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Révolution belge de 1828 à 1839. Souvenirs personnels (partim)
DE POTTER Louis - 1839

Louis DE POTTER. Révolution belge de 1828 à 1839. Souvenirs personnels

(Paru à Bruxelles en 1839, chez Meline, Cans et compagnie

Chapitre XXV. Le comité central se divise. - Irritabilités vaniteuses. - Première communication diplomatique. - Protocole dit n° 2. - M. le marquis de ***

(page 193) La discorde était montée au plus haut point au comité central. M. Gendebien m'accusait ouvertement de ne pousser à la république que pour m'en faire déclarer président. Je ne crois pas avoir répondu à cette accusation même en niant la chose, car une pareille absurdité ne se réfute point par des paroles. J'espère que M. Gendebien, demandant plus tard sans moi, et demandant vainement, ce qu'il aurait pu obtenir avec moi sans peine, me rend aujourd'hui pleine et entière justice. Le fait est que je n'ambitionnais pas la présidence, mais uniquement l'honneur de remettre à un président de la république que j'aurais contribué à établir, le pouvoir dont le peuple m'avait investi. Je dirai plus : je n'aurais même pas accepté la présidence. Après l'espèce de dictature révolutionnaire dont mes collègues et moi (page 194) avions été revêtus, après surtout la popularité qui, pendant quelque temps, avait concentré en moi seul cette dictature, c'eût été violer le principe qui me faisait agir, si j'avais consenti à exposer la liberté à une aussi rude épreuve ; non que je me supposasse capable d'abuser de la confiance même extrême de mes concitoyens, mais parce que je me croyais obligé à me montrer jaloux de la liberté du peuple plus que le peuple lui-même. A tort ou à raison et sans prétendre que mes scrupules fissent loi pour personne, j'étais irrévocablement décidé à accepter sous la république tous les mandats dont mes concitoyens jugeraient à propos de me charger, tous, le mandat de chef de l'Etat seul excepté.

Il y avait parmi nous, cela est très vrai, des ambitieux ou plutôt des vaniteux, qui auraient voulu la république quand même... s'ils avaient pu y compter sur la première place, et qui en étaient les plus acharnés ennemis parce qu'ils étaient sûrs au contraire que cette première place ils ne l'obtiendraient jamais. Ce fut un de ceux-là qui, disait-il, si l'on m'avait nommé, moi, président de la confédération belge, m'aurait brûlé la cervelle, ne voulant pas, ajoutait-il, être dupe au point d'avoir fait la révolution pour un autre. Encore une fois, ni lui ni moi n'avions fait la révolution ; le peuple seul l'avait (page 195) faite :je n'en voulais pour moi, ni les profits, ni les honneurs ; et je plaignais bien sincèrement d'avance le successeur de Guillaume, quel qu'il fût, président ou roi, qui, despote nouveau, aurait cherché à en accaparer les avantages au détriment de ses véritables auteurs. Quant à l'acte de brutalité dont j'étais menacé, je ne vois pas trop ce que la république y aurait gagné. Ce sont là des arguments à l'usage exclusif de la force toute matérielle et de ses aveugles agents : la liberté, toujours intelligente, les repousse ; la justice les condamne, et l'humanité en gémit.

Pendant qu'il me jugeait si mal, et peut-être parce qu'il me jugeait si mal, M. Gendebien s'était fait une espèce de système de me contrarier en toutes choses. J'avais réussi à rallier à mon opinion celle de mes deux collègues, MM. Rogier et de Mérode, appuyés par M. Goblet, administrateur de la guerre, et par M. Plaisant, de la sûreté publique, sur la question du renvoi en Hollande des soldats hollandais, nos prisonniers. M. Gendebien s'opposa à ce renvoi et déclara que, si nous passions outre, il protesterait. Je lui écrivis (3 novembre) pour lui rappeler que je n'avais pas protesté, moi, contre son refus de prononcer la déchéance des Nassau que je demandais instamment, et. contre celui de différer les élections (page 196) nationales et l'ouverture du congrès, ce que M. Van de Weyer demandait avec moi. Je me déclarai décidé à ne pas vouloir couvrir plus longtemps de mon nom des actes opposés à mes opinions, ni taire mes opinions sur ce que mes collègues m'empêchaient de traduire en actes, et je priai M. Gendebien de me dire franchement s'il lui convenait mieux que je m'expliquasse à cet égard comme membre du comité ou comme citoyen. Ce fut M. Rogier qui me répondit : après m'avoir exposé qu'à ses yeux ma protestation sur des questions vitales ne serait point justifiée par celle de M. Gendebien sur une mesure peu importante, il me supplia d'avoir égard à sa prière et de ne pas encore éclater. C'était aussi mon avis. Je n'avais voulu que montrer le fond de ma pensée, et j'attendis le 10 novembre.

