(Paru à Bruxelles en 1920, chez Vromant)
(page 204) La session du parlement belge s’ouvrit le 13 novembre 1838. Le roi, dans le discours qu'il prononça devant le Sénat et la. Chambre des Représentants réunis, consacra quelques mots à la situation internationale de la Belgique. « Nos différends avec la Hollande, dit-il, ne sont point encore arrangés. Les droits et les intérêts du pays sont la seule règle de ma politique ; ils ont été traités avec le soin qu'exige leur importance ; ils seront défendus avec persévérance et courage. »
Le Moniteur Belge, après avoir reproduit ces paroles, ajoute : « A ces mots, l'assemblée tout entière, laissant éclater le plus vif enthousiasme, s'est levée spontanément et a fait retentir l'enceinte législative de ses acclamations bruyantes et de ses applaudissements prolongés. Le silence paraissait se rétablir, lorsqu'une explosion nouvelle de cris de Vive le Roi s'est fait entendre, et les acclamations se sont répétées de toutes parts avec une énergie croissante. Après une interruption qui a duré plusieurs minutes, le roi a poursuivi... »
Le parlement déduisait des paroles royales que le monarque tirerait l'épée plutôt que de céder aux exigences de la Conférence. Léopold 1er, qui avait personnellement ajouté au projet de discours du trône, soumis à son approbation par le chevalier de Theux, les mots : « ils seront défendus avec persévérance et courage », n'avait cependant pas voulu leur donner ce sens belliqueux.
(Note de bas de page) En marge d'une copie du discours du trône, M. de Theux avait écrit : « N. B. Ces huit derniers mots (ils seront défendus avec persévérance et courage) ont été proposés par le roi, lorsque je lui communiquai moi-même un avant-projet. Je fis observer au roi que ces mots étaient assez expressifs, cependant il crut pouvoir persister. Toutefois, je dois déclarer qu'à la Chambre, on a volontairement exagéré nos (ici un mot illisible) » Dans une autre note, M. de Theux disait ; « Avant d'envoyer le projet de discours au roi, je lui avais communiqué à Laeken la partie diplomatique vue par mos collègues et qui était beaucoup plus réservée, C'est là que le roi m'a demandé d'ajouter « avec persévérance et courage ». Voir ma note ou marge du projet » (Fin de la note).
. Aussi fut-il effrayé (page 205) de l'effet produit par ces paroles sur le parlement et sur l'opinion publique en Belgique et à l'étranger.
(Note de bas de page) « Le discours du Trône a été trouvé ici très belliqueux, écrivait le 16 novembre M. van de Weyer au chevalier de Theux. Les fonds hollandais ont fléchi d'un demi pour cent, les fonds anglais de trois quarts. On craint que l'adresse de la Chambre ne pousse le ministère plus avant dans la voie de la résistance. » (Fin de la note).
Il chercha à éviter que les adresses que le Sénat et la Chambre devaient lui remettre ne s'inspirassent de l'interprétation erronée donnée à ses paroles et n'irritassent davantage encore les plénipotentiaires de Londres. Il pressa M. de Theux d'agir pour obtenir du parlement un langage d'une diplomatique modération.
(Note de bas de page) Le 17 novembre, au matin, le roi, qui avait eu connaissance du projet d'adresse de la Chambre des Représentants, écrivait à M, de Theux ; « Il faudra faire les plus grands efforts pour empêcher la Chambre d'adopter d'autres termes maintenant, que ceux dont elle s'est servi dans la dernière adresse. Elle peut dire en déclamation tout ce qu'elle veut, mais elle ne peut pas réclamer, d'une manière aussi positive, des territoires qui, même d'après les XXIV articles, ne lui appartiendraient plus. Il y a même erreur historique de parler de l'unité de possession de ces territoires. Le Limbourg actuel renferme grand nombre de parcelles de l'évêché do Liége qui n'appartenaient aucunement aux anciennes provinces autrichiennes. Si l'on sort du vrai, on se fera du tort sans profit. Le plus simple est de dire : ces populations veulent rester avec nous, la non-exécution ouvre en quelque sorte la négociation, nous ferons de grands sacrifices pour cela, Tout engagement positif de la Chambre met le gouvernement dans une position injustement fausse, car nous n'avons pas le droit de sacrifier, le cas échéant, l'existence heureuse de la Belgique de cette manière. Le vote de beaucoup de membres ne prouve même rien du tout, car leur politique est celle-ci ; nous voterons pour, que les journaux parlent et nous, s'il faut finalement fléchir, nous n'en aurons pas la responsabilité, quoique au fond nous l'ayons désiré. A ce mode aussi lâche qu'injuste, il faut s'opposer de toutes ses forces, il en est temps encore. »
Quelques heures après, le roi écrivait encore à M. de Theux ;
« J'apprends qu'on désire rendre la discussion de l'adresse aussi courte que possible.
« Cela rend d'autant plus importantes les réflexions que je vous ai communiquées ce matin. Il est impossible pour les ministres, sans tomber eux-mêmes dans des embarras personnels bien graves, de voter une adresse autrement rédigée que celle que la Chambre m'a présentée dans sa dernière session.
« La Chambre ne peut pas dire autre chose que : faites tous les efforts possibles pour sauver les territoires, nous vous soutiendrons dans cette marche de toutes nos forces, Toute déclaration plus positive que celle-là peut produire une contre-déclaration de la part de la Conférence que dans aucun cas on ne laissera à la Belgique les territoires.
" Je dois aussi observer que le paragraphe sur la France est inconvenant, chaque pays a sa politique, et une assemblée législative a toujours tort de s'exprimer de cette manière puisque cela peut donner aux Chambres françaises le désir de s'expliquer sur notre compte d'une manière désagréable.
» Je vous recommande l'importance de mes réflexions puisque je vous vois entrer dans une voie dangereuse » (Fin de la note).
(page 206) Mais celui du monarque avait produit sur des cerveaux déjà excités une impression de satisfaction trop vive pour que députés et sénateurs hésitassent à lancer à la face de l'Europe l'expression de leurs désirs et de leurs volontés. Le choix seul du rapporteur de la Chambre des représentants, M. Dumortier, indiquait que la modération ne dominerait pas la majorité de la commission de l'adresse. M. de Theux parvint cependant à faire atténuer quelques passages du projet soumis à cette assemblée, mais il essaya vainement d'en faire mitiger d'autres (Lettre du chevalier de Theux à M. van de Weyer, 17 novembre 1838), bien qu'il eût laissé nettement entendre qu'on exagérait la portée des paroles royales.
Le Sénat s'exprima dans des termes modérés, qui ne dissimulaient cependant pas la volonté de défendre par tous moyens l'intégrité du pays.
« Le Sénat, disait la haute assemblée, a appris, avec une vive satisfaction, que les relations de bonne amitié que Votre Majesté a établies avec les Puissances continuent à subsister ; elles contribueront puissamment, nous en avons la conviction, à amener une solution de nos différends avec la Hollande, conforme aux droits el aux intérêts de la Belgique, dont Votre Majesté fait la règle unique de Sa politique.
« En continuant à défendre avec persévérance et courage les droits et les intérêts du pays, Votre Majesté répondra aux vœux de tous les Belges, jaloux de maintenir, sous son règne, cette union qui, subsistant depuis des siècles, a été confirmée par les actes mêmes du gouvernement précédent. Ce sera pour sa dynastie un nouveau titre à la reconnaissance de la patrie ; les acclamations unanimes qui ont accueilli les nobles paroles que Votre Majesté a fait entendre au sein de la représentation nationale, lui auront prouvé combien nous apprécions tout ce qui a été fait jusqu'ici, et qu’au besoin nous ne reculerons devant aucun sacrifice pour défendre l'honneur et les droits du pays.
« Le Sénat, Sire, sera constamment disposé il appuyer les mesures que la défense du territoire pourrait rendre nécessaires. »
La Chambre des représentants fut beaucoup plus explicite et moins habile que le Sénat.
« La nation ne pouvait douter que Votre Majesté, dit-elle, ne partageât, à l'égard de nos différends avec la Hollande, les sentiments qui l'animent elle-même. Elle savait que c'est avec persévérance et courage que vous défendriez, Sire, les droits et les intérêts du pays. Mais cette éclatante manifestation de la pensée nationale, qui est partie de votre trône, était bien faite pour exciter l'enthousiasme qui a accueilli vos paroles. En nous révélant cette unanimité entre le gouvernement et le pays, elle nous dit quelle est notre force.
« Nos droits, Sire, sont ceux que toute nation doit revendiquer : son (page 207) unité, l'intégrité de son territoire ; ils reposent sur cette antique nationalité que le peuple belge n'a fait que reconquérir en 1830.
