le Hon à M. de Theux, 11 mai 1838).
De Berlin, le comte Bresson critiqua vivement la déclaration de lord Palmerston : « Si tel était dès le principe, écrivait-il le 6 mai au comte Molé, l'opinion du cabinet anglais, on se demande pourquoi l'offre du roi des Pays-Bas n'a pas été acceptée de prime abord. On peut juger aujourd'hui par les expériences des populations rétrocédées et par l'agitation qui s'en suit, des inconvénients d'un délai. L'acceptation de l'offre du roi des Pays-Bas eût été l'équivalent précis des déclarations que lord Palmerston fait faire en ce moment du cabinet de Bruxelles ; ce n'eût été ni plus ni moins. La Belgique n'a rien gagné à l'ajournement. La facilité d'une solution peut y avoir perdu». (Arch. du Min. des Aff. étr., à Paris, Prusse, 289, folio 262).
Dans une lettre du 31 mai, le diplomate français critiquait à (page 77) nouveau l'acte de lord Palmerston : « Le gouvernement anglais, disait-il, a, sans nécessité, dépassé la mesure. On n'attendait pas de lui des déclarations si formelles et des engagements si positifs. Mais lorsque lord Palmerston s'est laissé aller à rédiger quelque longue dépêche sur un sujet quelconque, il n’a plus de repos qu'elle n'ait fait le tour de l'Europe et n'ait recueilli partout le tribut d'admiration qu'il lui croît dû. Nous avons déjà ressenti plus d'une fois les mouvements de cette ambition d'auteur » (Arch. du Min des Aff. étr. à Paris, Prusse, 289, folio 295.)
Le ministre de France à Bruxelles qualifiait d'une manière moins acerbe la déclaration de lord Palmerston : « Elle est, écrivait-il au comte Molé, le 2 juin, l'expression franche, mais un peu rude et à l'anglaise des dispositions que me rapporte Votre Excellence. Le moment est pénible, je le reconnais, mais il faut que les Belges désespèrent une bonne foi de la réalisation de leur chimère de territoire intégral pour rentrer dans le vrai et dans le sentiment de leur situation réelle assurée, et qui peut être encore si belle et si prospère, s'ils ne la gâtent pas à plaisir. S'il leur reste des illusions, ce ne sera pas aux légations amies qu'ils pourront reprocher de les avoir entretenues » (Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, 16, n°34).
Lord Palmerston ne resta pas ignorant des critiques dont la netteté de ses déclarations avait été l'objet chez des hommes politiques français. Il crut devoir s'en expliquer avec le général Sebastiani, bien que celui-ci n'eût pas été chargé par son gouvernement de lui faire à ce sujet aucune communication. « En rappelant avec fermeté les dispositions du traité du 15 novembre, dit-il, et en me référant avec précision à celles de ses stipulations qui ont créé le royaume de Belgique, nous avions cru cependant agir dans le même esprit et tendre au même but que le gouvernement français : celui d'éteindre en Europe une dernière étincelle de conflagration générale et de consacrer sans retour l'entrée du royaume belge dans la famille européenne. Vous connaissez nos dispositions bienveillantes pour la Belgique et certainement notre conduite n'a été inspirée que par le sentiment de ses intérêts. » A cette déclaration, l'ambassadeur français répondit en disant « que rien ne l'autorisait à déclarer que le gouvernement de Louis-Philippe eût critiqué lord Palmerston. Il n'avait rien lu, rien entendu, continuait-il, depuis la reprise des négociations, qui ne démontrât au contraire le désir sincère du cabinet de Paris de marcher dans la question belge du même pas que le cabinet de Saint-James, et de continuer l'entente qui, depuis sept ans, avait produit d'heureux résultats. Seulement, ajouta-t-il, en affirmant ne parler qu'en son propre nom, je conçois qu'on ait (page 78) pu varier sur l'utilité de se désarmer d'avance vis-à-vis des cours du nord, en tout ce qui touche à la question territoriale, de manière à rendre peut-être leurs prétentions plus exigeantes sur ce qui concerne la question financière. » Le ministre britannique traita cet argument de « spécieux ». « Nous avons fait, dit-il, le raisonnement opposé et nous nous sommes dit : Décidés à ne pas faire de la question territoriale un obstacle insurmontable à la conclusion du traité définitif, nous donnerons d'avance une preuve de notre bonne foi, pour obtenir en faveur de la Belgique la remise de l'arriéré de la dette que nous sommes à notre tour décidés à ne pas laisser à sa charge. » (Arch. du Min, des Aff. étr., à Paris, Légation d'Angleterre, 650, n° 48, p., 315)
La France ne s'empressa point d'accepter la proposition que lord Palmerston lui avait fait transmettre par l'entremise de lord Granville. En n'y adhérant pas, elle voulut peut-être montrer combien le procédé du ministre anglais lui avait été désagréable. Mais bien qu'elle se sentît personnellement visée, et en grande partie à cause de cela, elle n'en crut cependant pas moins devoir se rallier en principe, pour ce qui concernait la question territoriale, à la décision du gouvernement de la reine. » (Note de bas de page : « Je n'ai pas besoin de vous dire, écrivait le 17 mai, le comte Molé au baron de Bourquenay, que le gouvernement du roi met tous ses soins à modérer tout ce qu'il y a d'exagéré dans les prétentions de la Belgique », Arch. du Min. des Aff, étr. à Paris, Angleterre, 650, n° 13, p. 297)
« Depuis 1830, écrivait le comte le Hon (Lettre au chevalier de Theux, 23 mai 1838), après une conversation avec le comte Molé, sa conduite (celle de la France) envers nous a toujours été, à l'étranger, la mesure et même l'épreuve de sa bonne foi. Ses opinions sur nos arrangements définitifs et sur nos questions de territoire ont été observées et accueillies souvent avec une sorte d'inquiétude soupçonneuse aussi bien en Angleterre qu'en Allemagne. Notre indépendance est la base de l'alliance anglo-française, mais dès que le cabinet de Paris la voudrait à d'autres conditions que celui de Londres, dès qu'il paraîtrait, seul, favoriser un système de temporisation, alors que les autres Puissances sont d'accord pour en finir, ce ne serait pas la France protectrice désintéressée du faible qu'on verrait agir, ce serait la France à l'ambition déguisée, aux arrière-pensées d'agrandissement qui, sous prétexte de mieux constituer la monarchie belge, travaillerait à faire ajourner sa reconnaissance définitive (Note de bas de page : « Aujourd'hui les représentants des quatre Puissances envisagent la France comme l’unique obstacle qui pourrait s'opposer à la solution de la question belge. » Lettre du ministre de France à La Haye au comte Molé, du 26 mai 1838. Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Pays-Bas, 639, folio 149). Cela est pénible à dire, ajoute-t-on, mais cela est ainsi et le mariage d'une princesse (page 79) de France avec le roi Léopold a affaibli les préventions des cours étrangères sans les éteindre.
