(Paru en 1926 à Bruxelles, chez Maurice Lamertin)
(page 57 La Révolution de 1830 provoqua, on le sait, une crise économique profonde. Le marché financier fut naturellement le premier à se ressentir de l'instabilité politique et sociale et de la méfiance générale. Le crédit se restreignit. le gouvernement provisoire dut proclamer un moratorium pour les effets de commerce. Le public rechercha les espèces métalliques et la circulation des billets de la Société Générale se réduisit considérablement. Pendant le mois le plus tragique de la Révolution - en septembre 1830 - elle se vit obligée de suspendre la convertibilité de ses billets.
(page 58) La circulation des billets qui, en juin 1830, était de 3,2 millions de francs, n'atteignait plus à la fin de l'année que 2.1 millions
De plus, tout l'avoir de la Société Générale en Hollande fut bloqué, et le moratorium ainsi que la baisse des fonds d'Etat l'empêchèrent de réaliser aucun élément de son actif en Belgique. Aussi semble-t-elle avoir suspendu complètement ses escomptes. Une indication sur les difficultés traversées par la Société nous est fournie par correspondance avec le Gouvernement provisoire. Celui-ci prit l’engagement de ne pas toucher à l’encaisse laissée par le gouvernement précédent, mais il priait en même temps la Société lui faire les avances nécessaires. Le 30 septembre 1830, la Société Générale répond qu'elle espère que les avances à faire « ne dépasseront pas les ressources modiques et chaque jour entamées » dont elle dispose. Le 2 octobre, la Société faisait savoir au gouvernement qu’elle lui ouvrait un crédit de 200,000 florins, mais qu’elle le priait « de la manière la plus pressante de ne disposer dur cette avance que pour les dépenses les plus réellement urgentes. à cause de la pénurie extrême où se trouvait la Société » (premier rapport Fallon, pp. 10 et suivantes).
Malheureusement nos renseignements sur l'époque de la Révolution sont particulièrement insuffisants.
(page 39) La crise économique s'atténua cependant peu à peu. A mesure que la situation politique et sociale du nouvel Etat se stabilisait et que les craintes d'une conflagration européenne s’éloignaient. la confiance renaissait. Les énergies se réveillaient, plus vives et plus libres qu’auparavant. Le groupement des capitaux, entravé auparavant par les obstacles administratifs et les formalités multiples imposés aux sociétés anonymes, put prendre de vastes proportions : pendant quelques années, la constitution des sociétés ne rencontra à peu près aucun obstacle sérieux (cf. infra). Un facteur capital vint renforcer et stimuler le développement industriel : la construction des lignes ferroviaires.
Aussi assistons-nous en Belgique, en 1834-1838, à une grande extension de l'activité économique. C'est l'époque où la grande industrie moderne s'y implante définitivement. C’est une période d'essor industriel vraiment caractérisé.
Quelques indications pour illustrer cette expansion industrielle, dans laquelle - comme nous le verrons - les banques jouèrent un rôle considérable.
Au commencement de 1830, il existait en Belgique 354 machines à vapeur représentant une force matrice de 11,300 HP en chiffres ronds. De 1830 à 1833, leur nombre s'est accru de 125, avec une puissance de 2.750 HP. Par contre, de 1834 1838, leur nombre s'est accru de 465. dont la puissance atteignait 11,350 HP. Il faut y ajouter (page 60) en outre 122 locomotives - inconnues avant 1834 - représentant une puissance de 6,053 HP. Ces chiffres à eux seuls suffiraient à prouver l'importance de l’expansion industrielle de cette époque.
La production de la houille passa, entre 1815 et 1829, de 1 ,5 à 2 millions de tonnes. Après 1830, la production fléchit et ne retrouve son niveau antérieur que vers 1833-1834. Depuis lors, l'augmentation fut rapide, et en 1838, l'extraction atteignit 3.260.000 tonnes
Pendant cette période, la métallurgie fit des progrès particulièrement remarquables.
La création des chemins de fer et l’expansion du machinisme firent prévoir un besoin grandissant de produits métallurgiques. Aussi une véritable fièvre s'empara-t-elle de cette branche de l'industrie. Partout l'on creusait le sol pour augmenter la production de minerais de fer, dont le prix montait sans cesse. On édifiait des hauts fourneaux nouveaux au coke, on rallumait des hauts fourneaux au bois qu'on avait laissé éteindre après 1830. On créait des forges, des affineries, des laminoirs.
« Il serait difficile, sans en avoir été témoin, disait un journal de Charleroi en 1836, de se faire une idée de l’ardeur qui préside à l'exploration et à la fouille des mines [dans une grande partie du Hainaut]. Partout on étudie, on analyse la nature du sol, on scrute les veines ferrugineuses ; partout, si on ne le fait déjà, on se prépare à extraire des quantités considérables de minerai. Toute cette partie de terre ne sera, pour ainsi dire, bientôt plus exploitée que par des mineurs. »
(page 61) « Par suite du mouvement industriel de 1836, écrivait un autre contemporain (Briavoinne, op. cit., t. II, p. 289), les prix des minerais s'élevèrent à des taux ridicules ; on craignit de manquer de mines de fer pour l'alimentation des fourneaux déjà activés ; et l'on voyait combien était grand le nombre de ceux en construction, ou en projet. Il se passa alors des choses fabuleuses. Des ouvriers mineurs qui n'avaient jamais connu que des journées de 1 fr. 50 à 2 francs, gagnèrent jusqu'à 12, 15 et même 20 francs en un seul jour. Tel minerai qui précédemment ne coûtait que 8 à 10 francs les 1000 kilog., tout lavé, en valut 16 et 20. Dans le Hainaut, les maîtres de forges payèrent 30 et 35 francs les kilos lavés, mais le transport à leur charge. »
Les statistiques de la production des minerais antérieures à 1836 sont malheureusement fort incomplètes. mais l’accroissement ressort suffisamment des citations que nous venons de faire.
Cette recherche fiévreuse de minerais s'expliquait par (page 62) la construction de nombreux hauts fourneaux. Au lendemain de la Révolution de 1830, la Belgique comptait 10 hauts fourneaux au coke ; en 1838, il y en avait 47, sans parler d'un nombre assez important de hauts fourneaux en construction Dans la province de Hainaut, la seule pour laquelle nous ayons des chiffres remontant assez haut, la production de fonte passa de 6.600 tonnes en 1831, à 29,000 en 1834, et 53,000 tonnes en 1840, l'augmentation étant due presque exclusivement à la production de fonte au coke.
La même extension se constatait dans les autres branches de la métallurgie (forges, laminoirs, etc.), mais ce que nous avons dit suffit pour caractériser l'activité fiévreuse de cette industrie, celle qui à cette époque commençait à donner le ton à la Belgique industrielle.
Les premiers progrès marquants de l’industrie des constructions mécaniques datent également de la même époque. Les deux entreprises de quelque envergure (Cockerill et Phœnix de Gand), antérieures à 1830, furent considérablement agrandies. D'autres, très peu importantes auparavant, prirent une extension sérieuse (Saint-Léonard à Liége. Couillet, etc.)
L’accroissement du nombre des machines à vapeur et des locomotives, dont nous avons parlé plus haut, illustre suffisamment le développement de cette branche de l'industrie. Dans les autres, l'expansion n'est pas aussi rapide. Cependant. plusieurs d’entre elles font des progrès notables, (page 63) telle la verrerie, par exemple. Même dans l’industrie textile, qui dans son ensemble souffrait, depuis 1830, d'une crise chronique, nous voyons la filature mécanique faire des progrès sérieux, grâce notamment à la création de quelques sociétés.
Dans l'ensemble, on peut donc dire qu'entre 1834 et 1838, l’industrie belge manifestait une activité intense et réalisait des progrès rapides, progrès attestés par des documents nombreux, par de multiples témoignages contemporains et par l'admiration des étrangers.
Les indications que nous avons données montrent même que les progrès furent trop rapides. Les débouchés ne se développèrent pas avec la même rapidité, la hausse des prix fut trop prononcée. Aussi verrons-nous une crise économique éclater à la fin de 1838.
Nous avons à exposer maintenant l’activité financière qui accompagnait cette expansion industrielle,
Parmi les manifestations les plus importantes de la grande activité financière, qui dura jusqu'à la crise de fin 1838, nous devons signaler d'abord la création de quelques banques nouvelles et, notamment, de la Banque de Belgique, qui allait, pendant une quarantaine d'années, jouer un rôle important sur le marché financier belge.
