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Révolution belge de 1828 à 1839. Souvenirs personnels (partim)
DE POTTER Louis - 1839

Louis DE POTTER. Révolution belge de 1828 à 1839. Souvenirs personnels

(Paru à Bruxelles en 1839, chez Meline, Cans et compagnie)

Chapitre VII. Statistiques des emplois. - Associations constitutionnelles. - Libri. - Je lui suis utile. - Il devient le favori de Guillaume. - II meurt jésuite

(page 55) Je ne dirai que quelques mots sur ce qui se passait au dehors et avait avec moi une relation plus ou moins directe ; après quoi je reviens aux faits qui me sont exclusivement personnels. Ce n'est point une histoire de la révolution belge que j'écris, mais bien, comme je l'ai dit en commençant, un résumé des principales circonstances de ma vie pendant cette révolution, lesquelles, ainsi que celles de ma vie tout entière, j'ai récapitulées dans un plus long travail pour l'instruction et l'éducation de mes enfants.

Outre les passions généreuses auxquelles j'avais fait appel par mes écrits et par mon exemple, savoir l'amour de la patrie et le dévouement à ses concitoyens et à l'humanité, il avait fallu fouiller de moins nobles replis du cœur humain et s'adresser au sentiment (page 56) qui y parle le plus haut, celui de l'intérêt de chacun. A cet effet, des statistiques furent dressées dans tous nos journaux de l'opposition, pour prouver aux plus récalcitrants que la Belgique était administrée presque exclusivement par les Hollandais pour les Hollandais, qui, sous la raison Guillaume et ministres, exploitaient les Belges que la Sainte-Alliance leur avait livrés. Ces statistiques portèrent au gouvernement, qui s'efforçait aussi vainement que gauchement de les démentir, le coup de mort. Un demi-million de pétitionnaires, demandant tous le même redressement des mêmes griefs, ne laissa plus de doutes sur les progrès que nous avions faits dans tous les rangs de la nation, et sur le résultat définitif de la lutte engagée entre le gouvernement et nous, à la première occasion que les circonstances fourniraient pour la mener à terme.

On organisa aussi des associations constitutionnelles, mais dont la plupart des membres se cachaient soigneusement, de peur des horions du pouvoir, dont plusieurs même désavouèrent publiquement quand ils virent leurs noms exposés à l'animadversion du ministère : il est assez curieux de lire aujourd'hui sur la liste de ceux qui repoussèrent le patriotique honneur, mérite ou non, qu'on leur faisait, d'être opposes à l'arbitraire du roi Guillaume, M. Paul Devaux, ministre d'Etat du roi Léopold. Au reste, les associations constitutionnelles (page 57) se réunirent plusieurs fois chez ma mère. C'est peut-être là ce qui motiva les sorties indécentes du comte Libri contre elle : elles m'affligèrent beaucoup.

Je viens de nommer Libri. C'était une espèce de monstre, plus encore au moral qu'au physique. J'avais beaucoup connu à Florence son fils, mathématicien distingué, mais d'une conduite peu régulière. Je savais que Libri père, partisan trop exagéré pour être sincère de la révolution française, s'était, après la conquête de sa patrie par la grande nation, marié sous l'arbre de la liberté, qu'il avait également pris pour témoin du nom de Brutus dont il affublait son fils. Réfugié en France, il y demeura sous l'empire, dévoué et obscur : deux fois condamné, à la restauration, pour faux en écritures de commerce, aux travaux forcés à perpétuité, et après avoir été publiquement flétri à Lyon en 1816 de la main du bourreau, il avait, à la demande du grand-duc de Toscane, été renfermé dans une prison d'Etat, d'où il dut à la même intervention d'être mis en liberté et banni de la France. Bruxelles fut son asile.

Doué d'un esprit délié et de beaucoup d'astuce, il avait eu l'art de faire passer son affaire à Lyon pour une persécution politique que la restauration lui (page 58) avait fait subir en punition de son attachement au régime impérial. Ses antécédents, que je connaissais, m'empêchaient d'être complètement sa dupe. Cependant je ne savais pas positivement le contraire de ce qu'il affirmait avec tant d'effronterie ; et puis, naturellement porté à l'indulgence, je me disais que les circonstances pouvaient l'avoir entraîné, qu'il était possible qu'il changeât, et qu'une fois à l'abri du besoin, la vie d'honnête homme lui paraîtrait peut-être aussi bonne et plus sûre que celle d'intrigant et de fripon. Je cherchai à lui procurer les relations dont il devait se prévaloir pour exercer une industrie quelconque. Il ne s'en servit, lui, que pour parvenir d'échelon en échelon jusqu'au roi, auquel il offrit ses services comme il les avait offerts à tous les agents du pouvoir, et tous ses services, et toute espèce de services, n'importe, pourvu qu'il plût et qu'on le payât.

Tant que je n'avais fait qu'écrire contre le catholicisme, Libri, qui me croyait aussi bien que lui un des dévoués au système rétribuant, me flattait presque autant que les ministres ; et ma liaison, assez intime alors, avec le ministre de l'intérieur, servait beaucoup à le confirmer dans cette idée. Il ne savait pas que ce ministre n'était guère prévenu en sa faveur, et qu'en me priant de remettre moi-même audit Libri, (page 59) malade en ce moment, l'arrêté du roi (1827) qui lui accordait 30,000 florins sur les fonds destinés à l'encouragement de l'industrie, il me dit qu'il s'était opposé autant qu'il avait pu à cet acte de libéralité, si peu mérité par le flatteur florentin, et qui ne pouvait que compromettre et déconsidérer le pouvoir. Je m'acquittai sans ménagement de la commission dont j'étais chargé ; mais Libri, qui, une fois l'argent reçu, devait avant tout, pour l'exécution de ses projets, se vanter de son crédit à la cour, ne tint aucun compte des recommandations que le ministre lui avait fait faire par ma bouche. Et comme il pénétrait chaque jour plus avant dans la faveur du maître, qui lui avait jeté près de 200,000 francs volés aux coffres de l'Etat, rien bientôt ne l'empêcha d'appeler le roi son banquier ; de se constituer le défenseur par excellence de Guillaume, de son système, de la marche de son gouvernement, et plus tard de son despotisme ; d'attaquer, de mordre, de lacérer quiconque s'y opposait, y résistait, ne se prosternait pas comme lui à plat ventre devant toutes les iniquités et toutes les extravagances du pouvoir.

Les relations avouées, publiques, entre le roi et un faussaire marqué d'un fer chaud, la grosse part que celui-ci avait au budget, les réflexions des feuilles de l'opposition sur ces infamies, les dégoûtantes diatribes (page 6<0) de Libri qui, dans un journal pour la rédaction duquel le gouvernement le subventionnait de notre argent, nous traitait de corps gangrenés et en sphacèle où il fallait couper dans le vif, d'ânes à qui l'on devait donner sur les oreilles pour ensuite les laisser braire, de furieux qu'il fallait revêtir de la camisole de force, de chiens qu'il fallait museler, tout cela servit puissamment à exaspérer les esprits et à accumuler la foudre révolutionnaire dont le premier coup devait l'atteindre lui-même. Comme ce que j'aurais encore à dire du comte Libri ne regarderait que moi, et que les outrages d'un pareil homme ne méritent pas de ma part que je les rappelle, je ne le nommerai plus dans cet écrit : il me suffira, pour en finir, d'indiquer le genre de sa mort. Il avait suivi le roi déchu en Hollande ; tombé peu à peu dans la disgrâce de la cour, il se retira à Rotterdam, y fit une conversion éclatante au catholicisme, et mourut dans les bras des jésuites !...