(Note de bas de page) Si telle était l'opinion qui régnait parmi les gouvernants en France, combien ils durent sourire en lisant la lettre qu'écrivait le 12 juin, à propos de l'incident, le général Sebastiani et dans laquelle il disait : « Le besoin et le désir de marcher de concert avec vous dans cette question, n'ont rien perdu de leur force et de la bonne foi avec laquelle ils m'avaient été exprimés.» - Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Angleterre, 650, n° 50, fol. 339) (Fin de la note).
La France ainsi soupçonnée, n'aurait pu, croyaient ses dirigeants, donner aucune efficacité, même morale, à son action condamnée par la « défection » de l'Angleterre à rester isolée, car les cabinets étrangers l'attribueraient nécessairement à la poursuite d'un intérêt particulier, plus qu'à une sollicitude vraie du gouvernement de Juillet pour la viabilité de la Belgique.
En vain, M. de Theux, par l'entremise du comte le Hon, s'attela-t-il à montrer au roi Louis-Philippe et au comte Molé qu'il importait à la. France autant qu'à la Belgique de maintenir celle-ci dans la possession du Limbourg et du Luxembourg, la mainmise de la Confédération germanique sur les deux provinces constituant une réelle menace pour la sécurité du Royaume de Juillet » (Lettre du chevalier de Theux au comte le Honorable, 21 mai 1838.).
Ni le monarque, ni son ministre des Affaires étrangères n'osèrent se résoudre à une action isolée. Unie à l'Angleterre, la France pouvait, sans doute, appuyer les revendications territoriales de la Belgique, et encore ne se dissimulait-elle pas que l'intérêt de la question étant « tout germanique », de graves collisions auraient pu naître d'un tel débat. Mais, sans le concours de son alliée maritime, elle avait à se reconnaître impuissante contre les autres Puissances. Une fois d'accord avec l'Angleterre, les trois cours du nord (Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 11 mai 1838. - Lettre du comte de Louvencourt au même, 21 mai 1838) ne devaient pas craindre les résolutions même menaçantes de la France, bien convaincues qu'elles étaient, par l'expérience des sept dernières années, que l'intérêt du conflit n'était pas assez considérable pour pousser la Monarchie de Juillet à une guerre qu'elle serait contrainte de faire seule contre toutes.
Mais la guerre devait-elle nécessairement surgir si, en l'occurrence, la France se séparait des autres cours ?
En Belgique, on cherchait encore, au mois de mai, à se persuader le contraire. On y voulait croire que la France, en déclarant à ce moment franchement qu'elle était disposée à prendre en considération le vœu de l'intégrité du territoire belge et de la révision des XXIV articles, obtiendrait le résultat, non de rompre avec les Puissances, mais de les rendre plus conciliantes, non de compromettre (page 80) la paix, mais d'accroître la force morale de la Monarchie de Juillet au dedans et au dehors, sans aucun danger réel.
(Note de bas de page M. de Theux, notamment, en était sincèrement convaincu : « Je suis persuadé, écrivait-il, le 26 mai 1838, au roi Léopold ler, qu'on n'oserait rien faire de la part de la Confédération germanique, sans le consentement de la France,.. Il y a trop à perdre et trop peu à gagner. Et, quant à la France, si elle cède, elle se verra d'autant plus tracassé ailleurs qu'on la redoutera moins ici. Les questions d'Italie, d'Afrique, pourraient alors surgir, lorsqu'on l'aura vue peureuse. » En écrivant ces mots, M.. de Theux se montrait bon prophète. On vit peu de mois après l'Europe profiter de l'esprit pacifique de Louis-Philippe pour régler contre la France, et sans la consulter, la question d'Orient.