« Ces droits avaient été méconnus en 1831, et si la Belgique, en présence des calamités qui menaçaient alors l'Europe, avait consenti aux plus douloureux sacrifices, ce n'était que sous la garantie formelle, donnée par les cinq Puissances, d'une exécution immédiate qui nous aurait mis à l'abri de toutes les vicissitudes. Mais les Puissances ont reculé devant l'accomplissement de cette garantie ; et le gouvernement hollandais, loin d'adhérer à des stipulations arrachées au pays et à Votre Majesté, a préféré les repousser et spéculer sur le temps afin de faire tourner les événements au profit de sa cause.
« Se plier aux dures conditions d'un traité de circonstance que refuse, pendant de longues années, une Puissance adverse, ce n'est pas contracter l'engagement d'en subir, exclusivement et sans terme, toutes les chances défavorables. L'exécution immédiate, qui était l'une des conditions essentielles de l'acceptation du traité et qui seule aurait pu placer la Belgique dans la dure nécessité de voir mutiler son territoire, n'ayant pas eu lieu par le fait de la Hollande, autant que par la tolérance des Puissances médiatrices, les choses ne sont plus entières sur ce point ; depuis lors, le temps a consolidé entre nous et nos compatriotes du Luxembourg et du Limbourg des liens tellement intimes, qu'on ne pourrait les rompre sans méconnaître ce qu'il y a de plus sacré dans le droit des gens.
« Mais les paroles de Votre Majesté nous ont donné lieu de croire que le projet de nous imposer une dette que nous n'avons pas contractée ; de morceler nos provinces, et de briser l'union séculaire de leurs habitants, n'était pas abandonné. Cependant les erreurs commises dans le partage des dettes du royaume des Pays-Bas sont aujourd'hui manifestes et une expérience de huit années a démontré que les anciens et intimes rapports du Limbourg et du Luxembourg avec les autres provinces belges faisaient le bonheur de toutes, sans troubler la paix d'aucune contrée de l'Europe.
« Depuis quatre siècles le Luxembourg .est uni à la Belgique. La révolution belge n'a point opéré sa réunion aux autres provinces ; elle n'a fait que la maintenir. Cette province, bien que qualifiée de grand-duché, n'a jamais été régie comme État allemand. Les actes organiques et publics du gouvernement des Pays-Bas ont constitué les neuf provinces méridionales, conformément à 1eur existence antérieure, sans établir aucune distinction pour le Luxembourg. La Belgique n'a rien ajouté à leurs limites ; elle s'est séparée des provinces du nord ; elle a voulu un roi pour elle-même ; elle a reconnu les droits militaires de la Confédération germanique, seuls droits exceptionnels établis sur le territoire des Pays-Bas ; elle les a reconnus tels qu'ils subsistaient depuis quinze ans.
« La province de Limbourg a été constituée dans ses limites actuelles en vertu de traités. Les anciennes enclaves ont été échangées contre d'autres enclaves situées en Hollande. La Belgique n'a donc été mue par aucun esprit d'envahissement ; aujourd'hui encore, elle ne veut que conserver des concitoyens qui lui sont unis par une longue communauté.
(page 208) « Si, dans le traité définitif à intervenir, des sacrifices pécuniaires équitables étaient nécessaires, indépendamment de notre part légitime dans la dette des Pays-Bas, nous sommes prêts à y consentir pour donner un gage de paix ; mais la Hollande doit renoncer à tout esprit d'envahissement sur des populations qui veulent rester belges, et dont l'antipathie serait, pour elle, une source permanente d'embarras.
« Nous en avons la confiance, Sire, les Puissances sentiront la justice de notre cause. La France surtout ne refusera pas son appui à la Belgique, dont les institutions sont semblables aux siennes, qui lui est unie par tant de liens ; elle ne ,négligera pas la force morale dont elle dispose, et qu'elle pourrait perdre à la longue, si les peuples, même les plus rapprochés de ses frontières, devaient subir un système qui ne tiendrait aucun compte, ni des souvenirs, ni des habitudes, ni des sentiments nationaux qui attachent les hommes entre eux et constituent le véritable droit des gens. La Grande-Bretagne, à laquelle la Belgique tient par des liens étroits, n'oubliera pas qu'elle recueille de nombreux avantages de notre nationalité, et, dans cette nationalité même, les autres grandes Puissances qui, avec la France et la Grande-Bretagne, composent la Conférence et qui, depuis huit ans, ont pu apprécier les intentions pacifiques et le caractère loyal du peuple belge, trouveront une garantie de paix pour l'avenir.
« Nous sommes prêts, Sire, à acquiescer à des arrangements qui s'accorderaient avec notre honneur et notre situation actuelle. Mais si l'emploi d'une force abusive tendait à priver de leur patrie des concitoyens qui ne veulent pas cesser de l'être, nous nous tiendrions plus serrés encore autour du trône de Votre Majesté ; nous ne reculerions devant aucun sacrifice pour la défense du pays ; et nous déclinerions la responsabilité d'événements de nature à épuiser le crédit public, à l'aide duquel seulement peuvent se réaliser nos vœux sincères de conclure avec nos voisins du nord une paix durable. »
Le roi eut désiré que le cabinet ne s'unît pas à la Chambre pour le vote de cette adresse. En fait, il avait raison. Il aurait été préférable que le gouvernement s'abstînt d'approuver par son vote une motion aussi formellement contraire aux décisions qu'il savait, en matière territoriale, être celles de l'unanimité des Puissances représentées à la Conférence. Mais le discours prononcé par le roi Léopold 1er lui rendait malaisée, quasi impossible, cette attitude prudente. La Chambre paraissait, dans son adresse, se mettre en union complète avec les paroles royales. Elle semblait paraphraser et développer les idées contenues dans ces paroles dont le cabinet, en vertu de la théorie constitutionnelle, devait porter la responsabilité. S'il s'était réfugié dans l'abstention, il aurait dû expliquer publiquement que l'on donnait au discours du souverain une portée qu'il ne comportait pas ; il aurait dû laisser entendre qu'il prévoyait l'abandon définitif à la Hollande du Limbourg et du Luxembourg. Quelle tempête n'eut pas soulevé à ce moment une pareille déclaration ? (page 209) Quels reproches ne lui eut-on pas faits d'avoir laissé prononcer par le roi les mots persévérance et courage et d'avoir trompé ainsi le pays sur les intentions réelles de la royauté ? Ce qu'eussent été à ce moment les reproches, on peut en juger par ce qu'ils furent lorsque, quelques mois après, M. de Theux dut proposer au parlement de s'incliner devant les volontés inchangeables de l'Europe. Et si, au moment où elle fut votée, il avait refusé d'approuver l'adresse, on l’eut incriminé d'avoir, par son attitude, laissé entrevoir à la Conférence qu'il était prêt à céder et qu'elle pouvait, avec certitude de succès, persévérer dans son inflexibilité. On eut rejeté sur le ministère l'entière responsabilité de cette intransigeance. En outre, comme il l'a déclaré plus tard, M. de Theux n'avait plus foi dans la possibilité de conserver intégralement à la Belgique le Limbourg et le Luxembourg, mais il en nourrissait encore quelque espérance. Celle-ci toutefois était menue et, quoiqu'on fît, le ministre ne pensait pas que la situation en fût empirée. Dans ces conditions, sachant que le parlement croyait pouvoir, en faisant appel aux tribunes de la France et de la Grande-Bretagne, exercer de l'influence à l'extérieur, il ne voulut pas ôter à ses collègues un moyen dans lequel ils avaient confiance ni, en se séparant d'eux au moment du vote, détruire l'effet qu'ils se promettaient. Il se contenta de faire supprimer autant que possible de l'adresse ce qu'elle contenait de plus excessif.
Le discours du trône avait mis les plénipotentiaires de Londres dans des dispositions très défavorables à la Belgique. Mais les diplomates ne connaissaient encore ni l'adresse du Sénat ni celle de la Chambre lorsque, le 17 novembre, lord Palmerston communiqua à ses collègues de la Conférence la proposition transactionnelle de la Belgique. Les représentants des cours du nord ne voulurent pas même la discuter. Elle n'était faite, disaient-ils, que pour être rejetée et pour prolonger ainsi indéfiniment le statu quo. Lord Palmerston et le général Sebastiani, sans se rallier ouvertement en conférence à cette manière de voir, ne la partageaient pas moins. Étant donné cette unanimité, une décision définitive aurait pu être prise immédiatement. Toutefois les plénipotentiaires ne voulurent pas se prononcer avant de connaître comment les Chambres répondraient au discours du roi.
