(Paru à Bruxelles en 1839, chez Meline, Cans et compagnie
(page 164) J’ai rapporté d’un trait les travaux principaux du comité central jusqu’au moment de ma retraite. Je reprends maintenant le récit des événements qui me concernent.
Il y en a un avant tout de fort peu d’importance, mais que cependant je consignerai ici à cause de l’effet qu’il fit sur moi. Les capitulation des forteresses nous avaient envoyé beaucoup de prisonniers. Un nombre considérable d'officiers supérieurs, entre autres le général Howen et son beau-fils le colonel Lassaras, se trouvaient aux Petits-Carmes. Nous avions reçu au comité central plusieurs demandes de ces messieurs, tendant à leur faire accorder quelques adoucissements, et à nous proposer des moyens praticables d'accélérer le moment de leur échange avec la Hollande. Je résolus de me porter moi-même à la prison. Quel contraste entre la réception qui m'y (page 165) avait été faite, deux ans auparavant, lors de l'humiliante cérémonie de l'écrou, et celle que me fit alors l'officier qui commandait le poste ! Lorsque le prisonnier de 1828 entendit crier Aux armes ! et le tambour battre aux champs, il se sentit beaucoup moins à l'aise que lorsqu'il était livré au greffe, contre reçu, par la gendarmerie de Guillaume. Aussi me hâtai-je de franchir les marches quatre à quatre pour arriver auprès du général hollandais. C'était un vieillard aux cheveux blancs, qui m'accueillit avec toute l'urbanité possible, et me dit sur ma carrière politique des choses qui, sorties de la bouche d'un adversaire de ma cause, m'émurent plus que n'auraient pu faire toutes les louanges de mes compatriotes. J'étais fortement impressionné à la vue de ces chambres que j'avais presque toutes occupées, et où maintenant soupiraient après la liberté les agents de celui qui m'avait privé de la mienne. Je promis à ces messieurs de ne rien négliger pour rendre leur position plus tolérable, et je tins parole. J'ose me flatter que mes efforts auront contribué en quelque chose à abréger la durée de leur captivité. (Note bas de page : Après ma démission, le général Howen, au moment de retourner en Hollande, me fit l'honneur de me faire une visite. La position délicate dans laquelle je me trouvais, m'empêcha de le recevoir, « par égard pour lui et pour ses concitoyens »).
(page 166) Peu après cette visite qui m'avait rappelé la plupart des personnages auxquels j'avais eu affaire pendant mes vingt et un mois de détention, je reçus une lettre de l'un d'eux, de M. l'ex-procureur général de Stoop (15 octobre), qui me demandait, d'Aix-la-Chapelle où il s'était réfugié, pourquoi il avait été suspendu de ses fonctions ? si le gouvernement se proposait de faire examiner sa conduite ? et s'il pouvait retourner sans crainte à Bruxelles ? Je lui répondis, pour autant que je puis me ressouvenir des termes de ma lettre, et cela sans le faire attendre un seul jour : 1° Que son impopularité nous avait forcés de lui ôter une place qui l'aurait exposé à la colère de ses nombreux ennemis ; 2° que le gouvernement, supposant, faute de preuves du contraire, qu'il avait agi de bonne foi et sans méchantes intentions dans l'exercice de ses fonctions sous le régime passé, l'abandonnait au témoignage de sa conscience ; 3° que je répondais de sa sécurité personnelle et de sa tranquillité s'il revenait habiter sa patrie. M. de Stoop ne m'accusa pas réception de cette lettre. Retourné à Bruxelles où j'étais encore, il ne vint pas même me voir ; et plus tard (1837), s'étant trouvé à Gand assis à table à côté de moi, il fit semblant de ne pas me connaître. Il est vrai qu'alors je n'étais plus rien, et que lui M. de Stoop était en faveur auprès du (page 167) gouvernement de Léopold qui, à la sollicitation de M. Ch. de Brouckere, neveu dudit M. de Stoop, lui avait accordé 5 ou 6,000 francs de pension par an, en récompense de ses fidèles services sous Guillaume, c'est-à-dire de ce qu'il avait fait pour que la révolution, dont il acceptait l'argent comme Léopold en avait accepté un trône, n'eût jamais lieu !
Passons à des choses plus graves.
La plupart des membres du gouvernement national avaient sous leur protection des clients qu'ils cherchaient à colloquer le mieux possible, soit dans l'administration civile, soit dans l'organisation de l'armée. Quoique pur de tout népotisme, car je ne pense pas qu'on m'accusera, ni d'avoir mis en avant M. Tielemans que ses droits révolutionnaires de banni recommandaient assez d'eux-mêmes à la reconnaissance du peuple, ni d'avoir placé un mien cousin comme garçon de salle au comité central du gouvernement provisoire ; quoique pur, dis-je, de tout népotisme, je n'articulerai qu'un seul des faits qui prouvent que tous ne montraient pas les mêmes scrupules. M. de Mérode, inspiré par le désir intuitif de dissimuler de son mieux son inerte modérantisme, s'était accolé un bravo qui, croyait-il probablement, lui aurait tenu lieu d'énergie et de courage. C'était M. Ernest Grégoire. Se l'étant adjoint, (page 168) lors de sa mission avec pleins pouvoirs dans la Flandre occidentale (14 octobre), en qualité, je ne sais pourquoi, de secrétaire général du gouvernement, il lui laissa le champ entièrement libre pour, comme dit l'Évangile, planter et arracher ; et M. Grégoire ne se fit pas faute de bouleverser tout le district de Courtrai, où il heurta violemment l'opinion des catholiques en les soumettant à des hommes qui, pour lui, Grégoire, avaient toute la probité requise par cela seul qu'ils n'étaient pas dévots. Honoré de la confiance du district, je reçus bientôt ses plaintes, avec l'avis que, si je ne me hâtais de remédier au mal qui venait d'être fait par le factotum du pieux comte, le gouvernement était menacé de la défection d'une partie des Flandres. Je signai à l'instant, je crois que ce fut bien une douzaine de brevets de nouvelles nominations qui, en annulant les nominations faites par M. Grégoire, neutralisèrent l'effet qu'on en avait craint.