A Londres même, on ne se dissimulait pas l'influence que pourrait avoir, dans la question hollando-belge, l'attitude de la France. Au cours du séjour qu'il fit en Angleterre, pour le couronnement de la reine Victoria, le prince de Ligne plaida chaudement la cause de la Belgique près du prince Esterhazy. « Celui-ci, écrit le prince de Ligne au chevalier de Theux, le 26 juin 1838, m’a dit, après avoir réfléchi un instant : « Nous verrons, il n'y a rien de fait, il n'y a point de traité qui ne puisse être soumis à des modifications : d'ailleurs, la France est toujours l'objet de nos appréhensions. Nous ne pouvons rien faire sans elle. " Ce qui voulait dire, ajoutait le Prince, que si la France faisait, au sujet de la Belgique, ce que le grand Frédéric disait « que s'il en était roi, il ne se tirerait pas un coup de canon en Europe sans sa permission ", et dictait sa volonté en faveur de la Belgique à la Conférence, le ministère anglais ne demanderait pas mieux que de s'y joindra et les autres plieraient comme des joncs à la première force d'impulsion. » (Fin de la note)
Plutôt que la France, l'Allemagne, et la Prusse en particulier, croyait-on à Bruxelles, semblaient avoir tout à perdre et rien à gagner dans une collision. « L'agrandissement de la Prusse et celui des Pays-Bas, écrivait le 25 mai le chevalier de Theux au comte le Hon, me paraissent également impossibles. La Prusse et les autres Etats de l'Allemagne auraient au contraire beaucoup de raisons de prévoir des événements qui leur seraient funestes. La France ne peut donc pas avoir de raisons suffisantes de redouter une guerre générale, et elle aurait tort de faire le sacrifice des intérêts de la Belgique qui, en définitive, sont aussi les siens. »
Pour le gouvernement français, au contraire, décider qu'il soutiendrait seul le changement des limites fixées par le traité du 15 novembre 1831, et qu'il prendrait l'attitude qui pourrait, contre l'opposition vive et compacte des quatre cours, donner force et succès à son appui, c'était se préparer à toutes les conséquences de cette décision. (Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 23 mai 1838). Si son opposition n'était pas respectée, il devrait la soutenir pour sauvegarder sa dignité et alors l'énergie de paroles d'adhésion à la cause belge exigerait le vote préparatoire de 100.000 hommes ainsi que de quelques cent millions (Lettre du comte le Hon au roi Léopold, 28 mai 1838). Il fallait donc se résoudre éventuellement à la guerre, elle était au nombre des conséquences que le gouvernement d'un grand Etat est obligé de prévoir quand il prend le parti de parler haut (Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 23 mai 1838.)
(page 81) Cette conséquence, le comte Molé, pas plus que Louis-Philippe lui-même, ne voulait exposer la France à la subir (Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 23 mai 1838.)
Il ne semblait pas au roi et à son ministre qu'elle eût un intérêt suffisant dans la question belge pour affronter un conflit dont l'issue aurait certainement été douteuse. Pour la politique, comme pour la sûreté de la Monarchie de Juillet, il importait peu que le Luxembourg allemand et une partie du Limbourg fussent sous régime hollandais ou sous régime belge, alors qu'ils devaient rester incorporés dans la Confédération germanique, et que des troupes fédérales devaient continuer à occuper la forteresse de Luxembourg. Le gouvernement de Louis-Philippe voyait un danger pour sa frontière dans cette occupation et nullement dans le fait de la domination néerlandaise. Le point de vue de l'intérêt français rendait le cabinet de Paris plus sensible aux avantages de la consécration définitive du résultat de la révolution belge, qu'à ceux de l'extension des limites du jeune royaume. Après avoir consommé pour elle-même de grands et pénibles sacrifices en vue de la paix générale, la France ne pouvait trouver, dans les difficultés relatives au Limbourg et au Luxembourg, la cause raisonnable d'un changement dans sa politique (Lettre du comte le Honn au chevalier de Theux, 11 mai 1838, et au roi Léopold, 28 mai 1838.)
Il ne servit à rien à la Belgique de faire appel à l'esprit chevaleresque de la France, de rappeler que le rôle lui appartenait de protéger les Etats de second et de troisième ordre contre de graves injustices, d'invoquer comme exemple la conduite du roi Louis XVIII en 1815 en faveur de la Saxe royale. On répondait au ministre belge à Paris que la condition première pour avoir l'ascendant d'un protecteur, c'était de n'avoir pas un intérêt direct à la réclamation du protégé : telle était la position du premier roi de la Restauration. Et puis, son rétablissement sur le trône, il le devait aux rois étrangers qu'il comptait pour amis. En sa personne, ils avaient voulu consacrer, selon leurs principes, la réaction du droit contre la force, de la légitimité contre l'usurpation. Louis XVIII pouvait ainsi opposer aux Puissances, qui délibéraient au Congrès de Vienne, les principes dont il était, pour ainsi dire, le symbole, le respect des droits dont la restauration de sa famille était, dans les idées du jour, une sorte de sanction. Il pouvait également faire appel à la foi des traités. Au contraire, en 1838, Louis-Philippe voyait précisément s'élever tout cela contre lui : sa coopération libre au traité des XXIV articles, l'aversion des cours du nord, la défiance de l'Angleterre, la communauté vraie ou supposée (page 82) d’intérêts de la France avec la Belgique dans la question du territoire. Il rencontrait des obstacles là où partout Louis XVIII avait trouvé des appuis (Lettre du comte le Hon au roi Léopold, 28 mai 1838).
Le cabinet des Tuileries se croyait d'ailleurs moralement obligé de faire exécuter les stipulations territoriales du traité des XXIV articles. Il se sentait lié par sa signature apposée au bas de ce traité.
C'était, disait-on, un engagement contre lequel il n'y avait pas de contrainte à alléguer. Le gouvernement français pouvait admettre des modifications qui seraient concertées entres cinq cours, mais quel titre et quel droit aurait-il à se poser comme le champion d'un changement essentiel des limites par lui approuvées en 1831 ? Les cours du nord n'auraient-elles pas trouvé dans son dissentiment avec l'Angleterre sur ce point une raison puissante de soutenir que la France attaquait en 1838 une des bases de l'accord des grandes Puissances en 1831, une des dispositions européennes de l'acte constitutif du royaume de Belgique. Sans doute, il y aurait eu dans cette assertion une exagération de l'anglo-germanisme, mais elle n’en aurait pas moins constitué une argumentation dont à Paris on redoutait l'effet (Lettre du comte le Hon au roi Léopold, 28 mai 1838).
