(Paru à Bruxelles en 1920, chez Vromant)
(page 265) Le 2 janvier 1839, le conseil des ministres décida que le comte Félix de Merode et M. de Gerlache partiraient, l'un pour Paris, l'autre pour Londres, en mission extraordinaire, dans le but d'arrêter la signature du protocole du 6 décembre annoncée par le comte Molé, ou tout au moins de retarder la notification de ce protocole a la Belgique et à la Hollande ; de s'efforcer de rendre les gouvernements français et anglais favorables à la conservation des territoires luxembourgeois et limbourgeois par les Belges et de faire, pour obtenir cette conservation, une offre de 60.000.000 de francs en capital ou même de 70.000.000 avec autorisation d'aller jusqu'à 100.000.000 si l'on pouvait espérer amener les Pays-Bas à céder l'entièreté du Limbourg et du Luxembourg et si l'on considérait la première offre comme insuffisante.
(Note de bas de page) « Il (M. de Theux) suppliait, écrivait le 5 janvier 1839, le comte Serurier au comte Molé, de retarder, du moins s'il se pouvait, ne fût-ce que de quelques jours, la signature de la notification à faire à la Belgique et à la Hollande, afin de donner à MM. de Gerlache et de Merode le temps nécessaire pour leurs importantes ouvertures. M. de Theux s'en promet un grand succès. Je désire de tout mon cœur que son espoir ne soit pas une désillusion de plus. La mission de M. de Merode met ici tout le corps diplomatique en émoi et j'apprends que mon collègue d'Angleterre particulièrement s'en exprime comme touchant à un acte d’hostilité envers son gouvernement, par suite, je suppose, du discours de M. de Merode sur les forteresses. Il croit le voir presque portant à Paris les clefs de Namur, Mons et Tournai. » Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Belgique, 17, n° 4. (Fin de la note).
Dans le cas où tout espoir de conserver l'intégrité absolue du territoire disparaîtrait, les deux envoyés extraordinaires se trouvaient autorisés à faire mettre en avant par une tierce personne un projet qui abandonnerait Venloo à la Hollande, laisserait au grand-duc un territoire d'un rayon d'une demi lieue autour de Luxembourg (page 266) avec les régions comprises entre la route de Trèves et de Thionville, et ajouterait à ces concessions l'offre d'un capital en argent.
On espérait que cette transaction aurait peut-être quelque chance de se faire agréer parce qu'elle sauverait l'amour-propre de la Diète en laissant subsister un grand-duché de Luxembourg dont le roi Guillaume demeurerait le souverain en même temps qu'il resterait membre de la Confédération germanique. D'autre part, les Pays-Bas occupant Venloo et obtenant un bon capital, auraient eu des motifs de se montrer satisfaits.
Il était recommandé à MM. de Merode et de Gerlache de mettre toujours les intérêts du Limbourg et : du Luxembourg sur le même pied et de ne rien stipuler au profit de l'une de ces provinces sans y comprendre l'autre.
M. de Gerlache avait été muni d'une note destinée à être remise à la Conférence. Le gouvernement belge y exposait et y motivait son système transactionnel.
« « Le Soussigné, plénipotentiaire de S. M. le roi des Belges, disait cette note, ayant appris que les plénipotentiaires d'Autriche, de France, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie se sont occupés d'une proposition dont l'adoption aurait pour conséquence la notification aux cours de Bruxelles et de La Haye d'un projet de traité, qui, présenté à l'acceptation de l’une et de l'autre, serait destiné à mettre fin à leurs différends, croit devoir appeler l'attention la plus sérieuse de ces plénipotentiaires sur le morcellement dont les provinces de Limbourg et de Luxembourg pourraient être encore menacées, à leur grand préjudice et à celui de la Belgique.
« Le gouvernement de Sa Majesté le roi des Belges est prêt à faire les plus grands sacrifices pécuniaires pour régler la question territoriale à l'amiable et à la satisfaction commune ; pour justifier cette proposition il importe de rappeler eu peu de mots les précédents des longues négociations qui se rapportent à cette question.
« Le protocole du 26 juin 1831 et l'article 3 du projet en XVIII articles proposé à l'acceptation du Congrès belge par la lettre des plénipotentiaires en date du même jour, ne permettaient point à la Belgique de douter un seul instant de la conservation du Luxembourg. Aussi le Congrès national fut-il amené à l'acceptation de ces articles et S. A. R. le prince Léopold, élu roi des Belges, accepta la couronne de Belgique sous la foi des mêmes assurances.
« L'article 3 précité réservait à la Diète des droits utiles quant à la forteresse du Luxembourg. Il est évident que si les plénipotentiaires des cinq cours, en y comprenant ceux d'Autriche et de Prusse, n'eussent eu la conviction que cette proposition était de nature à satisfaire la haute Diète, ils n'eussent pas présenté cet article à l'acceptation du Congrès belge. La Diète pouvait, en effet, d'autant plus facilement accéder à cet arrangement que le Luxembourg fut constamment et (page 267) exclusivement régi par la loi fondamentale et les autres lois du royaume des Pays-Bas, ainsi que toutes les provinces belges avec lesquelles il avait été, depuis des siècles, intimement uni.
« Si la Belgique, surprise par une attaque d'autant plus imprévue qu'elle avait accepté le gage de paix que lui avaient offert les cinq Puissances représentées en conférence, et qu'elle se reposait sur l'armistice qu'elle croyait ne pouvoir être rompu que de leur consentement, si la Belgique a subi le sort fatal des armes, et si les cinq cours, préoccupées elles-mêmes d'un événement qui venait de mettre en péril la paix de l'Europe, n'ont pas cru pouvoir donner suite au 3me des XVIII articles ; si, au contraire, par le motif, proclamé par elles, qu'elles ne pouvaient abandonner ~l de plus longues incertitudes les questions dont la solution im111édiate était devenue un besoin pour l'Europe, questions qu'elles sc trouvaient forcées de résoudre sous peine d'en voir sortir l'incalculable malheur d'une guerre générale, elles ont cru devoir adopter un projet nouveau en XXIV articles, avec cette déclaration que ces articles contiennent les décisions finales et irrévocables des cinq Puissances qui, d'un commun accord, sont résolues à amener elles-mêmes l'acceptation pleine et entière des dits articles par la partie adverse, si elle venait à les rejeter (protocole n° 49, annexes 13 et C.), si, en un mot ; la Conférence a pu, en raison des motifs majeurs qu'elle a exposés dans ces actes, dévier des propositions des XVIII articles, il ne parait point douteux que la Belgique puisse insister aujourd'hui avec toute justice pour un arrangement conforme au principe posé dans le 3me de ces XVIII articles. Cette prétention se fonde sur la non-acceptation des XXIV articles par la cour de La Haye dans le délai utile ; sur les réserves mêmes apportées aux ratifications de ces articles ; sur les gages de sécurité que la Belgique a donnés à l'Europe au milieu des temps si difficiles qui ont accompagné et suivi sa constitution en Etat indépendant ; sur la convention du 21 mai 1833 qui, consacrant dans les termes les plus absolus la cessation complète des hostilités, permet de négocier avec toute maturité un arrangement final qui garantirait, d'une manière e1f1cace et stable, la mission dévolue à la Belgique comme Etat neutre et qui offrirait au gouvernement néerlandais des avantages plus certains que la possession de deux demi-provinces, éloignées qu'elles seraient désormais des sources de leur prospérité et privées de leurs rapports naturels fortifiés par une longue communauté d'intérêts.
« Le Soussigné doit encore faire remarquer à LL. EE. les plénipotentiaires qu'il résulte des adresses votées aux mois de mai et de novembre 1838, par les Chambres belges, que ces Chambrcs supposent la nécessité de communications ultérieures de la part du gouvernement, pour être muni de pouvoirs nouveaux conformément à la constitution, à l'effet de signer un traité, attendu que s'il a été mis par elles à même de souscrire clans les premiers temps le traité des XXIV articles en vue de l'exécution immédiate annoncée par les annexes B et C du protocole na 49, et sous l'empire des considérations énoncées dans ces actes, il n'en est plus de même aujourd'hui, l'acceptation du gouvernement néerlandais (page 268) n'ayant pas eu lieu en temps opportun et sous l'empire des mêmes circonstances qui avaient déterminé l'acceptation de la Belgique, celle-ci n'ayant d'ailleurs pas obtenu les résultats qu'elle attendait d'une paix immédiate et notamment la possibilité du désarmement.
« Il est à observer surtout qu'une séparation telle que celle dont il s'agit à la suite d'événements désastreux, quoique toujours douloureuse, est cependant susceptible d'exécution immédiate, mais qu'une semblable mesure acquiert une toute autre gravité lorsque ces populations ont continué à vivre pendant un grand nombre d'années sous les mêmes lois et à jouir des mêmes avantages que le reste du pays, et que, par cette longue communauté, de nouveaux liens se sont formés.
« Telles sont les causes de l'opposition générale qui s'est manifestée dans le pays à toute idée de séparation. Ces sentiments nationaux si légitimes, si unanimes, doivent être envisagés avec satisfaction par les plénipotentiaires des cinq Puissances ; ils doivent leur servir de témoignage irrécusable que leurs cours ne se sont point trompées lorsqu'elles ont reconnu la Belgique comme État indépendant et neutre. Aussi ne doit-on pas hésiter à penser qu'ils s'empresseront de donner un appui à cet esprit national.