« Nous voulons savoir, dit lord Palmerston à M. Van de Weyer, si le ministère belge se mettra complètement dans son tort, en acceptant ou en ne combattant pas un projet d'adresse où il serait question de la conservation des territoires. S'il oublie à ce point les engagements contractés ; (page 210) si, malgré nos remontrances amicales et notre dernière déclaration, il persiste il ne point se considérer comme lié par les articles I à VIII du traité du 15 novembre, dites-lui bien que, dès ce moment, nous ne regardons plus la convention du 21 mai 1833 comme obligatoire, ni pour la Hollande, ni pour la Diète, et que rien n'empêchera l'occupation des territoires par les troupes de la Confédération germanique et par celles du roi des Pays-Bas. On parle, dans le discours d'ouverture des Chambres, des droits de la Belgique : la Belgique n'a de droits que ceux que lui confère le traité du 15 novembre ; et on lui fait trop oublier ses obligations. »
En parlant de la sorte, lord Palmerston se montrait très animé. Le général Sebastiani, lui aussi, s'efforçait de persuader M. van de Weyer des dangers auxquels, à son avis, s'exposait la Belgique par sa résistance aux injonctions de la Conférence de Londres. Il craignait les suites de la déclaration faite par la Grande-Bretagne et se disait convaincu que le cabinet des Tuileries s'empresserait de faire sentir à celui de Bruxelles tous les périls qu'entraînerait l'exécution forcée d'un traité. Ce qui avait le plus frappé l'ambassadeur de France dans la réunion du 17, c'est que M. de Senfft - qui avait, trouvait-il, toujours fait preuve de la plus grande modération et qui, si la chose avait été possible, eût coopéré de grand cœur à laisser à la Belgique les populations catholiques réclamées par la protestante Néerlande, - déclarait d'un ton calme, mais décidé, que chercher à vouloir obtenir ce résultat, c'était se décider à la guerre et qu'elle aurait infailliblement lieu si le ministère belge, dans la discussion de l'adresse, s'associait, par son silence, à ces prétentions, et s'abstenait d'annoncer aux Chambres qu'aux yeux de toutes les parties intéressées les stipulations territoriales des XXIV articles étaient finales et irrévocables (Lettre de M. van de Weyer au chevalier de Theux ; 17 novembre 1838. Cf. aussi la lettre du comte Sebastiani au comte Molé, 16 novembre. Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Angleterre, 651, folio 281).
Dans l'état de débilité de ses facultés, le général Sebastiani se laissait dominer, sans chercher à réagir, par les impressions que voulaient lui donner ses collègues de la Conférence. La suite des événements prouva, à très bref délai, que la menace de M. de Senfft était vaine et ne devait pas être suivie d'effet ; que le général y avait, par conséquent, attaché une importance qu'elle ne comportait point.
On ne peut pas dire que l'avertissement donné par lord Palmerston qu'il considérerait comme annulée la convention du 21 mai 1833, fût sans produire de l'effet sur l'esprit de M. de Theux. Mais, tenace dans ses espérances, ce dernier chercha dans des arguments de droit (page 210) des motifs pour douter de la possibilité de la mise à exécution de cette politique. M. le Hon lui avait écrit, nous l'avons vu un peu plus haut, que l'Angleterre ne pouvait se prétendre déliée des obligations contractées par la convention de 1833 tant que l'attitude de la Belgique se trouverait appuyée par la France, signataire elle aussi de la convention. M. de Theux adhérait sans réserve à cette théorie et en faisait l'objet d'une longue lettre au ministre du roi à Paris.
« Je vois avec peine, lui écrivait-il, le 20 novembre, que la notification que lord Palmerston m'a faite par l'entremise de sir G. H. Seymour, prend une signification arrêtée aux yeux du cabinet français. Il est possible, à la rigueur, qu'elle soit l'expression d'une décision éventuellement arrêtée, mais je persiste à penser qu'il est plus présumable que l'on a usé de cette espèce de menace comme d'un moyen pour agir sur les esprits au moment où la politique extérieure du gouvernement allait être appelée à se dessiner aux yeux du pays par suite de l'ouverture de la Chambre. Toutefois, admettons que l’on ne s'exagère pas la portée de la démarche, et qu'en effet le gouvernement britannique soit disposé à ne plus soutenir le statu quo, en d'autres termes à mettre à néant la convention du 21 mai 1833. Cette intention pourrait-elle se réaliser sans l'assentiment du cabinet des Tuileries ?
« Non, sans doute.
(Note de bas de page) En cela, M. de Theux se trompait. Lord Palmerston montra à diverses reprises que l'Angleterre était parfaitement décidée à se passer de l'assentiment de la France dans cette affaire et dans d'autres encore. Le cabinet des Tuileries se laissa, avec une entière résignation, traiter à cette époque comme partie négligeable par le cabinet de Saint- James. (Fin de la note).
« Toutes les raisons qui s'y opposent et qui sont si logiquement développées dans votre rapport du 15, ne m'avaient point échappé. Elles m'avaient frappé dès le premier moment. Une des Puissances signataires ne peut, en effet, déchirer un acte diplomatique aussi important par une manifestation isolée, non concertée. Pour détruire des engagements formels, il faut unanimité parmi les parties contractantes. L'opposition d'une seule, appuyée sur le texte même du traité, suffit pour paralyser la volonté des autres. Je vais plus loin, et je prétends que la convention du 21 mai maintient le statu quo indéfiniment jusqu'à ce qu'un traité de gré à gré soit intervenu ; mais, en fût-il même autrement, il faudrait que celle des parties qui voudrait enfreindre la convention eût satisfait à tout ce que les Puissances garantes auraient jugé nécessaire de sa part, pour que cette partie fût en droit d'enfreindre et pour que les Puissances fussent déliées de leur garantie. Or, tel n'est point le cas qui se présente. En effet, la négociation ouverte sur un seul point, celui de la dette, semble rencontrer, de la part de la Hollande, une opposition insurmontable, à tel point que, sans vouloir continuer la discussion entamée, on est prêt il rompre toutes discussions (Note de bas de page : Nous ne savons à quelle circonstance M. de Theux fait allusion quand il émet cette affirmation). Il s'en (page 212) suit que les torts ne sont aucunement du côté de la Belgique, et que l'on ne pourrait raisonnablement lui imputer la rupture des négociations. Je ne reviendrai pas ici sur les observations que j'ai, à diverses reprises, présentées sur le fondement de nos prétentions au règlement préalable de la dette, il me suffit de vous prier de consulter mes dépêches précédentes à ce sujet. »
Après avoir développé ces considérations de droit, M. de Theux, en achevant sa dépêche au comte le Hon, revenait une fois de plus sur l'intérêt qu'il voyait pour la France à ne pas laisser la Diète s'emparer violemment du Limbourg et du Luxembourg.
« Quoi qu'il en soit, disait-il, laissant de côté la question de droit et ne considérant que la question de fait, la France peut-elle jamais consentir à l'occupation militaire par des troupes allemandes de la rive droite du Limbourg et du Luxembourg ? Quels ne seraient point les dangers d'une tolérance poussée à ce point ? Qu'on juge de l'effet moral qui en résulterait pour les populations si belliqueuses de l'est et du nord de la France ; quel subit aliment offriraient aux passions révolutionnaires et le fait de cette occupation, et la résistance des Belges ? Le moment d'ailleurs ne saurait être plus mal choisi pour une semblable condescendance de la part du gouvernement français. Est-ce à l'instant même où il évacué Ancône, où il se voit en butte, de ce chef, à des reproches de faiblesse, qu'il peut permettre que des troupes étrangères viennent s'emparer de territoires limitrophes et s'échelonner en quelque sorte le long de ses frontières ? En abandonnant le point occupé par elle sur l'Adriatique, la France donne le plus éclatant témoignage de ses intentions pacifiques. On ne saurait dès lors raisonnablement lui attribuer des arrière-pensées dans la résistance qu'elle opposerait à l'envahissement de deux de nos provinces. C'est la position du ministère britannique devant les Chambres, qui, dit-on, préoccupe surtout lord Palmerston, et le pousse à se rapprocher, quant à la question belge, des trois cours du nord. Que M. le comte Molé ne perde pas de vue non plus que les Chambres françaises s'ouvriront bientôt. Quelle sera sa position devant elles s'il doit tout à la fois expliquer l'abandon d'une situation militaire importante et l'entrée des troupes prussiennes sur notre territoire ? On aurait beau prétendre que les territoires cédés par le traité du 15 novembre ont cessé en droit d'être belges et que ce n'est point toucher à la Belgique que d'envahir certaines parties du Limbourg et du Luxembourg. Ce serait là une assertion que nous sommes loin d'admettre et qui mériterait une sérieuse discussion. Une semblable déclaration faite à la tribune ne ferait sans doute point fortune. D'ailleurs, il est des considérations de prudence et de dignité que la France ne doit jamais perdre de vue ; elle ne doit pas permettre que des armées étrangères viennent dicter la loi à ses portes ; c'est ce qu'avait si bien compris Casimir Périer lorsqu'il s'écriait dans la séance de la Chambre des députés du 20 janvier 1831 :
« Quand il fut question de l'entrée des Autrichiens dans différentes principautés de l'Italie, quelle fut la conduite du gouvernement ? Il (page 213) déclara que si l'armée autrichienne entrait dans les États de Modène, la guerre était possible ; que si elle entrait dans la Romagne, la guerre était probable ; que si elle entrait en Piémont, la guerre était certaine. Eh bien ? la conduite du gouvernement français depuis que j'ai été appelé à présider le conseil a toujours été conforme à cette déclaration. » Certes, je ne veux pas assimiler de tous points la situation actuelle à ce qui se passait à cette époque. Mais je veux établir qu'il est des contrées où la France a toujours pensé qu'il serait dangereux de tolérer d'autre intervention militaire que la sienne, et assurément la ligne qui s'étend de Luxembourg à Furnes est de ce nombre. »
Le comte Molé avec qui le comte le Hon s'entretint, en développant dans la conversation les idées exposées par le chevalier de Theux, ne se laissa pas impressionner et répéta que, pour la question territoriale, aucun changement n'était possible dans la politique du cabinet.