Si les choses avaient été entières, s'il s'était agi à nouveau du partage du Luxembourg et du Limbourg, l’opposition de la. France, seule contre l'Angleterre, la Prusse, l'Autriche et la Russie, aurait été déjà sans grande force morale et sans chance de succès, parce que, à tort ou à raison, on lui aurait imputé de défendre un intérêt français sous le voile de l'intérêt belge, et qu’une résistance anglo-germanique aurait paralysé tous ses efforts. Mais le traité du 15 novembre était intervenu ; la France lui avait donné un commencement d'exécution en amenant par ses armes l'évacuation d'Anvers. Ce traité avait réuni les vues divergentes des Puissances en une sorte de transaction européenne sur la question belge. Le roi des Français y avait, comme les autres souverains, apposé sa signature. En défendant seul, en 1838, les changements demandés par la Belgique à la délimitation territoriale, il aurait eu contre lui non seulement les préventions de 1831 et l'alliance anglo-germanique, mais encore les conséquences logiques de ses engagements et des actes par lesquels il les avait consacrés (Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 23 mai 1838).
Les hommes d'Etat français, même de l'opposition, donnaient raison au cabinet Molé. M. Thiers estimait que celui-ci n'était pas assez fort pour jouer le rôle énergique que lui demandait la Belgique ; il pensait en outre que, pour la France, le jouer seul ne serait pas (page 83) sans danger, et il regardait lui aussi la signature française au bas du traité du 15 novembre 1831 comme un embarras réel pour tout ministère qui aurait voulu plaider en faveur de l'intégrité du territoire belge (Note de bas de page : « Il m'en a parlé, écrit M. le Hon, de manière à me faire douter qu'il jugeât la chose possible s'il était au pouvoir. »).
M. Odilon Barrot jugeait que l'affaire du Luxembourg allemand et de la rive droite de la Meuse dans le Limbourg ne pouvait être pour la France une cause de guerre ; qu'il y avait. lieu d'appuyer les réclamations de la Belgique tant qu'elles avaient diplomatiquement des chances de réussir ; mais qu'en présence des XXIV articles et après le siège d'Anvers la France ne devait pas aller plus loin (Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 25 juin 1838).
D'autres encore ajoutaient que si la Révolution de Juillet, malgré son effervescence, avait observé les traités imposés à la Restauration en 1815, la monarchie de Louis-Philippe devait, à bien plus forte raison, respecter une convention qu'elle avait signée de concert avec l'Europe, et de son plein gré, en 1830. La France pouvait prêter à la Belgique son appui moral pour obtenir des améliorations possibles, mais non pour soutenir quand même une prétention déterminée, surtout celle de l'intégrité du territoire (Lettre du comte le Hon au roi Léopold Ier, 28 mai 1838).
Si la France se considérait comme liée par sa signature du traité des XXIV articles, elle considérait aussi que la Belgique était engagée de la même manière, bien que Louis-Philippe et le comte Molé laissassent le comte le Hon expliquer longuement que le roi Léopold avait eu à se plaindre de l'inexécution successive des XVIII articles et du traité du 15 novembre ; que le Luxembourg, réservé d'abord pour une négociation distincte et séparée, avait été divisé six mois après au mépris des conditions et des engagements sous la foi desquels le roi des Belges avait accepté la couronne ; qu'au lieu de poser les bases d'une liquidation régulière entre les deux États, comme le faisait l'article 12 des Préliminaires du 28 juin 1831, le traité du 15 novembre avait arbitrairement arrêté le chiffre de cette liquidation ; que ce traité, quoique constituant une violation des XVIII articles, avait été violé à son tour, et parce qu'on ne l'avait pas imposé également aux deux parties (la Belgique et la Hollande) et parce que l'une des cours contractantes et signataires (la Russie) avait refusé de reconnaître le roi des Belges depuis plus de six ans.
Le ministre belge exposait en outre que, malgré ces incontestables griefs, le gouvernement belge n'avait pas cessé de regarder le traité du 15 .novembre comme la base de ses relations avec l'Europe dans ses dispositions fondamentales, mais qu'il ne pouvait se croire (page 84) enchaîné par des articles purement réglementaires, en dehors de l'intérêt européen, ou soumis à une application rigoureuse et littérale même des articles de délimitation territoriale, quand des modifications avaient été reconnues nécessaires ou possibles (Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 11 mai 1838)..
Ces considérations, bien justes dans leur ensemble, pouvaient être appréciées par ceux qui les entendaient développer, mais elles n'étaient pas de nature à modifier la politique d'un gouvernement fasciné par les résolutions, considérées comme fermes et décisives, des quatre autres Puissances. Le caractère « tout germanique de la question soulevée » influait aussi sur l'inflexibilité du cabinet français (Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 11 mai 1838). On ne contestait pas qu'il y eût eu peu de traités qui fussent restés pendant sept années sans acceptation de la part de l'une des parties et qui conservassent encore leur force obligatoire après ce terme. Mais on prétendait que, pour la Belgique, les parties contractantes avaient été, dans l'acception rigoureuse du mot, les cinq Puissances représentées à la Conférence de Londres, que c'étaient elles avant toutes autres qui avaient eu intérêt et mission de stipuler les conditions européennes de l'existence du nouvel État, et que, au premier rang de ces conditions, venait la délimitation du territoire ; que, sous ce rapport, le contrat avait été réel, complet, et que les engagements étaient restés obligatoires. On rappelait que la Belgique avait considéré le traité comme liant envers elle toutes les Puissances ensemble et chacun séparément et vice-versa ; qu'à ce titre la Prusse se croirait fondée, même seule, à maintenir les stipulations d'intérêt germanique. En un mot, on considérait les clauses fondamentales du traité des XXIV articles comme constituant le pacte de la Belgique envers l'Europe, et on en induisait, que la clause de délimitation ayant un intérêt plus européen que hollandais, le cabinet de Bruxelles ne pouvait puiser ni dans la conduite du roi Guillaume, ni dans le mauvais vouloir de l'empereur de Russie, des motifs raisonnables, ou du moins puissants pour prétendre la changer (Lettre du comte le Hon au roi Léopold 1er, 28 mai 1838).