La création de la Banque de Belgique tenait beaucoup plus aux circonstances politiques qu'aux circonstances économiques. Nous consacrerons dans la suite un chapitre (page 64) spécial aux démêlés de la Société Générale avec le gouvernement. Nous devons cependant noter, dès à présent, qu’après la Révolution, les rapports entre le Trésor et la Société furent assez tendus, pendant plusieurs années, tout particulièrement vers la fin de 1834 et le début de 1835. Il était question de retirer à la Société Générale les fonctions de caissier du Trésor : de son côté, elle annonça son intention de supprimer le service des caisses d'épargnes créées après la Révolution. Mentionnons aussi, dès à présent, que toute une partie de l'opinion publique accusait la Société Générale de sympathies orangistes.
C'est alors, vers le début de 1835, que naquit l'idée de créer un établissement bancaire rival, qui s'opposerait au monopole de la Société Générale. Plusieurs projets furent conçus à la fois, paraît-il (DE POUHON, Du crédit public en Belgique, 1844, p. 57). Mais le gouvernement ne donna son approbation qu'à celui de Ch. de Brouckère. Le 15 janvier 1835, il présentait son projet au gouvernement ; le 12 février, il recevait l’approbation royale. Le lendemain, il annonçait que la souscription pour les actions de la société à fonder était ouverte. Le 26, la société était constituée devant notaire et, le 4 mars. un arrêté royal l’approuvait.
La Banque de Belgique a donc été considérée comme une arme de guerre contre la Société Générale. Dès (page 65) l’annonce de sa création, un journal affirmait qu’ « elle a été spécialement fondée pour faire les recettes du Trésor comme caissier général » (L’Emancipation, 16 février 1835). Les fondateurs de la Banque de Belgique semblent avoir eux aussi espéré que ces fonctions lui seraient confiées, mais leurs espoirs ne se réalisèrent pas. Les rapports entre le gouvernement et la Société Générale s'améliorèrent et celle-ci conserva d'une manière continue ses fonctions de caissier du Trésor jusqu'à la création de la Banque Nationale.
(page 66) Il n'en reste pas moins qu'une vive animosité se manifesta entre les deux institutions financières, animosité qui persista fort longtemps et sur laquelle nous aurons à revenir.
Quel était le programme de la Banque de Belgique ? Il paraît que le ministre de finances aurait voulu « limiter le cercle des opérations du nouvel établissement aux affaires exclusives d’escompte et d'avances sur fonds nationaux » (DE POUHON, ibidem). C'était là une des premières manifestations de l'idée, banale actuellement, qu'une banque d'émission doit éviter le crédit industriel. Mais le ministre, bien à tort, ne persista pas dans son avis. La Banque de Belgique eut donc un programme très vaste. « La société, disait l’article 5 de ses Statuts. opère la fois comme banque de dépôt, de circulation, d'escompte et de prévoyance. Elle reçoit... les capitaux des particuliers et des associations... ElIe prête ses capitaux sur dépôt de titres de rente, obligations. fonds publics ou marchandises... ElIe achète les lettres de change, les créances exigibles, toutes les autres valeurs de portefeuille... Elle cumule les économies de l'artisan et de la classe moyenne, convertit les capitaux en rente... » L'article 6 autorisait la banque à émettre des billets de de 40, 100. 500 et 1,000 francs. pour une somme qui ne dépassera pas le capital social et sera toujours représentée dans ses caisses par des valeurs réelles. » « La société. ajoutait l'article 8, pourra étendre par la suite le cercle de ses opérations à d'autres branches de commerce... »
Le capital de la Banque était fixé à 20 millions de francs, dont la moitié à peu près fut libérée en 1835, le reste dans les deux années qui suivirent. Elle commença ses (page 67) opérations le 1er mai et joua rapidement un rôle important sur le marché financier de Bruxelles. Nous verrons dans la suite quelle fut la nature de son activité.
Pendant la période d'expansion financière 1834-1838, la Société Générale et la Banque de Belgique jouèrent un rôle prépondérant sur le marché financier. Cependant, avant d'examiner en détail la nature de leurs opérations, nous devons signaler quelques banques moins importantes créées à la même époque en province. Avant tout, il convient de mentionner la Banque Liégeoise.
La Banque Liégeoise fut créée, en 1835, par un groupe de capitalistes liégeois, parmi lesquels le banquier Nagelmakers paraît avoir joué le rôle principal. Fondée au capital nominal de 4 millions de francs, le capital souscrit ne dépassa pas, pendant toute la période envisagée ici, 3,5 millions et le capital versé, 700.000 francs.
Elle avait reçu l'autorisation d'émettre des billets « à concurrence des trois quarts du capital social ». Elle pouvait, en vertu de ses statuts, faire des prêts sur hypothèque ou sur autres garanties, réunir des dépôts et créer une caisse d'épargne. C'était tout. Les statuts lui interdisaient formellement de faire de l'escompte, disposition tout à fait étrange pour une banque émettant des billets ! Il est vrai que parvenue, la première année. à mettre en circulation des billets pour une somme de 43,000 francs (solde au bilan du 31 décembre 1836), elle ne put, les années suivantes, en maintenir en circulation que pour une somme ne dépassant pas 1,000 francs. Sa circulation n'acquit quelque importance qu'à partir de 1850. Pour la période envisagée ici, la Banque Liégeoise ne compte donc pas en tant que banque d'émission. Ses opérations consistaient surtout à émettre des obligations, à recevoir des dépôts, principalement par sa caisse d'épargne, et faire des prêts sur hypothèque, sur valeurs ou en compte courant.
Si la Banque Liégeoise devait devenir la principale banque des provinces orientales de la Belgique, le même rôle incombait à la Banque des Flandres pour les provinces (page 68) occidentales. Elle fut créée après la période d'expansion étudiée dans ce chapitre ; aussi en parlerons-nous plus tard.
Deux autres banques furent créées à Anvers. La Banque Commerciale d’Anvers et la Banque d’Industrie. Leur rôle ne fut guère important, aussi en ajournerons-nous l’étude à un chapitre ultérieur. Contentons-nous aussi de mentionner, pour y revenir dans la suite, la création, en 1835, de trois banques de crédit foncier (infra chapitre VIIII, paragraphe 4). Pour le moment notre attention doit se concentrer sur les deux grandes banques de Bruxelles, qui dominèrent le marché financier et dont l'activité présente des traits particulièrement Intéressants.
Nous avons montré. dans le premier paragraphe de ce chapitre, l'importance des progrès industriels réalisés en Belgique entre 1834 et 1838. C'est à cette époque que se produisit la révolution industrielle qui implanta définitivement la grande industrie dans notre pays. Ce bouleversement économique fut conditionné avant tout par l’extension de la société anonyme, qui attira les capitaux vers l’industrie.
Au moment de la séparation d'avec la Hollande, il existait, en Belgique. environ une quinzaine de sociétés anonymes, dont la plupart étaient des affaires d'assurances. Après la Révolution, pendant la période 1833-1839, il a été créé 151 sociétés anonymes, au capital social souscrit de 289 millions et pouvant être porté à 543 millions. Les sociétés en commandite créées pendant la même période représentaient un capital social d'environ 50 à 70 millions. En tenant compte des doubles emplois, de ce qu'une partie des titres a été placée à l'étranger, en tenant également compte de l'émission d'obligations, on peut estimer, avec Briavoinne (op. cit., t. II, pp. 223) à 350-375 millions de francs l'effort demandé au public capitaliste belge entre 1833 et 1839, somme considérable pour l'époque. dont (page 69) d'ailleurs une grande partie, comme nous le verrons, ne put être placée et constituait ce qu’on appellerait actuellement un « flottant. »
A la tête de ce mouvement d'expansion industrielle se trouvaient la Société Générale et sa jeune adversaire la Banque de Belgique.