« Le plénipotentiaire soussigné arrive maintenant à exposer à LL. EE. les sacrifices pécuniaires que la Belgique est disposée à faire pour obtenir le désistement de toute prétention sur les territoires du Limbourg et du Luxembourg.
« Mais, pour en faire mieux comprendre l'étendue, il commencera par traiter succinctement la question d'un partage de la dette en prenant pour point de départ les derniers errements de la négociation qui a eu lieu sur cet article et qui ont eu pour objet la discussion d'un chiffre transactionnel.
« Il paraîtrait que LL. EE. les plnipotentiaires des cinq Puissances seraient disposés à faire peser annuellement et perpétuellement sur ce pays une somme de fl. 5.000.000 et que ce chiffre serait établi d'après les données suivantes :
« Loi du 9 février 1818, capital. . . . . 14.136.836
« 31 décembre 1819 .......... 23.083.000
« 24 décembre 1820 .......... 7.788.000
« 2 août 1822 ………….56.902.000
« 27 décembre 1822………..67.292.000
« 3 mai 1825……………….12.605.000
« (Voir annexe au protocole n°48)
» Du chef de ces différentes lois, il serait imposé à la Belgique, en rectifiant l'erreur commise en 1831, au préjudice de la Hollande, dans la défalcation de l'amortissement, une rente annuelle de fI. 1.690.000. On y ajouterait l'ancienne dette belge constituée et la part de la dette austro-belge, 525.000, soit 2.215.000 florins.
« On pourrait prétendre, non sans raison, que ces 2.215.000 florins constituent la seule dette perpétuelle liquide que strictement la Belgique eût dû supporter.
(page 269) « Toutefois, en faisant revivre une dette qui n'existait plus, dont le royaume des Pays-Bas n'a jamais rien porté à ses budgets, on frapperait, en outre la Belgique, à la décharge de la Hollande, sous le titre de franco-belge, d'une annuité de 1.000.000 florins.
« Les avantages commerciaux pour la navigation dans les eaux intérieures de la Hollande ont été évalués, en 1831, à 600.000 florins par an ; ils formeraient un tribut perpétuel de 600,000.
« Qu'on remarque que ce tribut, la Belgique serait dénuée de tout moyen de s'y soustraire, si la Hollande rendait illusoire les avantages commerciaux qui doivent en être le prix.
« D'un côté, pour déférer au désir de la cour de La Haye, et bien que l'on n'ait point constaté si, au lieu d'un passif, cette opération n'offrirait pas à la Belgique un boni considérable, on n'admettrait point la liquidation du syndicat d'amortissement et l'on mettrait, de ce chef, à la charge du gouvernement belge, 1.185.000 florins.
« Il convient de ne point perdre de vue que, dans cette répartition, il n'est tenu aucun compte à la Belgique de ce dont elle aurait pu revendiquer le retour, savoir : du matériel de la marine militaire, des colonies, des sommes énormes supportées dans l'amortissement de la dette purement hollandaise pendant 15 années, et enfin de plusieurs autres sommes dont la Hollande profitera désormais seule, bien que la charge ait été commune.
« Le Soussigné doit terminer en déclarant que la Belgique ne saurait se soumettre au chiffre de 5.000.000 de florins en l'envisageant sous le rapport du droit et isolément : mais il s'empresse d'ajouter qu'en rattachant cette question à celle du territoire, le gouvernement du roi, si l'on reconnaît son état de possession actuelle, n'hésiterait pas à accepter la dette ainsi fixée et que même, dans ses vues de paix et de conciliation, il ajouterait à la rente de 5.000.000 de florins une somme capitale de 30..000.000 de francs à payer immédiatement ».
(Note de bas de page Cette note avait été approuvée par le roi et par le conseil des Ministres. Lettre du chevalier de Theux à M. van de Weyer, janvier 1839. Sa dernière partie, celle qui concerne les calculs financiers, à partir des mots : « Il paraîtrait que LL. EE. les plénipotentiaires des cinq cours seraient disposés... » reproduisaient presque textuellement une note remise le 5 janvier au ministre des Affaires étrangères par M. d'Huart ministre des Finances. Le chevalier de Theux n'y avait fait d'autres changements que d'atténuer certaines expressions un peu trop énergiques et peu diplomatiques de son collègue des Finances. (Fin de la note)
En envoyant cette note à M. van de Weyer, le chevalier de Theux prescrivait au diplomate d'en entretenir, avant de leur en remettre le texte, lord Palmerston et le général Sebastiani.
Lorsque le moment lui paraîtrait opportun de l'adresser officiellement à la Conférence, il devait se rendre, accompagné de M. de Gerlache, au Foreign Office et en donner lecture au ministre britannique, afin d'entendre ses observations, de les réfuter au besoin et de lui exposer les raisons de nature à faire admettre par les plénipotentiaires la transaction que proposait la Belgique.
(page 270) Quel que fût d'ailleurs l'accueil fait par lord Palmerston à ces ouvertures, la volonté du roi Léopold était que la note fût remise à la Conférence avant la signature du protocole du 6 décembre par le général Sebastiani (Lettre du chevalier de Theux à M. van de Weyer, 5 janvier 1839).
Il était nécessaire d'en reproduire intégralement le texte pour que le lecteur pût comprendre les objections qu'on fit à Paris et à Londres aux nouvelles propositions belges.
Avant même qu'il ne connût la note, le comte le Hon se prononçait contre le système qu'en l'adoptant voulait suivre le gouvernement belge.
« La Hollande, m'assure-t-on, écrivait-il, le 5 janvier, au chevalier de Theux, acceptera immédiatement les projets de traité arrêtés par la Conférence ; peut-être nous signifiera-t-on en même temps le traité et l'acte d'adhésion de notre adversaire. C'est à ce moment que commenceront pour nous les plus grandes difficultés du parti à prendre.
« Dans la prévision de cette situation prochaine, j'ai cherché à m'éclairer dans des entretiens confidentiels de M. de Sages qui a rempli tout récemment une mission à Londres. J'ai acquis la conviction que nous ne pouvons faire aucune démarche, aucune ouverture utile pour le rachat de tout ou partie des territoires avant que la signification attendue nous ait été faite au nom des cinq cours.
« La France déclinera toute initiative nouvelle sur ce point, après l'insuccès de ses premières démarches et les préventions qu' elles ont réveillées.
« L'Angleterre ne provoquera aucune transaction sur l'exécution du traité, quant à présent, avant que nous ayons reconnu en principe la validité des XXIV articles. Lord Palmerston fait de cette reconnaissance préalable une condition que réclament les exigences de sa position vis-à-vis du Parlement.
« Les cours du nord aussi ne veulent entendre à rien.
« Toute tentative actuelle, à mon sens, et d'après des données que je crois exactes, est donc inopportune et prématurée.
« Après la notification, si le gouvernement du roi refuse de souscrire aux dispositions du nouveau traité, les Puissances signataires auront à concerter entre elles les moyens d'exécution. C'est alors que la situation peut faire éclore des difficultés imprévues et que le projet d'une transaction à prix d'argent pour les territoires pourrait être produit par quelques Puissances allemandes comme ressource suprême pour prévenir les chances d'une grave collision. accueilli et soutenu par quelque influence germanique, le rachat de tout ou partie des territoires trouvera l'Angleterre aussi favorable que la France à sa réussite, et la Hollande, devant ce concours d'adhésions, ne persisterait probablement pas à lui refuser la sienne.
(page 271) Si le comte le Hon demandait à son gouvernement d'attendre la signification du protocole du 6 décembre 1838 pour essayer d'obtenir à prix d'argent l'acquisition des territoires contestés, au contraire, le roi Louis-Philippe pressait le roi Léopold de faire la tentative avant que le général Sebastiani n'eût ratifié la décision prise à Londres.
« J'avoue, écrivait, le 5 janvier, le monarque de Juillet, que, quoique la chance d'obtenir un petit rachat de territoire ne me paraisse ni bien bonne, ni surtout bien utile, cependant, considérant toutes choses et surtout l'état d'opinions non combattues, au moins en Belgique ou dans les Chambres belges, il me semble que vous auriez moins de désavantages pour en faire la tentative avant qu' après l'adhésion de la France aux protocoles, et la réception de la notification qui en sera faite chez vous et à La Haye. Ainsi, pour vous donner, dans ma conscience, le meilleur conseil possible selon vos vues et la position des choses et des têtes chez vous, je crois que vous devriez marquer sur une carte authentique la portion du Luxembourg que vous voudriez racheter, déterminer le prix que vous voudriez en donner, et ensuite, après avoir nanti M. van de Weyer de ces documents, le charger d'informer la Conférence que vous êtes prêt à accepter de nouveau les XXIV articles ou le protocole sous la condition d'un règlement de frontières que vous proposerez en même temps sur votre carte, et sous la condition d'une rente ou d'un capital de... à payer à la Hollande pour le rachat et que vous demandez à la Conférence de statuer sur cette proposition avant de donner cours à son protocole du 6 décembre.