En somme, sur la question territoriale, le gouvernement français, tout en ne dissimulant pas combien le procédé britannique l'avait froissé, se montrait, lui aussi, irréductible. Depuis le mois de mars, alors que déjà une première fois Louis--Philippe s'était prononcé à ce sujet, le cabinet des Tuileries n'avait pas modifié ses vues. Plus le comte le Hon insistait sur l'intégrité du territoire comme sur un système arrêté par le gouvernement belge, et plus le langage du ministre français exprimait fortement la résolution de ne pas soutenir cette prétention.
(page 85) Le roi et le comte Molé, le duc d'Orléans lui-même, qui souvent critiquait la politique tant intérieure qu'extérieure de son père, regardaient l'affaire du territoire comme « entièrement désespérée ».
Ils ne voyaient aucun avantage pour la Belgique à s'y attacher avec l'effort qu'elle déployait et ils trouvaient dans cette persistance la source de l'irritation croissante des cours du nord (Lettre du comte le Hon au roi Léopold 1er, 28 mai 1838). Ils estimaient qu'en s'accrochant à un espoir impossible à réaliser, le cabinet de Bruxelles perdrait peut-être l'occasion d'améliorer les conditions d'existence du pays dans leurs rapports avec les charges financières annuelles et avec la liberté de la navigation. (Lettre du comte le Hon au roi Léopold 1er, 11 mai 1838.)
La Belgique insistait aussi pour se soustraire à l'arbitrage de la Conférence, demandant qu'on la laissât négocier directement avec la Hollande comme le promettait la convention de 1833. Mais le gouvernement français voulait fermement le maintien de cet arbitrage (« J'ai combattu le maintien de cet arbitrage, écrit le 23 mai le comte le Hon, mais vainement. C'est ici une résolution bien arrêtée et je me ferais illusion si j'espérais y apporter le moindre changement. »)
Toutefois il ne s'opposait pas en principe à des pourparlers directs entre les deux adversaires.
« Le ministère français, dit le comte Molé à M. le Hon, ne peut rendre un service réel à la Belgique qu'en voulant sincèrement et fermement la consécration définitive de son indépendance. Tout moyen, qui mène promptement à ce but, aura notre assentiment. C'est ainsi que, conformément à vos instances réitérées, je suis disposé à demander à la Conférence qu'avant de rien signer avec le roi Guillaume, les cinq cours invitent les deux parties à négocier directement entre elles sous leur médiation. C'est assurément la voie la plus courte et la plus sûre pour arriver à un accord commun ; mais la condition de cette adhésion de ma part au vœu du gouvernement belge est que celui-ci veuille réellement négocier avec la Hollande pour finir et non pour temporiser ; car je n'admets pas qu'une pareille négociation, au point où en sont les choses, puisse durer plus d'un mois, et si, à l'expiration de ce terme, la difficulté d'un arrangement tenait à l'exigence de l'une des parties, il est bien entendu que la Conférence statuera. La France est bien décidée à ne favoriser aucun moyen direct ou indirect d'ajourner la solution de la question belge, quand l'intérêt de l'Europe, l'accord des Puissances et les dispositions de la Hollande offrent l'occasion d'en finir. » (Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 23 mai 1838).
(Note de bas de page) Résumant ce qui lui avait été dit par le comte Molé, M. le Hon écrivait : « Si vous désirez la négociation directe avec la Hol1ande comme un moyen de temporisation et d'ajournement, le ministère français la repousse ; il ne l'admet que comme mode de solution plus prompt et, dans ce cas, il fixe un terme fort court au résultat. » (Fin de la note)
Sur l'ordre direct de Léopold 1er, le, comte le Hon revint encore (page 86) une fois, dans un entretien qu'il eut avec le comte .Molé le 28 mai, sur les deux desiderata capitaux du système politique dont le roi des Belges avait été probablement l'inspirateur et dont, dans tous les cas, il se montrait l'ardent défenseur :
1° Refus par la France de signer aucun acte avant que la Belgique et la Hollande eussent ouvert entre elles une négociation directe et conclu un arrangement ;
2° Appui par la France de l'intégrité du territoire détenu à ce moment par le gouvernement belge et déclaration qu'elle s'opposerait à toute mesure d'évacuation forcée du Luxembourg allemand et de la rive droite de la Meuse dans le Limbourg.
Le comte Molé manifesta une véritable peine de voir l'engagement personnel du roi Léopold dans la difficulté territoriale. Puis il poursuivit par une déclaration qui exposait nettement la politique adoptée par la France dans le conflit hollando-belge.
