Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Documentation Note d’intention

Le marché financier belge depuis cent ans (1830-1930)
CHLEPNER Serge - 1930

CHLEPNER Serge, Le marché financier belge depuis cent ans (1830-1930)

(Paru en 1930 à Bruxelles, aux éditions de la Librairie Falk Fils)

Chapitre V. La guerre (1914-1918)

1. La crise financière du début de la guerre

(page 113) Au point de vue financier, les jours néfastes de la fin juillet et du début d'août 1914 furent caractérisés en Belgique par des événements analogues à ceux qui se déroulèrent en même temps dans la plupart des pays européens. On se souvient que l'approche du conflit international provoqua partout le désir de réaliser au plus tôt toutes les valeurs. Les grandes bourses furent submergées par des ordres de vente. Pour éviter l'effondrement complet et l'anarchie financière, elles suspendirent leurs opérations. Le 27 juillet la Bourse de Bruxelles, une des premières, fermait ses portes.

Le conflit apparaissant de plus en plus comme imminent, la panique se propagea dans la masse de la population et s'exprima par le discrédit du billet de banque. A Bruxelles et dans plusieurs agences de province, la Banque Nationale a été, à partir du 30 juillet surtout, l'objet d'un « run » des porteurs qui exigeaient le remboursement de leurs billets.

Simultanément à cette réduction de son encaisse, la Banque devait accroître son émission pour faire face aux demandes de crédits émanant des banques ordinaires. Celles ci étaient, en effet, assaillies par leurs déposants qui réclamaient le remboursement de leurs avoirs. Pour y faire face, les banques durent réescompter une partie importante de leur portefeuille auprès de l'Institut d'émission.

Les effets de cette double panique des porteurs de billets et des déposants se traduisent par les chiffres suivants qui reflètent les situations de la Banque Nationale à la veille et au lendemain de la panique (en millions de francs, successivement le 23 juillet et le 6 août 1914) :

Actif

Encaisse or : 261,6 - 274,4

Encaisse argent et billon : 69,1 - 15,7

Encaisse portefeuille étranger : 136,8 - 109,2

Portefeuille Belgique : 517,1 - 938,9

Avances sur fonds publics : 58,0 - 95,6

Fonds publics, immeubles, etc. : 19,1 - 19,1

Passif

Capital et réserves : 92,3 - 92,3

Billets en circulation : 976,4 - 1.295,0

Comptes courants Trésor : 19,1 - 32,9

Comptes courants particuliers : 67,2 - 189,5

Divers : 5,5 - 8,4

On notera dans ces chiffres la réduction de l'encaisse-argent, les remboursements se faisant, avant la guerre, exclusivement en pièces de 5 francs. L'encaisse-or avait même légèrement augmenté, par la réalisation d'une partie du portefeuille étranger. D'autre part, on notera le gonflement du portefeuille commercial de plus de 400 millions, résultant du réescompte du papier présenté par les banques. La circulation des billets ne s'accrut cependant que de 325 millions en chiffres ronds. Par esprit de prévoyance, les banques avaient demandé des réescomptes au delà de leurs besoins immédiats, d'où accroissement non seulement des billets en circulation, mais encore des comptes courants particuliers (qui comprennent surtout les avoirs des banques ordinaires à l'Institut d'émission).

La panique des déposants fit apparaître aux banques de la capitale l'utilité d'unir leurs efforts, car, vu l'état des esprits, la faillite d'un seul établissement pouvait provoquer un affolement général et l'effondrement de tout le système bancaire. Aussi, après de rapides négociations, les banques décidèrent-elles, le 3 août, la constitution d'un consortium des banques bruxelloises au capital de 100 millions. La Banque Nationale consentit d'escompter son papier à concurrence de 400 millions moyennant le dépôt de garanties en titres.