Les choses marchaient à grands pas vers un dénouement quelconque, pour moi du moins ; et j'en avais une grande joie : car, sans influence désormais pour faire le bien et sans puissance pour empêcher le mal, je m'usais en pure perte. L'approche du congrès me donnait seule le courage de prendre patience pendant une semaine. Ce fut à la fin de ces huit jours, si lents à s'écouler à mon gré, que le comité central reçut sa première communication diplomatique. Comme, dans la suite, les protocoles de (page 197) la Conférence de Londres ont consommé d'une manière infâme l'œuvre de la plus inique et la plus odieuse spoliation nationale dont l'histoire ait conservé le souvenir, et que la communication dont je viens de parler a été étiquetée, Protocole n°1, toutes les voix se sont élevées, après ma retraite bien entendu, pour me reprocher d'avoir, en apposant ma signature au bas de la réponse du gouvernement provisoire, ouvert la voie à cette funeste suite d'actes de violence et de mauvaise foi d'une part, de lâcheté de l'autre, qui ont tué la Belgique dans son honneur et sa dignité, son indépendance et son existence. Je crois que ma justification, car je tiens à me justifier sous ce rapport, sera complète.

Dans leur communication du 4 novembre, les cinq puissances (Autriche, France, Grande-Bretagne, Prusse et Russie) n'imposent rien, ne demandent même rien, au moins directement. Seulement elles manifestent, sur la prière de la Hollande, le désir qu'elles éprouvaient déjà, d'arrêter le désordre et l'effusion du sang. Pour cela elles sont d'avis que, sans rien préjuger sur les questions dont elles s'offrent à faciliter la solution, les Hollandais et les Belges cessent les hostilités, et se retirent respectivement derrière la ligne qui séparait, avant le traité du 30 mai 1814, les possessions du prince souverain (page 198) des Provinces-Unies, de celles qui y ont été jointes pour former le royaume des Pays-Bas, par ledit traité et par ceux de Vienne et de Paris (1815). Nous répondîmes (10 novembre) : que nous remerciions les cinq puissances de leur entremise toute philanthropique ; que tout en maintenant l'indépendance du peuple belge, nous la concilierions autant que possible avec le respect dû aux droits de l'humanité ; que par conséquent nous consentions à arrêter l'effusion du sang en cessant toute hostilité ; que, sauf réciprocité de la part de la Hollande, les troupes belges se retireraient en deçà de la ligne qui séparait les possessions hollandaises de celles qui y ont été ajoutées pour former le royaume des Pays-Bas. Ici, et comme explication essentielle de nos intentions sur ce que la proposition des cinq puissances et notre acquiescement à cette proposition pouvaient présenter de vague, nous ajoutâmes littéralement : « A cette occasion, le gouvernement provisoire de la Belgique doit à la bonne foi d'observer qu'il entend par cette ligne les limites qui, conformément à l'art. 2 de la loi fondamentale des Pays-Bas, séparaient les provinces septentrionales des provinces méridionales du pays, y compris toute la rive gauche de l'Escaut. »

La question de la ville de Luxembourg et de sa garnison prussienne, déterminée par le traité de (page 199) Vienne quant au nombre des soldats et à leurs attributions purement militaires, avait aussi été rappelée dans notre réponse ; mais sur le refus des commissaires de la conférence de s'engager dans des difficultés qui regardaient la confédération germanique, et que ladite conférence ne s'était pas proposé d'aplanir, nous nous décidâmes à supprimer le paragraphe. Il est très possible, comme M. Bartels le donne à entendre, que la première minute de cette réponse, qui en effet fut égarée, eût été préalablement communiquée aux commissaires par un des membres du gouvernement ou par son secrétaire ; et que ce fut là ce qui leur fit naître l'idée de demander la suppression de la réserve sur la ville de Luxembourg. Quoi qu'il en soit, je signai cette pièce, non seulement parce que je crus convenable et utile, mais parce que je crus juste de le faire. Ce fut à mes yeux un acte de devoir, et je le remplirais aujourd'hui comme je le remplis alors, c'est-à-dire spontanément. L'abus si honteusement coupable qu'en firent les cinq puissances, ne saurait rendre cet acte mauvais en lui-même. La diplomatie, cet art infernal d'employer la parole pour dissimuler la pensée, abuse de tout, et elle n'a pas besoin d'occasion ni de prétexte pour le faire. Que nous proposaient les puissances médiatrices ? La retraite par nous (page 200) en deçà, en compensation de la retraite des Hollandais au delà, de la ligne qui était bien celle que nous tracions, mais que nous tracions par surcroît de précaution pour qu'on ne nous dît pas plus tard que ce n'était pas celle-là qu'on avait entendu tracer. Notre acceptation ne nous faisait pas céder un pouce de terrain ; et les Hollandais évacuaient toutes nos places fortes ; et la Belgique entrait en possession de tout le pays qui avait embrassé sa cause et de tout celui qui lui était indispensable pour constituer son indépendance réelle. Je le répète de nouveau : à moins d'avouer que la guerre était pour nous, non un moyen de repousser l'agression, de chasser nos anciens oppresseurs et de nous mettre à jamais à couvert des attaques du despotisme, mais le but même de notre révolution ; à moins de déclarer que nous nous battions pour nous battre, non pour conquérir notre liberté, que nous tuions pour tuer, non pour défendre notre vie, nos propriétés, et pour maintenir nos droits, il fallait consentir à laisser les Hollandais se retirer pacifiquement au lieu de continuer à les poursuivre par le feu et par le fer.

