(Paru à Bruxelles en 1839, chez Meline, Cans et compagnie)
(page 3) L'estime des hommes est, à mes yeux, un des premiers biens de la vie. Je n'ai jamais rien négligé pour l'obtenir.
Mais il est un bien plus précieux encore ; c'est de jouir de sa propre estime en méritant celle des autres. Et pour s'assurer ce bien-là, il faut quelquefois s'exposer à perdre, pour un temps plus ou moins long, la faveur que les hommes n'accordent pas toujours à droit et qu'ils prostituent souvent à tort.
Ma conscience me dit que, des que j'ai pu vivre pour mes concitoyens, je leur ai consacré tous mes vœux, tous mes moyens, tous mes efforts.
Cependant, j'ai plus d'une fois encouru leur blâme, leurs reproches, je dirais presque leur haine.
Je n'en ai pas moins persévéré dans la seule voie que je crusse bonne : je me suis résigne et j'ai attendu.
(page 4) Maintenant que les passions se calment, et que les événements qui se pressent si rapidement permettent de traiter dès a présent, comme un point d'histoire, une révolution dont, il y a dix ans, nous ne supposions pas même la possibilité, je crois le moment venu pour moi de redemander à mes concitoyens leur approbation de fait, sur laquelle, me semble-t-il, j'ai toujours conservé le droit de pouvoir compter tôt ou tard.
Je le fais en leur adressant ces souvenirs.
Ils sont extraits textuellement d'un écrit philosophique que je rédige pour l'instruction de mes enfants, espèce de testament intellectuel et moral, dont ceux-ci feront après ma mort tel usage qu'ils jugeront convenable, et où le récit des principales circonstances de ma vie forme un chapitre.
La présente publication est motivée par les injustices auxquelles j'ai été en butte : si la calomnie autorise à se justifier, personne plus que moi n'a le droit de développer ses idées et d'expliquer sa conduite.
Cette publication est inspirée par le sentiment dont j'ai parlé plus haut, celui qui me porte à ambitionner l'estime de mes semblables, tout en me sentant la force d'affronter leur colère et de soutenir leur mépris.
C'est aussi ma seule ambition, celle de me conserver (page 5) pur de toutes vues personnelles et de toute intrigue, de mettre mes convictions d'accord avec ma raison et de chercher toujours à être conséquent avec les principes que je professe, d'être, en un mot, tout d'une pièce, n'étant pour moi que des moyens de satisfaire cette ambition-là.
Quant à l'ambition vulgaire, il fallait des adeptes dans l'art utile de parvenir pour me soupçonner d'une honteuse concurrence. Les pages qui suivent n'ont d'autre but que de mettre au grand jour le ridicule de leurs accusations.
Loin de courir après le scandale des personnalités, j'éviterai, au contraire, le plus possible, de nommer les hommes que je me vois forcé de mettre en scène. Il en est cependant quelques-uns dont les relations avec moi, ainsi que la part qu'ils ont prise aux événements que je rapporte, sont trop notoirement publiques pour qu'il n'y eût pas de la niaiserie à affecter de taire leurs noms. Ceux-là donc, et les gens tant du pouvoir passé que du pouvoir actuel, figurent dans cet écrit en toutes lettres. Puisqu'ils se sont eux-mêmes adjugé les principaux rôles, il m'était impossible de les confondre dans la foule des personnages muets.
Du reste, je ne juge pas les intentions, qui, jusqu'à preuve du contraire, doivent toujours être supposées (page 6) droites. M. Gendebien, et pour cela on n'en saurait douter, ne voulait, en se débarrassant de moi, que protéger la Belgique, dont il croyait que mon ambition supposée menaçait la liberté future. N'est-il pas également possible que, de leur côté, MM. Rogier et Van de Weyer, voyant en moi l'ennemi des dignités solides et des honneurs positifs, se soient soumis au devoir de me perdre pour sauver la royauté, dont toute grâce, toute faveur, tout éclat fécond émanent, et sans laquelle, comme chacun sait, il ne pouvait plus y avoir de Belgique ? que M. de Mérode, lui, conservateur-né de l'aristocratie de cour et de la religion de sacristie, ait cru essentiel au repos de sa conscience de me mettre hors d'état de nuire à ces curiosités de l'ancien régime ? et que M. Plaisant ait fait dépendre la tranquillité et la sûreté de l'État de l'acte de l'un ou l'autre de ses agents qui m'aurait assommé ou pendu ? Je ne parle ici que des sommités révolutionnaires ; la tourbe nécessairement innocente de ceux qu'ils ont, alors et depuis, entraînés dans leur orbite, est incontestablement et toujours bien intentionnée. Je ne m'occupe à sonder, comme on s'exprime, ni les cœurs ni les reins. Je constate des faits, voilà tout ; et lorsque je me trouve mêlé à ces faits, j'expose d'après quelles idées j'ai agi. Que chacun en fasse autant.