Mais le 4 août la Belgique était entraînée dans la tourmente et le Gouvernement faisait proclamer le moratorium des effets de commerce et des dépôts en banque. Les banques ne durent donc pas recourir au consortium ; (page 114) cependant son comité directeur continua de se réunir et constitua pendant toute la guerre un organisme de direction et de coordination pour tous les problèmes généraux touchant l'activité des banques.

Enfin, c'est en cette même journée du 4 août que fut prise la mesure la plus importante au point de vue financier : suspension de la convertibilité des billets et cours forcé. En outre la Banque Nationale portait son taux à 7 p. c. et commençait l'émission des billets de 5 francs.

Cet ensemble de mesures coïncidait avec la violation du territoire. On sait la suite des événements. La résistance des troupes belges est brisée par un ennemi supérieur en nombre et en armements ; la vague de l'invasion déferle sur le pays, le 20 août la capitale est occupée, le 9 octobre Anvers tombe son tour et la résistance se concentre sur un lambeau du sol national.

Inutile de rappeler ici en détail ce que fut la vie économique de la Belgique pendant la guerre. Toute la grande industrie fut arrêtée, à l'exception des charbonnages qui maintinrent une certaine activité. Dans la moyenne et la petite industrie même, la plupart des entreprises furent réduites à l'inactivité et le marasme alla s'accentuant à mesure que la consommation et, surtout, les réquisitions de l'occupant épuisèrent les stocks de matières premières. L'agriculture et quelques industries alimentaires seules restèrent actives.

Pour la première fois dans l'histoire, un pays puissamment industrialisé, travaillant en grande partie pour l'exportation, voyait tout son riche outillage arrêté et ses relations avec l'extérieur presque complètement coupées.

Notre marché financier, auparavant d'une activité intense, si intimement mêlé au mouvement international, fut naturellement complètement désorganisé.

Nous verrons cependant qu'il allait reprendre graduellement son activité, mais dans des conditions bien changées.

2. La situation monétaire

Dans les chapitres précédents de cette étude nous avons pu négliger la question monétaire. Depuis la création de la Banque Nationale, notre régime monétaire s'était développé dans des conditions relativement normales. Sans doute, durant les dernières années d'avant-guerre, son fonctionnement soulevait certains problèmes, qui toutefois n'exerçaient pas de répercussions sur le marché financier. En revanche, dans ce chapitre et plus particulièrement dans le suivant, consacrés à la guerre et à la restauration, le problème monétaire va dominer toute l'évolution du marché financier.

Nous avons dit plus haut comment la panique et l'invasion du territoire amenèrent d'une part l'accroissement de la circulation de la Banque Nationale, d'autre part la proclamation du cours forcé.

On se souvient sans doute que, transgressant les règles du droit international sur l'inviolabilité de la propriété privée, les troupes allemandes d'invasion saisissaient partout sur leur passage l'encaisse des agences de la Banque Nationale. A cette nouvelle, celle-ci s'empressa d'expédier à Anvers d'abord, à Londres ensuite, toutes ses valeurs et les clichés à fabriquer les billets. En représaille, les autorités allemandes privèrent la Banque Nationale de son droit d'émission. Pour éviter la création d'un organisme purement allemand, la Société Générale, on ne l'a pas oublié, consentit finalement à reprendre une tradition ancienne et à redevenir la banque d'émission du pays. On n'ignore pas non plus que ce département d'émission ne fut qu'une pure fiction ; il ne fonctionnait en fait que pour le compte et avec le consentement de la Banque Nationale, qui dès le lendemain de l'armistice reprit tout son actif et son passif.

La première tâche du Département d'émission a été de fournir aux provinces belges les moyens nécessaires pour le paiement de la contribution de guerre de 480 millions, imposée par l'occupant.

Lorsqu'une deuxième contribution d'un montant identique fut imposée, en novembre 1915, la Banque Nationale refusa une nouvelle intervention du Département spécial. Les banques privées furent alors obligées de fournir aux provinces les ressources nécessaires pour financer les douze mensualités de 40 millions. La charge fut répartie entre septante-six établissements, de Bruxelles et de la province. Il en fut de même des contributions qui suivirent (page 115) et qui passèrent de 40 à 50 et puis à 60 millions par mors.