« Nous ne pouvons, dit-il, suivre le roi sur ce terrain. Il faut aller au fond des choses : la France ne peul pas courir une chance de guerre : l'état des partis, l'action de la presse et la faiblesse du pouvoir royal feraient aujourd'hui d'une guerre la cause d'une grande perturbation intérieure et d'une recrudescence révolutionnaire. Nous ne pouvons donc et nous ne voulons pas (faire) la guerre. Le seul parti qui reste est donc un arrangement. Pour y parvenir, nous demandons à la Conférence qu'aucun acte préliminaire ne soit signé avec le roi Guillaume et que jusqu'à un traité définitif entre les deux parties, le statu quo de 1833 soit maintenu. Nous supposons une négociation sincère de part et d'autre ; car nous ne voulons pas favoriser un nouvel ajournement indéfini. Nous fondant sur la nécessité d'accorder à la Belgique une viabilité certaine, nous annonçons que l'examen des charges financières des XXIV articles depuis sept ans nous a convaincus qu'elles accableraient d'un trop grand poids l'avenir du nouvel Etat et que la fixation du chiffre de 8,400,000 florins n'a été ni juste ni équitable. Nous demandons en conséquence réduction de ce chiffre à 11 ou 12 millions de francs, et nous émettons le vœu que la Belgique, au moyen d'un emprunt, paie le capital à la Hollande et se constitue ainsi une dette propre et nationale au lieu de rester tributaire. Nous appuyons aussi la libération des arrérages et la libre navigation des fleuves. »
Ainsi le gouvernement français, s'il se refusait à toute concession sur la question territoriale, en revanche se déclarait prêt à s'opposer aux exigences de l'Angleterre et des cours du nord sur la question financière et sur la question de navigation.
Sa bienveillance à notre égard sur ces deux dernières questions n'était point spontanée. Nous la devions aux efforts persévérants du comte le Hon. Celui-ci s'était attaché à discuter avec M. Molé le chiffre de la part belge dans la dette néerlandaise et avait prétendu (page 87) qu'il devait être annuellement de fr. 11,000,000 au lieu de fr. 18,000,000 environ. Il avait montré que la Conférence, en opérant avec aussi peu de justice, en 1831, une liquidation dont elle ne possédait pas les éléments, et en élevant la dette annuelle belge au taux exorbitant et arbitraire de 8,400,000 florins, avait voulu probablement assurer l'acceptation du roi Guillaume en lui faisant un pont d'or. Ce moyen avait manqué son effet à cette époque.
En 1838, alors qu'on ne redoutait plus les conséquences du refus de ce souverain, et qu'il était obligé de demander la conclusion d'un traité, il y avait lieu de résoudre avec justice le problème financier, problème purement hollandais et belge et nullement européen. Le ministre du roi Léopold à Paris avait en outre toujours représenté au ministre français des Affaires étrangères, comme essentiel à la liberté des communications fluviales, le rejet de tout droit de navigation proprement dit, la fixation la plus modérée des frais de pilotage, et l'absence de toute formalité dont l'accomplissement serait livré à la discrétion de la Hollande et de ses agents (Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 20 mai 1838)
Le comte le Hon ne se hâta pas de se déclarer satisfait de l'appui pourtant important, que la France promettait aux intérêts belges. Il fit observer au comte Molé que, dans le système adopté, système où l'on trouvait de bonnes choses, la seule question qui fût grave et irritante pour les Belges, celle du territoire, se trouvait complètement abandonnée. Il lui dit que la défection de l'Angleterre était peut-être pour la France un motif de plus pour défendre la cause de la Belgique et s'y attacher ; que Louis-Philippe pouvait assumer le rôle de négociateur s'il craignait celui de partie militante ; que cette attitude serait empreinte de beaucoup de dignité et de force morale, puisqu'elle aurait pour but de consolider l'existence de la Belgique et par conséquent de remplir le but européen de la création de ce royaume ; que, bien certainement, ce langage de la France ne serait pas suspect, même aux Puissances qui le combattraient.
Poursuivant son chaleureux plaidoyer, le diplomate belge ajouta que la défense de l'intégrité du territoire pourrait, au besoin, se combiner avec le système du comte Molé, parce qu'il était un moyen naturel de réclamer, au pis-aller, d'amples dédommagements pécuniaires afin de rallier au moins, ou de tenter de rallier, les autres provinces à l'extrémité douloureuse et impopulaire de l'amputation territoriale. Puis il insista avec force sur les avantages que le gouvernement français et surtout le ministère, présidé par M. Molé, retireraient vraisemblablement d'une semblable conduite sans compromettre le moins du monde leur politique de paix. Il termina en faisant comprendre à son interlocuteur qu'un abandon complet (page 87) des deux alliés intimes sur lesquels Léopold 1er était, en quelque sorte, en droit de compter, porterait infailliblement le roi à une résistance passive, par laquelle, s'unissant à son peuple, il ajouterait de notables embarras à ceux qui existaient déjà et qui seraient plus grands peut-être que ceux que l'on redoutait d'une marche conforme, aux intérêts belges.
« Le comte Molé, dit le comte le Hon, en terminant son rapport au roi Léopold sur cet entretien, m'a paru frappé de mes observations et m'a promis d'y réfléchir » (Lettres du comte le Hon au roi Léopold, 28 mai 1838).
Le comte le Hon se faisait illusion. Les idées ni du roi Louis-Philippe, ni du comte Molé ne s'étaient modifiées. Les instructions qui, quelques jours après, étaient envoyées au général Sebastiani, sont expressives de la politique que la France allait suivre pendant toutes les négociations de la Conférence.
Ces instructions contenaient une manifestation de grand bon vouloir en faveur de la Belgique.