Il n'en fut plus de même lorsque, le 17 novembre, les cinq puissances curent déclaré qu'elles recevaient la réponse du gouvernement provisoire parce qu'elle était une acceptation pure et simple de la proposition (page 201) qui lui avait été faite ; ce qui n'était pas vrai ; la condition mise à cette acceptation par le gouvernement provisoire, devant, continuaient les puissances, être regardée comme non avenue. Et en conséquence, elles déclarèrent que l'armistice (le gouvernement provisoire n'avait accordé qu'une cessation d'hostilités) était désormais un engagement pris envers elles par les deux parties belligérantes, et dont les puissances se chargèrent de garantir l'exécution.

Ici la mauvaise foi est patente, la tyrannie notoire. Il y avait mensonge de la part des cinq plénipotentiaires à la conférence, comme il y avait eu mensonge de la part des deux commissaires de ladite conférence auprès du gouvernement belge, lesquels avaient déclaré à Londres que M. Tielemans n'avait donné à la délimitation tracée dans la réponse du gouvernement provisoire d'autre valeur que celle d'une opinion personnelle : or M. Tielemans savait mieux que personne que l'intention formelle du gouvernement comme tel, intention que lui-même avait été chargé de formuler, était que cette délimitation constituât une condition sine qua non de l'engagement contracté par la Belgique. MM. Cartwright et Bresson avaient fait mentir M. Tielemans, afin de pouvoir mentir eux-mêmes, et de fournir aux représentants des cinq cours un prétexte pour exercer leur arbitraire (page 202) et leurs violences. A ce trait, le gouvernement belge devait tout remettre en question, et faire un appel aux armes, un appel aux masses, plutôt que de consentir à l'excès de servitude et d'opprobre sous lequel on voulait le courber et le flétrir. Et néanmoins, le gouvernement provisoire, dans sa réponse au véritable protocole n°1, celui du 17 novembre (la réponse est du 21 novembre), consentit à une suspension d'armes jusqu'à la fin des délibérations sur l'armistice, à condition, non plus de l'évacuation de la Belgique par les soldats hollandais, comme avait stipulé la première réponse aux puissances, mais seulement de la conservation des positions respectives par les troupes hollandaises et belges. Je le répète : le gouvernement provisoire tout entier, tel que je l'avais laissé en me retirant, agréa ce protocole qui consacrait, pour la première fois, le droit d'intervention des puissances dans les affaires de la Belgique, qu'il livra de cette manière à la longue série d'affronts et de maux sous laquelle la révolution a fini par succomber. Je me rappelle que M. Tielemans vint, une nuit, m'annoncer cette résolution comme l'arrêt de mort de la Belgique : il y avait huit jours juste que j'avais quitté le gouvernement. Trois semaines plus tard (15 décembre), ce gouvernement, M. Gendebien excepté, signa l'armistice même.

(page 203) Dès lors la domination de la diplomatie étrangère sur la Belgique, domination acceptée par la diplomatie belge, le pouvoir révolutionnaire belge, et par le congrès constituant belge, fut assurée. La fin prochaine de cette domination était d'y détruire jusqu'aux éléments de la révolution qui avait produit le fait de la séparation du midi et du nord, fait dont le peuple avait imposé l'acceptation à la diplomatie. Pour opérer cette contre-révolution d'une manière radicale, il fut décidé que rien ne serait négligé pour faire recevoir le prince d'Orange, comme roi des Belges, et que s'ils le repoussaient, du moins à aucun prix on ne leur permettrait de se former en république. Le prince d'Orange, dont le bombardement d'Anvers avait forcé pendant quelques jours les partisans au silence et à l'inaction, recommençait de nouveau à faire intriguer en sa faveur. Ce qui se passa à cette occasion me fait ressouvenir d'une dernière tentative qui fut faite auprès de moi avant l'ouverture du congrès : j'en rendrai fidèlement compte en peu de mots.