Pour échapper à la mise sous séquestre des banques - ce qui aurait amené la mainmise de l'occupant sur toute l'organisation industrielle, sans éviter le paiement de la contribution, - la Banque Nationale consentit à escompter en cas de besoin ces établissements, par l'entremise du Département d'émission, des effets de commerce dont une signature pourrait être remplacée par des bons interprovinciaux.

En fait cependant, les banques n'utilisèrent cette faculté que dans une mesure restreinte. On s'en rendra compte par les chiffres des escomptes du Département d'émission de la Société Générale, qu'on trouvera plus loin. L'abondance des disponibilités, dont nous reparlerons, permit aux banques de financer les provinces à l'aide de leurs dépôts, en outre cette même raison leur permit de replacer dans le public une partie des bons émis par les provinces.

Avant de caractériser par quelques chiffres le développement de la circulation fiduciaire pendant la guerre, rappelons que l'arrêté du Gouverneur général allemand du 3 octobre 1914, imposa en Belgique le cours forcé du mark, au cours de fr. 1,25 « au moins. » Ainsi il y eut donc trois billets de banque en circulation : celui de la Banque Nationale, celui du Département d'émission de la Société Générale et enfin le mark.

Nous avons vu plus haut comment, entre le 23 juillet et le 6 août, l'émission de la Banque passa de 976 à 1.295 millions. Malgré la proclamation du moratorium, la Banque dut cependant continuer ses émissions afin de permettre aux banques de faire les remboursements nécessaires, notamment pour les paiements des salaires. Au début de novembre sa circulation atteignait en chiffres ronds 1.600.000 millions. (Note de bas de page : Après l'expédition de l'encaisse et des clichés à Anvers, la Banque fit imprimer avec des clichés de fortune des billets spéciaux représentant le montant de ses dépôts (200 millions environ) et qui portaient l'inscription « Comptes courants. » Cette émission portait entre autres des coupures d'un et de deux francs.)

Nous avons dit aussi comment vers la fin de 1914 la Banque céda - en apparence du moins - ses fonctions d'institut d'émission, au Département spécial de la Société Générale. La Banque Nationale suspendit donc ses émissions. Bien plus, sa circulation alla même se contractant, les banques ordinaires remboursant graduellement une partie de leurs dettes envers l'Institut central. Au 30 juin 1918, son émission ne s'élevait plus qu'à 1.267 millions.

Mais en revanche l'émission du Département spécial de la Société Générale prit une grande extension. Voici un tableau renseignant les situations successives de ce département jusqu'au moment de sa liquidation (en millions de francs : successivement 31 décembre 1915 - 1916 - 1917 - 1918) :

Actif

Monnaies métalliques : 3,0 - 3,0 - 3,0 - 14,8 (pour ce dernier chiffre avec les monnaies allemandes)

Monnaies allemandes : 164,1 - 25,6 - 33,8 - 14,8 (pour ce dernier chiffre avec les monnaies métalliques)

Avoir à l'étranger : 8,8 - 322,3 - 522,7 - 1.230,6

Prêts sur avoir à l'étranger : 44,3 - 81,4 - 93,0 - 100,0

Avances aux provinces belges : 480,0 - 480,0 - 480,0 - 480,0

Effets sur la Belgique : 54,4 - 59,7 -121 ;0 -86

Divers : 14,7 - 18,0 - 31,0 -42

Passif

Billets en circulation : 609,2 - 850,0 - 1.116,1 - 1.526

Comptes courants : 151,4 - 115,6 - 129,9 - 379

Divers : 9,1 - 24,1 - 38,8 -50

L'examen de ce tableau permet de constater que la contrepartie des billets émis était représentée surtout par le poste « avoir à l'étranger ». Par ce terme, il faut comprendre la créance sur les banques allemandes résultant de l'enlèvement des marks, un des épisodes célèbres de l'occupation allemande.

