(Paru à Bruxelles en 1839, chez Meline, Cans et compagnie)
(page 250) J'avais eu la consolation, avant de quitter Bruxelles, de voir que non seulement le Belge et l'Émancipation, journaux à tendances républicaines, mais aussi l'Indépendant, feuille éminemment royaliste et modérée, avaient pris ma défense et attaqué vivement le gouvernement, complice du moins, si ce n'est encore auteur de tous les désordres. Pour moi, dans une lettre adressée au Belge (24 février), j'accusai ouvertement l'autorité alors régnante et je l'accuse encore : je suis aujourd'hui convaincu aussi intimement que je l'étais alors, que « cette autorité avait préparé les scènes et les menaces dont j'avais manqué d'être victime et qu'elle les excitait. » Car l'Association pour l'indépendance voulait la fin des abus dont le gouvernement vivait et sans lesquels il ne pouvait plus exister. Le peuple, au contraire, avait intérêt et le même intérêt (page 251) que nous à la cessation de ces abus : et néanmoins la police avait trouvé le moyen de faire du peuple même un instrument du gouvernement pour nous perdre. « Quand, c'est ainsi que je terminai ma lettre, quand on est arrivé à ce renversement de toute idée d'ordre, et que les honnêtes gens se trouvent en contact avec d'aussi ignobles adversaires ; quand le peuple se laisse aveugler et mener, au point de servir ses plus cruels ennemis contre ceux précisément qui se dévouent pour lui assurer au moins une partie du bonheur auquel il a droit : l'homme qui se respecte, affligé et découragé, laisse le champ libre aux intrigants et, plaignant les dupes, se retire. C'est ce que je fais. »
Cette accusation, aussi précise, aussi positive, et que, du reste, tout le monde croyait fondée, fut relevée vivement par l'Émancipation et par l'Indépendant. On demanda à la police de se disculper, au gouvernement de s'expliquer, au congrès de provoquer une enquête comme il s'était donné l'air de faire lors des troubles qui avaient éclaté à l'occasion des saint-simoniens. Tout demeura dans le silence. L'autorité jugea à propos, et je crois qu'elle fit fort prudemment, de ne pas compromettre sa victoire par des phrases hypocrites, auxquelles personne n'aurait cru et qui pouvaient mener à de fâcheuses découvertes.
(page 252) Le 1er mars, cependant, M. Plaisant fit un essai timide d'apologie. Son thème était : Je suis un des citoyens les plus utiles et les plus purs de la Belgique ; on ne peut pas prouver juridiquement que j'aie rien fait pour exciter des troubles ; je déclare que je n'ai rien fait pour les empêcher ; M. de Potter savait à quoi il s'exposait ; il n'y a pas de ma faute s'il n'a pas eu le courage de se laisser pendre tout à fait. L'Indépendant, vraiment digne alors de son titre, à qui M. Plaisant avait adressé sa lettre, la publia et y répondit victorieusement : il le somma de se retirer pour ne pas entraîner dans la déconsidération où il était tombé lui-même, la nouvelle administration qui allait gouverner la Belgique.
En effet, M. Surlet de Chokier, avantageusement connu dans sa patrie, avant la révolution, par son caractère de bonhomie, ses exploitations rurales et ses jeux de mots ; M. Surlet, depuis plus de trois mois président du congrès, et tout récemment revenu de France où il était allé offrir la Belgique au duc de Nemours, fut à la demande, on pourrait dire sur l'injonction du gouvernement français, métamorphosé en régent : M. Plaisant devint secrétaire du conseil des ministres ; le gouvernement provisoire, en abdiquant, témoigna au peuple belge sa haute satisfaction de pouvoir le proclamer à la face de (page 253) l'Europe le peuple le plus raisonnable et le plus obéissant : et tous mes anciens collègues, et amis passèrent ministres, ambassadeurs, gouverneurs, premiers présidents, procureurs généraux, administrateurs généraux, généraux d'armée, receveurs généraux, conseillers, etc., etc. : ce que tous aussi, un seul peut-être excepté, sont demeurés par la suite et sont encore.
L'abime des révolutions se trouvant ainsi comblé, et tout étant pour le mieux dans le système où tant d'ambitions subalternes tourbillonnaient autour du nouveau soleil, provisoirement ou définitivement placé au centre de l'atmosphère de liste civile, de places, de pensions, d'honneurs, de titres, de cordons, qui attirait ces centripètes satellites, je ne doutai pas que la farce ne fût jouée pour tout de bon, et je pris la route de Paris.
J'adressai de Valenciennes (27 février) quelques lignes au Belge, seul journal avec lequel je conservais des relations à Bruxelles ; car le Courrier, qui avait d'abord voulu le prince d'Orange pour échapper aux Français et assurer l'indépendance, voulait alors l'indépendance sans le prince d'Orange parce qu'elle eût été aussi illusoire avec lui qu'anéantie par la réunion à la France, mais ne voulait pas encore la république, qui était cependant la seule forme sous laquelle, comme je ne cessais de le répéter, (page 254) nous pouvions n'être ni Hollandais, ni Français, ni Anglais, mais être nous-mêmes. Je me disculpai pour la dernière fois du reproche de n'avoir pas lutté plus longtemps contre mes anciens collègues du comité central et le congrès, en prouvant que ce n'eût été que me perdre à coup sûr sans sauver personne ni rien ; tout comme si j'avais bénévolement prêté mon cou au cordon que le pouvoir m'avait envoyé par ses icoglans de la police. Je dis que je quittais le pays, non par colère ou par haine, mais uniquement parce que j'y étais devenu inutile ; que si, à cet égard, les circonstances changeaient, je serais toujours prêt à y retourner ; mais qu'invariablement attaché comme je suis à la cause des peuples et surtout à la cause du peuple, je ne me dérangerais plus pour une simple mutation dans le personnel, un changement de formes, comme ce qui venait de s'opérer. Je ne me sacrifierais plus désormais qu'à l'espoir de réaliser un mouvement graduel de réforme radicale dont les classes inférieures qui font les révolutions et qui les font bien, mais qui les font pour d'autres qu'elles, profiteraient enfin les premières et profiteraient le plus.