« Je n'ai pas besoin de vous rappeler, écrivait le comte Molé, que dans les délibérations qui vont s'entamer, votre attitude doit être constamment celle d'un protecteur de la cause et des intérêts belges. Cela ne veut pas dire sans doute que vous soyez tenu d'appuyer indistinctement toutes les prétentions du cabinet de Bruxelles, un tel rôle ne conviendrait ni aux dispositions conciliantes dont est animé le gouvernement du roi, ni à l'esprit d'équité et de bonne foi qu'il s'honore de porter dans ses relations avec les gouvernements étrangers. Il suffira pour satisfaire aux devoirs et aux convenances de notre politique que, dès l'abord, vous vous montriez résolu à n'accepter aucun compromis sur les droits positifs du gouvernement belge, que vous souteniez toutes celles de ses réclamations qui, sans être aussi incontestables, se recommandent par un caractère de raison et de justice et que, quant à celles qui se présenteraient sous un esprit moins plausible, vous laisseriez aux autres membres de la Conférence le soin de les repousser, vous bornant à ne pas en entreprendre la défense. »
Les instructions continuaient en maintenant, pour la question territoriale, toutes les déclarations faites au comte le Hon :
« Les dispositions territoriales, disaient-elles, sont sans doute plus importantes que les dispositions financières, et c'est en elles surtout que réside dans la question belge l'intérêt européen. Il se peut que les Belges demandent à être maintenus dans la possession des parties du Luxembourg et du Limbourg assignées au roi Guillaume par le traité de 1839, mais jusqu'à présent restées en leur possession ; il se peut même que, pour les obtenir, ils offrent de faire des sacrifices pécuniaires ; nous sentons assurément combien il sera pour eux pénible et difficile de se séparer de populations dont l'antique union avec la (page 89) Belgique vient d'être resserrée par une lutte commune dont l'indépendance nationale était le but. Pour que le gouvernement du roi ne vous autorise pas à appuyer sur ce point les efforts du cabinet de Bruxelles, il faut assurément qu'il le croye inutile et même qu'il craigne, en leur prêtant son appui, de compromettre celui qu'il se réserve de donner aux autres réclamations du cabinet de Bruxelles. »
Revenant sur l'idée exprimée déjà par le gouvernement français, que la question du Luxembourg n'était pas une question hollando-belge, mais une question avant tout germanique, le comte Molé poursuivait :
« Vainement voudrai-on alléguer qu'après six années de refus opiniâtre le roi Guillaume n'est plus fondé à réclamer le bénéfice des stipulations de 1831. La Hollande et la Be1gique ne sont pas les seules Puissances intéressées aux arrangements territoriaux. La Confédération germanique, dont les droits dans le grand- duché de Luxembourg ont été constamment réservés depuis l'origine de la négociation, n'a consenti à en laisser une portion entre les mains des Belges que moyennant un dédommagement stipulé par le traité du 15 novembre auquel il ne peut être question de rien substituer. »
Passant ensuite aux questions financières, le ministre français des Affaires étrangères écrivait :
« Ici la position de la Belgique est incomparablement meilleure et nous nous sentons plus à l'aise pour lui donner des preuves de notre vif désir de lui être utiles. D'abord, il est bien évident qu'on ne peut avoir la pensée de l'obliger à payer à la Hollande une somme quelconque à titre d'arriéré de la portion de la dette commune mise à sa charge par le traité du 15 novembre 1831. »
Complètement éclairé sur les dispositions des cinq Puissances au point de vue de la question territoriale, et sentant qu'il ne lui serait point possible de les modifier pour le moment, le chevalier de Theux jugea qu'il devait arrêter, jusqu'à ce que les circonstances parussent devenir plus favorables, les efforts faits par sa diplomatie pour obtenir la conservation à la Belgique du Limbourg et du Luxembourg.
Cependant, dans une lettre adressée le 2 juin au comte le Hon, il crut devoir lui exposer un moyen de solution qui pourrait peut-être, à son avis, se présenter ultérieurement.
Le ministre considérait comme certain que l'opposition des Puissances à une modification des stipulations territoriales insérées dans les XXIV articles, n'exclurait pas des changements acceptés de gré à gré par les diverses parties intéressées. Il admettait avec la même certitude que la Belgique obtiendrait une réduction sur la (page 90) rente annuelle de 8,400,000 florins ainsi qu'une indemnité pour les perles qu'elle avait essuyées à cause de l'inexécution du traité du 15 novembre. De cette réduction et de cette indemnité résulterait pour la Hollande une situation financière fâcheuse.
Le roi Guillaume, qui avait fait « le sacrifice de la Belgique sous l'empire irrésistible de l'intérêt hollandais, serait alors vraisemblablement disposé à abandonner ses prétentions à des territoires qui lui deviendraient plus onéreux qu'avantageux, et à se contenter d'une indemnité pécuniaire au moyen de laquelle il pourrait soulager la Hollande, regagner son affection et assurer davantage la stabilité de son trône. »
(Note de bas de page) « Les Hollandais, écrivait le 21 juillet, le ministre de France à La Haye, sont tout à fait indifférents aux parties du Limbourg que la Belgique doit rétrocéder. Ils ne les considèrent pas comme ayant autrefois fait partie de la Hollande. Ils envisagent cette question comme purement germanique, à l'exception toutefois des hommes de cour et de quelques personnes isolées. Cette indifférence n'existe pas en ce qui regarde la Dette. Avant toute chose on « compte» dans ce pays et l'on connaît la valeur de l'argent. S'il se rencontre de nombreuses voix qui se prononcent comma question d'équité pour l'abandon de l'arriéré de la dette, celles-là même s'élèveraient avec énergie contre toute réduction dans le chiffre de la dette.» Arch. du. Min. des Aff. étr. à Paris, Pays-Bas, 639, folio 164). (Fin de la note)
Mais la question du Limbourg et du Luxembourg étant alors considérée comme d'intérêt germanique autant et plus même que d'intérêt néerlandais, comment le chevalier de Theux espérait-il pouvoir amener la Confédération, et surtout la Prusse, à renoncer à son opposition ?
Il estimait que la ville de Maestricht, aux termes mêmes des XXIV articles, ne pouvait point, sans le consentement formel de la France, être incorporée à la Confédération, puisqu'elle ne faisait pas partie du territoire limbourgeois qui, à titre de compensation pour l'Allemagne, devait être substitué au Luxembourg wallon.