(Note de bas de page) Le 15 novembre, le comte Molé écrivait à ce sujet au comte Serurier, ministre de France à Bruxelles : « La Hollande n'est pas l'unique intéressée dans la question territoriale. Il faut aussi, il faut surtout tenir compte de la Confédération germanique à laquelle personne n'avait présenté et ne pouvait présenter un délai d'acceptation et dont le consentement ne pouvait être que volontaire. Elle l'a donné moyennant des conditions étroitement liées à l'ensemble des clauses territoriales des XXIV articles ; par conséquent, si la moindre modification y était apportée, ce consentement serait frappé de nullité, et, dans la supposition la moins défavorable, il faudrait, avant de rien conclure, recommencer avec la Diète, justement mécontenta, une de ces négociations épineuses auxquelles les formes fédérales impriment tant de lenteur. Remarquez bien que, s'il était question pour les Belges de conserver la totalité des territoires contestés, je ne vois pas trop sur quoi pourrait rouler cette négociation, puisqu'on n'aurait plus aucune indemnité à offrir à la Confédération. J'ajouterai, au surplus, que je mets peu d'importance à cette dernière observation, le moindre remaniement territorial étant de nature à entraîner des complications presque aussi graves que celles qui naîtraient d'une refonte totale des articles en question. » Arch. du Min. des Aff. étr. à. Paris, Belgique, 17, n° 10. (Fin de la note)
« La politique proclamée à la tribune le 20 janvier 1831 par Casimir Périer, dit-il, est encore celle du gouvernement. La guerre serait, selon la même gradation, possible, probable et certaine dans les circonstances prévues par ce ministre. Nous aussi nous dirions aux puissances germaniques : la guerre est certaine si vous envahissez la Belgique dans les limites du traité du 15 novembre. Dès que vos soldats la franchissent, une armée française ira les combattre et les repousser ; mais nous ne pourrions tenir le même langage à l'égard du Luxembourg allemand et de la rive droite du Limbourg sans manquer à la foi jurée » (Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 25 novembre 1838). Quand le ministre de Belgique le pria de songer à l'impression que l'événement d'une occupation hollandaise ou fédérale du Luxembourg ferait sur les Chambres et sur la France, au danger que courrait le ministère tout entier et au mouvement difficile à comprimer dans lequel le Gouvernement de (page 214) Juillet serait probablement entraîné malgré lui, le comte Molé répondit que, dans une discussion sérieuse, où les bonnes raisons avaient plus d'autorité que les déclamations de la presse, les Chambres seraient de son avis et qu'il n'en doutait pas (Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 25 novembre 1838). Il s'attendait néanmoins, et il ne le cachait pas, à une discussion très vive au parlement. Le président du conseil croyait que l'opposition chercherait à faire insérer dans l'adresse un amendement qui obligerait le gouvernement français à intervenir en cas d' occupation du Luxembourg allemand par les troupes fédérales, mais, à son avis, la majorité des deux Chambres repousserait cette proposition. On voulait la paix et on reculerait devant le danger de la compromettre pour un intérêt que l'on persistait à regarder comme très faible pour la France et auquel on refusait une importance capitale pour la Belgique.
M. le Hon recevait la confirmation de ce langage par les députés influents qu'il avait l'occasion de rencontrer, et lorsqu'il les mettait en face de la question et du vote, toutes les raisons puisées dans les droits de la Belgique, dans la communauté d'intérêt politique l'unissant à la France, et dans les embarras intérieurs de la Prusse, ne pouvaient ébranler des convictions qui étaient faites et assises sur le besoin de la paix générale ainsi que sur la crainte de la troubler.
Comme conclusion des observations et des renseignements qu'il avait recueillis, M. le Hon avertissait M. de Theux qu'après le vote de l'adresse à la Chambre des députés, le cabinet de Paris mettrait tous ses soins à améliorer encore la position de la Belgique dans la question de la dette, mais que, conformément à ses précédentes déclarations, il ne s'opposerait pas seul à l'occupation des territoires contestés si les cours du nord la demandaient avec l'assentiment de l'Angleterre (Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 21 novembre 1838).
Or, celle-ci persistait dans la voie de l'intransigeance pour ce qui concernait la question territoriale. Avant d'avoir connu les adresses du Sénat et de la Chambre, lord Palmerston avait communiqué à M.M. de Senfft et de Bülow sa dépêche du 2 novembre dont sir G. H. Seymour avait eu mission de donner lecture à M. de Theux. Ainsi se trouvait-il engagé et sa déclaration ne pouvait plus être considérée comme un moyen diplomatique d'amener le gouvernement du roi Léopold à transiger (Lettre de M. van de Weyer au chevalier de Theux, 20 novembre 1838). (Note de bas de page : « Lord Palmerston, écrivait le 21 novembre, le comte Bresson, devenu l'idole du cabinet de Berlin, ne néglige aucune occasion de mettre M. de Werther au courant de ses démarches. » Arch. du Min. des Aff, étr. à Paris, Prusse, 290, folio 259 »). L'attitude du parlement belge (page 215) ne devait pas l'amener, certes, à montrer plus de condescendance.
Les adresses produisirent partout une impression qui nous fut défavorable. A Berlin, l'animosité contre le gouvernement belge était portée au dernier point. On s'y sentait blessé, à la fois par nos prétentions sur les territoires limbourgeois et luxembourgeois et par les soi-disant menées catholiques dans les provinces rhénanes. Une émotion se produisait dans le sentiment politique et dans le sentiment religieux prussiens. Les ministres des autres cours allemandes s'associaient aux sentiments des ministres berlinois et accusaient la France de porter assistance à un peuple qui se plaçait en quelque sorte hors du droit européen, et qui paraissait vouloir jeter un défi à tout le continent. «Il n'y a plus d'autre alternative, disait M. de Werther au comte Bresson, c'est la guerre, ou l'Europe doit accepter les termes que lui dictent les Chambres belges et M. de Theux. Eh bien, si nous avons la guerre, je m'en consolerai par la pensée que le résultat, quel qu'il soit, rayera la Belgique de la carte de l'Europe. On se battra à cause d'elle mais non pas à son profit. S'il nous faut recourir aux moyens d'exécution, nous les concerterons avec vous. Nous n'entreprendrons rien qui n'ait votre assentiment. » M. Eichorn, le bras droit de M. de Werther, disait à son tour : « L'honneur de la sécurité de l'Allemagne sont trop profondément engagés dans la question des territoires pour qu'elle l'abandonne. La Puissance qui soutiendrait la Belgique dans les prétentions qu'elle met en avant, nous entraînerait forcément à la guerre. » A M. Beaulieu, le même fonctionnaire tenait un langage encore plus catégorique : « Le roi voudrait, disait-il, conserver la paix, qu'il ne le pourrait pas. Si la Belgique ne revient pas à des idées plus justes, de chaque pierre en Allemagne le cri de guerre sortirait ». Ce langage était quelque peu outré et tenu surtout afin d'effrayer. La résolution du gouvernement prussien n'était pas aussi extrême et arrêtée à ce point. Mais ceux-là mêmes qui reconnaissaient de l'exagération dans les paroles de M. Eichorn, reconnaissaient aussi que le maintien de l'influence en Allemagne de la Prusse imposait à celle-ci des obligations auxquelles elle ne pouvait entièrement se soustraire. Elle s'était posée comme la promotrice de la fusion de l'Allemagne, comme la protectrice de sa nationalité, de ses droits et de son indépendance : il fallait qu'elle obéît jusqu'à un certain point à cette vocation qu'elle s'était donnée (Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Prusse, 290, folio 269 et 274).