M. Levae, à qui je dus l'insertion de ma lettre (2 mars), la fit précéder d'un article bien loyal sur mon compte et qu'il fallait à cette époque beaucoup (page 255) de courage pour oser publier. Loin de pousser à la révolution, y était-il dit, j'avais tout fait pour la prévenir et l'empêcher. La révolution faite, j'avais rendu le pouvoir fort, en y rattachant le peuple de la capitale et des provinces. L'indépendance de la Belgique conquise par ce peuple avait été consolidée par l'organisation de ce nouvel ordre de choses, et l'honneur de la Belgique s'était conservé pur de tout excès populaire, le peuple alors, rebelle à toute autorité de coaction, n'obéissant que volontairement, par amour, par estime et par respect. Pendant que j'en faisais partie, le gouvernement provisoire s'était signalé par beaucoup d'actes importants ; depuis ma retraite, il était tombé dans la nullité la plus absolue. Tout cela était vrai ; et M. Levae le voyait ainsi, parce qu'aucun intérêt ne s'était encore interposé entre lui et le jugement qu'il portait des choses et des hommes.
A peine avais-je quitté la Belgique, que les amis de l'indépendance nationale, ceux-là mêmes qui s'étaient le plus hostilement prononcés contre moi et contre les moyens efficaces que je proposais pour maintenir cette indépendance, parce que c'était moi qui les proposais, se virent forcés de s'associer à leur tour pour réaliser, quoique avec moins de franchise, ce que j'avais voulu. J'avais, moi, présenté la (page 256) république comme, exclusivement de toute autre, la condition sine qua non d'une Belgique indépendante ; eux, en s'engageant à faire triompher à tout prix cette Belgique-là, se bornèrent à y rendre la royauté impossible : somme toute et au fond, cela revenait à la même chose.
C'était un beau triomphe pour moi que de voir à la tête de cette association nouvelle M. Van Meenen, qui avait forgé les armes dont M. Rogier voulait se servir pour m'écraser, et bien plus encore M. Gendebien, le seul de mes adversaires qui m'eût réellement nui et à qui j'attribuais avec raison ma chute définitive. Car il n'y avait rien de personnel dans tout cela pour moi comme il y avait eu pour mes collègues : de même que je répudiais la monarchie, non tel ou tel monarque, de même j'aurais volontiers accepté la république sous la présidence de n'importe qui, d'un de mes anciens collègues ou de tout autre, de M. Gendebien surtout. M. Tielemans, ministre démissionné du régent de Belgique, présidait l'association. Je lui écrivis pour lui rappeler quelle était ma véritable façon de penser, que d'ailleurs il devait connaître mieux que personne, sur la question gouvernementale dont, à mes yeux, dépendait le sort de la Belgique indépendante, et pour le prier d'en instruire mes amis et mes ennemis ; je ne pense pas (page 257) qu'il remplit ce devoir. Du reste, sous l'influence de la légalité à laquelle elle n'avait pas réussi à se soustraire, cette association n'était pas née viable ; la gallomanie qui s'y était introduite, et dont l'appui du régent entièrement dévoué à la France faisait un véritable sujet d'effroi, acheva de la tuer. Je ne sus tout cela que plus tard, et de la bouche même de ceux qui avaient joué les premiers rôles dans ce que, loin de la scène, j'avais eu la simplicité de prendre au sérieux.
Quoi qu'il en soit, de mon côté à Paris je ne laissais échapper aucune occasion pour pousser de bonne foi au mouvement en Belgique, en publiant mes idées dans la Tribune, journal de la démocratie, et l'Avenir, journal de la liberté, rédigé en chef par M. de la Mennais, l'oracle des unionistes belges, philosophes et catholiques. La république ! disais-je au peuple, ou vous n'échapperez pas au prince d'Orange ; la république ! répétais-je à l'Association nationale, ou la France vous absorbera ; la république ! criais-je à l'Angleterre, si vous voulez nous empêcher de devenir Français ; la république ! suggérais-je à la France, si vous tenez à ce que l'Angleterre ne domine pas chez nous. C'est le langage que je tins, nommément dans les feuilles que j'ai citées, le 11 avril, les 4, 8, 22, 25 et 30 mai. Dans la Tribune du 22 mai, je (page 258) proposai ouvertement la confédération républicaine des provinces belges, hollandaises et prussiennes rhénanes, idée qui, cinq ans plus tard, a conquis quelques partisans en Belgique.
Et j'étais d'autant plus fondé à tenir ce langage, que je savais que toutes les conspirations orangistes qui agitaient mon pays, étendaient leurs ramifications, par ou sans l'intermédiaire des cours étrangères, jusqu'à l'autorité que les Belges avaient instituée pour les défendre contre les intrigues des Nassau ; qu'en outre l'Association pour l'indépendance avait dans son sein des membres réunionistes français avant tout, au prix même de l'indépendance, et d'autres dévoués au pouvoir plus encore qu'ils ne l'étaient à l'engagement qu'ils avaient pris de maintenir l'exclusion des Nassau ; que la grande crainte du gouvernement français était que l'Angleterre ne nous exploitât à son détriment, et du gouvernement anglais qu'Anvers et Ostende ne devinssent des ports de France.