L'initiative de la création des sociétés industrielles les plus importantes est due à ces deux institutions. Elles participèrent à la souscription de leur capital et les prirent sous leur patronage. Avant d'indiquer sur quelles branches industrielles se porta leur activité et quelles en furent les conséquences, nous devons montrer de quelle manière elles procédaient à la création des sociétés. Nous touchons ici un des aspects les plus intéressants de l’activité financière de cette époque, et qui mérite tout particulièrement d’être dégagé. La Société Générale et la Banque de Belgique n’intervenaient pas toujours directement dans la constitution des sociétés. Très souvent, elles se remettaient de cette tâche à des sociétés filiales qu'elles avaient créées, sociétés qui présentent beaucoup de parenté avec ce qu'on appelle actuellement en Belgique, - dans cette terminologie imprécise du monde des affaires, - les trusts financiers ou les banques de participation. On sait combien ce genre de sociétés s'est répandu, tant en Belgique qu'à l'étranger, et quel rôle important elles jouent dans beaucoup de branches de l'activité industrielle (transports, électricité, etc.). En réalité. il existe parmi ces sociétés des types assez nombreux. On peut, cependant, en distinguer deux principaux : d'abord les sociétés de placement (investment trusts) qui veulent surtout fournir à leurs actionnaires le moyen de diviser les risques en plaçant le capital dans des entreprises nombreuses, type assez rare en Belgique ; il y a ensuite les sociétés dont le rôle est plus actif, celles qui créent des entreprises industrielles et y restent intéressées plus ou (page 70) moins longtemps. Il y a des nuances dans les méthodes suivies par ces dernières, mais on peut cependant les englober dans la catégorie des trusts financiers (financial companies, suivant la terminologie anglaise). On attribue souvent l’introduction de ce type de société aux Anglais, qui commencèrent à en créer vers 1860. Cependant, en fait.,les deux types fonctionnaient en Belgique dès 1835.
A partir de cette époque apparurent, en Belgique, des sociétés dont le but n'était ni une exploitation industrielle ou commerciale déterminée. ni des opérations bancaires. Leurs buts étaient assez multiples et d'un ordre très général. Dans les publications de l’époque, on les classait sous la rubrique : sociétés générales. La plupart rentrent complètement, par leur activité dans les deux catégories modernes que nous venons de désigner. presque toutes ont été créées par la Société Générale ou la Banque de Belgique.
Les deux plus anciennes, la Société de Commerce et la Société nationale pour Entreprises industrielles et commerciales, furent créées, en 1835. par la Société Générale, au capital respectif de 10 et de 15 millions. Le but attribué par les statuts à la seconde de ces sociétés est particulièrement caractéristique. Il était : « A. De contribuer à la formation de toutes les entreprises utiles, en y prenant un intérêt... D. D'acheter et vendre des marchandises, concessions, rentes et autres valeurs. »
En somme. dans l'alinéa A nous trouvons la définition du trust financier moderne. C'est surtout par l'intermédiaire de ces deux sociétés que la Générale intervenait dans la création d'entreprises industrielles.
(page 71) En 1836, elle créa la Société des Capitalistes réunis dans un but de mutualité industrielle, communément connue à l'époque sous le nom de Mutualité, et qui donna lieu à tant de polémiques. Dans l’esprit des initiateurs, ce devait être une entreprise considérable ; de nos jours même. elle le paraîtrait. Elle fut créée au capital de 50 millions, pouvant être porté à 100 millions, mais dont 12 seulement furent versés au début. Les paragraphes des statuts primitifs qui réglaient le but et les opérations de la société sont très caractéristiques. En vertu de l'article 2, celle-ci avait pour objet :
1° D’offrir à l'esprit d'association de nouveaux éléments de succès, et d'attirer de plus en plus les capitaux vers les entreprises utiles :
2° De présenter aux capitalistes, par le placement du capital social dans un grand nombre d'établissements, un moyen d'assurance contre les revers que l'un de ces établissements pourrait éprouver momentanément ;
3° De procurer aux personnes qui ont fait des dépôts à la Caisse d'Epargne (voir infra) la faculté d'accroître leurs revenus, en s'intéressant. au moyen d'un faible capital, dans les associations industrielles les plus importantes...
L'article 5 précisait que la société s'intéressera dans divers établissements fondés tant à l'étranger qu'en Belgique, et qui offriront des garanties de prospérité.
Enfin, l'article 6 spécifiait : « Les placements que la société fera seront constamment réglés de manière à ce que ses capitaux soient répartis entre le plus grand nombre d'établissements, et toujours en proportion avec le capital social. »
Nous voyons là, formulée avec précision, la théorie des trusts de placement tels qu'ils fonctionnent actuellement, en Angleterre notamment.
Créée en 1836, elle n'obtint l'approbation de ses statuts, moyennant des modifications assez sensibles, qu'en 1841. (page 72) Dans les milieux gouvernementaux, on commençait déjà à s'inquiéter de l'intensité du mouvement financier. La société anonyme était encore une création exceptionnelle, on voulait mettre des limites à sa multiplication. La Mutuelle inquiétait tout particulièrement le gouvernement par son importance et par son objet qui lui paraissait vague et indéterminé (voir infra, chapitre VIII, paragraphe 5). Pourtant elle put commencer ses opérations dès sa création (à cette époque. on était encore tolérant envers les sociétés anonymes fonctionnant sans autorisations). Lorsqu’enfin elle obtint l’approbation gouvernementale, ses statuts étaient sensiblement modifiés et rétrécis, pourrait-on dire. Dans l'article 2, les premier et troisième alinéas disparurent complètement ; l'article 5, modifié, ne parlait plus d'établissements situés à l'étranger ; au contraire, on spécifiait que la Mutuelle pourrait s'intéresser exclusivement aux sociétés anonymes créées avec l'approbation du gouvernement. Par contre, les statuts nouveaux contenaient autorisation d’émettre des obligations. dont le montant fut cependant limité à 4 millions seulement, autorisation dont, du reste, la société ne fit usage que beaucoup plus tard.
La Banque de Belgique suivit, à cet égard, l'exemple de la Société Générale. En dehors de son intervention directe dans la création des entreprises industrielles, elle eut, elle aussi, recours à des filiales présentant une similitude complète avec les créations de la Société Générale. La plus importante était la Société des Actions réunies, constituée en 1837, au capital de 40 millions, dont 12 furent émis. C'était une société de placement. Elle devait constituer entre les mains de la Banque de Belgique un outil comparable à celui dont la Société Générale disposait par la Mutualité. La définition du but de la société, donnée par les statuts, est caractéristique : « L'objet de la société, disait-elle, est de procurer aux petits rentiers la possibilité de s'intéresser dans les grandes opérations industrielles et dans les fonds nationaux à des conditions très (page 73) avantageuses, d’offrir aux porteurs d actions industrielles une garantie contre les risques qu'une entreprise isolée peut présenter et contre une dépréciation sans cause réelle. » Les statuts stipulaient, en outre, que la société « n'acquerra jamais plus du quart de l'émission d’un fonds. » On était donc fort préoccupé de la division des risques.
D'après une stipulation particulièrement curieuse des statuts de la Société des Actions Réunies, 3,000 actions seulement (de 1.000 francs) pouvaient être émises immédiatement contre espèces. Les autres ne pouvaient être émises que contre l’apport d’actions de la Banque de Belgique ou de sociétés industrielles, patronnées par elle. C'était donc tout à fait l'application de l’idée formulée plus tard par les Pereire. la substitution d'un titre uniforme à la diversité des titres.
La Banque de Belgique créa également, en 1837, la Société d’Industrie luxembourgeoise, au capital de 5 millions. Son but était ainsi défini : « Elle prête ses capitaux aux industriels de la province de Luxembourg, s'associe à leurs opérations et y crée, avec l’approbation spéciale du gouvernement, des manufactures pour son propre compte. » C était, en partie, une société industrielle, en ce sens qu'elle gérait elle-même certaines entreprises lui appartenant : mais c'était surtout une société de financement qui apportait, généralement comme commanditaire, des capitaux des affaires particulières (entre autres à une maison de banque d' Arlon).
Nous avons mentionné plus haut qu'entre 1833 et 1839, il a été créé en Belgique 151 sociétés au capital souscrit de 289 millions. Les plus importantes se trouvaient sous le patronage de l'une des deux grandes banques de Bruxelles. C'est ainsi que la Société Générale, avec la (page 74) collaboration de ses deux filiales, fonda 31 au capital de plus de 102 millions. (La Mutualité y est comprise pour 12 millions). La Banque de Belgique fonda 24 sociétés au capital de 54 millions (y compris les Actions Réunies). Quelques-unes des sociétés créées alors sont devenues dans la suite des entreprises industrielles de premier ordre et ont subsisté jusqu'à nos jours, parfois sous des dénominations modifiées.