A Paris, l'opposition salua de ses acclamations le vote des Chambres (page 216) belges ; elle y voyait la source de grands embarras pour le cabinet et espérait y trouver la cause de sa chute. Les ministres, eux, déploraient l'imprudence et la gravité de la démonstration. Le comte Molé écrivait à M. Sérurier, représentant de la France à Bruxelles, une lettre qui contenait toute sa pensée sur la situation de la Belgique ; il considérait le gouvernement du roi Léopold comme entraîné dans une voie sans issue (Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 21 novembre 1838).
(Note de bas de page) « Le cabinet français écrivait, le 23 novembre, M. van de Weyer au chevalier de 'Theux, mande au général Sebastiani que ce n'est sans doute pas sérieusement que l'on voudrait en Belgique forcer l'Europe à revenir sur cette déclaration (l'irrévocabilité des dispositions territoriales des XXIV articles) ». De son côté. Louis-Philippe écrivait, le 8 décembre, à Léopold 1er : « Il faut bien vous le dire, les déplorables adresses de vos Chambres, l'appui et le vote que leur ont donnés vos ministres, l'armement dont tout cela est accompagné, ont amené la crise à cet état violent que je vous ai toujours annoncé et que, dès le mois de mai dernier, j'avais chargé van Praet de vous décrire de la manière la plus forte et la plus impressionnante. » Revue rétrospective ou Archives secrètes du dernier gouvernement. 1830-1848, page 331, col. I. (Fin de la note)
A Londres, l'irritation se manifestait avec une réelle vivacité. Lord Palmerston allait jusqu'à dire que du moment où la Belgique refusait tout à la fois de payer la dette et de livrer le territoire, il n'y avait plus de traité et que chaque Puissance rentrait dans le droit qu'elle avait avant le 15 novembre 1831. Ce langage du ministre britannique était celui de sa grande et première colère. Mais après avoir réfléchi, et devenu plus calme, il s'arrêtait à la résolution de ne maintenir à la Belgique la garantie de l'Angleterre que pour le territoire déterminé par les XXIV articles. Il se prononçait très fortement sur ce point et proposait à la France de faire à ce sujet au cabinet de Bruxelles une notification collective : Mais, tout en étant persuadé de l'impossibilité d'empêcher les troupes fédérales ou hollandaises, si elles le tentaient, de s'emparer du Limbourg et du Luxembourg cédés, le comte Molé refusait de s'associer à la mesure préconisée par le gouvernement britannique (Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 21 novembre 1838).
Quant au général Sebastiani, il se gardait d'exprimer une opinion et attendait des instructions de Paris. Il se contentait de prévenir M. van de Weyer que dans le cas où, à leur prochaine réunion, les plénipotentiaires du nord lui demanderaient si la France appuyait la Belgique dans ses prétentions territoriales, il répondrait que, d'accord avec la Grande-Bretagne, le cabinet des Tuileries considérait la Belgique comme liée par les articles l à VIII du traité du 15 novembre, et si MM. de Bülow et de Senfft proposaient des mesures quelconques pour amener l'exécution de ces articles, il invoquerait, pour refuser son adhésion à cette proposition, la nécessité d'en référer à sa cour (Lettre de M. van de Weyer au chevalier de Theux, 30 novembre 1838).
(page 217) Le baron de Bülow manifestait une colère poussée au plus haut degré. On attribuait à Londres aux. plénipotentiaires du nord l'intention de demander à la Grande-Bretagne, comme première mesure coercitive à prendre contre la Belgique, le rappel des agents diplomatiques et la fermeture de l'Escaut. On pensait même, dans les hautes sphères gouvernementales anglaises, que l'Autriche et la Prusse n'attendraient pas, pour agir, d'avoir rallié le cabinet de Saint-James à leurs idées, et l'on prévoyait que, sans tarder, elles retireraient leurs chargés d'affaires de Bruxelles (Lettre de M. van de Weyer au chevalier de Theux, 23 novembre 1838)
Aux premiers renseignements extrêmement pessimistes que recevait le gouvernement belge, s'en joignaient bientôt d'autres un peu plus rassurants. Le 23 novembre, M. van de Weyer écrivit que lord Palmerston chercherait à gagner du temps et à traiter la question financière comme si les adresses des Chambres et le vote des ministres n'eussent pas révélé l'intention de « porter atteinte aux engagements contractés envers les cinq Puissances ». Le lendemain, le ministre du roi à Londres put déclarer à M. de Theux des détails sur la manière dont l'homme d'État britannique mettait ses intentions à exécution.
Le 23, MM. de Senfft et de Bülow avaient donné lecture à lord Palmerston d'une note qu'ils comptaient remettre officiellement à la Conférence. Ils avaient rédigé ce document, véritable déclaration de guerre à la Belgique, dans les termes les plus amers et les plus violents. Ils y qualifiaient les adresses des Chambres belges d'insultes envers les cinq Puissances, de violation publique du seul traité qui constituait la Belgique et l'admettait comme Puissance indépendante dans la grande famille européenne. Ils y affirmaient qu'avec une nation capable de manquer d'une manière aussi outrageante à la foi jurée, il n'était plus de ménagements à garder. En conséquence, les deux plénipotentiaires demandaient qu'il fût procédé sans délai à l'examen des mesures propres à expulser les Belges d'un territoire auquel ils n'avaient aucun droit et qu'ils voulaient conserver contre toute justice, au mépris de la décision irrévocable des cinq Puissances et d'engagements solennellement contractés.
Lord Palmerston écouta en silence cette lecture. Malgré le mécontentement que lui causait l'attitude des Belges, il ne crut pas devoir adhérer au projet de note des plénipotentiaires prussien et autrichien dont il n'approuvait d'ailleurs pas le langage outrancier. Il répondit que, à ses yeux, une semblable déclaration était prématurée ; que, jusqu'à ce moment, la négociation avait été purement officieuse et confidentielle ; qu'il était dangereux et peu conforme aux usages (page 218) de passer brusquement de ces communications secrètes et amicales à une déclaration officielle et publique ; que le gouvernement belge, représenté, dans ses rapports avec les Puissances étrangères, non par le Sénat et la Chambre des représentants, mais par le roi et ses ministres, n'avait point manifesté officiellement l'intention de porter atteinte aux stipulations territoriales des XXIV articles ; qu'à la vérité, le cabinet belge avait voté dans le même sens que les représentants, et la Couronne accepté, sans en combattre la tendance hostile envers les Puissances, les deux adresses qui lui avaient été présentées ; mais que les rapports des assemblées délibérantes avec le pouvoir exécutif étaient des questions de régime intérieur, dans lesquelles il ne convenait pas aux Puissances étrangères de s'immiscer ; que si la Conférence s'en occupait officiellement et en faisait la base d'un de ses actes, elle ferait la même faute qu'avait commise la France dans ses derniers rapports avec les Etats-Unis et se créerait d'inutiles difficultés ; qu'en conséquence, il était d'avis que les plénipotentiaires du nord renonçassent à leur projet de déclaration jusqu'à ce qu'une nouvelle démarche eût été faite près du gouvernement belge afin de lui faire sentir l'urgente nécessité de se rapprocher, quant au chiffre de la dette, des propositions de la Conférence et le danger auquel il s'exposerait s'il se laissait entraîner par les clameurs de la presse et de la tribune.
MM. de Senfft et de Bülow se rendirent à ces observations et consentirent à différer de quelques jours la remise de leur déclaration.
En répondant comme il l'avait fait, lord Palmerston, d'accord avec le général Sebastiani, visait à gagner du temps afin de laisser le calme et la modération rentrer dans l'esprit des plénipotentiaires du nord et donner au cabinet de Bruxelles le moyen de s'expliquer franchement et « catégoriquement sur l'un et l'autre point ». Pour amener le gouvernement du roi Léopold à cette explication, le ministre britannique, en rapportant à M. van de Weyer la conversation qu'il avait eue avec M. de Senfft et M. de Bülow, le chargea de transmettre à Bruxelles une nouvelle proposition.
