(Paru à Bruxelles en 1839, chez Meline, Cans et compagnie)
(page 139) Le sort en était jeté. Les réflexions que je viens de tracer avaient été plutôt instinctives en moi que volontaires. Elles furent interrompues par mon accueil à l'hôtel de ville, où mes amis anciens et nouveaux me témoignèrent plus ou moins sincèrement le plaisir qu'ils avaient à me voir au milieu d'eux. Après quelques phrases de remerciement que je priai M. Lesbroussart d'adresser pour moi au peuple, car j'étais trop bouleversé et physiquement et moralement pour pouvoir rien dire par moi-même, je ne songeai plus qu'à prendre un peu de repos. Ce fut alors que M. Plaisant, qui, après avoir longtemps administré la police de sûreté, est mort procureur-général à la cour supérieure, m'offrit un lit chez lui :je l'acceptai.
Comme cela a été fortement critiqué par ceux qui connaissaient les antécédents de M. Plaisant et qui (page 140) supposaient avec raison que je les connaissais de même, je dois dire ici, toujours pour expliquer ma conduite, jamais pour la justifier, que, dans le temps, j'avais été assez heureux pour rendre quelques services à M. Plaisant, lorsque les armées autrichiennes, succédant en Italie aux armées françaises, l'avaient forcé de se réfugier, de Bologne où il faisait ses études aux frais de la ville de Bruxelles, à Rome que j'habitais depuis cinq ans. Depuis lors, M. Plaisant avait eu envers moi des torts graves qui nous avaient éloignés l'un de l'autre, de manière qu'en des circonstances ordinaires tout rapprochement eût été impossible. La chose me parut bien différente a l'époque actuelle. M. Plaisant m'offrant l'hospitalité me sembla demander si je lui gardais rancune. Il n'est jamais entré dans mon caractère de me venger de qui a cessé de m'être hostile. Or, en ce moment, un refus eût été une vengeance cruelle de ma part autant que lâche. Aujourd'hui encore, même en prévoyant toutes les conséquences de la faute qu'on me reproche, je la commettrais comme alors je la commis, sans hésiter.
Le lendemain matin, avant de m'accompagner à la maison de ville, M. Plaisant demanda à me développer un projet qu'il avait, disait-il, élaboré pendant la nuit pour l'organisation du pouvoir révolutionnaire. A peine m'en eut-il communique les bases, (page 141) qui étaient la création d'un chef unique (ce devait être moi) et l'adjonction d'un conseil gouvernemental composé de tous les membres du gouvernement provisoire, alors au nombre de six ou sept, et qui auraient eu chacun un département ministériel, que je l'interrompis en disant que cela ne me regardait point ; que je n'ambitionnais rien, mais que j'étais prêt à me soumettre à tout ; que je ne reculerais devant aucune responsabilité quelque dangereuse qu'elle pût être ; que si en effet, comme il le prétendait, le plan dont il voulait me donner lecture n'était que le résumé des vœux de la nation, le peuple saurait bien déclarer sa volonté suprême, et que, sans l'examiner, je promettais d'avance de m'y conformer comme à la loi de tous.
Cela dit, nous nous rendîmes au siège du gouvernement provisoire, où M. Plaisant présenta son projet qui, comme il est facile de concevoir, fut rejeté, vraisemblablement sans délibération. Je n'y mettais pour moi point d'importance ; et comme le peuple, s'il voulait réellement ce que M. Plaisant avait formulé, ne se rendait cependant pas clairement compte de ses propres idées à cet égard, ou que du moins il ne manifestait sa volonté en aucune manière, je ne m'informai pas de ce que la chose était devenue et même je n'y pensai pas davantage.
(page 142) Lorsque le gouvernement provisoire avait appris que j'étais en route, il s'était hâté de me rappeler par un arrêté ad hoc, que je reçus avant d'entrer à Bruxelles. Le lendemain de mon arrivée, il me communiqua un autre arrêté, signé la veille, par lequel il m'adjoignait à lui. Je ne vis là qu'une tâche honorable que mes amis m'imposaient, celle de les aider à remplir, pour le plus grand bien de la Belgique, la mission dont le concours des circonstances les avait chargés. Je ne me doutai pas le moins du monde qu'en prêtant à ces messieurs tout l'appui de ma popularité qui était immense alors, je m'ôtais à moi-même la possibilité de la conserver, puisque, n'ayant qu'une voix au conseil, j'assumais sur moi la responsabilité entière des actes même les plus impopulaires du gouvernement, que je les eusse ou ne les eusse pas voulus. Car le peuple ne voyait que moi. La faute que je fis en acceptant une place au gouvernement provisoire, est la plus grande que je pusse faire : elle m'enleva tout moyen, et j'en avais à cette époque de fort efficaces, de faire le bien, et elle fit peser sur moi tout le mal qui fut fait.
Que serait-il arrivé si j'avais refusé de prendre part à l'association gouvernementale de mes anciens amis et de ceux que le hasard avait joints à eux ?