« Je crains que la chance ne soit pas bien grande, je ne vous le cache nullement ; mais c'est la dernière possible et incontestablement il vaut mieux la tenter pendant que nous tenons encore le protocole ouvert et avant que nous n'ayons adhéré. Ainsi, il n'y a pas de temps à perdre, mais il y a encore le temps de le faire » (Revue rétrospective, page 350, colonne II).
Fort du conseil de Louis-Philippe d'agir avant la signature du protocole du 6 décembre, le chevalier de Theux ne crut pas devoir se rallier aux suggestions du comte le Hon. Il ne lui paraissait d'ailleurs pas que la remise immédiate de la note à la Conférence pût faire obstacle à de nouvelles tentatives transactionnelles, tentatives qui seraient mises en œuvre après la signification du protocole à la Belgique et à la Hollande (Lettre du chevalier de Theux au comte le Hon, 8 janvier 1839).
Obéissant aux instructions du ministre des Affaires étrangères, le comte le Hon, accompagné du comte Félix de Merode, se rendit, le 14 janvier, chez le comte Molé, pour l'entretenir de la note. Il lui en donna lecture et lui en présenta les développements, insistant sur les motifs de sa prise en considération immédiate. De son côté, (page 272) le comte de Merode exposa la pensée du cabinet et la force morale des réclamations belges.
Le président du conseil n'hésita pas à dire que, dans l'état d'irritation des esprits, tant à Londres qu'à Berlin et à Vienne, cette tentative ne pouvait par réussir ; que, dans ces capitales, elle serait regardée comme un nouveau moyen dilatoire ; que les autres plénipotentiaires seraient unanimes à en repousser l'examen ; que ce qu'ils voulaient en ce moment, avant et par-dessus tout, c'était la reconnaissance préalable et formelle de la force obligatoire du traité du 15 novembre ; qu'à ce prix seul il y avait encore quelque chose à espérer du concours de l'Angleterre ; que la France était plus décidée que jamais à ne pas se séparer de la Grande-Bretagne, qu'il y allait de son alliance et de la paix générale.
Le comte de Merode répondit que le démembrement du territoire était moralement et politiquement impossible ; que l'intérêt de la dynastie, que l'esprit de nationalité, que l'honneur de l'armée et du drapeau belges s'y trouvaient engagés ; que si les Puissances médiatrices n'avaient pas conscience de cela, il le leur faudrait bien reconnaître lorsque l'on serait en face de la résistance désespérée à laquelle la Belgique était résolue ; qu'il y avait dans toute cette question de territoire, non un intérêt matériel, mais un intérêt moral possédant une force telle que pour les Belges mieux valait périr que de vivre déshonorés.
A cette énergique déclaration, le comte Molé riposta que, pour lui, la puissance morale, l'honneur et la dignité d'une nation reposaient dans le respect de ses engagements et dans sa fidélité à les remplir ; que le traité du 15 novembre, loi obligatoire pour la France, ne pouvait, pour la Belgique, être une lettre morte ; que le gouvernement du roi Léopold possédait toute liberté de courir les hasards de la guerre et les dangers d'une résistance téméraire, mais qu'il n'aurait qu'à s'imputer à lui-même les conséquences d'une collision que le gouvernement français avait mis tous ses efforts et tous ses conseils à prévenir. Puis, revenant à la proposition de rachat, le ministre répéta qu'il la considérait comme tardive et sans aucune chance de se trouver soutenue, même pour un simple examen, par l'Angleterre, décidée inflexiblement à s'en tenir à la reconnaissance préalable du traité du 15 novembre.
Le comte le Hon entreprit alors de combattre les appréhensions, les préventions même du président du Conseil.
« Je crois, lui dit-il, que la proposition de mon gouvernement mérite d'être mieux jugée et a, dans les circonstances actuelles, un certain caractère d'opportunité. D'abord, elle est conforme aux idées et à l'exigence de lord Palmerston. Vous m'avez confié plusieurs fois que le noble (page 273)
(Note du webmaster : la page 273 n’est pas disponible)
(page 274) « Tout le résultat du succès est dans l'occupation chèrement payée du Luxembourg et du Limbourg ; mais vous n'avez pas fini ; la question n'est qu'à moitié résolue. Il reste la Dette, et vous avez dû reconnaître que pour la Dette les moyens d'exécution forcés étaient impraticables. C'est ce que m'ont avoué des hommes d'Etat de la Grande-Bretagne, et la France, par votre organe, m'a déclaré plusieurs fois qu'elle ne souffrirait pas qu'on exécutât la Belgique pour le payement d'une dette dont nous n'aurions pas accepté le chiffre (Note de bas de page : Pas plus que d'autres promesses de la France, celle-là ne fut tenue et Louis-Philippe laissa lord Palmerston nous menaça d'une exécution forcée si nous n'acceptions pas le chiffre de la dette fixé par la Conférence). Les embarras, les complications, le provisoire subsistent donc toujours ; seulement, si la guerre générale n'a pas éclaté, le gouvernement français aura ajouté un nouveau ferment à l'agitation intérieure du pays.
« Dans le second cas, au contraire, si vous acceptez l'offre du rachat, si positive et si nette aujourd'hui, vous prévenez tous les frais, toutes les chances, toutes les suites de la guerre ; vous n'entrez pas dans la voie périlleuse des notifications, des sommations, des exécutions ; vous laissez à l'esprit de paix toute son influence sur les populations de ces contrées ; vous rendez homogènes vos arrangements territoriaux de 1831 ; vous donnez plus d'argent à la Hollande qui se plaint d'en avoir trop et trop vainement dépensé ; enfin, vous obtenez de la Belgique un assentiment complet au règlement de la dette comme de la délimitation du territoire. En un mot tout est fini et tout est pacifié.
« Il me semble que ce résultat infaillible veut qu'on y réfléchisse et qu'on l'apprécie. Le gouvernement belge l'offre sans blesser aucune susceptibilité, sans élever aucune prétention absolue, sans tenir aucun langage irritant. C'est de bonne foi et avec un sentiment de haute moralité qui mérite qu'on l'accueille, alors même qu'il faudrait vaincre de grandes difficultés pour le satisfaire.
« Cette tâche est digne d'un ministre qui a mis au-dessus de tout soupçon son respect religieux pour la foi promise et il doit réussir s'il le veut bien » (Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 15 janvier 1839).
Était-ce illusion pure, était-ce réalité ? Le comte le Hon écrivait au chevalier de Theux que l'exposé de sa thèse paraissait avoir fait impression sur le ministre, que le comte Molé s'était montré disposé à embrasser « ce nouvel ensemble de considérations du point de vue de lord Palmerston » et qu'il avait quelque espoir d'obtenir à Londres l'appui du cabinet de Paris. Une telle information ne devait apporter au chevalier de Theux qu'une espérance trompeuse de plus. Si le comte Molé eut les dispositions dont parle le comte le Hon, elles furent très fugitives. Il n'y donna, comme nous le verrons plus loin, aucune suite.
Le comte le Hon et le comte F. de Merode obtinrent, le 17 janvier, une audience de Louis-Philippe.
(page 275) L'entretien dura pendant de deux heures et demie. Le ministre de Belgique exposa au souverain les motifs déterminants de la proposition de rachat. Il résuma à son appui ceux qu'il avait développés devant le comte Molé. Louis-Philippe, en lui répondant, critiqua le ton général de la note (Note de bas de page. MM. van de Weyer et de Gerlache critiquèrent, eux aussi, la note du gouvernement belge), affirmant qu'à la seule lecture, la Conférence refuserait d'en prendre communication. A son avis, loin d'y reconnaître la force obligatoire du traité du 15 novembre, même implicitement, comme le prétendait le comte le Hon, la Belgique y employait encore comme argument une disposition des XVIII articles et l'invalidité des XXIV articles. Il ne jugeait pas possible que ce langage fût admis par aucun gouvernement. Revenant sur ses anciennes théories, le roi affirma qu'il y avait eu un traité conclu entre la Belgique et les cinq Puissances en 1831 ; que le roi de Hollande n'y était pas intervenu et que, par conséquent, sa conduite n'avait pu délier de ses engagements aucune partie contractante. D'après ces observations, Louis-Philippe regardait la note comme vicieuse dans la forme. Sur le fond, il déclara tenir pour certain que la Conférence ne consentirait, dans aucun cas, au rachat de la totalité des territoires ; qu'en supposant la force obligatoire du traité reconnue, elle pourrait peut-être accorder un redressement de limites dans le Luxembourg, laisser à la Belgique quelques villages par exemple, mais non opérer la réunion complète, que le cabinet de Bruxelles persistait à poursuivre.
Le monarque, tout en protestant de son grand intérêt pour la cause belge, affirma qu'il ne pouvait approuver le système adopté pour la défendre. Il désirait vivement que le gouvernement du roi Léopold n'eût pas à regretter sa politique ; pour lui, il ne reconnaissait à la Belgique aucun droit de réclamer les territoires ; il le pensait et le déclarait avec conscience.