Nous avons dû insister sur le rôle des banques dans la multiplication des sociétés. parce que c'est là le fait vraiment caractéristique, riche en conséquences, de la période que nous étudions. Les banques se sont lancées dans le mouvement industriel avec une impétuosité qui parfois leur fit commettre des fautes graves. Nous aurons à y revenir. Mais il n'en reste pas moins que nous assistons là à la naissance et à I’épanouissement d'une méthode toute nouvelle alors : la participation des banques à l'expansion industrielle.
Etudions maintenant d'un peu plus près les opérations des banques pendant cette première période d'expansion financière. Comme la Société Générale et la Banque de Belgique étaient à peu près les seules à compter, nous allons présenter dans deux tableaux les postes principaux (page 75) de leurs bilans à la fin de chacune des années comprises entre 1834 et 1850, même si dans ce chapitre nous n’étudierons que les années 1834-1838.
Il ne serait pas inutile, au préalable, de rappeler que ces tableaux ne peuvent prétendre à une précision absolue. Nous l'avons dit, la Société Générale ne publiait à cette époque ni rapports, ni bilans. On ne peut étudier sa situation que par les chiffres fournis par Malou et par quelques tableaux rétrospectifs, contenus dans les rapports de 848 et de 1849. Mais comme nous l'avons indiqué, les tableaux de Malou ne sont pas d'une clarté limpide, la signification précise de quelques rubriques n’est pas indiquée, certains chiffres sont contradictoires. Sans doute était-il difficile pour Malou lui-même de déchiffrer convenablement les rapports anciens non publiés de la Société.
La Banque de Belgique, il est vrai, publiait ses bilans. Mais ils sont loin d'être clairs. En lisant attentivement les rapports présentés aux assemblées. on s'aperçoit que les dirigeants s'octroyaient la plus grande liberté dans le maniement des rubriques des bilans.
Quoi qu'il en soit et sous bénéfice des réserves qui s'imposent par l'observation que nous venons de faire, voici comment se présentait la situation de ces deux banques entre 1834 et 1850.
(pages 76 et 77) (La présente version numérisée ne reprend pas l’ensemble des années 1834 à 1850 mais uniquement celles qui sont commentées dans ce livre)
Bilans de la Société Générale (en millions de francs)
Actif
Caisse (numéraires et billets) : 1834 : 10,7 – 1838 : 23,8 – 1839 : 18,2 – 1842 : 19,8 – 1845 : 27,4 – 1848 : 23,2
Portefeuille-escomptes : 1834 : 8,8 – 1838 : 8,3 – 1839 : 7,4 – 1842 : 11,8 – 1845 : 13,0 – 1848 : 7,4
Fonds publics : 1834 : 31,6 – 1838 : 23,7 – 1839 : 18,0 – 1842 : 33,9– 1845 : 19,0 – 1848 : 10,6
Prêts et reports : 1834 : 19,8 – 1838 : 63,2 – 1839 : 74,0 – 1842 : 62,9– 1845 : 73,6 – 1848 : 50,5
Actions en obligations : 1834 : 0 - 1838 : 40,2 – 1839 : 45,7 – 1842 : 53,6– 1845 : 67,2 – 1848 : 32,7
Comptes courants divers : 1834 : 12,9 – 1838 : 58,0 – 1839 : 55,2 – 1842 : 70,5– 1845 : 57,2 – 1848 : 46,9
Comptes courants de l’Etat (solde) : 1834 : 3,7 – 1838 : 0– 1839 : 0 – 1842 : 0,6– 1845 : 0,4 – 1848 :
Passif
Actionnaires (capital et intérêts) : 1834 : 33,9 – 1838 : 65,1 – 1839 : 65,1 – 1842 : 64,7– 1845 : 64,4 – 1848 : 34,5
Réserves : 1834 : 5,3 – 1838 : 21,3 – 1839 : 22,9 – 1842 : 27,1– 1845 : 33,0 – 1848 : 30,3
Billets : 1834 : 19,6 – 1838 : 26,7 – 1839 : 20,7 – 1842 : 25,4– 1845 : 24,1 – 1848 : 40,6
Caisse d’épargne : 1834 : 14,3 – 1838 : 45,9 – 1839 : 44,6 – 1842 : 61,6– 1845 : 54,1 – 1848 : 23,4
Obligations et promesses : 1834 : 12,6 – 1838 : 19,7 – 1839 : 18,9 – 1842 : 30,4– 1845 : 48,1 – 1848 : 35,7
Comptes courants divers : 1834 : 8,5 – 1838 : 26,7 – 1839 : 20,2 – 1842 : 8,1– 1845 : 6,5 – 1848 :10,3
Comptes courants de l’Etat (solde) : 1834 : 0 – 1838 : 3,4 – 1839 :4,5 – 1842 : 0– 1845 : 8,9 – 1848 : 11,8
Fonds publics (emprunt à solder) : 1834 : 0 – 1838 : 01– 1839 : 0 – 1842 : 0– 1845 : 4,2 – 1848 : 0
Profits et pertes : 1834 : 0,8 – 1838 : 2,4 – 1839 : 1,5 – 1842 : 1,9– 1845 : 3,8 – 1848 : 0,2
(Remarque : les profits et pertes ne tiennent pas compte du bénéfice exceptionnel de 7,2 millions de francs sur les domaines (voir chapitre IV, paragraphe 3).
(pages 78 et 79) (La présente version numérisée ne reprend pas l’ensemble des années 1835 à 1850 mais uniquement celles qui sont commentées dans ce livre)
Bilans de la Banque de Belgique (en millions de francs)
Actif
Caisse (espèce) : 1835 : 1,1 – 1838 : 1,2 – 1839 : 0,7 – 1842 : 2,1 – 1845 : 4,0 – 1848 : 3,5
Portefeuille comm.
Effets escomptes : 1835 : 3,6 – 1838 : 3,0 – 1839 : 2,1– 1842 : 9,5 – 1845 : 14,3 – 1848 : 8,5
Règlement des débiteurs : 1835 : 0 – 1838 : 0 – 1839 : – 0 1842 : 1,2 – 1845 : 0,7 – 1848 : 0,5
Actions et obligations :
Compte B (propriété de la Banque) : 1835 : 0,4 – 1838 : 2,6 – 1839 : 2,8 – 1842 : 7,1 – 1845 : 9,5 – 1848 : 8,0
Compte A (reports et avances) : 1835 : 6,6 – 1838 : 9,6 – 1839 : 2,4 – 1842 : 1,0 – 1845 : 1,0 – 1848 : 0,45
Prêts sur titres par contrats enregistrés : 1835 : 0 – 1838 : 1,7 – 1839 : 5,9– 1842 : 3,9 – 1845 : 2,0– 1848 : 2,1
Nouveaux prêts : 1835 : 0 – 1838 : 0 – 1839 : 0– 1842 : 2,1 – 1845 : 2,9 – 1848 : 3,4
Prêts sur hypothèques : 1835 : 0 – 1838 : 0,2 – 1839 : 0,1 – 1842 : 0,5 – 1845 : 0,5– 1848 : 0,6
Comptes courants :
1835 : 2,0 – 1838 : 20,3 (dont 14,2 sociétés et 6,1 divers) – 1839 : 9,1 (7,4 et 1,7) – 1842 : 7,7 (3,7 et 4,0)– 1845 : 5,7 (1,5 et 4,2) – 1848 : 6,8 (4,3 et 2,5)
Cédules hypothécaires : 1835 :0 – 1838 : 0 – 1839 : 5,5 – 1842 : 7,8 – 1845 : 5,9 – 1848 : 4,6
Passif
Capital, émission 1835 : 1835 : 10,0 – 1838 : 20,0 – 1839 : 20 – 1842 : 20 – 1845 : 17,5 – 1848 : 17,1
Capital, émission 1841 : 1835 : 0 – 1838 : 0 – 1839 : 0 – 1842 :10,0 – 1845 :10,0 – 1848 : 10,0
Billets en circulation : 1835 : 1,8 – 1838 : 3,5 – 1839 : 0,2 – 1842 : 2,2 – 1845 : 5,6 – 1848 : 10,3
Caisse d’épargne : 1835 : 0,1 -1838 : 1,0 – 1839 : 0,1 – 1842 : 1,2 – 1845 : 0,8 – 1848 : 0,001
Comptes courants : 1835 : 2,4 – 1838 : 11,8 (dont 2,7 sociétés et 9,1 divers) – 1839 : 3,2 (1,9 et 1,3) - 1842 : 6,9 (0,6 et 6,3) – 1845 : 10,7 (0,2 et 10,4) – 1848 : 2,6 (0,2 et 2,4)
Dette avec le gouvernement : 1835 :0 – 1838 : 0 – 1839 : 4,0 – 1842 : 0 – 1845 : 0 – 1848 : 0
Obligations : 1835 : 0 – 1838 :1,6 – 1839 : 0,1 – 1842 : 1,1 – 1845 : 0,02 - 1848 : 0
Cédules hypothécaires en circulation : 1835 : 0 – 1838 : 0 – 1839 : – 1842 : 0,7 1845 : 0 – 1848 : 0
(page 80- En examinant les tableaux qui précèdent. on est avant tout frappé par la modicité du chiffre de l'escompte. Le crédit commercial proprement dit était donc pratiqué d'une manière tout à fait restreinte. Or, l'escompte était, ou a près, la forme de crédit à court terme mise par les banques à la disposition du commerce et de l’industrie. Les avances sur titres servaient exclusivement, plus encore qu’aujourd’hui, aux spéculateurs. Quant aux avance en comptes courants, elles profitaient aussi surtout aux spéculateurs ou à quelques sociétés patronnées par les banques. et dont il sera question ultérieurement.