« J'ai fait en faveur de la Belgique, dit-il, un dernier effort. Dites bien à M. de Theux que si elle entrait dans la voie où les Chambres veulent la pousser, l'Europe s'armerait contre elle et que la Grande-Bretagne considérerait l'occupation des territoires cédés par les troupes de la Confédération germanique et de la Hollande, non connue une mesure coercitive prise contre la Belgique, mais comme l'exécution d'un traité qu'elle a solennellement accepté. Voici, selon moi, comment il faudrait qu'elle procédât. On sait à Bruxelles que la proposition de fl. 3-200.000 a été considérée par nous comme tellement déraisonnable que nous ne nous en sommes pas même occupés. Nous supposons aujourd'hui qu'en faisant (page 219) ce calcul, l'on a oublié les 600.000 fl. pour avantages commerciaux. Cette somme, ajoutée à la première offre, porterait la part afférente à la Belgique à 3.800.000 florins. Il existerait donc encore, entre cette somme et la proposition de la Conférence, une différence de 1.600.000 florins ; que la Belgique partage la différence en deux ; qu'elle ajoute encore 800.000 florins aux 3.800.000 florins, ce qui fera un total de 4.600.000 florins, et qu'elle fasse à la Conférence la proposition de prendre cette somme à sa charge. Elle se rapprochera tellement de notre offre de réduction que je puis en quelque sorte promettre un résultat favorable. Je vous conjure, au nom de l'intérêt actif que je porte à la Belgique, de représenter à votre gouvernement que le moyen que je suggère ici, en ma qualité de Ministre anglais, est, à mes yeux, le seul qu'il y ait pour détourner les dangers qui vous menacent. »
La lettre, datée du 24 novembre, dans laquelle M. van de Weyer rendait compte au chevalier de Theux de ces suggestions, n'était pas encore parvenue à Bruxelles que déjà, sans que rien de nouveau ne fût survenu en Belgique, les dispositions de lord Palmerston modifiaient complètement.
Le 24, le Ministre avait reçu une nouvelle visite de MM. de Senfft et de Bülow. Ceux-ci lui proposèrent une seconde fois, mais après y avoir fait de nombreux changements de forme, le projet de déclaration repoussé la veille. Ils insistèrent énergiquement pour que la Conférence l'acceptât et pour que, revêtue de la signature des cinq plénipotentiaires, elle fût signifiée sans délai au gouvernement belge. Lord Palmerston, cette fois, entra dans les vues des représentants des cours du nord et accepta leur projet, tout en se réservant la faculté d'en modifier encore la forme. Sans tarder il rédigea de sa main un autre projet de note, et l'envoya, accompagné de celui (page 220) de MM. de Senfft et de Bülow, au général Sebastiani en lui demandant officiellement de s'associer à la démarche de ses collègues.
(Note de bas de page Texte du projet de note de lord Palmerston : « Les soussignés, plénipotentiaires, etc., etc., ont remarqué avec regret, dans les adresses des deux Chambres, présentées à S. M. le roi des Belges, des expressions qui manifestent hautement le dessein de se refuser à l'évacuation des territoires qui, provisoirement occupés par les Belges, mais n'étant point compris dans les limites du royaume de Belgique, doivent rentrer, conformément aux articles 2 et 4 du traité du 15 novembre 1831, sous la domination de Sa Majesté le roi des Pays-Bas, soit dans sa qualité de grand-duc de Luxembourg, soit pour être réunis à la Hollande ; il est vrai que la couronne de Belgique n'a pas adopté ces desseins si contraires à la foi des traités, si incompatibles avec les arrangements d'après lesquels le royaume de Belgique a été constitué en 1831, mais les prétentions et les principes, ainsi mis en avant par les Chambres belges, sont trop subversifs du droit public européen et sont trop dangereux au repos de l'Europe, pour que les soussignés puissent croire de leur devoir de les passer sous silence.
« Les soussignés, par conséquent, déclarent au plénipotentiaire belge, et par son entremise, au gouvernement de la Belgique, que les cinq Puissances, fidèles aux engagements qu'elles ont contractés par le traité de Vienne de l'année 1815, par rapport au Grand Duché de Luxembourg, et à ceux qui se trouvent consacrés dans le traité de 1831, avec la Belgique. sont en droit d'exprimer leur juste attente que la Belgique s'abstienne scrupuleusement de tout acte qui puisse porter atteinte aux arrangements territoriaux du traité de 1831, arrangements qui constituent la base fondamentale de l'acte par lequel le royaume de Belgique a reçu son existence politique comme membre reconnu de la communauté des Etats européens.
« Les soussignés prient le plénipotentiaire belge d'assurer son gouvernement que la présente démarche n'est suggérée par aucun doute, de la part des cinq Puissances, de la loyauté et de la bonne foi du souverain de la Belgique, mais uniquement par le désir d'empêcher que le silence des soussignés à cette occasion importante ne donne lieu à des interprétations erronées. » (Fin de la note)
L'ambassadeur français informa sans délai M. van de Weyer de ce qui se passait. Les deux diplomates furent extrêmement surpris de ce revirement inattendu et cherchèrent vainement à s'en expliquer la cause. Ils savaient que le dernier conseil des ministres, tenu au Foreign Office, avait examiné la question hollando-belge sous ses diverses faces, que tous les membres du cabinet, sans exception, avaient sévèrement blâmé les adresses des Chambres, le vote du ministère belge, la réponse de la Couronne, et qu'ils avaient unanimement exprimé l'opinion que trop de faiblesse et de condescendance avaient jusque là été montrées envers la Belgique, que la mesure des concessions était remplie, que la Grande-Bretagne, d'accord avec ses alliés, devait se renfermer désormais strictement dans l'exécution du traité du 15 novembre 1831 et ne pas imposer à la Hollande des conditions « que son peuple pourrait trouver accablantes et injustes. » Quelque grave que fût ce blâme indirect infligé à lord Palmerston par ses collègues, le général Sebastiani et M. van de Weyer n'y voyaient cependant pas une cause suffisante pour déterminer le chef du Foreign Office à changer complètement de sentiments en vingt-quatre heures et à se joindre « à l'impatiente irritation » de MM. de Senfft et de Bülow, alors que, de concert avec l'ambassadeur de Louis-Philippe, il avait pris la résolution de gagner du temps afin de permettre aux passions de se calmer à Bruxelles et à Londres.
Ils se perdaient en conjectures lorsqu'arriva à l'ambassade un courrier français porteur de dépêches importantes. Le général les lut et les communiqua au ministre belge.
Ces dépêches donnèrent au comte Sebastiani et à M. van de Weyer la clef du problème et leurs suppositions se trouvèrent confirmées par les entretiens que le général eut pendant la journée avec lord Palmerston, MM. de Senfft et de Bülow. Le changement inopiné de politique du gouvernement anglais provenait d'une démarche que le cabinet des Tuileries avait tentée à La Haye à l'insu du cabinet de Saint James.
Le 18 ou le 19 novembre, le comte Molé, sans informer de rien (page 221) le général Sebastiani, faisait à M. Fagel, ministre néerlandais près de la cour des Tuileries, des ouvertures afin d'amener le gouvernement des Pays-Bas à céder à la Belgique, moyennant des concessions pécuniaires, les parties contestées du Limbourg et du Luxembourg. M. Fagel, « en homme rompu aux affaires », répondit que la question hollando-belge se traitant à Londres, il ne possédait aucune instruction à ce sujet et qu'il se trouvait dans l'impossibilité d'exprimer une opinion sur les suggestions du gouvernement français, mais qu'il se ferait un devoir de les porter à la connaissance de son gouvernement.
De son côté, le comte Molé se hâtait d'envoyer, dès le 21, des instructions détaillées au ministre de France à La Haye. Il lui donna mission de sonder M. Versto1ck de Zoelen, ministre des Affaires étrangères du roi Guillaume, et de lui représenter que la Hollande, alors que les parties cédées du Limbourg et du Luxembourg étaient sans importance réelle pour elle, pourrait trouver dans leur possession une source d'embarras et de dangers ; que la Belgique se montrait prête à de grands sacrifices pour conserver des populations, qui lui étaient attachées par de nombreux liens politiques et moraux, et que la France, sans porter atteinte aux engagements contractés, sans en méconnaître la force obligatoire, s'estimerait heureuse d'amener entre les deux parties un arrangement aboutissant au triple avantage de diminuer pour la Hollande le fardeau d'une dette qui, malgré l'étendue de ses ressources, pourrait devenir un jour trop pesante ; de satisfaire aux justes sympathies des Belges pour des populations qui leur étaient dévouées et de conjurer bien des orages ; d'écarter, pour le présent et pour l'avenir, des dangers de nature à troubler la paix européenne à laquelle toutes les Puissances possédaient un égal intérêt ; que la France, en faisant, non pas une proposition directe, mais une ouverture amicale pour atteindre ce but, ne se dissimulait point que le consentement seul de la Hollande ne suffirait pas pour amener la transaction proposée ; qu'elle n'ignorait point que les droits et les intérêts de la Confédération germanique seraient autant d'obstacles à surmonter, mais qu'elle savait aussi que ces obstacles seraient plus aisément aplanis si la Hollande se déclarait satisfaite de l'arrangement suggéré (Arch. du Min. des Aff. Etr. A Paris, Pays-Bas, 639, folio 255).
Une copie des instructions envoyées à La Haye par le comte Molé n'arriva à Londres que le 26 novembre. Or, les ministres de Prusse et d'Autriche à Paris, avertis par M. Fagel, s'étaient empressés d'instruire MM. de Bülow et de Senfft de la démarche du gouvernement français.