Aucune objection des comtes de Merode et le Hon ne parvint à ébranler la conviction royale. Les dangers d'une exécution forcée qui furent signalés à Louis-Philippe, ne modifièrent pas davantage son opinion. Il répéta qu'il croyait à la possibilité d'un changement de délimitation dans le Luxembourg, si la Belgique reconnaissait préalablement le principe de la validité des XXIV articles, mais pas autrement. Le comte de Merode lui opposait que le gouvernement du roi Léopold revendiquait moins un droit qu'il n'exerçait un devoir envers les populations du Luxembourg et du Limbourg ; qu’il lui était, par conséquent, interdit de conserver une partie et d'abandonner l'autre. Il reproduisit les arguments et les considérations qu'il avait fait valoir près du comte Molé. Ses efforts furent (page 275) vains. Le roi des Français ne doutait pas que l'exécution forcée aurait lieu en cas de refus de la part des Belges. Peut-être, croyait-il, s'écoulerait-il deux mois avant l'emploi des troupes fédérales, peut-être la Hollande serait-elle autorisée à bloquer l'Escaut. Dans tous les cas, ajouta-t-i1, la France ne prêtera pas ses troupes pour occuper, ni ses frégates pour bloquer, mais elle ne s'opposera à rien de ce qui se fera pour exécuter ou faire exécuter un traité qu'elle regarde comme obligatoire aussi bien pour la Belgique que pour elle. Conformément aux déclarations antérieures du comte Molé, le roi n'excepta que le cas où la Belgique des XXIV articles se trouverait dans un danger de dissolution qui constituerait une menace pour la France ; alors ses régiments interviendraient.
Tirant des conclusions de son entrevue avec Louis-Philippe, le comte le Hon écrivait le 17 janvier à M. de Theux : « Il résulte pour moi de tout l'ensemble de cet entretien que la proposition de rachat du territoire devrait, pour avoir quelque chance de ne pas être rejetée sans examen, être rédigée dans des termes simples, Sans discussion aucune ni sur la révocation des XVIII articles, ni sur l'exécution des XXIV ; que toute argumentation à l'égard de ces deux points est aujourd'hui très irritante ; que, pour réussir à Londres et en Allemagne, il faut tenir un langage qui puisse être accepté en Allemagne et à Londres. Le fait de la proposition de rachat emportant avec lui la reconnaissance d'un droit quelconque, il vous paraîtra sans doute inutile d'écarter l'idée de cette reconnaissance implicite par une discussion stérile et inopportune, laquelle tend à établir un droit au moment où nous offrons de le racheter comme n'étant pas à nous. La situation me paraît aujourd'hui trop grave pour voir autre chose dans un pareil acte que le but et le succès. Le comte Molé, que j'ai revu depuis notre conférence du 14, m'a dit avoir examiné la note et mes observations ; il m'a promis d'appuyer le tout près de lord Palmerston au point de vue que je lui ai exposé ; mais il persiste dans l'opinion qu'il y a plus à souhaiter qu'à espérer dans ce nouvel incident. Déjà le comte Sebastiani a dit avoir exprimé l'avis à M. de Gerlache que la note, telle qu'elle avait été rédigée, ne comportait pas l'examen de la Conférence. ».
Louis-Philippe voyait juste quand il prédisait que la note belge recevrait un mauvais accueil à Londres. Lord Palmerston surtout devait lui montrer une franche hostilité. Avant même de l'avoir reçue, il laissait entrevoir sa résolution de ne plus soutenir aucune proposition transactionnelle de la Belgique. M. van de Weyer l'ayant prévenu de l'arrivée de M. de Gerlache, il lui répondit par (page 277) ce billet significatif : « Je ne serai en ville que lundi soir, mais je vous recevrai, vous et M. de Gerlache, au bureau, mardi à l heure et demie. Je ne dois cependant pas vous induire en erreur en vous faisant croire que la mission de M. de Gerlache pourra arrêter ou changer la marche de la Conférence. M. de Gerlache est arrivé huit mois trop tard » (Lettre de M. van de Weyer au chevalier de Theux, 15 janvier 1839).
A l'heure et au jour indiqués, MM. van de Weyer et de Gerlache, tout en prévoyant l'accueil qui leur serait fait, se rendirent au Foreign Office. Avant de soumettre officiellement à lord Palmerston la note dont ils étaient porteurs, ils lui en donnèrent lecture afin de pouvoir mieux juger de l'effet qu'elle produirait sur lui. Le ministre britannique les écouta avec une attention recueillie et s'exprima ensuite à peu près en ces termes :
« La Conférence se réunit aujourd'hui même ; je ne manquerai pas de lui soumettre la note dont vous venez de me donner lecture, et dont il importe qu'une copie officielle me soit laissée avant la séance qui est fixée à cinq heures. Il ne m'appartient pas d'anticiper sur l'opinion que pourra exprimer la Conférence ; mais je me fais un devoir de vous exprimer la mienne et de vous déclarer que vos propositions n'auront point mon appui. Je vois avec regret que votre note contient des expressions qui portent atteinte aux droits les plus sacrés et mettent en question ce qui est consacré, depuis plus de vingt-cinq- ans, par le droit public européen.
« Vous parlez du morcellement de territoire dont la Belgique est menacée, comme si le territoire que vous voulez conserver vous appartenait de droit, comme si les traités de Vienne n'existaient pas, comme si le traité du 15 novembre était nul, comme si, enfin, il n'y avait ni roi des Pays-Bas, grand-duc de Luxembourg, ni Confédération germanique. Vous parlez plus loin des prétentions de la Hollande aux parties cédées du Limbourg et du Luxembourg ; il aurait fallu parler de ses droits, car ces droits ont été reconnus par toute l'Europe et par la Belgique elle-même. Partout, dans cette note, je vois percer l'esprit qui a présidé à la rédaction de l'adresse des Chambres belges, adresse fatale à la Belgique, car à l'intérieur, elle a encouragé des espérances qui ne pouvaient se réaliser ; à l'extérieur, elle a présenté la législation belge comme prête à violer le seul traité politique conclu depuis l'avènement du roi, le seul qui constitue la Belgique et l'ait fait admettre comme Etat indépendant et neutre dans la grande famille européenne. Si le gouvernement belge s'était borné à offrir 60.000.000 de francs pour racheter les territoires cédés, la Conférence se serait contentée de vous répondre qu'elle était incompétente pour prendre une pareille offre en considération ; mais je ne vous cache pas que le ton de votre note vous attirera une réponse plus sévère. La Belgique doit apprendre qu'il n'est permis à aucun peuple de se mettre au-dessus des principes et des traités, et que l'Europe saura bien (page 278) l'empêcher de profiter des circonstances pour devenir envahissante, et pour porter impunément atteinte au droit de ses voisins. »
La diatribe de lord Palmerston dénote combien il était irrité de voir le cabinet de Bruxelles chercher à se soustraire à la direction que, dans l'intérêt de la politique anglaise, il aurait voulu imprimer à la politique belge. Il accusait la Belgique de mépriser les droits qu'elle avait elle-même reconnus à la Hollande. Mais il oubliait que la Belgique n'avait reconnu ces droits que contrainte et forcée dans un traité qui, n'ayant pas reçu l'assentiment du roi Guillaume, était donc nul vis-à-vis de celui-ci et, par conséquent, ne lui créait aucun droit vis-à-vis de nous. Il déclarait la Conférence incompétente pour apprécier une proposition de rachat des territoires luxembourgeois et limbourgeois, mais alors, où avait-elle puisé sa compétence pour décider de l'attribution des autres territoires constituant les royaumes belge et néerlandais ? Elle ne pouvait dire qu'elle était liée vis-à-vis de la Hollande par l'attribution des limites faites dans les XXIV articles puisque, encore une fois, le roi des Pays-Bas n'avait pas accepté ce traité.
MM. van de Weyer et de Gerlache répondirent à lord Palmerston que, depuis huit ans, la Belgique avait donné à l'Europe de multiples gages de son respect pour la paix générale, que le désir de conserver la totalité du Luxembourg et du Limbourg ne prenait pas sa source dans un esprit d'envahissement, mais dans un esprit de nationalité faisant honneur au peuple belge, à son caractère moral, esprit dont on avait contesté l'existence et dont il était, pour les personnes qui voulaient une Belgique indépendante, d'une sage politique d'encourager le développement. « Le pays est prêt, ajoutèrent-ils, à faire à ce sentiment d'honneur national les plus grands sacrifices pécuniaires, et, si nous échouons dans cette tentative de conciliation, nous prévoyons dans les populations une résistance qui compromettrait la paix de l'Europe bien autrement que tout ce qui s'est passé en Belgique depuis 1830. »
Puis M. de Gerlache traça le tableau de la véritable situation du pays et prouva que le gouvernement, en cherchant à conserver, à tout prix, les territoires cédés, remplissait un devoir impérieusement commandé par le vœu général.
Cette réponse ne fit qu'irriter davantage lord Palmerston et il ne donna plus de bornes à l'expression de son mécontentement.