Un marquis français, député à la chambre de 1830 et proche allié du comte de Mérode, se trouvant en Belgique, vint au comité central et me fut présenté par mon collègue au gouvernement comme un homme fort influent auprès de la royauté citoyenne. (page 204) Nous n'avons pas encore, dit M. de Mérode en parlant à son noble parent, de comité des affaires étrangères ; mais si vous avez quelque communication à faire, vous pouvez vous adresser à M. de Potter qui, le cas échéant, serait naturellement placé à la tête de ce comité. En conséquence de cette entremise officieuse, la conversation fut bientôt engagée. M. le marquis me dit alors, que la république n'avait point de chances ; qu'un roi indigène ne nous assurerait aucun appui, ne nous ouvrirait aucun débouché au dehors ; qu'un membre d'une des familles régnantes en Europe nous attirerait des guerres interminables, par la jalousie des autres puissances qui ne pourraient voir de bon œil l'agrandissement de l'une d'elles. Tout cela était vrai, et j'en convins sans peine. Cependant je crus devoir retourner l'honorable de toutes les façons, afin de découvrir s'il avait mission, de qui il la tenait et quelle elle était positivement. La mission était évidente, et le plénipotentiaire trouva une réponse à chacune de mes objections. - N'avait-on pas demandé un prince de la branche d'Orléans ? - Oui, mais cela aurait pu compromettre le sort de la révolution de juillet. - Le choix ne pourrait-il pas tomber sur M. de Mérode lui-même ? - Ce choix était improbable ; et puis il n'aurait levé aucune des difficultés. - Et la réunion à la France ? - Etait (page 205) impossible pour le moment. - Que fallait-il donc faire ? - Prendre le prince d'Orange.

M. le marquis put s'apercevoir à cette proposition, si étrange pour moi de la part d'un homme soi-disant de la révolution des trois journées, que je n'avais point été formé à l'école du beau idéal de la diplomatie européenne, celle du prince de Talleyrand. Ma physionomie trahit visiblement le sentiment que j'éprouvais ; ce qui n'empêcha pas mon interlocuteur d'augmenter encore mon étonnement, en ajoutant qu'il était fâcheux que la Belgique eût fait sa révolution dans des circonstances si critiques pour la France ; que ce mouvement intempestif avait jeté les provinces belges dans un provisoire dont elles ne sortiraient que lorsque le gouvernement français se trouverait en mesure de les faire jouir du seul définitif qui pût leur convenir, la réunion à la grande nation, voulue tout à la fois par la nature, la politique et le vœu des deux peuples ; que le provisoire qui convenait le mieux était le règne du prince d'Orange, auquel les Belges ne s'attacheraient jamais de bon cœur, et que, par conséquent, ils seraient toujours prêts a échanger pacifiquement contre le décret d'incorporation.

Je ne doutai plus alors que le député français ne fût autorisé à nous entraîner, soit dans l'intérêt futur (page 206) de la France, soit dans l'intérêt présent de la maison de Nassau, vers une quasi-restauration. Ce qu'il venait de me dire était tout juste ce qui m'avait été écrit de Bruxelles le 16 septembre, par un des chefs de l'insurrection de cette époque, dévoué au parti français, qui voulait qu'on ne renvoyât Guillaume que lorsqu'on aurait été prêt pour substituer au despotisme de la cour paternelle les roueries de la cour bourgeoise. Je demandai cependant de nouveau à M. le marquis si ses paroles avaient quelque chose d'officiel : sans en convenir, il se borna à me répéter que les personnages de France les mieux disposés en faveur de la Belgique pensaient comme lui à notre égard, et nous conseillaient de choisir le prince d'Orange ; et il me cita entre autres le général la Fayette. Je mis fin à la conversation comme j'avais fait à la conférence avec le prince Kosloffski, en disant que le peuple ne m'avait confié aucun pouvoir relativement au rappel de ses ci-devant maîtres, et que s'il l'eût fait, je l'aurais prié de charger tout autre que moi de cette négociation, qui était, pour aussi longtemps du moins que la révolution aurait conservé un souffle de vie, tout à fait contraire à mes idées et à mes principes.

Je suis intimement convaincu aujourd'hui, que la politique de la France d'où résulta la proposition (page 207) expresse d'alors, est encore sa politique, mais cachée, actuellement. Elle veut un état provisoire par Léopold, comme elle l'a voulu par le prince d'Orange : un état définitif quelconque, n'importe par qui, mais contre son esprit de domination, peut seul déjouer ses projets.