Les nombreuses réquisitions et les achats allemands ont inondé le pays de marks, dont une partie afflua vers les banques et, par leur entremise, vers la Banque Nationale et le Département d'émission de la Société Générale. En 1916, les marks se trouvant dans les caisses de ces deux banques furent enlevés de force par le pouvoir occupant et portés à leur crédit, dans les banques allemandes. Après ce premier enlèvement d'autres suivirent à des intervalles plus ou moins réguliers.

Ces saisies répétées ne suffisent pas à elles seules à expliquer le gonflement de l'émission de la Société Générale. Il faut mentionner un autre acte arbitraire de l'autorité allemande, beaucoup moins connu celui-là. Nous avons (page 116) rappelé plus haut la contribution de guerre imposée aux provinces belges, qui passa de 40 à 50 et à 60 millions de francs par mois et qui, depuis la fin 1915, était payée par les banques privées. Ces paiements se faisaient en marks. Mais ensuite l’autorité allemande exigea que les 60 millions remis chaque mois fussent échangés contre des billets de la Société Générale. Les marks entrés ainsi au Département d'émission étaient saisis quelques jours plus tard. La contribution de guerre était donc payée deux fois, tandis que l'émission du Département spécial prenait des proportions démesurées.

Ainsi donc, tandis qu'à la veille de la guerre la circulation de la Banque Nationale était d'un milliard environ, l'émission de billets belges au moment de l'armistice s'élevait globalement à 2 3/4 de milliards (1,5 milliard pour le Département spécial, 1 1/4 pour la Banque Nationale).

C'est à dessein que, pour le moment de l'armistice, nous parlons de l'émission et non de la circulation des billets belges. Tous ceux qui vécurent dans la Belgique occupée savent que les billets de la Société Générale circulaient fort peu et qu'on voyait plus rarement encore ceux de la Banque Nationale. La circulation effective se composait presque exclusivement de marks, les billets belges étant thésaurisés dès leur émission. Pendant toute la durée de la guerre les billets belges, surtout ceux de la Banque Nationale, jouirent d'une légère prime vis-à-vis du mark.

Bien qu'on ait tenté plusieurs fois de le faire, il est impossible d'estimer avec quelque précision le montant des marks qui circulaient en Belgique à la veille de l'armistice. Il était certainement très élevé et atteignait quelques milliards. De sorte qu'il y avait pendant la guerre déjà une inflation de la circulation résultant non pas autant de l'émission de billets belges, qui étaient thésaurisés et qui constituaient une inflation potentielle, que de la saturation de la circulation par les marks.

On sait combien cette inflation, jointe à l'épuisement des stocks, aux réquisitions, etc., fit hausser d'une manière vertigineuse le prix de la vie. Mais on ne peut déterminer son influence sur le change. Par suite du cours forcé du mark au taux fixe de fr. 1,25 et du contrôle de toutes les opérations bancaires, le change du franc belge était solidaire de celui du mark (abstraction faite de la légère prime du billet belge). En somme, pendant toute la durée de l'occupation il n'y eut guère de cours du change belge proprement dit.

3. Le marché financier

L'inflation dont nous venons de parler a donc déterminé une grande abondance des disponibilités monétaires. Il faut y ajouter un autre facteur : la liquidation des stocks et l'arrêt de l'activité économique.

A mesure que la guerre se prolongeait, les industriels et surtout les commerçants voyaient leurs stocks s'épuiser, sans avoir le pouvoir de les reconstituer. De même les agriculteurs vendaient très cher leurs produits mais, le plus souvent, ne pouvaient faire des investissements nouveaux. Non seulement il ne leur était pas possible d'accroître leur capital d'exploitation (achat d'outillage, p. ex.) mais encore ils voyaient celui-ci se réduire : diminution du cheptel, épuisement du sol par manque d'engrais, etc.