Voici d'ailleurs un tableau complémentaire qui permettra de pousser plus à fond l'examen de cette question. Les deux tableaux principaux indiquent le solde du portefeuille commercial à la fin de chaque année. Dans celui-ci on trouvera le montant total des escomptes effectués dans le courant de chaque année. Pour la Banque de Belgique. nous sommes en outre. en mesure de donner le nombre des effets escomptés et le montant du bénéfice réalisé.
(Ce tableau n’est pas repris dans la présente version numérisée)
Nous constatons ainsi, en ce qui concerne la Société (page 81) Générale, que, pendant la première partie de la période étudiée. ses escomptes non seulement n 'augmentaient pas, mais diminuaient même. A partir de 1841-1842, il y a un accroissement, mais ces escomptes sont bien peu de chose encore pour la principale banque d'un pays qui vient d'entrer dans la voie de l'expansion industrielle. A la Banque de Belgique, l'accroissement était plus régulier, sauf pendant la crise de 1838-1839, mais il convient de noter dès présent que le portefeuille commercial de cette banque comprenait souvent, en réalité. bien autre chose que les effets escomptés proprement dits.
En effet, les chiffres du tableau que nous venons de dresser ne doivent pas être acceptés que sous bénéfice d'inventaire. En ce qui concerne la Société Générale, il est impossible de savoir si le chiffre des escomptes comprend exclusivement, comme cela devrait être, les effets de commerce escomptés, ou si l’on y faisait entrer d 'autres éléments. tels que les effets de change ou les bons du trésor. Pour la Banque de Belgique, nous savons du moins, par des phrases incidentes cueillies dans les rapports de la banque, que son portefeuille commercial comprenait, en outre, des bons du trésor et du « papier de banque sur les places de change à l’étranger. »
Ce dernier genre de valeurs paraît notamment avoir joué un rôle important dans le portefeuille de la Banque de Belgique. Le change, à cette époque, était assez variable et la plupart des banques cherchaient à en tirer profit. De plus, pour une banque émettant des billets, le papier de banque sur l'étranger pouvait jouer le rôle d'une réserve facilement réalisable en monnaie métallique. Tout porte donc à croire que ce papier jouait également un rôle important dans le portefeuille de la Société Générale. Mais (page 82° quoi qu'il en soit de l’utilité ou de la légitimité de ce papier de banque, il est évident qu'il ne constitue pas de l'escompte commercial proprement dit.
Les services réels rendus par ces deux banques au point de vue de l'escompte, étaient donc encore plus modérés que ne le montrent les chiffres des bilans.
Or, elles étaient à peu près les deux seules, en dehors des banques privées, à agir sur le marché de l'escompte. D'ailleurs, du fait d'être les deux principales banques d'émission. elles étaient toutes désignées jouer le rôle dominant sur ce marché.
En effet. le rôle des autres banques créées pendant la période qui nous occupe était tout à fait limité en ce qui concerne l'escompte. Rappelons que la Banque Liégeoise ne pouvait même pas s'y livrer, en vertu de ses statuts. La Banque Commerciale et la Banque d' Industrie, toutes les deux à Anvers, ne faisaient que très peu d'escompte. Enfin, la Banque des Flandres, qui n'a commencé à fonctionner qu'en 1842. a vu le total de ses escomptes annuels osciller, pendant les premières années de son activité, aux environs de 50 millions. C'était là un chiffre respectable pour l’époque. Mais cette banque réescomptait plus ou moins régulièrement une partie de son portefeuille auprès de la Société Générale. Partiellement. ses escomptes sont donc compris dans les chiffres de la Société Générale.
(page 83) Il est noter encore que la Société de Commerce de Bruxelles, aux époques où elle se livrait à l'escompte, repassait tout son papier à la Société Générale, dont elle n'était en réalité qu'une simple filiale. La Société de Commerce de Bruges recourait, elle aussi, fréquemment à la vieille banque de Bruxelles.
D'autre part, non seulement l'escompte était limité, mais il était, en outre, mal distribué. Seuls, les commerçants ou industriels de quelques centres importants pouvaient recourir aux banques ; dans les autres localités, on devait s'adresser aux banquiers particuliers. Certes, même dans les grands centres, la Société Générale et la Banque de Belgique paraissent avoir peu pratiqué l’escompte direct : elles se contentaient surtout de réescompter le papier que leur présentaient les banquiers particuliers. Du moins peut-on dire que, dans les grands centres, ces derniers pouvaient recourir plus facilement au réescompte.
En effet, les banques et sociétés financières avaient concentré leur activité à Bruxelles. La Société Générale, il est vrai, possédait des succursales à Anvers, Gand, Liége, Mons,. Tournai ; mais, à partir de 1842, elle suspendit tout escompte en province, sauf à Anvers. La Banque de Belgique n'eut que pendant quelques années des succursales à Anvers et à Liége, dont les moyens d'action furent d'ailleurs très limités. Tout ceci nous montre donc que, non seulement l'escompte était peu développé, mais qu’il manquait presque complètement en province, si l'on néglige les banquiers privés.
La raison de ce peu de développement du crédit commercial gît d'abord dans le faible développement de la circulation des billets, principal instrument pour l'octroi de l'escompte. Le public belge ne s'habituait que très lentement à l'usage des billets de banque ; ceux-ci n'étaient connus, en somme, que dans quelques grandes localités. Le chiffre de la circulation totale des billets en Belgique (page 84) fut très bas pendant toute cette période. Il est d'ailleurs difficile de l'établir avec précision. Les chiffres donnés par le tableau relatif à la Société Générale indiquent non la circulation effective, mais l'émission totale. Or, une partie des billets émis, partie dont il est impossible d'établir le chiffre. restait dans les caisses de la société. Les chiffres que nous donnons pour la Banque de Belgique représentent, par contre, la circulation effective. L
'émission totale de la Société Générale avant 1848 atteignait au maximum 26 à 27 millions ; mais la circulation effective ne dépassa probablement jamais 14 millions. Celle de la Banque de Belgique n'a pas dépassé 6 à 7 millions ; pour la Banque de Flandre. elle ne fut pas d'un million et demi ; quant à celle de la Banque Liégeoise, nous avons vu qu'elle peut être négligée. La Société de Commerce (de Bruxelles) émit, entre 1836 et 1838, des billets qu'elle fit appeler bons. Mais, en fait, elle n'agissait que comme personne interposée pour le compte de la Société Générale, et ses émissions sont comprises dans les chiffres donnés pour cette société. Enfin, certains établissements qui avaient songé à émettre des billets, tels que la Banque Commerciale d'Anvers ou la Société de Commerce de Bruges, ne paraissent pas en avoir lancé dans la circulation, à moins que ce ne soit en quantités tout fait limitées.