« Le gouvernement belge, s'écria-t-il, a manqué à tous ses devoirs el s'est créé à bon plaisir les difficultés où il se trouve actuellement. Si, dès le jour où l'adhésion du roi Guillaume a été connue, le ministre belge, au lieu de garder un timide silence, avait franchement rappelé au souvenir de la Chambre les engagements solennels qui lient le pays sur les questions (page 279) européennes 1. (Note de bas de page : On se rappellera que telle était la politique conseillée à M. de Theux par M. van de Weyer), les démonstrations populaires n'auraient pas eu lieu, la Chambre n'aurait pas été entraînée à voter une adresse compromettante (Note de bas de page : Lord Palmerston se trompait complètement. Il est probable que si M. de Theux avait adopté cette politique, il eût été renversé à bref délai par un vote de la Chambre, et des émeutes populaires auraient peut-être éclaté. On sait que M. de Theux essaya en vain de faire adoucir les termes de l'adresse. Son influence sur la Chambre fut insuffisante à ce moment) et à prendre en quelque sorte l'obligation de résister à l'Europe. Les ministres ont encouragé cette résistance, d'abord par leur silence, ensuite par leur vote, et en mettant dans la bouche du roi des paroles propres à enflammer les esprits, à entretenir de dangereuses illusions. Ils ont véritablement manqué de « persévérance » dans le vrai, et de « courage » à le faire connaître, pour me servir des mots mêmes de la réponse à l'adresse. Quoiqu'il en soit, les démonstrations populaires, l'effervescence des esprits, le vœu général, l'entraînement des masses, etc., etc... ne sont point des raisons, des arguments à opposer il des engagements solennellement contractés envers les cinq Puissances. Si l'on admettait une fois ces dangereux principes, c'en serait fait de tous les traités et du droit public européen, et l’anarchie prendrait la place de l'ordre et de la justice. La France viendrait nous dire que l'entraînement des masses la pousse sur les frontières du Rhin ; la Russie, que le vœu général de ses populations lui impose d'occuper Constantinople et de conquérir les Indes ; la Prusse, que rien n'est plus populaire chez elle que l'occupation de la Saxe, etc., etc. Les gouvernements sont établis pour résister aux passions désordonnées et non pour les encourager ; et il est du devoir des hommes d'Etat de faire comprendre aux peuples que l'honneur national consiste, non à fouler aux pieds les traités, mais à les respecter religieusement. Un second devoir, c'est en politique de ne tenter que le possible. Or, comment a-t-on pu croire, en Belgique, qu'il fût possible d'acquérir à prix d'argent le Limbourg et le Luxembourg, alors que, depuis 1831, la Confédération germanique a constamment maintenu le principe, base même de son existence, qu'elle ne peut consentir à des cessions de territoire que moyennant des indemnités territoriales ? Comment a-t-on pu s'imaginer qu'il y aurait moyen de sanctionner un état de choses qui laisserait deux places fortes, aussi importantes que Maestricht et Luxembourg, entre les mains d'un peuple dont le territoire est et doit rester neutre ? Sous quelque point de vue que l'on envisage votre proposition, elle est également inadmissible, et les droits de la Diète y sont trop intéressés pour qu'elle consente à un arrangement pareil. »
M. de Gerlache et M. van de Weyer répondirent tour à tour à cette vive argumentation, mais toutes les considérations qu'ils développèrent pour justifier le système adopté par le gouvernement belge ne purent ébranler la résolution bien arrêtée de lord Palmerston. La conversation terminée, ils lui remirent une copie de la note ainsi qu'un mémoire dans lequel le cabinet de Bruxelles demandait (page 280) des modifications aux articles du projet de traité relatifs à la navigation de l'Escaut, au syndicat et aux engagères.
(Note de bas de page) L'article du nouveau traité proposé par la Conférence et qui était relatif à l'Escaut différait profondément de l'article 9 du traité du I5 novembre. Le premier contenait le principe d'un péage, mais ne déterminait pas celui-ci. Le second fixait ce péage à un florin cinquante cents, taux que le gouvernement belge avait admis en 1833 et dont le commerce anversois s'était déclaré satisfait. En I839, le gouvernement belge aurait vivement désiré voir supprimer tout péage sur l'Escaut ; mais il était lié en quelque sorte par son acceptation de 1833. Aussi, les modifications que MM. de Gerlache et van de Weyer se trouvaient chargés de demander, se bornaient à joindre à l'article 9 quelques dispositions afin d'empêcher la Hollande de créer, par une interprétation tracassière, des obstacles à la navigation. Le cabinet de Bruxelles aurait désiré notamment que l'admission de la Belgique à la navigation intérieure sur le pied de la nation la plus favorisée fût stipulée. Il demandait aussi la reconnaissance formelle du droit de stationnement, dans l'Escaut, des navires qui y seraient retenus par des avaries ou des vents contraires, ainsi que la faculté pour le gouvernement belge d'établir des stations de pilotes sur les rives du fleuve dans tout son cours. Ce n'est pas que M. de Theux ne protestât contre tout péage, mais la conclusion du mémoire que M. van de Weyer remit à lord Palmerston, laisse percer la résignation du cabinet de Bruxelles à se soumettre à cet établissement. (Fin de la note).
Le ministre annonça que la Conférence prendrait communication de ces documents séance tenante et qu'il ferait connaître le lendemain le résultat de cet examen. Il parut vivement contrarié de la longueur des pièces qui lui étaient communiquées et de ce qu'on y soulevât des nouvelles questions relatives au syndicat. Le temps nécessaire à la lecture de ces pièces rendait impossible que l'on signât ce jour-là le protocole du 6 décembre (Lettre de M. van de Weyer au chevalier de Theux, 15 janvier 1839).
Le 14, MM. van de Weyer et de Gerlache revirent lord Palmerston. Celui-ci se borna à leur dire que la Conférence répondrait, par une note officielle, à la proposition de transaction territoriale ; que, pour repousser cette proposition, il suffirait aux plénipotentiaires de rappeler les droits de la Confédération germanique et qu'elle n'aurait aucun égard au mémoire sur la navigation de l'Escaut et aux autres articles additionnels demandés par la Belgique.
« Il y a, dit-il, plus de huit mois que nous demandons à la Belgique de nous fournir les éléments nécessaires à un traité définitif ; de nous soumettre une nouvelle rédaction de l'article 9 sur l'Escaut, de s'expliquer sur le Syndicat et sur les autres points ; elle s'est, malgré nos avis réitérés, refusée à négocier ; elle nous a forcés à agir seuls et par nous-mêmes ; et, aujourd'hui, elle voudrait, non pas à la dernière heure, mais lorsque tout est terminé, lorsque le protocole final est déjà revêtu de la signature des quatre plénipotentiaires, et va recevoir celle du cinquième, elle voudrait rouvrir les débats, remettre en question ce qui est décidé, nous jeter à l'improviste des propositions nouvelles, le tout pour arriver, non (page 281) à conclure le traité, mais à gagner du temps et à voir si la chute du ministère français n'offrira pas quelque chance de voir encore traîner les négociations en longueur. Nous avons pris la ferme résolution de ne pas nous laisser entraîner sur ce terrain, et nous sommes convaincus qu'en finissant aujourd'hui, nous agissons dans l'intérêt même de la Belgique. »
« Prenez garde, lui répondirent ses interlocuteurs, que cette précipitation ne produise un effet contraire à celui que vous attendez. Les questions, qui vous sont soumises, sont graves, importantes, vitales même ; si vous passez outre sans vous en occuper, vous augmenterez en Belgique l'effervescence qui règne sur les esprits : vous léserez, aux yeux de tous, nos intérêts les plus chers ; vous blesserez le sentiment national qui se révoltera de voir la Belgique traitée de la sorte après huit mois seulement de négociations, tandis que la Hollande a eu huit ans pour se décider. »
M. van de Weyer insista surtout sur ce que la négociation de l'Escaut ne pouvait être abandonnée ni à l'arbitraire, ni à l'incertitude ; qu'il importait de faire disparaître du traité toute clause qui fournirait à la Hollande un prétexte à des retards de navires ; que le cabinet de La Haye exploiterait au détriment de la Belgique, et par de continuelles entraves, tout ce qui, dans le traité, ne serait pas parfaitement clair et explicite. « Vous êtes, dit-il à lord Palmerston, tout aussi intéressé que nous à ce que la liberté de l'Escaut ne soit pas illusoire, et il importe de ne rien faire d'incomplet à cet égard. » Cette observation parut faire quelque impression sur l'esprit du ministre britannique. Il ne répéta pas ses refus catégoriques pour ce qui concernait le fleuve.
Quant à l'article relatif au syndicat, MM. van de Weyer et de Gerlache insistèrent sur la nécessité de voir adopter la rédaction proposée par le gouvernement belge si l'on ne voulait pas ouvrir la porte à d'interminables procès. Mais, sur ce point, ils trouvèrent le chef du Foreign Office assez froid. Il ne consentit pas non plus à présenter une stipulation sur la vente des biens séquestrés et, lorsque, dans l'intérêt de la paix, qui leur semblait de plus en plus menacée, MM. van de Weyer et de Gerlache lui demandèrent s'il n'y aurait pas moyen de différer de dix ou quinze jours la signature du protocole et la notification des notes aux deux parties, il leur répondit :
« Pour moi, je ne la différerai pas de dix minutes ! »
Craignant, dans ces conditions, que 1'on ne procédât le soir même à cette signature, le général Sebastiani ayant affirmé le 13 à M. van de Weyer qu'il avait reçu de Paris l'autorisation de signer, le représentant du roi Léopold se rendit chez l'ambassadeur de France. Il lui résuma, en quelques mots clairs et frappants, les réclamations essentielles à présenter contre le projet de l'article 9 rédigé par la Conférence et le pria d'insister de toutes ses forces (page 282) sur ces points principaux. Le général le promit, mais il engagea M. van de Weyer à lui fournir, sur le syndicat, une rédaction autre que celle qu'il avait présentée : « Celle-ci, ajouta-t-il, n'a aucune chance de succès ; elle sera rejetée sans examen même, attendu que la Conférence, n'ayant reçu aucun éclaircissement à l'appui, aucun mémoire explicatif, craint de décider en aveugle ».