Toute une partie de la population voyait ainsi son capital réel remplacé, en partie du moins, par des disponibilités monétaires. Les investissements industriels et agricoles étant impossibles, la bâtisse étant arrêtée, ces disponibilités devaient ou constituer des dépôts en banque, ou servir à des achats de titres.

Aussi constatons-nous que, pendant la guerre, parallèlement au gonflement de la circulation des billets, se produit un accroissement constant des dépôts. Pour nous rendre compte de l'influence de la guerre sur la situation bancaire, nous avons choisi dix-huit établissements de crédit (ceux dont le capital versé et la réserve atteignaient au moins 10 millions) et avons totalisé leurs bilans à la fin de 1913 et à la fin de 1918. (Note de bas de page. Ces dix-huit établissements sont : Société Générale, Banque de Banque d 'Outremer, Caisse de Reports, Banque de Bruxelles, Banque d'Anvers, Banque de Crédit, Banque Centrale Anversoise, Crédit Général Banque Liégeoise, Générale Belge, Banque de Gand, Banque de Flandre, Banque de l'Union Anversoise, Banque de Crédit Commercial, Crédit Général de Belgique, Banque Générale de Liége.)

page 117) Les résultats sont exposés dans le tableau suivant (en millions de francs, successivement : fin 1913 - fin 1918)

Actif

Encaisse et avoir à la Banque Nationale : 109 - 558

Portefeuille effets : 578 -214

Comptes courants débiteurs : 736 - 1.065

Actions, obligations et participations : 424 - 441

Fonds publics : 190 - 1.017

Avances diverses = 355- 371

Immeubles : 40 - 46

TOTAL : 2.432 - 3.712

Passif

Capital versé et réserves : 550 - 602

Créditeurs : 1.835 - 3.082

Bénéfice : 47 - 28

TOTAL : 2.432 - 3.712

L'accroissement du poste « créditeurs » au passif, poste qui comprend les dépôts et, dans une mesure beaucoup moindre les obligations, est particulièrement frappant. Les moyens d'action des banques s'accrurent donc de 1914 à 1918 de plus de 50 p. c. (Note de bas de page : L’accroissement des dépôts permit aux banques de renoncer d’elles-mêmes, dès 1915, au bénéfice du moratorium. La liquidation générale du moratorium, décrétée en 1916 par les autorités allemandes, se fit sans difficulté.)

Quel usage les banques faisaient-elles de ces ressources accrues ? Les chiffres qui précèdent montrent que leur portefeuille-effets non seulement ne s'accrut point, mais qu'il se réduisit de plus de moitié. (Note de bas de page : Accrues nominalement du moins, puisque le pouvoir d’achat de l’unité monétaire avait considérablement baissé.)

En effet, on peut dire que pendant la guerre il n'y eut plus d'opérations d'escompte. La matière escomptable disparut, puisque les transactions commerciales - qui portaient principalement sur les denrées et le charbon - se faisaient exclusivement au comptant. En outre, comme nous l'avons dit plus haut, bien des commerçants réalisaient leurs stocks sans pouvoir les reconstituer, ou bien les réalisaient dans des conditions telles qu'il leur était possible de les reconstituer, en partie du moins, exclusivement à l’aide des bénéfices. Toujours est-il qu’ils purent rembourser leurs dettes ; d'où la réduction du portefeuille-escompte.

En revanche, nous constatons un léger accroissement des comptes courants débiteurs. C'est que ceux-ci représentent moins les créances sur des commerçants que sur des industries. Or, si quelques rares entreprises se maintinrent en activité, la plupart durent chômer sans pouvoir supprimer leurs frais généraux (entretien du matériel, surveillance, traitements ou allocations au personnel, etc., etc.), de sorte que bien des entreprises industrielles durent augmenter leur dette en banque. En outre, le poste » débiteurs » comprend des avances faites à divers organismes non industriels, entre autres à des administrations publiques. Cependant les avances aux administrations publiques sont comprises surtout dans le poste de l'actif qui fait ressortir l'augmentation la plus sensible, à savoir les fonds publics.