(page 222) Munis des lettres qu'ils avaient reçues de leurs collègues de France, les deux diplomates du nord se rendirent au Foreign Office. Ils y accusèrent la Monarchie de Juillet de favoriser les prétentions de la Belgique, de travailler, dans son propre intérêt, à reculer la solution de la question hollando-belge et, pour mieux parvenir à ce résultat, de placer l'ambassadeur de Louis-Philippe, en ce qui concernait les questions territoriales, dans la même position où on l'avait laissé lors de la discussion du chiffre transactionnel. Ils ajoutèrent que le seul moyen de mettre un terme à ces tergiversations et d'empêcher en même temps que les illusions des Belges ne s'enracinassent davantage dans les esprits par l'appui secret que semblait leur prêter le cabinet des Tuileries, c'était d'en revenir au projet de déclaration repoussé la veille, de l'envoyer à la signature de l'ambassadeur de Louis-Philippe, dont le silence avait tout le caractère de la duplicité, et de forcer enfin la Belgique à s'expliquer catégoriquement. Lord Palmerston, dont la jalousie contre la France n'était que mal assoupie, qui ne se privait pas d'agir sans son assentiment quand bon lui semblait, mais qui ne voulait pas que le cabinet des Tuileries fît n'importe quelle démarche sans avoir demandé préalablement son autorisation, lord Palmerston céda, comme nous venons de le voir, aux instances de MM. de Senfft et de Bülow.
Aussitôt que M. van de Weyer eût connaissance du revirement de lord Palmerston et de ses causes, il songea aux moyens d'empêcher que la note projetée lui fût remise officiellement, soit par les cinq plénipotentiaires de la Conférence, soit par quatre d'entre eux, si le représentant de la France ne se joignait pas à la démarche de ses collègues. Il récapitula tous ces moyens avec le général Sebastiani et il fut convenu que ce dernier userait de chacun dans une dernière entrevue avec lord Palmerston, bien qu'il eût peu de chance de succès, car une première tentative de sa part avait échoué. De son côté, M. van de Weyer écrivit à lord Palmerston et en obtint une audience encore le jour même, dans le courant de la soirée.
Nous ne connaissons pas les arguments dont se servit le diplomate belge pour tenter de fléchir la résolution du ministre, mais on peut les deviner d'après les réponses qu'il obtint et qu'il répéta au chevalier de Theux dans son rapport du 27 novembre.
« Je ne me dissimule point, dit lord Palmerston, qu'il y a de graves inconvénients à permettre que les Puissances étrangères s'immiscent dans les rapports des Chambres avec le Pouvoir exécutif, et à ce que leurs actes deviennent le sujet d'un éloge, d'un blâme ou d'une demande d'explication. Nous sommes aussi intéressés que vous à ne point poser un précédent aussi dangereux, mais l'objection tombera quand nous (page 223) aurons fait disparaître du projet de déclaration toute mention de l'adresse des Chambres et de la réponse de la Couronne. Cependant cette réponse même et le vote du ministère sont bien des actes du pouvoir exécutif. Si la Chambre des Communes exprimait, dans une adresse à la reine, le désir de voir trancher nos différends avec la Russie par une guerre, si les ministres prenaient part à ce vote et que la Couronne répondît qu'elle voit avec satisfaction l'unanimité des représentants de la Nation, croyez-vous que la Russie ne serait pas autorisée à nous demander des explications et qu'elle se contenterait de cette réponse, que l'adresse de la Chambre des Communes, le vote du ministère et la réponse de la reine sont des actes de régime intérieur ? Nous faisons rejaillir, dites-vous, un blâme indirect sur le roi même ; j'ai corrigé dans mon projet cette phrase malsonnante. Vous dites que, jusqu'à présent, le gouvernement belge s'est borné à déclarer qu'il ne s'expliquerait sur les articles du traité qui lui ont été soumis que lorsque les deux parties seraient d'accord sur la dette, et que cette déclaration ne préjuge en rien les autres questions ; mais, rapprochée des derniers actes du ministère, elle est, à nos yeux, très significative. Enfin, vous demandez du temps. Vous n'en avez déjà que trop gagné. Et ce temps serait sans doute employé à soulever, au sein des Chambres françaises, un mouvement factice semblable à celui qu'on a organisé à Bruxelles et dans tout le pays. Quoi qu'il en soit, il ne faut que quelques jours pour porter notre projet de déclaration à la connaissance de votre gouvernement ; et, comme le général Sebastiani vient de me prévenir qu'il ne peut apposer sa signature au bas de cette pièce sans en référer à sa cour, votre but est atteint. Je ne vois aucune contradiction entre ce que je vous dis aujourd'hui et ce que je vous ai prié, samedi dernier, de mander à M. de Theux. Aujourd'hui, comme alors, comme il y a trois mois, comme il y a sept ans, la Grande-Bretagne entend rester fidèle à ce grand principe conservateur de tout droit public en Europe, que les traités signés et ratifiés par les souverains les lient irrévocablement et que les changements de ministère, les variations de l'opinion publique, les passions politiques, l'opposition des Chambres, les difficultés intérieures, de quelque nature qu'elles soient, ne sont point des raisons ou des excuses légitimes pour porter atteinte à des engagements contractés (Lettre de M. van de Weyer au chevalier de Theux, 27 novembre 1838).
Quoi qu'en eût dit lord Palmerston, son langage et ses idées avaient profondément varié depuis deux jours. Les théories qu'il développait à M. van de Weyer au sujet des droits de l'étranger d'apprécier les rapports entre un gouvernement et son parlement différaient complètement de ce qu'il avait affirmé sur le même sujet à MM. de Senfft et de Bülow. Et lorsqu'il parlait du respect dû aux traités, il oubliait qu'à la Belgique seule il opposait ce principe, que celle-ci pouvait légitimement se plaindre de l'inexécution à son égard du traité des XVIII articles d'abord, de celui des XXIV articles ensuite. Pour (page 224) modifier le premier, on avait bien trouvé des « raisons ou des excuses légitimes », et ni la Prusse, ni l'Autriche, ni la Russie n'avaient jamais fait un geste pour amener l'exécution du second, bien qu'elles l'eussent garantie à la Belgique. Au contraire, par les réserves insérées dans leur ratification, elles avaient publiquement proclamé que les stipulations du traité du 15 novembre 1831 avaient, à leurs yeux, cessé d'être finales et irrévocables et elles avaient par là donné à la Belgique, sans que nul ne pût justement lui reprocher l'oubli de la foi jurée, le droit d' en réclamer la modification.
Mais lord Palmerston avait, à ce sujet, la mémoire courte, maintenant que l'intérêt de l'Angleterre, son intérêt ministériel personnel, son désir d'arriver, à l'exclusion de la France, avec la Prusse et l'Autriche, a une entente dans la question d'Orient, lui commandaient de donner des satisfactions aux cours du nord,
Si le cabinet britannique montrait soudain une telle impatience à vouloir poursuivre la solution de l'affaire hollando-belge, c'est que la démarche du comte Molé près du gouvernement des Pays-Bas lui faisait craindre de voir le Gouvernement de Juillet se soustraire à la pression que, depuis le commencement des négociations, lord Palmerston ne cessait d'exercer sur lui, et adopter une politique personnelle de nature à contrarier les vues britanniques. Il lui importait d'autant plus d'agir vite que la réunion des Chambres françaises était proche, qu'il y existait une forte opposition contre le cabinet, et que si celui-ci tombait, ses successeurs ne montreraient peut-être pas autant de docilité envers lord Palmerston que le comte Molé et ses collègues.
La hâte, dont le ministre britannique venait de donner une manifestation aussi explicite, répondait à celle qui dévorait les plénipotentiaires prussien et autrichien. Ceux-ci s'empressèrent de profiter des dispositions nouvelles de lord Palmerston. Non contents de lui avoir remis leurs projets de note et obtenu qu'il adhérât à leurs démarches, ils déposèrent entre ses mains, en leur qualité de plénipotentiaires munis des pleins pouvoirs de la Diète germanique, une protestation contre les prétentions de la Belgique, en déclarant que la Confédération se réservait le droit de prendre les mesures qu'elle jugerait convenables pour arrêter le gouvernement du roi Léopold dans ses projets d'envahissement et lui faire respecter les engagements contractés (Lettre de M. van de Weyer à M. de Theux, 27 novembre 1838).
Après la remise de cette pièce, le langage des deux plénipotentiaires devint de plus en plus hostile et menaçant. Ils annoncèrent à tous les membres du corps diplomatique accrédités à Londres (page 225) que, vingt-quatre heures après la réception de cette note, les divers contingents de la Confédération germanique seraient mis en mouvement et appuyés par un corps d'armée prussien (Lettre de M ; van de Weyer au chevalier de Theux, 30 novembre 1838).