(Note de bas de page) Le gouvernement belge demandait que, dans le traité projeté, on insérât la rédaction suivante relative au Syndicat :
« Il ne sera pas procédé à la liquidation de l'établissement connu sous le nom de Syndicat d'amortissement. Chacun des deux pays conservera en nature ou en argent ce qui se trouve situé sur son sol ou ce qu'il a reçu ou pourra recevoir, et qui, d'après les dispositions en vigueur au 30 septembre 1830, aurait pu appartenir ou revenir à cet établissement.
« Chacun des deux pays conservera également, sans liquidation ultérieure, les fonds qui se trouvaient dans les caisses des comptables à l'époque précitée du 30 septembre 1830 et notamment la Belgique demeurera en possession du solde de l'ancien caissier de l'Etat établi à. Bruxelles.
« La Belgique et la Hollande recevront de la Société Générale pour favoriser l'industrie nationale, proportionnellement à la valeur des domaines situés dans l'un ou l'autre pays, et qui ont été cédés à cette société pour le prix de 20.000.000 de florins, les redevances échues ou à échoir, dues par elle à la liste civile et au syndicat d'amortissement ou pour intérêts de ce prix. A la dissolution de la Société Générale, le prix de 20.000.000 de florins sera partagé entre la Belgique et la Hollande dans la même proportion de la situation des biens. »
On a vu l'accueil que le général Sebastiani et lord Palmerston avaient fait et que la Conférence s'apprêtait à faire à cette rédaction. Mais Léopold 1"' avait, de nouveau, envoyé à Londres M. van Praet, chargé d'y conduire une négociation officieuse, à côté de la négociation officielle confiée à MM. van de Weyer et de Gerlache. Lord Palmerston écouta le secrétaire du roi des Belges sur la question du syndicat plus volontiers qu'il n’avait écouté MM. van de Weyer et de Gerlache. Il lui demanda sur cette question des explications et des détails confidentiels, puis le mit en rapport avec M. de Senfft. Le diplomate autrichien et M. van Praet discutèrent la question et le premier accepta comme claires et satisfaisantes les explications qui lui furent données. Il promit de défendre en Conférence, la rédaction proposée par la Belgique et de ne point en admettre d'autre. Il se prononça pour cette rédaction, mot à mot, ou rien. Ce fut la seconde alternative qui l'emporta. Le traité de 1839 ne contient pas de stipulation relative au syndicat. (Fin de la note)
M. van de Weyer s'engagea à fournir un mémoire en temps utile, mais il ne se crut pas autorisé à changer la rédaction émanée du département belge des Affaires étrangères. Puis il demanda au général Sebastiani s'il apposerait sa signature au protocole resté ouvert. «J'y suis pleinement autorisé, répondit l'ambassadeur, mais nous ne tombons pas encore d'accord ce soir sur la rédaction de ces différentes pièces. » Le protocole ne fut pas, en effet, signé ce jour-là et le général Sebastiani, que M. van de Weyer revit après la séance de la Conférence, lui fit comprendre qu'il attendait avec impatience l'arrivée à Londres de son premier secrétaire, parti de Paris avec des instructions qui ne laisseraient plus de doute sur rien. M. van de Weyer conclut de ces indices que le gouvernement français hésitait (page 283) encore et que le général Sebastiani, tout en se disant autorisé à conclure, profitait de tous les moyens pour retarder la signature du protocole et des notes.
Quant à lord Palmerston, il laissa encore entrevoir au diplomate belge la possibilité d'améliorer des détails du traité, mais seulement après l'adhésion du cabinet de Bruxelles aux bases arrêtées par la Conférence.
Celle-ci se réunit à nouveau le 17 janvier. A cette séance non plus on ne signa point le protocole. M. de Bourqueney, premier secrétaire de l'ambassade de France, arrivé la veille de Paris, n'avait pas apporté au général Sebastiani l'autorisation dont il prétendait se trouver muni et qu'en fait il attendait encore. M. van de Weyer se rendit chez lui le 18 et le pressa de questions à ce sujet. L'ambassadeur se renferma dans une réserve, dont le ministre de Belgique crut devoir se plaindre, et se borna à répondre à toutes les interrogations que la Conférence, dans sa séance de la veille, ne s'était occupée que de l'article relatif au syndicat et du mémoire sur l'Escaut. M. van de Weyer lui fit remarquer que cela paraissait impossible et que, d'après le langage de lord Palmerston, renforcé par son refus d'accorder à la Belgique même un délai de dix minutes, les quatre plénipotentiaires devaient nécessairement avoir abordé la question de l'adhésion de la France au protocole laissé ouvert.
« Et ce qui, ajouta-t-il, me confirme encore dans mes conjectures, c'est que la note préparée par la Conférence en réponse à la proposition que nous lui avons soumise, à la note que nous lui avons envoyée, reste elle-même en suspens ». L'ambassadeur ne prononçant que d'insignifiants monosyllabes ou des phrases vagues, M. van de Weyer crut pouvoir lui dire qu'il avait reçu de Bruxelles et de Paris la nouvelle positive que le comte Molé s'était refusé à envoyer à Londres l'autorisation de signer le protocole. « Je ne vois pas, poursuivit-il, pourquoi, ce qui n'est pas un mystère pour M. le Hon à Paris, en serait un pour moi à Londres. Vous avez tellement compté sur l'arrivée de cette autorisation que vous vous êtes dit prêt à signer à la première réunion de la Conférence. Pourquoi ne vous expliquez-vous pas franchement avec nous aujourd'hui et qu'est-ce qui vous empêche de nous dire la vérité ? » « Vous m'en demandez trop, répondit le général, je ne puis point m'expliquer ; j'ai ordre de ne pas le faire. Tout ce que je puis vous dire, c'est que vous devez profiter de cette circonstance pour chercher à améliorer le traité. Que si l'on s'imagine à Bruxelles que la France n'enverra pas son adhésion, on se fait de nouveau étrangement illusion ; que le ministère tombe ou se maintienne, je signerai. »
(page 281) Il fut impossible d'en tirer autre chose. Résolu à en apprendre davantage, M. van de Weyer, accompagné de M. de Gerlache, se rendit chez MM. De Senfft et de Bülow. Là il apprit qu'en effet le général n'avait pas reçu l'autorisation de signer. « Nous ne l'avons pas trop pressé, avoua le baron de Bülow, parce que nous sentons la difficulté de sa position ; nous comprenons qu'au milieu des débats sur l'adresse, l'annonce d'une solution immédiate pourrait nuire à la belle défense que fait M. le comte Molé et comme, à nos yeux, la résolution définitive que prendra le cabinet français doit être conforme aux engagements pris, nous attendrons encore pendant quelques jours avec patience et sans inquiétude. »
MM. van de Weyer et de Gerlache saisirent cette occasion pour aborder à nouveau la question territoriale. M. de Senfft défendit les droits du roi Guillaume avec modération, avec des formes. Il paraissait même avoir, en catholique fervent, quelque sympathie pour la Belgique. Mais cette sympathie n'allait pas. jusqu'à adopter les intérêts belges et leur sacrifier ceux de la Confédération germanique dans le Luxembourg et le Limbourg. Il exprima le vif regret qu'il éprouvait de ne pouvoir appuyer la proposition transactionnelle.
M. de Bülow, lui, s'énonça avec une vivacité et un emportement extrêmes qui décelaient combien la Prusse se croyait menacée par la prolongation de l'état des choses. Il tonna contre l'adresse des Chambres, ainsi que contre l'esprit « révolutionnaire et guerroyant » de la Belgique. « J'ai soutenu, dit-il, jadis vos intérêts en différentes circonstances, parce que l'existence d'une Belgique indépendante et neutre me paraissait pouvoir atteindre, du moins en partie, le but des traités de 1815. Aujourd'hui que vous armez de pied en cap, et que, l'épée à la main, vous venez réclamer des changements au traité, je crains bien que vous ne prouviez à l'Europe qu'elle s'est trompée et que vous ne pouvez vivre en paix avec elle, puisque vous méconnaissez la condition de votre existence. » Puis il insista sur l'impossibilité pour la Prusse de faire des concessions sur la question territoriale. « C'est pour nous, s'écria-t-il, bien plus qu'une question d'intérêt politique et de principes, c'est une question d'honneur. Ce serait une lâcheté de la part des Puissances que de céder à la Belgique menaçante. Vous faites ici entendre des paroles de paix ; vous offrez des compensations pécuniaires ; mais, en Belgique, vous avez l'épée à la main ; vous excitez les populations à la résistance, et l'Allemagne se déshonorerait si elle avait la faiblesse de céder. Il y aurait à cela plus de dangers pour l'Europe que n'en pourrait amener une guerre générale. Si, de tout temps, la Confédération germanique a déclaré qu'elle ne consentirait à aucune cession d'une partie du Luxembourg que moyennant une indemnité territoriale et qu'elle (page 285) repousserait toute transaction pécuniaire, elle renouvelle aujourd'hui cette déclaration, avec d’autant plus de force qu'elle est plus menacée dans ses droits, et nos instructions sont tellement sévères et positives à cet égard que nous ne pourrions nous en écarter sous aucun prétexte. » M. de Bülow déclama ensuite violemment contre les missionnaires et les jésuites que certain ministre belge avait, disait-il, expédiés en Prusse pour la révolutionner et pousser les catholiques de ce pays à la désobéissance envers un excellent roi. M. de Gerlache vit le moment où il serait lui-même impliqué dans cette noire conspiration. Il ne voulut pas répondre à M. de Bülow que les jésuites n'étaient pour rien dans les maladresses du gouvernement prussien, cette polémique n'ayant pas de rapport direct avec l'objet de sa mission. Aidé de M. van de Weyer, il s'attacha cependant à défendre le ministre faussement accusé.