De sorte que l'émission totale des billets en Belgique. avant 1848, oscillait aux environs de 20 millions. Or, on estimait, à la même époque. que le stock de monnaies circulant en Belgique s'élevait à 200 millions environ. L’apport de la circulation fiduciaire était donc très modéré (page 85) relativement à la circulation métallique. Fait plus grave : le chiffre de rémission n'augmentait pas ou guère parallèlement à l'extension de l'activité économique. ce qui restreignait naturellement l'octroi des crédits commerciaux par les banques.
D'ailleurs, le faible développement de la circulation fiduciaire ne doit pas être attribué exclusivement au manque d'habitude du public. Les banques ne faisaient pas grand-chose pour l’y habituer. La rivalité qui existait entre la Société Générale et la Banque de Belgique, rivalité connue du public, suffisait pour le rendre méfiant envers les billets. La campagne violente d'une partie de la presse contre la Société Générale et les critiques exaspérées qu'on dirigeait contre elle au Parlement devaient contribuer encore à accroître ce sentiment de méfiance. Enfin, la suspension temporaire des paiements par la Banque de Belgique, en 1838. dont il sera question dans la suite, fut loin de relever le prestige des billets de banque. En somme, on peut dire qu'avant 1848, ceux-ci n'étaient connus que dans quelques grandes villes, où ils n'étaient, du reste. utilisés que par le monde des affaires ou par la bourgeoisie, sans pénétrer dans la masse de la population (cf. aussi infra, chapitre VI, paragraphe 2).
Au surplus, si les deux grandes banques ont accordé relativement peu d'attention au crédit commercial, c'est pour une autre raison encore. Leurs préoccupations étaient ailleurs. Et ceci nous amène à l'aspect le plus caractéristique de leur activité. aspect dont nous avons déjà fait mention dans le paragraphe précédent, mais qu'il convient d'étudier de plus près. Nous visons les opérations financières nombreuses auxquelles elles ont participé, notamment par le rôle dominant qu'elles jouèrent dans la floraison rapide des sociétés industrielles.
Il est intéressant de rechercher comment, après la Révolution, les banques furent amenées à s'occuper du crédit (page 86) industriel et de la création de sociétés, opérations que nul alors ne considérait comme étant du ressort de l’activité bancaire. C'est la Société Générale qui, la première, entra dans cette voie ; la Banque de Belgique suivit. Or, il semble que la Société Générale y fut entraînée, au début, par la force des choses, sans soupçonner préalablement où la conduiraient ces opérations.
Nous avons indiqué que, pendant les dernières années de la période hollandaise, la Société Générale accorda des avances à des exploitants de charbonnages. En outre. elle apporta son aide à la construction des canaux qui devaient faciliter l’écoulement des charbons vers la France. Or, la Révolution ayant provoqué une crise industrielle, quelques charbonnages se trouvèrent dans l'impossibilité de rembourser leurs emprunts. L'avance se transforma ainsi en participation durable et, pour la mobiliser, on eu l'idée de transformer les charbonnages intéressés en sociétés anonymes, opération qui se fit en 1834-1835. Et voilà les premières manifestations du crédit industriel en Belgique, réalisé par un procédé devenu banal dans la suite.
Lorsque la reprise économique se manifesta, lorsque la construction des chemins de fer fut décidée. lorsque les machines à vapeur se répandirent, il fallut transformer et développer les entreprises industrielles. Tout naturellement, L’idée de les transformer en sociétés anonymes s'imposa et tout naturellement aussi, les banques furent appelées à jouer dans ces opérations le rôle principal.
Le procédé généralement suivi dans la création des sociétés industrielles était à peu près le même qu'actuellement, on peut même dire qu'il était plus uniforme. Ordinairement, les propriétaires d'un charbonnage, d'un haut fourneau ou d'une autre entreprise industrielle en faisaient apport à la Société contre un certain nombre d'actions. En outre, la banque ou la société financière qui patronnait la (page 87) création de la société nouvelle comparaissait également à l'acte de constitution et souscrivait un certain nombre d'actions en espèces. La société qui accordait son patronage déléguait quelques-uns de ses dirigeants au conseil d’administration de la société industrielle. La banque était naturellement chargée de l'émission des actions, ainsi que de tout le service financier de la société industrielle.
Les banques, ou plutôt leurs dirigeants, jouaient donc un rôle capital dans l’activité des sociétés qu'elles aidaient ainsi à constituer.
Après la création de la société industrielle, la banque procédait à une émission d'actions dont, en général, une assez faible partie seulement était offerte au public. Souvent, les banques émettrices réservaient un droit de préférence à leurs actionnaires et aux actionnaires des sociétés (page 88) patronnées par elles. Au début du mouvement, il arrivait parfois, quoique assez rarement, qu'aucun versement immédiat n'était exigé des souscripteurs. D'ordinaire, un versement de 10 p.c. était exigé. Le plus souvent. ce versement pouvait être remplacé par un dépôt de garantie, constitué par les actions de la banque émettrice ou des sociétés patronnées par elle.
Enfin, quant aux versements complémentaires, parfois on n'indiquait aucun délai ; généralement, ils étaient spécifiés par l'avis aux souscripteurs et, le plus souvent, ils étaient espacés sur une assez longue période, parfois sur plus d’un an.
Quand on consulte les journaux de l'époque. on a d'abord l'impression que ces souscriptions jouissaient (lpage 89) d’un succès inouï. Comme le nombre des titres offerts chaque fois était limité, il arrivait le plus souvent que le nombre d'actions souscrites dépassât la quantité offerte. Dans ce cas, on procédait à une répartition au marc le franc. En prévision de cette répartition, les spéculateurs forçaient leurs souscriptions et on arrivait à des résultats extravagants. Quelques exemples concrets ne seront pas inutiles pour illustrer ce que nous venons de dire.
Lors de l'émission des actions du canal de la Sambre à l'Oise, les souscriptions se sont élevées à 8 milliards pour les 2 millions demandés. Certaines personnes souscrivirent pour 20, 30, 40 ou 80 millions. On citait un spéculateur (page 90) qui, sous divers noms, souscrivit pour 1 milliard. Dans ce cas-ci, les exagérations furent exceptionnelles, parce qu'on n'avait exigé ni versement ni garantie lors de la souscription. Mais, même dans d'autres cas, les souscriptions étaient très souvent fantastiques, comme on va le voir.
Lors de l'émission des actions de la Société des Hauts Fourneaux de Marcinelle et Couillet, il y eut, pour les 1.800 titres de 1.000 francs offerts au public. des souscriptions s'élevant à 50 millions. A la répartition, on reçut 1 titre pour 25 souscrits A l'émission des actions de la Société de Sclessin, on reçut 1 action et 6 millièmes par million de francs souscrit. A la même époque à peu près, la Société de Commerce procédait à l’émission de 700 actions de 1,000 francs de la Société des Charbonnages du Levant du Hénu ; la souscription s’éleva 371 millions de francs.
En 1835 encore. lors de l'émission de 800 actions du Chemin de fer du Haut et du Bas Flénu, la souscription s'était élevée 677 millions de francs, ce qui représentait. la répartition. 1 action et 182 millièmes par million souscrit.
Lorsque la Banque de Belgique offrit 1 3 actions de la Société des Hauts Fourneaux du Borinage, la souscription s'éleva à 134 millions.
(page 91) Après la constitution de la Société de Commerce, en janvier 1835, on mit en souscription le capital entier, soit 10 millions de francs, tout en annonçant cependant que 3 millions étaient réservés (pour la maison Rothschild, paraît-il). Les souscriptions s'élevèrent à 128 millions. Un agent de change souscrivit pour 24 millions. On pourrait citer bien d'autres exemples encore.
Malheureusement. la plupart de ces souscriptions étaient faites, non par le public ordinaire désirant faire un placement, mais par des spéculateurs espérant ultérieurement écouler les titres avec prime. Semblables pratiques n'étaient possibles que parce que les banques émettrices se contentaient d'une garantie en titres ne représentant généralement pas plus de 10 p. c. du montant de la souscription.
Des possibilités économiques non entrevues jusque-là, résultant de la création des chemins de fer et de l'application des découvertes techniques récentes, firent entrevoir des bénéfices importants pour les sociétés nouvelles. Il en résulta une véritable effervescence spéculative, surtout en 1835-1836. (A partir de 1837, la spéculation se ralentit ; la crise déclenchée vers la fin de 1836 en Angleterre et aux Etats-Unis se fit sentir sur les bourses belges). L’emballement était tel que, couramment, on négociait avec primes avant l'émission des titres des sociétés nouvelles, soit par des ventes fermes, soit par des ventes de résultats.