Nous avons dit qu'après la première contribution de guerre, payée par le Département d'émission, les autres contributions imposées aux provinces (2 milliards environ) furent payées par les banques privées, y compris la Société Générale en tant que distincte du Département d'émission. Outre ces avances sur bons interprovinciaux, les banques firent des avances aux provinces et surtout aux communes dont les dépenses s'étaient développées, tandis que les recettes diminuaient.

Les banques, il est vrai, replacèrent dans le public une partie des obligations provinciales et communales, mais le tableau ci-dessus montre qu'il leur en est resté. C'était d'ailleurs leur seul moyen de placement. Nous avons vu plus haut la disparition du Crédit commercial. Nous allons voir qu'il n'y eut plus d'affaires nouvelles ou guère. Seuls les emprunts des provinces et des communes pouvaient donc absorber les disponibilités nouvelles.

Ceci nous amène précisément à envisager l'activité du marché des capitaux à long terme. Nous avons vu dans le chapitre précédent comment, avant la guerre, les sociétés anonymes se multipliaient rapidement. Rappelons que pendant les quatre années qui précédèrent la guerre, la Belgique vît naitre environ 1.400 sociétés anonymes ! Or, pendant la période de même durée, 1914-1918, on en créa en tout 143. Encore (page 118) pour 115 d'entre elles le capital ne dépassait-il pas 500.000 francs ; il ne dépassait même pas 100.000 francs pour 58 sociétés.

D'autre part, en dehors de quelques augmentations de capital, dont nous reparlerons plus loin, il n'y eut comme appel à l'épargne publique, que des émissions d'obligations. Abstraction faite des émissions du Crédit communal, les emprunts émis pendant la guerre par les sociétés anonymes s'élevèrent, en chiffres ronds, à 350 millions. Il s'agissait principalement d'obligations à court terme (souvent désignées comme bons de caisse) remboursables à des époques variant entre cinq et dix années.

Tout ceci nous montre combien furent minimes les demandes de capitaux pour l'industrie. Ces chiffres ne sont que le reflet financier de l'arrêt complet de l'activité industrielle et commerciale,

En revanche, une autre catégorie d'émissions prit une grande extension pendant la guerre, ce sont les emprunts des provinces et des communes. Les bons émis par les provinces pour le paiement des contributions de guerre s'élevèrent, en chiffres ronds, à 2.350.000. Nous avons dit que sur ce chiffre, 480 millions furent fournis par le Département d'émission de la Société Générale au moyen d'une émission de billets. Le reste fut fourni par les banques privées et le marché.

D'autre part, du 1er août 1914 au 31 décembre 1918, les communes empruntèrent, par l'entremise du Crédit communal, 600 millions. Elles empruntèrent en outre 450 millions environ, sans l'intervention du Crédit communal, principalement par l'entremise de leurs banquiers.

Ainsi donc les disponibilités abondantes dont nous avons parlé plus haut affluèrent principalement vers les emprunts provinciaux et communaux.

Cette même abondance des disponibilités n'a pu rester sans influence sur la bourse. Rappelons d'abord les conditions dans lesquelles les opérations boursières se poursuivirent pendant l'occupation. Nous avons dit que la Bourse de Bruxelles fut fermée fin juillet 1914 en même temps que la plupart des bourses européennes.

Dès les derniers mois de 1914, des négociations de valeurs recommencèrent. Dans les cafés des environs de la Bourse où se réunissaient des marchands et des spéculateurs de tout genre et où l'on vendait du café, des pommes de terre ou du savon, on vendait et on achetait quelques valeurs, notamment des lots de villes. Assez rapidement, les négociations de valeurs se concentrèrent au « Café Central » où se réunissaient quelques agents de change ainsi qu'un certain nombre de non-professionnels, d'une moralité souvent fort douteuse.