(Note de bas de page) Le 8 février 1839, on écrivait de Francfort au comte Molé : « Il n'est guère possible d'apprécier encore l'importance des mouvements militaires que la Prusse a commencés dans les provinces du Rhin. Mais il est aisé de juger qu'elle ne pourra se dispenser de prendre des précautions alors que l'agitation qui règne en Belgique prend une tendance religieuse et menace de se propager dans le Grand-Duché du Bas-Rhin où elle trouverait des sympathies si vives. La Prusse, qui ne prévoyait pas la gravité de la mesure prise il y a 14 mois en arrachant l'archevêque de Cologne à son diocèse, a donné à ses adversaires un levier au moyen duquel ils peuvent remuer toutes les populations catholiques de ces deux provinces du Rhin. » Arch. du Min. des Aff. étrang. à Paris, Allemagne ; 796, folio 10 (Fin de la note).
Comme M. de Bülow revenait sur la conduite que le gouvernement belge aurait dû, selon lui, tenir immédiatement après l'adhésion de la Hollande et sur le respect dû au traité du 15 novembre auquel la Conférence ne voulait plus, disait-il, admettre de modifications, M. de Gerlache répartit qu'il était loin de trouver exactes les assertions du diplomate prussien ; que le traité du 15 novembre lui paraissait pouvoir souffrir des modifications, qu'il en avait subi de très justes quant à la dette et quant aux arrérages de la dette et même sur d'autres points ; que le gouvernement belge aurait eu grand tort d'abandonner si légèrement la question du territoire qui tenait le plus au cœur de la nation. « On affirme, dit-il, que la Confédération ne veut point admettre de rachat à prix d'argent ! Pourquoi cette inflexibilité si on lui démontre que tous ses intérêts demeurent saufs et qu'elle prévient ainsi les chances d'une guerre. Je crois, au contraire, que le gouvernement a rendu un véritable service au pays en tenant ferme, et la preuve en est qu'il en a déjà recueilli d'assez grands avantages. Le ministère belge n'a point, comme on dit, méconnu les traités. Ce reproche est évidemment injuste et tombe à faux tant qu'on est encore en voie de négociation et que tout n'est pas irrévocablement décidé. Le gouvernement demande des modifications ; il en a déjà obtenues et il espère en (page 286) obtenir davantage. M Le baron de Bülow répondit à M. de Gerlache, comme l'avaient déjà fait ses collègues : « Remarquez que l'une des modifications, celle qui est relative aux arrérages de la dette, n'est que la juste punition des retards apportés par le roi Guillaume à l'exécution du traité du 15 novembre ; quant à la réduction du capital, elle a pour but de tenir lieu à la liquidation du syndicat et de tarir d'avance une source de difficultés ; mais, pour ce qui est du territoire, on vous a refusé nettement et depuis le commencement jusqu’à la fin, parce qu'il ne s'agit plus d'une question du tien et du mien, entre deux Etats particuliers, mais de l'intérêt d'un tiers et de l'intérêt européen qui s'opposaient invinciblement au succès de vos prétentions » (Lettres de MM. van de Weyer et de Gerlache au chevalier de Theux, 18 janvier 1839).
La Chambre française vota l'adresse, amendée d'après les désirs du ministère, à une majorité de treize voix. Ce résultat constituait une défaite pour le comte Molé qui ne considérait pas une majorité aussi réduite comme suffisante pour lui permettre de gouverner avec l'autorité nécessaire. Il fut donc résolu que le cabinet tout entier remettrait sa démission au roi Louis-Philippe.
Malgré qu'il se montrât prêt à abandonner le pouvoir, le comte Molé voulut cependant résoudre encore lui-même définitivement les affaires belges. Le 19 janvier, il annonça au comte le Hon qu'il allait donner l'ordre au général Sebastiani de signer le protocole du 6 décembre 1838. Le ministre de Belgique lui témoigna de la surprise de cette décision et le pria de la suspendre encore jusqu'après l'examen de la proposition de rachat. Le président du Conseil ne se laissa pas ébranler. Il fallait, estimait-il, en finir, et le seul moyen pour la France d'appuyer utilement la solution transactionnelle suggérée par la Belgique, c'était d'accepter, par une adhésion officielle, le principe des XXIV articles, en prouvant par là que le cabinet des Tuileries n'était poussé, dans sa politique, par aucune raison secrète et dilatoire (Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 20 janvier 1839). Le 23 janvier, le comte le Hon dut annoncer à M. de Theux que tous ses efforts pour faire ajourner la signature du protocole, au moins jusqu'après la solution de la crise ministérielle française, étaient demeurés impuissants. Dans la nuit du 20 au 21 janvier, le comte Molé avait expédié au général Sebastiani l'ordre précis de signer (Lettre du comte Molé au comte Sebastiani, 20 janvier 1839. Arch. du Min, des Aff. étrang. à Paris. Angleterre, 652, folio 7). Il garda d'abord le fait secret et lorsque le comte le Hon lui eut arraché l'aveu qu'il n'avait pas voulu laisser à ses successeurs (page 287) le soin de tenir sa parole, il s'en suivit un échange de vues assez vif. Le ministre de Belgique ne put s'empêcher de blâmer la générosité d'un pareil acte utile seulement pour les adversaires du cabinet, auxquels il facilitait l'accession au pouvoir. Il représenta au ministre que la signature de la France apposée au protocole compromettait le succès du rachat dont le cabinet des Tuileries aurait pu faire dépendre son adhésion aux décisions du 6 décembre. Il demanda au comte Molé s'il avait désespéré de réussir, malgré les excellentes raisons qui lui avaient été données à l'appui de la proposition belge. Le ministre de Louis-Philippe répondit que, nonobstant le caractère « spécieux » des observations du comte le Hon, il n'avait conservé aucun espoir depuis les dernières nouvelles arrivées de Londres. La Conférence, et l'Angleterre peut-être plus encore que les autres cours, voulait avant tout la reconnaissance par la Belgique du traité du I5 novembre, ou l'acceptation du nouveau traité. On en était venu à ne consentir à rien en dehors de ce cercle étroit. « Votre insistance est inutile, poursuivit le comte Molé, les cinq Puissances ne se diviseront pas sur la solution de vos questions territoriales ; elles resteront unies, quoiqu'on fasse, et vous n'entraînerez pas la France dans un conflit. » (Lettre du comte le Hon au chevalier de Theux, 23 janvier 1839).
En réalité, le comte Molé n'avait fait aucune démarche pour appuyer à Londres la tentative de rachat. Le chevalier de Theux s'était empressé de communiquer à MM. de Gerlache et van de Weyer le rapport fait par le comte le Hon sur les conversations qu’il avait eues à ce sujet avec le président du conseil. M. van de Weyer n'eut pas de peine à discerner combien les promesses de ce dernier étaient fallacieuses.
« Le comte Molé, écrivait-il à M. de Theux, n'a répondu que par des phrases vagues et générales ; il a subordonné l'appui qu'il nous donnerait à la décision du cabinet de Saint-James, tandis qu'il savait, de la manière la plus positive, que ce cabinet avait pris une décision irrévocable, décision depuis longtemps notifiée à tous les cabinets intéressés dans la question ; enfin, il n'a point combattu l'idée suggérée par M. de Merode, parce que le cabinet français avait un parti pris à cet égard, et que, pendant la discussion de l'adresse, il était inutile, et il pouvait être dangereux, de combattre trop ouvertement à Paris nos vœux et nos espérances, Je remarque, Monsieur le Ministre, que tous les chefs du ministère à Paris, à Vienne, à Berlin, se conduisent à peu près de la même manière à l'égard des agents du roi. Ils les écoutent avec bienveillance, ils n'ont que du miel sur les lèvres et douceurs dans les paroles ; ils conviennent que nous avons beaucoup fait pour la paix de l'Europe, et ils semblent même écouter nos ouvertures avec quelque (page 288) faveur. Mais, dès qu'ils rentrent dans leur cabinet, et qu'ils sont en présence, non des hommes, mais des affaires, ils changent de langage, et les instructions qu'ils envoient à Londres portent l'ordre le plus positif de ne prêter l'oreille à aucune cession de territoire. C'est ainsi qu'en agit M. de Werther, il y a environ six semaines ; c'est ainsi que doivent s'expliquer les paroles mielleuses du prince de Metternich à M. O'Sullivan ; c'est ainsi qu'au moment même où le comte Molé avait, aux yeux de nos collègues à Paris, l'air d’être frappé par la force de leurs arguments et le danger de notre position, l'ordre était donné au général Sebastiani de signer le protocole et les deux notes s'il en était vivement pressé, mais de chercher à gagner encore quelques jours. Si le gouvernement du roi prenait trop à la lettre ces conversations de chef de cabinet, s'il y voyait autre chose qu'un langage qui n'engage à rien, il pourrait de nouveau se faire illusion et croire à des chances de succès qui n'ont jamais existé. A Londres, où l'on ne distribue point d'eau bénite de cour, si je puis me servir de cette expression, à Londres, où l'affaire se traite régulièrement, et où chaque parole est un engagement, on s'explique avec plus de franchise et 1'on ne nous paie point de mots. »
M. van de Weyer terminait sa lettre par des lignes qu'il importe de noter :
« Les hommes politiques de France qui nous conseillent la résistance sont ceux qui, dans le fond de leur pensée, ne veulent point d'une Belgique indépendante, et qui ne désirent des complications européennes que pour reprendre ce qu'ils appellent les frontières naturelles de la France. Les traditions de la politique napoléonienne ne sont point oubliées ; notre résistance les ferait revivre dans toute leur force et à nos dépens » (Lettre de M. van de Weyer au chevalier de Theux, 22 janvier 1839).