(page 7) Somme toute et finalement, je n'ai pas plus voulu me vanter moi-même que déprécier les autres. De graves erreurs, des fautes irréparables ont été commises ; je suis prêt à en assumer ma part de responsabilité : mais que du moins ce soit ma part réelle, et non celle qui m'a été si largement faite par mes amis, écrasés sous le poids de la leur. Dans ce siècle, si exclusivement voué au culte de l'examen, et du raisonnement, où l'égoïsme, devenu seul logique, se montre partout avec ostentation et toujours, aux applaudissements des claqueurs, je crois que, modestie à part, il doit m'être permis de redire à mes concitoyens, de peur que d'autres ne le leur fassent oublier, que je n'ai, moi, rien considéré, rien calculé, et de leur prouver au besoin, par tous les événements où nous nous sommes trouvés en contact, que, guidé par le sentiment de mon devoir envers eux, j'ai naturellement, au milieu d'une génération de sages, paru jouer le rôle d'un sot. Je tiens fortement, et cela seul devrait suffire pour qu'on ne me la contestât plus, à la réputation que je revendique : j'y tiens pour le moins autant que les spéculateurs-agioteurs les plus retors tiennent à celle de grouper les chiffres de la fortune publique, de manière qu'il en résulte indéfiniment un accroissement notable de leur fortune privée.
(page 8) J'ai dit que je constatais des faits. Je terminerai cette introduction par celui qui les résume tous.
Sans trop rechercher ni me rendre compte pourquoi je le faisais, et surtout sans m'occuper le moins du monde de la question de savoir où cela me mènerait, j'ai pris le devoir au sérieux ; j'y ai consacré ma vie. Ai-je eu raison ? ai-je eu tort ? Ce n'est pas à moi, mais à mes juges à prononcer l'arrêt que leur dictera leur conscience.
II me suffit de savoir bien positivement d'où je suis parti et où je suis arrivé. Toujours convaincu profondément du devoir de me rendre utile aux autres, et ayant pendant quelques années espéré de pouvoir y parvenir, finalement usé et, ce qui est triste, inutilement usé à la peine, je meurs dans l'oubli d'où je n'avais jamais demandé à sortir et où je suis rentré sans regret. C'est de bien bon cœur que, pendant ma courte carrière politique, j'ai souffert la prison et affronté l'échafaud : mes concitoyens m'en ont su gré alors, et j'ai senti que je jouais de bonheur. Mais je ne pouvais pas rester éternellement sous les verrous et le glaive suspendu sur ma tête. Qu'y a-t-il d'étonnant que les hommes aient changé avec les choses ? Depuis que, par ma faute ou celle des circonstances, peu importe, je ne suis plus le même pour mes concitoyens, serait-il raisonnable de (page 9) prétendre que mes concitoyens fussent demeurés les mêmes pour moi ?
Je suis, il est vrai, quant à moi, resté intérieurement et, pour ainsi parler, intentionnellement le même. Mais c'est là une affaire entre moi-même et moi, une affaire à moi et à moi seul : cela n'est que pour moi et j'en trouve en moi la récompense. Personne ne me doit rien de ce chef. Aussi ne demandé-je justice que pour le passé ; et rien que justice, entendez-vous, mes lecteurs ? Jeté hors de la sphère de la vie active, je vous remets, pour une seule fois, sous les yeux ma conduite dans les temps d'agitations et de difficultés, afin que vous l'absolviez des imputations, j'ose le dire, absurdes qu'on a fait peser sur elle. Avec ce verdict pour viatique, je quitterai aussi tranquillement la vie que j'ai quitté tout ce qui, aux yeux du vulgaire, en fait l'éclat et la valeur.
Paris, mai 1838.