Dans le courant de 1915 les négociations se développèrent et le nombre de professionnels ou de non-professionnels fréquentant le « Café Central » s'accrut. A la fin de cette année, le marché des valeurs fut transféré au « Café Sesino », dont le premier étage lui fut exclusivement réservé.

Là aussi le marché fut absolument libre en ce sens que n'importe qui y avait accès moyennant un droit d'entrée. Il n'y avait pas de cote régulière, mais les cours étaient publiés par les deux ou trois journaux qui paraissaient à Bruxelles.

Par suite de l'abondance des disponibilités et de l'absence de toute affaire nouvelle, les transactions se développaient constamment, ainsi que le nombre des agents réguliers et des spéculateurs de tout acabit fréquentant le « Sesino. » L'encombrement du local amena en septembre 1917 un nouveau déplacement du marché, qui s'installa dans une ancienne salle de danse, le « Palais de Glace.3

Cette fois-ci la location se fit pour le compte de la corporation des agents de change ; il ne semble pas cependant que les éléments non professionnels aient été complètement éliminés.

Vers cette époque, tous les agents de change anciens ou presque, avaient repris leur activité ; le marché reçut une certaine organisation et une cote plus ou moins régulière fut établie.

Au début de 1918,1e pouvoir occupant exigea la réintégration du Palais de la Bourse et la réouverture du marché officiel. Le pouvoir communal s'y opposa. Après de longues négociations, les agents purent réoccuper le local communal mais sans l'intervention de la Ville. Le marché porta donc toujours un caractère officieux ; cependant, cette fois-ci, seuls les agents de change régulièrement inscrits en 1914 furent admis et les éléments non professionnels furent écartés.

(page 119) L'intensité des transactions allait s'accentuant constamment ; en 1917 et 1918 elle dépassa même souvent l'ampleur des transactions d'avant-guerre.

Les pires abus furent commis à cette bourse libre, surtout à l'époque du « Café Sesino. » Le marché, sans aucun contrôle, était envahi par des éléments particulièrement indésirables. La publicité faisait défaut ; une clientèle nouvelle, les portefeuilles bourrés de marks, se porta vers la bourse. Il y eut, sur certaines valeurs, des mouvements tout à fait fantaisistes, des hausses et des baisses de quelques centaines de points, en peu de jours et sans raison aucune.

Abstraction faite de mouvements particulièrement désordonnés, on peut dire que dans l'ensemble la bourse fut constamment orientée vers la hausse, surtout depuis 1916. Le mouvement porta tout spécialement sur les valeurs charbonnières et coloniales, ainsi que sur la plupart des titres étrangers.


L'esquisse du marché financier belge pendant l'occupation serait incomplète si nous ne faisions allusion aux préparatifs faits en vue de l'après-guerre. Ceux qui vécurent alors en Belgique se souviennent de cet état psychologique bien particulier de toute une population vivant bien plus dans l'avenir que dans le présent. Si, pour la masse du public, cet état d'esprit se traduisait seulement par l'attente de la libération et de jours meilleurs, il s'exprimait dans les milieux d'affaires comme dans le monde politique et intellectuel, par l'élaboration de plans et de projets pour l'après-guerre : projet de reconstitution tant pour les entreprises déterminées que pour des branches entières, projets de réformes dans le domaine économique, politique, social, etc.

Dans le domaine bancaire, l'attente de l'après-guerre se traduisit, notamment outre la préparation de projets divers, par toute une série d'augmentations du capital. Si celles-ci s'expliquaient en partie par le désir de profiter de l'abondance des disponibilités et de mettre le capital en rapport avec les dépôts accrus, il faut y voir cependant avant tout l'intention de renforcer ses positions pour la reprise d'après-guerre.