La spéculation s'emparait tout autant des titres des sociétés industrielles que de ceux des banques et des sociétés financières.
Voici quelques extraits d'un journal de l'époque où l'on saisit sur le vif l'emballement pour les titres nouveaux :
« La souscription pour prendre des actions dans la Société anonyme des Houillères de Sarslongchamps sera ( page 92) ouverte mercredi 11 de ce mois, dans les bureaux de la Société Nationale Industrielle et Commerciale. Les produits éventuels de cette souscription se vendent à la Bourse, à raison de 12 % d'avance, et les actions fermes étaient offertes hier à 14 % de prime.
« La souscription ouverte avant-hier à la Société Nationale pour obtenir des actions dans la Raffinerie Nationale a donné pour résultat 1 action et 745/100èmes par 100 actiens souscrites. La prime a été cotée 12 p. c. hier soir au Lloyd. Les spéculateurs ont donné aux actions le nom de « betteraves », plus spécial que celui de Raffinerie Nationale. »
« Les actions de la société d'application l' Asphalte de Pyrimont-Seyssel, dont nous avons annoncé, il y a quelques jours, la formation à Bruxelles, se vendent déjà à 10 p. c. de prime. On sait que les actions de la société de Seyssel, dont le siège est à Paris et dont la société belge est une succursale, se sont élevées en moins de dix mois de 1,000 francs, taux de leur émission, à 3,000 francs. »
Dernier exemple : le fondateur de la Banque de Belgique, Ch. de Brouckère, obtint l'approbation royale le 12 février 1835 : la société fut constituée par acte notarié le 26 du même mois. Mais dès le 13, de Brouckère accueillit les demandes de souscriptions et le 18 déjà, on cotait une prime de 5 à 6 p. c. sur les actions de la société non encore formée.
Si les titres haussaient dès la création des sociétés, avant (page 93) même qu'elles eussent fait preuve d'activité il ne faudrait pas en conclure que ces actions étaient activement recherchées par le public. Comme nous l'avons dit. tout ce mouvement était spéculatif et n'entraînait que les éléments professionnels. Le public ne participait que dans une mesure très faible aux achats de titres. Cette circonstance aura une répercussion terrible sur la situation des banques. Tout d'abord. la Société Générale comme la Banque de Belgique étaient amenées à conserver en portefeuille une partie des titres pris par elles lors de la constitution des sociétés. Mais ce n'était pas là l'essentiel ; disposant de ressources propres relativement importantes, elles pouvaient se constituer un portefeuille-titres. à condition de ne pas dépasser certaines limites. Ce qui est grave. c'est que la plupart des titres censés être placés. en fait ne l'étaient pas. Ils étaient souscrits par des spéculateurs qui, n'ayant pas de ressources personnelles, devaient (page 94) emprunter auprès des banques émettrices. De sorte que les titres étaient souscrits et libérés principalement à l’aide des fonds fournis par les banques elles-mêmes. Or, lorsque les banques furent amenées à exiger le remboursement des prêts, la plupart des spéculateurs n'étaient pas en mesure de les rembourser et les banques durent conserver les titres. C'est ce qui arriva notamment à la fin de 1838.
Ajoutons qu'un grand nombre de titres industriels émis par les banques étaient souscrits par les filiales mêmes de banques (La Mutualité. etc.). La libération s'en faisait par un simple jeu d’écritures, à l'aide d'avances accordées par la banque elle-même. Comme la banque était en outre le principal actionnaire de la filiale, il en résultait qu'en fait elle restait propriétaire des titres. Le nombre d 'actions placées réellement dans le public était donc en fait très restreint.
D'autre part, l'étroitesse du marché financier, jointe au grand nombre de sociétés nouvelles dont les titres ne pouvaient être souscrits que par petits paquets, même par les spéculateurs, fit que les sociétés, ne disposant pas de capitaux suffisants pour le développement de leur activité, s'adressèrent aux banques « patronnes » qui leur firent des avances, souvent considérables, en comptes courants. Naturellement, le remboursement de ces avances ne (page 95) pouvait se faire que très lentement. D’où une immobilisation de plus en plus prononcée de l'actif, tant de la Générale que de la Banque de Belgique.
Cette immobilisation était d' autant plus dangereuse que les deux banques émettaient des billets et recevaient des dépôts, remboursables à vue ou à court terme (notamment par leurs caisses d'épargne). En cas de panique. elles étaient exposées de deux côtés à la fois. En outre, leur portefeuille commercial lui-même n'était pas réalisable. Puisqu’il n’existait aucune institution pouvant le réescompter. Le danger eût été beaucoup moins grand pour elles s’il avait existé une banque centrale d'émission, dont les billets auraient joui de la confiance générale, et qui aurait pu leur venir en aide. Aussi verrons-nous nos deux grandes banques subir des crises graves, que nous étudierons en détail. Dès à présent, cependant. nous avons cru devoir insister sur ce fait que leurs difficultés s'expliquent, non seulement par leur politique d'immobilisation, mais encore par l'absence d'une puissante banque centrale d'émission.
Dans les paragraphes qui précèdent, nous avons exposé les traits caractéristiques de l’activité bancaire pendant les (page 96) deux premières décades qui suivirent la proclamation de l’indépendance nationale. est indispensable que nous nous arrêtions maintenant sur une question spéciale qui jouait un rôle important dans les préoccupations de l’époque. Nous voulons parler de la question des caisses d’épargne.
Les caisses d'épargne, en tant que moyen de stimuler l’esprit d'économie des masses populaires, préoccupèrent les esprits cultivés de l’Europe occidentale dès le début du XIXème siècle. Les progrès industriels détachaient des travaux agricoles une partie de plus en plus importante de la population. Cette transformation provoquait à la longue une augmentation de bien-être des classes populaires, une certaine diffusion de la richesse, mais aussi une plus grande irrégularité dans les revenus. Pour l’ouvrier bien plus que pour le paysan, que le sol nourrit toujours tant bien que mal, l'épargne devenait une nécessité.
En Belgique, après les guerres napoléoniennes, un certain nombre de villes (Tournai, Gand, Verviers, Liége, Bruxelles, etc.) créèrent des caisses d'épargne communales (leur étude sort de cadre de ce travail).
La révolution de 1830 mit la plupart de ces caisses dans une situation difficile. Leurs fonds étaient généralement placés en titres d'emprunts publics, devenus irréalisables, tandis que les demandes de remboursement augmentaient chaque jour. C'est alors - la fin de 1831 - que la Société Générale intervint et créa une caisse d'épargne. Elle négocia avec la plupart des caisses communales qu'elle reprit et toutes ses agences furent chargées de recevoir des dépôts ou d'effectuer des remboursements pour le compte de la caisse établie par la Société. Cette caisse ne fut pas d'ailleurs constituée sous forme d'un organisme autonome. c'était un des services de la Banque elle-même ; (page 97) ) les dépôts étaient confondus dans les avoirs de la Société et n avaient pas non plus de contrepartie spéciale dans l'actif de la Banque. Ce qui distinguait ces dépôts à la caisse d'épargne des dépôts ordinaires reçus par la Banque, qu'on désignait par le terme « comptes courants », c'est que les derniers étaient productifs d'intérêts, tandis que les autres ne l'étaient pas. Ceci explique que la Société Générale considérait accorder une faveur à ses clients en leur ouvrant un compte à la caisse d'épargne.
L'intérêt était fixé à 4 p. c. Cependant, lorsque l’avoir d'un déposant atteignait 500 florins des Pays-Bas. il était converti d'office en une promesse de la Société Générale à six ou douze mois, portant également intérêt de 4 %. Quant aux retraits, ils ne pouvaient se faire qu'après huit jours de préavis ; en outre. tout déposant ne pouvait demander plus de deux remboursements par semaine. Toutefois le montant de chaque remboursement n'était pas limité.
Ce service de la Société Générale obtint très rapidement un vif succès. A la fin de 1832, après une année d'existence, les sommes confiées à la caisse d'épargne s'élevaient à 917,000 francs ; fin 1833, elles s'élevaient à 5.250.000 fr. ; et fin 1834, à 14 millions.