Ou le peuple m'aurait porté au pouvoir malgré (page 143) moi en quelque sorte ; et alors j'aurais pu dicter mes conditions que le peuple aurait probablement acceptées, et dont la principale eût été de n'être comptable que de mes actes, en d'autres termes d'être seul maître, avec ma tête pour garantie, de l'usage que j'aurais fait de ce pouvoir, aussi illimité que nécessairement très court : le poste était périlleux ; j'y aurais succombé peut-être, mais j'y aurais succombé avec honneur après avoir accompli tout mon devoir.
Ou bien, laissant les choses dans l'état où elles étaient avant mon arrivée, le peuple m'eût conservé sa faveur, en même temps qu'il eût permis au gouvernement provisoire de poursuivre ses travaux et sa marche. Dans ce cas, auxiliaire de ce gouvernement tant qu'il aurait fait le bien et en tout ce qu'il aurait fait de bien, et auxiliaire puissant, car j'aurais continué à représenter la volonté et la force du peuple, je l'aurais maintenu jusqu'au bout dans le devoir, ou je l'aurais renversé dès qu'il en serait sorti. C'était véritablement là ma place ; c'était là le vrai rôle que j'avais à remplir, le seul même que je pusse remplir honorablement, et que je n'eusse rempli que pour le salut de ma patrie et le bonheur de mes concitoyens. J'emporterai au tombeau le regret mortel de l'avoir compris trop tard.
Comme si, cependant, je n'avais jamais cessé d'en (page 144) avoir le pressentiment, une espèce d'instinct conservateur me fit toujours, me fit même dès le commencement m'isoler de mes collègues, quelle que fût leur opinion à cet égard, chaque fois que je crus devoir me dessiner franchement et nettement, et du moins sauver du naufrage ma valeur morale, au moment où j'abandonnais tout le reste au hasard des vents et des flots. C'est ainsi que, le lendemain de mon entrée à Bruxelles, je publiai quelques mots à mes concitoyens, de reconnaissance d'abord pour l'accueil que j'en avais reçu, d'exhortation ensuite à mettre de côté toute hésitation, tous ménagements. « Il faut, ce furent mes expressions, il faut vivre libres, ou nous ensevelir tous sous des monceaux de cendres. » J'insistai sur le rétablissement et le maintien de l'ordre, sur l'union entre tous les citoyens, indispensable pour donner à notre indépendance la garantie d'une liberté réelle. « Liberté pour tous ! m'écriai-je ; égalité de tous devant le pouvoir suprême, la nation ; devant sa volonté, la loi ! » Je terminai par une phrase qui déplut singulièrement à la masse des révolutionnaires : ceux-ci, très peu de patriotes exceptés, n'avaient attaqué les abus que pour renverser les hommes dont ils faisaient toute la force, sauf à reconstituer ensuite ces mêmes abus pour y puiser à leur tour pouvoir et profit ; voici cette phrase textuellement : « Peuple, (page 145) ce que nous sommes, nous le sommes par vous ; ce que nous ferons, nous le ferons pour vous. »
Je n'ai pas le moins du monde l'intention de faire l'historique des événements qui signalèrent le règne si court du premier gouvernement provisoire de la Belgique. Ce gouvernement sans doute se trompa souvent dans les détails de son administration, pour laquelle il devait tout créer, comme s'il n'avait succédé à rien et à personne ; mais ses intentions furent toujours droites, et l'erreur démontrée, il ne balança jamais à la condamner en la réparant. Dans les grandes mesures, dans les mesures politiques surtout, il fut tout à fait au-dessous de sa mission qui était : 1° chasser sans tarder les Hollandais du territoire belge ; 2° déclarer, avec l'indépendance de la Belgique, la délimitation de ses frontières, déjà conquises sur l'ennemi ; 3° déterminer positivement la forme du gouvernement futur des provinces belges, forme que le peuple aurait acceptée ou rejetée, avec les bases de la constitution que le congrès aurait été appelé à organiser ; 4° convoquer le congrès constituant ; enfin 5°, la constitution ayant été promulguée et le pouvoir définitif institué, se retirer devant lui simultanément avec le congrès, et comme le congrès se serait retiré devant le nouveau parlement national.
(page 146) Ce fut trois jours au plus après mon arrivée que, le peuple s'étant porté en foule et tumultueusement aux magasins d'huiles de M. Meeus (M. Ferd. Meeus, actuellement comte de je ne sais quoi, directeur de la Société Générale et riche de plusieurs millions, alors suspect d'orangisme, ce qui n'était pas un crime devant la loi, et dans un état de fortune en apparence peu prospère, ce qui était un titre à la protection de l'autorité), je me rendis sur les lieux. J'avais fait écarter tout appareil de force. Le peuple rentra avec moi dans les magasins dont on l'avait expulsé après un commencement de dévastation, et en ressortit avec moi, quand, dans peu de mots, je lui eus prouvé qu'il servait bien mieux la cause du roi Guillaume en troublant l'ordre sous prétexte de se venger des orangistes, que tous ceux-ci n'auraient pu faire par leurs intrigues et leurs machinations. Je terminai par dire que, s'il voulait être libre, il devait commencer par être juste ; et aux cris de Vive la liberté ! se mêlèrent bientôt ceux de Vive la justice ! et le peuple se chargea lui-même de protéger la propriété de M. Meeus ; et sans arrestations ni menaces, l'émeute, qu'on avait crainte terrible, était entièrement calmée.