Le comte le Hon avait été averti par le comte Molé de ce qui se passait à Londres. Le diplomate et le ministre eurent à ce sujet, le 30 novembre, un long entretien dans lequel le représentant du roi Léopold mit en œuvre toutes les ressources de son éloquence et de son habilité pour obtenir que la France ne participât point à la menace lancée contre la Belgique par les autres Puissances garantes. Il fit ressortir « la position fausse qu'aurait, dans les conséquences probables de cette notification, » le cabinet des Tuileries à la veille de l'ouverture des Chambres. Il indiqua la convention du 21 mai 1813 et les devoirs qu'elle imposait à la France ainsi qu'à l'Angleterre, jusqu'au traité définitif, « comme le refuge assuré du gouvernement français contre les exigences pressantes des quatre cours ».
Le président du conseil ne se dissimulait pas, et il ne dissimula pas à son interlocuteur, quelles étaient, pour chacun, les difficultés de cette situation nouvelle. Il confia au comte le Hon que, quant au mode de procéder, il n'approuvait guère le projet de lord Palmerston, de MM. de Senfft et de Bülow, qu'il n'était pas d'avis de s’y associer en ce moment, bien qu'il regardât la résolution du cabinet anglais comme irrévocable, comme tout à fait définitive.
Puis, s'expliquant sur le fond de la question territoriale, il affirma, une fois de plus, qu'il la considérait comme entièrement perdue pour la Belgique ; l'ouverture de transactions faites à La Haye, avait donné lieu aux refus les plus nets et les plus absolus ; si, conformément à son avis, la majorité du conseil se prononçait contre la participation de la France à la notification des quatre cours, lord Palmerston recevrait communication de cette décision par une lettre, dans laquelle le cabinet des Tuileries adhérerait cependant à l'existence et au maintien du traité du 15 novembre en ce qui touchait la délimitation territoriale et reconnaîtrait le droit de la Conférence d'en poursuivre l'exécution.
On devine que le comte le Hon s'efforça de combattre cette résolution du président du conseil. Il se heurta à une volonté inflexible.
« J'ai beaucoup fait pour votre cause, lui répondait le comte Molé, je ferai beaucoup encore ; mais je ne courrai pas une chance de guerre et je suis convaincu qu'il y en a une sérieuse, grave, réelle, au fond de tout système absolu de résistance » (Lettre de M. van de Weyer au chevalier de Theux, 30 novembre 1838).
(page 226) Le cabinet des Tuileries se réunit le 30 novembre pour l'examen de la question hollando-belge. Il n'hésita pas à déclarer que la menace d'occuper de vive force les territoires que le traité du 15 novembre assignait à la Hollande était en opposition avec les engagements contractés par l'Angleterre et par la France dans la convention du 21 mai 1833, engagement comportant de leur part la garantie du statu quo jusqu'à la signature d'un traité définitif entre la Belgique et les Pays-Bas. Le gouvernement français, qui confirmait ainsi, remarquons-le, l'interprétation donnée par le chevalier de Theux à la convention du 21 mai, refusait, pour ce motif, de s'associer à la notification proposée par les représentants des autres cours (Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 1er décembre 1838).
La dignité de la France imposait cette résolution à ses gouvernants. Le projet de la notification, présenté dans les circonstances où il l'avait été, devenait une menace à l'adresse de la France aussi bien qu'à l'adresse de la Belgique. C'était la démarche du comte Molé à La Haye qui en avait provoqué l'acceptation, repoussée la veille. Louis-Philippe ne pouvait subir, sans protester dans une certaine mesure, le soufflet que lord Palmerston lui infligeait.
Mais, malheureusement pour nous, la décision du cabinet de Paris était une décision provoquée par les nécessités de politique intérieure et nullement par des motifs de politique internationale. Elle avait été prise pour mettre la responsabilité du gouvernement à couvert vis-à-vis des Chambres et laisser les questions entières jusqu'à l'époque des discussions sur les affaires belges, dont l'adresse ferait naître l'occasion, et qui auraient pu compromettre l'existence ministérielle du comte Molé, si le parlement, au moment où il se réunirait, trouvait ces questions résolues contrairement au sentiment public. Les ministres de Juillet avaient l'intention, une fois cette échéance passée, de se montrer disposés à regarder comme régulier et inattaquable le système adopté par lord Palmerston dans sa lettre à sir G. H Seymour, si le cabinet de Saint-James venait à mettre le gouvernement du roi Léopold en demeure d'accepter les conditions élaborées par les quatre cours. Sa déclaration au sujet de la convention du 21 mai n'était donc qu'une déclaration de circonstance, et qu'il abandonnerait à la première injonction nouvelle de lord Palmerston (Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 1er décembre 1838).
Cependant le chevalier de Theux s'efforçait d'établir que la convention du 21 mai demeurait intangible malgré les événements. En vertu même des termes de l'accord, celle-ci obligeait ses contractants, aussi longtemps que les relations entre la Hollande et la (page 227) Belgique ne se trouvaient pas réglées par un traité définitif conclu de gré à gré. Des longueurs dans les négociations ne pouvaient faire considérer la convention comme abrogée. En 1833, peu après qu'elle eut été conclue, on reconnut à la Hollande le droit de suspendre la conclusion du traité définitif, à tel point que l'interruption des pourparlers, par son seul fait, ne donna lieu à aucune menace ni à aucune mesure coercitive. Cependant, comme le faisait remarquer très justement M. de Theux, les obstacles qu'apportait la Hollande au traité définitif ne se trouvaient ignorés de personne : « Elle spéculait sur : les événements, elle espérait renverser, avec leur aide, le nouvel État belge » (Lettre du chevalier de Theux à M. van de Weyer, 4 décembre 1838)
Lord Palmerston, à qui M. van de Weyer développait cette thèse, était décidé à ne pas se laisser convaincre. La dépêche, adressée à sir G. H. Seymour, contenait pour lui les décisions ultimes et unanimes du cabinet anglais au sujet de la convention du 21 mai 1833. Il était cependant loin de prétendre que les effets de cette convention pourraient venir à cesser, en quelque sorte de plein droit et sans que la Belgique eût été mise en demeure de s'expliquer. Dans sa pensée, il fallait, avant que l'on pût porter légitimement atteinte au statu quo, que la négociation changeât de caractère, qu'elle cessât d'être officieuse et confidentielle ; que la Conférence résumât, dans une note officielle, la série des propositions faites à la Belgique, et que ces propositions fussent, officiellement aussi, soumises à l'acceptation du cabinet de Bruxelles. Si alors le gouvernement du roi les rejetait, l'Angleterre renouvellerait sa déclaration portant qu'elle se considérait et considérait les autres parties contractantes comme déliées des engagements contractés par la convention du 21 mai (Lettre de M. van de Weyer au chevalier de Theux, 7 décembre 1838).
L'Angleterre et les Puissances du nord entendaient faire entrer à bref délai la négociation dans cette voie. Le refus du cabinet français, de s'associer à la notification proposée par les représentants des autres Puissances garantes, loin d'arrêter ceux-ci dans l'exécution de leur plan, semblait au contraire devoir précipiter le moment où ils croiraient pouvoir l'exécuter avec ou sans la Monarchie de Juillet (Lettre du comte Sebastiani au comte Molé, 5 décembre 1838, Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Angleterre, 651, folios 319 et 320). MM. de Senfft et de Bülow tenaient un langage toujours aussi menaçant. Ils s'attendaient, disaient-ils, à ce que l'on renouvelât à Londres les tentatives faites à Paris et à La Haye, pour conserver à la Belgique les parties cédées du Limbourg et du Luxembourg. Toutes ces démarches, ajoutaient-ils, lors même qu'elles seraient appuyées par la Grande-Bretagne, échoueraient devant (page 228) l'inébranlable résolution de la Diète germanique. C'était pour l'Allemagne une question d'honneur encore plus que d'intérêt, affirmait M. de Senfft. Ce dernier ne se dissimulait pas cependant que la mise en œuvre de cette politique se déroulerait au milieu de difficultés de tout genre.
(Note de bas de page) : Le comte Serurier, ministre de France à Bruxelles, accusait le gouvernement belge de spéculer sur ces difficultés en persévérant dans sa résistance : « Ils espèrent, écrivait-il, le 22 novembre, dans les sympathies des peuples, surtout de la France, dans une question qu'ils disent d'indépendance, et dans les divisions de la Confédération, quand il s'agira des voies de coercition, et ils se flattent que la prolongation du statu quo sera le résultat de la difficulté que l'on éprouvera à s'entendre à cet égard. Calcul dangereux, s'il en fût jamais, et sur lequel je ne cesse d'appeler avec le plus affectueux intérêt leur prévoyance et leur réflexion. » Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Belgique, 17. n° 75. (Fin de la note.