En 1835. après une courte période pendant laquelle la Société Générale pensa liquider sa caisse d'épargne, du moins le service en province, elle fit aux déposants des (page 98) conditions plus avantageuses qu'auparavant. Le maximum des dépôts fut porté à 4,000 francs, cependant le taux de 4 p. c. n'était bonifié à tout déposant que sur les premiers 2,000 francs, les deux autres mille ne jouissant que d'un intérêt de 3 p. c.
L'accroissement rapide des dépôts continua donc, comme le montre notre tableau du paragraphe premier résumant les bilans de la Banque. Dès cette époque, certaines critiques furent formulées quant à la gestion de cette caisse. On soutenait que la moyenne des dépôts était très élevée (l.200 francs contre 480 à la Caisse d'Epargne de Paris), ce qui prouvait que la caisse de la Société Générale était utilisée surtout par les classes aisées de la population, alors qu'elle devait servir avant tout aux classes laborieuses. On lui reprochait d'attirer les gros au lieu de les éloigner (voir les critiques du Moniteur, 27 juillet 1835). Cette politique était dangereuse, en effet ; car les capitaux attirés par la caisse d'épargne étaient immobilisés et constituaient une grosse menace en cas de crise. La direction de la Société s'en émut d'ailleurs peu à peu et, en mars 1838, elle porta le délai de préavis pour les retraits à 45 jours, pour tous les dépôts dépassant 500 francs. Mesure utile sans doute. mais insuffisante pour arrêter l'accroissement des dépôts.
La crise financière de la fin de 1838 n'ébranla pas la situation de la caisse d'épargne. Dans le premier trimestre de 1839, le montant des dépôts diminua de 9,2 millions environ, mais la Banque put faire face aisément ces remboursements (elle fut même en mesure de venir au secours de la caisse d’épargne de la Banque de Belgique). Elle fut aidée dans cette circonstance par ses relations étroites avec le marché de Paris, d'où elle put faire venir 20 millions en pièces de 5 francs. La (page 99) Société Générale dut son salut à ce fait que la crise financière était localisée en Belgique. En 1848, lorsque la crise générale et beaucoup plus violente, la Société ne pourra résister à la tempête.
Quoi qu'il en soit. dès le deuxième trimestre de 1839, les dépôts reprirent leur ascension, et le solde, à la fin de l'année, n'était inférieur que d'environ 12 millions à celui de l’année précédente. L'accroissement des dépôts continua et, à la fin du premier trimestre de 1842, leur montant dépassa 60 millions de francs.
Cette fois, les dirigeants de la Banque s'alarmèrent sérieusement et, au milieu de 1842, quelques changements importants furent apportés au règlement de la caisse d'épargne. D'une part, on porta le préavis de retrait, pour les sommes dépassant 500 francs, à soixante jours ; en outre, - et c'est là l'essentiel, - on n'accorda plus l’intérêt de 4 p. c. que pour les premiers mille francs de chaque déposant et 3 p. c. sur les autres trois mille. A partir du 1er juin 1843 cette mesure fut aggravée : on n'accordait plus que 3 p. c. uniformément. en maintenant toutefois le régime antérieur pour les dépôts préexistants.
II est fort probable qu'en dehors du désir de chasser les gros dépôts, les directeurs de la Société Générale étaient guidés par un autre mobile. Avant la crise de décembre 1838, la Société avait constamment besoin de capitaux nouveaux, nécessaires à cause de l'extension grandissante de ses opérations financières. A partir de 1839, le mouvement financier s'arrêta, on ne créa plus de sociétés nouvelles. l'afflux constant de capitaux nouveaux ne fut plus nécessaire. Il est vrai qu'à partir de cette période, la Société développa quelque peu ses opérations d’escompte, mais (page 100) dans des proportions bien modestes, comme nous l'avons vu. C'est même vers cette époque qu’elle supprima complètement ses escomptes en province. D'ailleurs. les capitaux fournis par la caisse d'épargne lui revenaient trop cher pour être utilisés en escompte. On comprend donc que la Banque ait réduit le taux d'intérêt. Mais il fallait, d'autre part, éviter des retraits trop forts. car les capitaux reçus avaient été immobilisés en valeurs industrielles. De là, le maintien des conditions anciennes pour les dépôts antérieurs. La mesure était donc habile.
Elle provoqua une réduction légère et graduelle des dépôts, permettant ainsi à la Société de liquider peu à peu la situation préexistante. De 59,5 millions fin 1842. le montant des dépôts passa à 51,1 millions fin 1846 et à 46,8 millions fin 1847. En cette année, la crise financière européenne se faisait déjà sentir. Mais, en 1848, la crise politique et sociale provoqua une crise financière d'une grande violence. Et, cette fois, la caisse d'épargne mit la Société en un embarras extrême et l'obligea à faire appel à l’Etat. C’est est ce que nous verrons dans la suite de cette étude, lorsque nous étudierons la crise de 1848.
L’histoire de la caisse d'épargne de la Banque de Belgique n'est pas moins intéressante. La question se rattache à l'origine même de cette Banque. Nous avons indiqué, (même chapitre, paragraphe 2), qu'à la fin de 1834, la Société Générale avait annoncé son intention de liquider le service de sa caisse d'épargne en dehors de Bruxelles et d'Anvers. C'est ce moment, où d'ailleurs les relations entre la Société Générale et le gouvernement étaient très tendues, que Ch. de Brouckère saisit pour fonder la Banque de Belgique. Le moment était, en effet, particulièrement favorable pour recevoir un appui, tant de l'opinion publique que du gouvernement. (Note de bas de page : Dans son exposé à l'assemblée constitutive de la Banque, de Brouckère disait qu'il avait conçu l'idée de cette société nouvelle le jour même où l'avis de la Société Générale paraissait dans les journaux. (Cf. l'Indépendant du 21 mars 1835.)
(page 101) Aussi ne faut-il pas s'étonner si, dès sa fondation, la Banque de Belgique créa une caisse d'épargne. Comme à la Société Générale, cette caisse n'était pas un organisme autonome, mais un des rouages de la Banque. Le maximum des dépôts était fixé à 5,000 francs et le taux d'intérêt à 4 p. c. Pour le retrait des sommes inférieures à 100 francs, le délai de préavis était de trois jours et pour toute somme supérieure, de cinq jours. Les conditions faites aux déposants étaient donc très avantageuses et assez Imprudentes, puisque, comme nous l'avons déjà dit, la Banque de Belgique, elle aussi, immobilisait ses fonds dans les affaires industrielles.
La nouvelle caisse ne pouvait naturellement jouir du même succès que celle de la vieille Société concurrente. Néanmoins, à la fin de 1838. les dépôts dépassaient 1 million de francs. A ce moment, la Banque de Belgique se vit obligée de suspendre temporairement ses paiements. Les remboursements ne furent repris que grâce à une avance consentie à la Banque par le Gouvernement (cf. infra). A la fin de 1839, le montant des dépôts ne s'éleva plus qu'à 133.000 francs.
Instruite par l'expérience, la Banque révisa, en 1843, le règlements de sa caisse d'épargne. Celle-ci devint un organisme autonome. une espèce de mutualité gérée par la Banque, qui renonçait à tirer un bénéfice quelconque de la caisse d'épargne et se contentait d'une indemnité de gestion de ¼ p. c. L'avoir de la caisse fut placé exclusivement en fonds publics. Les déposants touchaient un intérêt de 4 p. c., réduit dans la suite à 3 1/2. Tous les quatre ans. il y avait lieu de procéder à une répartition supplémentaire des bénéfices éventuels provenant de la différence entre les recettes de la caisse et les sommes payées à titre d'intérêt. En prévision d'une crise nouvelle, une disposition curieuse fut prise : la caisse se réservait le droit de rembourser les déposants, non en numéraire, mais en titres de rente belge, sur le pied d'une obligation de 4 1/2 (plus tard 4) francs de (page 102) rente annuelle pour chaque centaine de francs réclamés. Cette disposition devait jouer comme soupape de sûreté en cas de crise. Nous verrons cependant que si, lors de la crise de 1848. les embarras de la Banque de Belgique furent loin d'égaler ceux causés à la Société Générale par sa caisse d'épargne, elle eut cependant de ce chef quelques difficultés.
En conclusion, nous constatons que la gestion des caisses d épargne par les établissements bancaires fut, à l’époque que nous étudions. une cause importante d'embarras, un facteur qui aggravait les crises financières.