(Note de bas de page) Ce qu'écrivait à M. de Theux M. van de Weyer, au sujet des dispositions de certains hommes politiques de la France, est à rapprocher de ce que contenait un billet de Léopold 1er à son ministre des Affaires étrangères. Le Roi disait, le 12 janvier, à M. de Theux : « Je vous envoie une brochure française. Il n'y a que la position de la France qui mérite votre attention. Vous y verrez comment beaucoup de Français nous traitent relativement à l'existence politique du pays » (Fin de la note).
M. van de Weyer fut confirmé dans le peu de créance qu'il attribuait aux promesses du comte Molé, lorsque, avec M. de Gerlache, il se rendit, le 22 janvier, chez le comte Sebastiani et lui donna lecture des dépêches envoyées à Bruxelles par les comtes de Merode et le Hon, dépêches dans lesquelles ceux-ci affirmaient que M. Mol » avait promis d'appuyer à Londres les propositions du cabinet belge, tendant au rachat du territoire moyennant une indemnité pécuniaire et d'écrire dans ce sens à son agent diplomatique auprès de la Conférence. L'ambassadeur nia hautement que le comte Molé lui eût envoyé aucune instruction conforme aux renseignements donnés par le ministre de Belgique à Paris. Il déclara que de pareilles (page 289) instructions ne lui parviendraient pas. Il ajouta qu'il ne pouvait s'expliquer davantage, mais conseilla de nouveau à M. van de Weyer et de Gerlache de mettre à profit le court espace de temps qui leur restait pour chercher à faire améliorer quelques dispositions du traité définitif. Lorsque les deux représentants du gouvernement belge lui demandèrent positivement s'il était autorisé à signer le protocole et se plaignirent du silence ainsi que du mystère dont l'ambassadeur de France s'enveloppait à leur égard, en affirmant qu'ils avaient le droit d'être mieux traités, le général s'emporta, les taxa d'ingratitude et leur reprocha vivement leur insistance. MM. van de Weyer et de Gerlache ripostèrent que cette insistance était dans leur devoir et dans leur position ; et que, puisqu'il s'agissait de la Belgique ainsi que de son avenir, c'était bien le moins qu'on ne leur fît pas mystère du sort qu'on leur réservait. Le comte Sebastiani ne cacha pas alors qu'il n'avait reçu du gouvernement français aucune instruction depuis quatre jours.
Peu d'instants après cette entrevue, il envoya à M. van de Weyer un billet pour le prier de passer à nouveau et sans tarder à son hôtel. Là, le diplomate belge apprit que le comte Molé avait, par un courrier qui venait d'arriver, transmis au général l'autorisation de signer purement et simplement le protocole et les deux actes. M. van de Weyer essaya d'obtenir encore un court délai avant l'accomplissement de cette formalité. Les articles relatifs au syndicat et à l'Escaut avaient été envoyés à La Haye à l'insu de l'ambassadeur de France. Il suggéra à ce dernier l'idée de refuser sa signature jusqu'à ce qu'une explication lui eût été donnée à ce sujet et qu'une réponse, dont il lui importait de juger la nature et la tendance, fût arrivée à Londres. Cette idée parut sourire au comte Sebastiani et M. van de Weyer put espérer un moment qu'il la mettrait à exécution. Il se montra en tout cas décidé à faire ; en signant le protocole et les actes, des réserves verbales sur la dette, ce qui permettrait d'entrevoir qu'on arriverait peut-être encore à une réduction plus importante que celle obtenue.
Peu d'heures après cette entrevue, MM. van de Weyer et de Gerlache tentèrent un dernier effort près de lord Palmerston. Entre autres arguments à l'appui de leur cause, ils firent valoir les promesses du comte Molé auxquelles le comte le Hon avait cru pouvoir ajouter foi. « Le comte Molé, dit le ministre de la reine Victoria, sait fort bien qu'il ne dépend nullement de l'Angleterre de faire décider la question territoriale en faveur de la Belgique ; qu'il s'agit des droits d'un tiers, des droits de la Confédération, qui, en I833, a refusé au roi Guillaume d'annexer à la Hollande la partie cédée du Limbourg en compensation du Luxembourg, comme elle refuse (page 290) aujourd'hui à la Belgique d'accepter une indemnité pécuniaire. Alors, comme aujourd'hui, nous nous sommes trouvés en présence d'un principe fédéral et de la résistance de la Diète, résistance qui nous parut invincible. Le comte Molé sait si bien que c'est cela qui nous lie les mains qu’il a autorisé l'ambassadeur de France à signer sans plus de retard le protocole et les notes, et cette signature a eu lieu ce soir même, de sorte que vous recevrez demain la notification officielle de ces pièces.
« A-t-on bien réfléchi, répondirent les envoyés belges, aux conséquences que peuvent avoir en Belgique cette manière de procéder, cette signature précipitée ? »
« Tout, répondit lord Palmerston, a été pris en considération, et nous avons pensé qu'il était plus dangereux pour l’Europe de donner l'exemple d'un manquement à la foi d'un traité, de traîner l'affaire en longueur, que de la terminer par une décision unanime. L'Europe a donc pris son parti, sans en craindre les résultats. »
« Mais pourquoi donc, demandèrent M. van de Weyer et de Gerlache, n'a-t-on pas attendu la réponse du cabinet de La Haye aux questions qui lui ont été soumises sur le syndicat et sur l'Escaut ? »
« Si l'on peut tomber d'accord sur ces deux points, repartit lord Palmerston, les changements que vous proposez peuvent tout aussi bien être insérés dans le traité définitif, après qu'avant la signature du protocole. »
Terminant son rapport, M. van de Weyer donnait au chevalier de Theux le conseil d'adhérer aux bases territoriales et de négocier encore sur le reste. Il considérait cette solution, qu'il savait impopulaire, comme la seule conforme aux véritables intérêts du pays (Lettre de M. de Gerlache et van de Weyer au chevalier de Theux, 22 janvier 1839).
Le 23 janvier, les plénipotentiaires des cinq Puissances envoyèrent à M. van de Weyer une note par laquelle ils répondaient à celle que le plénipotentiaire belge leur avait adressée le 14, ainsi qu'à ses demandes relatives à la navigation de l'Escaut, au syndicat et aux engagères ; et une seconde note qu'accompagnaient deux projets de traité, l'un entre le roi des Belges et le roi des Pays-Bas, l'autre entre le roi des Belges et les Puissances garantes.
Le premier de ces documents repoussait la proposition de rachat du Limbourg et du Luxembourg, parce que les déterminations annoncées à la Conférence de la part de la Confédération germanique, dont les droits se trouvaient reconnus par les Puissances, s'opposaient à sa prise en considération. C'était à ces quatre lignes que se bornait la réponse foudroyante annoncée par lord Palmerston.
Quant aux demandes relatives à la navigation de l'Escaut, au (page 291) syndicat et aux engagères, les plénipotentiaires s'en référaient à la teneur des propositions pour un arrangement définitif signifiées en même temps à M. van de Weyer.
On se rappelle que lord Palmerston avait soumis au gouvernement néerlandais la rédaction proposée par la Belgique pour les articles relatifs à l'Escaut et au syndicat. Le cabinet de La Haye ne fit aucune réponse à cette demande d'avis et, pressée d'imposer au roi Léopold le traité qu'elle avait rédigé, la Conférence, sans se plaindre de ce manque de déférence de la Hollande à son égard, alors qu'elle se montrait si intransigeante envers nous, passa outre et conserva la rédaction qu'elle avait choisie. Trop peu éclairés sur le fond de la question et ne voulant se prêter à aucune explication, les plénipotentiaires tenaient à ne pas exprimer une opinion et ne voulaient point donner une interprétation du traité. Si, au sujet des questions soulevées par le gouvernement belge, il s'élevait un conflit, lord Palmerston estimait que les parties pourraient le régler à l'amiable ou le soumettre aux tribunaux (Lettre de M. van de Weyer au chevalier de Theux, 2 février 1839).