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Révolution belge de 1828 à 1839. Souvenirs personnels (partim)
DE POTTER Louis - 1839

Louis DE POTTER. Révolution belge de 1828 à 1839. Souvenirs personnels

(Paru à Bruxelles en 1839, chez Meline, Cans et compagnie)

Chapitre II. Guillaume de Nassau - Opposition belge - Mes idées sur les catholiques - Politique du gouvernement

(page 10) Depuis plusieurs années, une opposition sourde s'était manifestée en Belgique contre le gouvernement du nouveau royaume des Pays-Bas, dont le chef, au mépris de la loi fondamentale, ne visait qu'à régner, comme il disait, paternellement, en d'autres termes, à déterminer par lui-même et sans contrôle les moyens selon lui les plus convenables pour rendre ses sujets, que cependant il décorait du titre de ses concitoyens, le plus heureux possible, ainsi que le temps opportun pour mettre ces moyens à exécution.

Et, j'en conviens volontiers, Guillaume n'était ni un tyran, ni même un despote ordinaire. C'était tout bonnement un roi progressif, qui ne se contentait pas d'être roi de nom, roi constitutionnel, pour manger, oisif, au râtelier de la liste civile, mais qui, se (page 11) posant le seul véritablement éclairé et vertueux au milieu de cinq à six millions de mineurs sans moralité ni raison, prétendait régner sur eux, c'est-à-dire diriger leur esprit et leur conscience, les gouverner, c'est-à-dire disposer d'eux et de leur avoir, pour leur plus grand avantage, comme il l'entendait, et sans responsabilité envers personne.

Il voulait sincèrement ce qu'il croyait le bien : et ce bien il l'aurait fait, pour autant que sa position le lui permettait ; car il était au fond aussi éclairé que peu méchant : et il l'aurait fait pour les Belges comme pour les Hollandais, pour les catholiques comme pour les réformés ; car il ne mettait réellement entre eux d'autre distinction que celle que les circonstances l'obligeaient momentanément à y mettre. Certes, si les Pays-Bas n'avaient été peuplés que de troupeaux à l'engrais, ils eussent difficilement, dans l'Europe entière, pu trouver un meilleur maître que Guillaume, ni un maître plus disposé que lui à les faire constamment jouir des pâtures les plus grasses et des étables les mieux tenues, à les défendre contre les attaques des animaux carnassiers, et même à les caresser de la main et de la voix comme on ferait à des êtres raisonnables et perfectibles.

Mais il avait affaire à des hommes, c'est-à-dire à (page 12) des êtres essentiellement libres, ne pouvant être heureux d'un bonheur imposé, voulant cependant être heureux, et devant par conséquent l'être à leur manière. Ces hommes, quand même Guillaume eût pu les combler de toute la prospérité matérielle imaginable, occuper dignement leur esprit et satisfaire tous les désirs de leur cœur, la liberté exceptée, n'auraient jamais été que des sujets bien aimés et choyés parce que féaux et sages, des esclaves bien traités parce que soumis et utiles, un bétail splendidement nourri pour mieux faire honneur à son propriétaire.

Guillaume ne voulait de la liberté pas plus que, des lors, elle ne pouvait vouloir de lui : il ne croyait pas possible de régner avec de la liberté ; et il avait raison dans un sens absolu ; car liberté et roi inviolable et héréditaire sont nécessairement et éternellement incompatibles. Mais, dans un sens relatif au temps et aux hommes, si Guillaume était entré en accommodement avec les faiseurs de liberté, il eût pu régner longtemps encore en prospérité et en paix (ce qui se passe sous nos yeux le prouve à la dernière évidence), lui, ses enfants et ses petits-enfants peut-être. Il était trop franc et trop entier pour se prêter à un pareil manège. Il prit la liberté corps à corps, et elle le terrassa.