Au retour de M. de Mérode, je me permis de lui faire quelques représentations. Il me répondit : que nous étions en révolution ; que c'étaient par conséquent des révolutionnaires qu'il fallait chercher à tout prix, de révolutionnaires qu'il fallait nécessairement se servir ; qu'il n'y a de bons et de vrais révolutionnaires que les hommes immoraux, sans (page 169) foi ni loi, sans principes ni convictions. Je le priai alors, lui laissant du reste la responsabilité de son opinion dans ce qu'elle pouvait avoir de personnellement offensant pour M. Grégoire, je le priai de me rayer de sa liste de renverseurs, si jamais il avait poussé la charité fraternelle à mon égard jusqu'à m'y accorder une place. Je lui dis que je tenais beaucoup plus à ma réputation d'honnête homme qu'à celle d'être un de ses héros ; que par révolutionner, je n'entendais aucunement confondre le bien et le mal, abattre pour abattre et régner sur des ruines, mais seulement se résigner à regret à un acte de violence devenu inévitable, pour substituer sans retard un bien assuré à un mal devenu extrême ; que toute révolution est illégitime à mes yeux si son résultat immédiat n'est pas la fondation d'un ordre plus parfait et l'organisation d'une réforme toujours progressive ; que par conséquent, loin d'être pour moi des obstacles, le respect pour la morale et l'amour de la vertu sont des qualités indispensables pour le révolutionnaire comme je le comprends, qui même ne se décide à courir toutes les chances et à affronter tous les maux d'une révolution que pour relever la morale outragée et rendre à la vertu tous ses droits. Après ma retraite, M. Grégoire m'offrit de faire triompher la république pour la somme de 30,000 francs ; il (page 170) ne se serait sans doute pas fait scrupule d'immoler au succès de cette révolution nouvelle, jusqu'à son orthodoxe patron. Pour le dire ici en passant, je rejetai la proposition du révolutionnaire par excellence selon M. de Mérode : je n'avais aucune confiance dans une république payée comptant. C'est bon cela pour une monarchie. Aussi M. Grégoire, un peu plus tard, travailla-t-il dans le sens du prince d'Orange. Ses complices de l'intérieur, auxquels il n'était plus utile, le renvoyèrent du pays.
Disons un mot de la cérémonie funèbre qui eut lieu lors de l'inhumation des patriotes morts pour la liberté. Elle était noble et touchante, parce qu'elle était spontanée, populaire, sans luxe, sans étiquette, sans déploiement de forces et sans affectation d'autorité. On m'a fait un reproche d'avoir assisté à la messe qui fut chantée à Sainte-Gudule, et de m'être joint au clergé que j'avais même, de concert avec mes collègues, invité à bénir la place Saint-Michel, où les corps de nos braves concitoyens allaient être déposés. Il m'est, me paraît-il, facile de répondre à ce blâme : Je suis loin d'être un catholique de conviction, et si je feignais de l'être, je serais certes coupable d'hypocrisie. Lorsque, peu après que le peuple m'eut momentanément élevé à la haute position que le délire de la révolution m'avait faite, mes amis (page 171) m'exhortèrent à transiger avec mes principes, et à sacrifier quelque chose de ma raideur de philosophe aux préjugés nationaux, en me montrant, par exemple, comme la presque généralité de mes concitoyens, aux services de l'église, nommément à la messe du dimanche. je repoussai avec vivacité ces suggestions d'une faiblesse adulatrice, et je déclarai que, quoi qu'il en pût arriver, je demeurerais moi-même, sans céder devant les exigences du peuple plus que je n'avais fait devant les désirs du roi : voilà pour ce qui m'était purement personnel. Mais l'inhumation des martyrs de la liberté était l'affaire du peuple, et le peuple, éminemment catholique, eût répudié une cause dont les victimes n'eussent point été accompagnées des bénédictions de ses prêtres jusqu'au champ du repos. C'est comme représentant de ce peuple croyant, et non comme croyant moi-même, que j'engageai le clergé à s'associer à notre œuvre patriotique, que je pris part aux cérémonies de son culte, et que je le suivis, ému jusqu'au fond de l'âme, à la même place d'où, deux ans auparavant, les agents de Guillaume m'avaient mené en prison, et où maintenant je disais un dernier adieu aux héros du dévouement qui, ce fut l'énergique expression populaire, avaient enterré auprès d'eux Guillaume et toute sa race.