Sans vouloir faire une énumération complète, signalons seulement que, dans le courant de 1917, la Banque Générale de Liége portait son capital de 10 à 20 millions, la Banque centrale de la Sambre et la Banque du Hainaut de 5 à 10 millions ; toutes trois étaient filiales de la Société Générale. La même année, la Banque Liégeoise portait son capital de 15 à 23 (avec l'intervention de la Banque de Bruxelles) et le Comptoir du Centre de 5 à 10 millions. En 1918 la Banque de Bruxelles - qui en 1917 déjà avait porté son capital de 40 à 51,5 millions, pour absorber la Banque Internationale - décidait de doubler ses ressources propres en portant le capital à 103 millions. La Société Générale elle aussi doublait son capital proprement dit, porté à 62 millions, et son capital représenté par les parts de réserve, porté à 140 millions. La même année augmentèrent leur capital : la Banque de Charleroi, le Crédit Central du Hainaut, la Banque Générale du Centre, le Crédit Tirlemontois, le Crédit Commercial d'Anvers, etc. Quelques-unes de ces augmentations, décidées dans les semaines qui précédèrent l'armistice, ne furent réalisées qu'après la libération du territoire.

Dans le même ordre d'idées, il faut signaler en 1918, l'augmentation du capital de quelques trusts, notamment les Chemins de fer secondaires. A signaler aussi la création en 1917 de l'Union Financière et Industrielle Liégeoise, au capital de 10 millions, représenté par 20 mille actions, dont 9.880 furent souscrites par la Société Générale, 5.850 par la Banque Générale de Liége et 3.860 par la Banque Nagelmakers.

Enfin, comme préparatifs en prévision de la fin de hostilités, il faut signaler encore qu'un certain nombre de sociétés procédèrent à l'unification des titres représentant leur capital, notamment la Banque d'Outremer, le Crédit Général de Belgique, la Compagnie des Chemins de fer secondaires et quelques autres.

Pour comprendre les motifs de cette unification, il faut se souvenir qu'un grand nombre de sociétés belges avaient lors de leur fondation créé des parts de fondateurs ou d'autres titres de second rang, en stipulant le plus souvent que leur nombre ne pourrait être augmenté dans la suite, titres qui généralement avaient droit à une partie du superbénéfice, - souvent la (page 120) moitié - après allocation d'un premier dividende fixe aux actions de capital. En conséquence tout accroissement des bénéfices résultant d'une augmentation de capital profitait surtout aux parts de fondateur. Aussi arrivait-il que les projets d'augmentation de capital se heurtassent à de sérieuses difficultés. Il faut ajouter aussi que la part de fondateur avait fini par être déconsidérée par suite de son caractère essentiellement spéculatif, d'autant plus que ses variations désordonnées peuvent réagir sur le crédit de la société, considération importante surtout pour une banque.

Aussi plusieurs sociétés réalisèrent-elles pendant la guerre une transformation de leur capital, en le faisant représenter par une seule catégorie de titres, transformation qui n'alla pas toujours sans difficultés, les porteurs de chaque catégorie de titres estimant parfois être lésés au profit de l'autre.


S'il fallait tirer de ce chapitre une conclusion générale, on pourrait dire que l'étude du marché financier belge pendant la guerre donne une image particulièrement nette et frappante d'un pays épuisé, réduit à l'inaction et en même temps submergé par un flot de papier-monnaie. A n'envisager que les chiffres de la situation financière, on serait tenté de conclure à une situation favorable : abondance des disponibilités, accroissement des dépôts en banque, modération du taux d'intérêt, hausse de la plupart des cours en bourse.

Mais ce n'était là que les apparences. En réalité, l'abondance des liquidités ne faisait que refléter la disparition des stocks et l'absence des investissements nouveaux. Le pays se vidait de sa substance, les biens réels disparaissaient et étaient remplacés par des documents de créance : billets, dépôts, fonds provinciaux et communaux.

Aussi, au lendemain de l'armistice, le pays était-il appauvri de tout l'outillage détruit et de tous les stocks enlevés ou consommés. Les nombreux dépôts, les billets de banque, les fonds publics n'étaient en rien un correctif à cet appauvrissement.