(page 13) L'opposition belge se divisait en deux partis, bien plus ennemis encore l'un de l'autre qu'ils ne l'étaient tous deux du despotisme gouvernemental auquel ils avaient également pour but de faire résistance. Le clergé catholique et les meneurs de ce parti, bien liés entre eux et organisés de longue main, repoussaient la loi fondamentale du royaume, comme éminemment progressive par les libertés dont du moins elle consacrait la reconnaissance en principe, telles que celle des opinions, celle des cultes, celle de la discussion par la parole et par la presse, et par conséquent comme anticatholique ou contraire au principe conservateur et stationnaire de l'autorité ; et ils cherchaient par là il rendre cette loi odieuse à un peuple crédule, en la qualifiant de loi protestante.

Le parti libéral, au contraire, acceptait la loi fondamentale, précisément pour le même motif qui la faisait repousser par ses adversaires. Beaucoup même de ceux qui composaient ce parti, plutôt anticatholiques que véritablement libéraux, ne voulaient peut-être l'exécution des libertés constitutionnelles, que parce qu'elle leur paraissait un moyen d'opprimer les catholiques, et non parce qu'elle leur eût assuré à eux le libre exercice de leurs droits. Je n'étais certes pas de ceux-là. Quoique appartenant exclusivement au parti libéral, et par mes convictions (page 14) les plus sincères, et par tous mes antécédents, par toute ma vie, j'aimais cependant la liberté pour elle-même, et ce n'était assurément en haine de personne que je la voulais pour moi. Ce n'était point encore en moi, comme ce le devint dans la suite, un sentiment éclairé et fondé en raison autant qu'en justice ; c'était un instinct aveugle et naturel : tout en rejetant les doctrines des catholiques, tout en abhorrant leur système sacerdotal, tout en les combattant par le raisonnement et le ridicule, et même tout en cherchant à armer contre leur influence le pouvoir et les lois, je n'aurais jamais consenti à rien de ce qui eût lésé un seul catholique, fidèle ou prêtre, dans ce que je lui reconnaissais de droits individuels, comme mon semblable, comme homme.

J'ai dit que je croyais pouvoir invoquer les lois et le gouvernement contre ce qu'on appelait le parti prêtre, les jésuites, la congrégation. Cela est vrai. Je partageais alors cette erreur avec tous mes amis, chez qui je n'étais pas autorisé à supposer moins de bonne foi que je n'en avais moi-même. Mon raisonnement était fort simple : « Les catholiques font du mal, et beaucoup de mal, en cherchant à arrêter le siècle dans sa marche et l'esprit humain dans son libre développement, et, hors les prêtres qui les exploitent et qui voudraient nous exploiter tous, eux-mêmes souffrent (page 15) du mal qu'ils font : il faut donc comprimer l'esprit catholique par tous les moyens possibles, et puisque le pouvoir seul dispose de moyens prompts et efficaces, il est dans l'intérêt de tous, les catholiques compris, de soutenir ce pouvoir lorsqu'il se montre dispose à favoriser le mouvement progressif de la société, en écartant les obstacles qui le rendent lent et difficile. » Le système allemand, si largement et si malheureusement réalisé par Joseph II dans ses États des Pays-Bas et d'Italie, me paraissait le meilleur, et j'applaudissais sincèrement aux efforts des nullités administratives, bataves et belges, pour l'introduire en Belgique.

« Tolérance, me disais-je encore, excepté pour les intolérants ; liberté, mais pour ceux-là seulement qui veulent la liberté des autres. » A la vérité, cela tombait à plomb sur les catholiques d'alors, mais cela tombait également à plomb sur nous qui demandions l'asservissement des catholiques comme ils demandaient notre asservissement. Et il n'y avait pas moyen de franchir jamais ce cercle vicieux d'actions et de réactions continuelles, si, les catholiques ou nous, nous ne cessions de vouloir l'emporter dans cette haineuse lutte d'égoïsme et d'oppression.