Partant de là, la Confédération ne serait-elle pas satisfaite si elle obtenait l'autorisation de placer une garnison fédérale dans Maestricht, à condition d'avoir avec elle libre communication ? A ce prix ne pourrait-elle renoncer à ses prétentions sur le Luxembourg allemand et sur la partie du Limbourg désirée par la Belgique ? Mais la France accepterait-elle l'avantage militaire très réel que l'adoption de cette combinaison donnerait à l'Allemagne ? M. de Theux croyait à l'affirmative, à raison de la consolidation qu'elle aurait en même temps donnée à l'État belge et de l'intérêt que la Monarchie de Juillet avait toujours montré pour cette consolidation. D'ailleurs, en réalité, la France n'aurait pas fait une concession très grande à l'Allemagne, en lui laissant prendre position à Maestricht. Il paraissait en effet certain que le roi grand-duc ouvrirait les portes de la place forte limbourgeoise aux troupes allemandes à la première (page 91) apparence de guerre. Cette ville, d'après les conséquences du traité de 1831, était devenue une enclave du territoire fédéral. Elle se trouvait aussi trop éloignée du centre de la Hollande et exigeait une garnison trop nombreuse pour pouvoir être défendue par les Hollandais seuls.
Le chevalier de Theux ne prescrivait pas au comte Le Hon d'ouvrir immédiatement sur cette combinaison une négociation avec le gouvernement français, mais seulement d'obtenir, au moment qui lui paraîtrait opportun, l’appréciation du cabinet des Tuileries.
(Note de bas de page) M. de Theux manifeste pour la première fois, dans sa lettre au comte le Hon du 2 juin, l'intention qui le guidera pondant tout le cours des négociations, de ne pas séparer les intérêts du Limbourg et du Luxembourg : « Ils sont également essentiels pour la Belgique, écrit-il, c'est leur réunion qui déterminerait surtout les sacrifices pécuniaires plus considérables à consentir par la législature. » (Fin de la note).
Le ministre de Belgique à Paris ne crut pas devoir, du moins en ce moment, sonder les dispositions du Gouvernement de Juillet. Il les connaissait depuis longtemps. Sans avoir fait aucune démarche, il put affirmer l'irréductibilité de Louis-Philippe quant à la fédéralisation de Maestricht. C'était depuis quelques années un axiome de la politique française que cette ville ne pouvait devenir une place fédérale sans faire naître un cas de guerre (Note de bas de page : Le 31 mars,le comte Molé écrivait au général Sebastiani que la France s'opposerait éventuellement de la manière la plus formelle à la fédéralisation de Maestricht. Arch.. du Minis. des Aff. étr., à Paris, Angleterre, 650, n° II).
« Je ne prends pas à la lettre, écrivait le comte le Hon, le casus belli ; mais on m'a souvent mis en parallèle le territoire du Luxembourg allemand (la forteresse de Luxembourg exceptée) et la ville de Maestricht, et toujours on s'est montré fort opposé à toute tendance à fédéraliser cette dernière et peu touché du caractère fédéral de l'autre. Le comte Molé s'exprime dans le même sens de la manière la plus formelle. »
La réponse du comte le Hon eut pour effet de clore pour le moment la correspondance relative à la question territoriale. Mais, tout en renonçant, provisoirement, à faire valoir ses prétentions, M. de Theux s'occupa de préparer les choses de manière à pouvoir les défendre à nouveau si l'occasion s'en présentait. S'il admit que des négociations pouvaient être entamées avec la Hollande sous les auspices de la Conférence, il visa à obtenir que ces négociations s'établissent avant tout sur les dispositions financières et les autres points « difficultueux » du traité en réservant pour la fin la question territoriale. Espérant qu'on lui accorderait des concessions notables en matière pécuniaire, il se proposait d'y renoncer pour obtenir de la Hollande que, de son côté, elle cessât de revendiquer le Limbourg et le Luxembourg (Lettre du chevalier de Theux, 10 juin 1838). Dès le 2 juin, des instructions parvinrent à cet (page 92) effet à MM. le Hon et van de Weyer... Elles furent répétées verbalement à ce dernier au cours du séjour qu'il fit à Bruxelles du 15 au 30 juin. Léopold 1er avait entièrement approuvé cette politique et la recommandait fortement (Note tenue en juin 1838 par M. de Theux).
M. de Theux, dévoilant complètement à M. van de Weyer ses intentions, lui assura que si l'on voulait obliger le cabinet de Bruxelles à répondre avant tout sur la question territoriale, il s'y refuserait ; que, dans le cas contraire, il verrait, d'après les modifications financières obtenues et les autres circonstances, ce que l'intérêt du pays exigerait. En même temps, il affirma que si on lui refusait la réduction de la dette, la Belgique se refuserait à l'exécution du traité. Mais, si cette réduction était obtenue, M. de Theux était personnellement porté à croire qu'alors il serait dans l'intérêt du pays de ne pas résister sur la question territoriale. En tous cas, il préférait la charge entière de la dette si son acceptation pouvait assurer la conservation du territoire contesté (Note tenue en juin 1838 par M. de Theux).
Cette politique était sage et tenait un compte exact des possibilités. Elle correspondait exactement à celle de Léopold 1er. « S. M., écrivait, le 30 juillet, M. de Theux à M. van de Weyer, persiste d'une manière inébranlable à ne signer aucun traité avant que l'on ait fait droit à nos justes prétentions financières sur les frais extraordinaires que nous avons été obligés de faire pour l'armée jusqu'à ce jour, sur la réduction .de la dette au chiffre réel, sans préjudice des indemnités pour les dégâts aux polders si injustement causés par les Hollandais. Le roi est convaincu que jamais la Conférence n'arrêtera un traité avec le roi Guillaume. Vous connaissez ses intentions depuis longtemps et vous êtes convaincu comme lui qu'il ne pourrait ni ne devrait s'y soumettre et qu'il faut négocier un traité entre la Belgique et la Hollande.»