Le gouvernement, sans peut-être trop s'en douter, profitait de nos discordes et en tirait toute sa force. (page 16) Je ne dis pas qu'il comprimait les catholiques pour plaire aux libéraux, ni qu'il humiliait les libéraux pour se concilier les catholiques : si tel avait été son but, il aurait mis plus d'adresse et surtout plus de suite dans ses actes pour l'atteindre ; et, d'accord avec les libéraux dont les principes ne seraient, dans aucun cas, devenus dangereux pour lui qu'à une époque fort éloignée, il eût persisté dans la tactique de soumettre à la plus absolue dépendance les catholiques qui, formant la masse de la nation, pouvaient d'un moment à l'autre inspirer des craintes sérieuses. C'était de cette manière que Guillaume avait, dans l'origine, réuni autour de son trône beaucoup d'hommes progressifs de ses nouvelles provinces, et que, par le moyen de ceux-là, il s'était fait à l'étranger, et nommément en France, terre classique à cette époque de la rétrograde bigoterie et de l'envahissant jésuitisme, la réputation de roi libéral et populaire.

Mais le gouvernement des Pays-Bas n'avait pas de plan arrêté : il vivait de faits, non d'idées, au jour le jour, non pour l'avenir, ne sachant rien prévoir, rien prévenir, mais se modifiant au fur et à mesure, selon les hommes et les événements. Il ne combattit jamais les libéraux par amour pour les catholiques qu'il ne pouvait aimer, ni par crainte des catholiques dont la force matérielle ne lui paraissait pas (page 17) à craindre. Mais il finit, lorsqu'il dut, après d'interminables tergiversations et un jeu de bascule devenu puéril, se décider pour l'un ou pour l'autre parti ; il finit par favoriser les catholiques en haine, non des libéraux dont il aurait voulu continuer a se servir, mais de la liberté qu'ils prêchaient, et pour laquelle les catholiques, qui l'avaient en horreur, témoignaient, comme lui, une aversion enracinée et invincible.

Je ne rappellerai ici qu'une seule des continuelles variations du gouvernement sous le rapport des deux systèmes, parce qu'elle fut la dernière et que j'en fus moi-même un des agents. Lié avec la plupart des faiseurs, en place ou hors de place, du parti libéral inféodé au ministère pour autant qu'il restreignait la liberté des catholiques, sans cependant violer celle des autres, je leur représentai vivement l'atteinte que nous portait, et que porterait par contrecoup à la considération du gouvernement, la capucinade de M. de Celles, qui, déviant de la politique expectante si sagement suivie pendant plusieurs années par son prédécesseur à Rome, et la seule possible dans la position fausse où l'on s'était mis, venait de conclure avec le pape un concordat dont l'effet immédiat allait être de renverser l'édifice que le roi, son maître, avait mis douze ans à élever.

(page 18) Ma voix avait quelque prépondérance, parce qu'elle était complètement désintéressée. Je ne demandais rien pour moi, et même je ne voulais rien pour moi. Il me suffisait que le gouvernement marchât en avant, et que non seulement il permît à tout le monde d'avancer, mais qu'encore il débarrassât la route de tous les obstacles qui pourraient entraver la marche de qui que ce fût. Il me fut répondu, au ministère de l'intérieur, que le roi s'était cru dans la nécessité d'accorder, du moins en apparence, quelque chose aux réclamations des catholiques ; mais que son intention n'était pas et ne pouvait pas être de les satisfaire en tout. Je répliquai que c'était cependant là à quoi il s'était engagé. On me prouva alors, par des instructions sous forme de circulaire confidentielle aux gouverneurs des provinces, qu'il fallait qu'ils interprétassent le concordat, quant à son exécution, à peu près comme si jamais concordat n'eût été signé. Cette pièce me fut même abandonnée pour que je commisse l'heureuse indiscrétion de la communiquer au public. Elle parut dans le Courrier des Pays-Bas. Cette rouerie gouvernementale, sans rassurer les libéraux qui redoutaient toujours le concordat comme principe, irrita beaucoup les catholiques, de nouveau en butte à la férule ministérielle au moment même où ils croyaient y avoir (page 19) échappé à jamais. Pour moi, elle me dégoûta profondément, et ne servit pas peu à me faire progressivement adopter les opinions qui préparèrent un peu plus tard la chute de la domination hollandaise en Belgique.